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Pages romantiques/De la situation des artistes et de leur condition dans la société

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Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 1-83).

DE LA SITUATION DES ARTISTES
et de
LEUR CONDITION DANS LA SOCIÉTÉ
[1]


« Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent, » a dit La Bruyère. Sans m’inscrire en faux contre cette fameuse sentence qui ouvre avec une si magistrale dignité le beau livre des Caractères, je me permettrai cependant d’observer qu’en admettant même dans une certaine généralité abstraite que tout ait été dit, on n’est nullement fondé à conclure de là que tout ait été entendu et compris.

En effet, quelque infatigable que soit l’ardeur toujours croissante de tant de générations avides, condamnées chacune pendant son heure à puiser la sève et la science dans la substance et la vie des générations éteintes, que de choses et de pensées encore enfouies et comme disparues sous la poussière des siècles !… Que de documents, que de trésors entassés silencieusement, dorment à jamais immobiles dans nos bibliothèques, ces gouffres de l’intelligence !… Que de travaux et de labeurs ignorés ou mal connus ! Combien d’autres épars ça et là, inaccessibles au grand nombre et qui demandent à être classés, ordonnés et renouvelés par la publicité !…

Et si, changeant de point de vue, nous reportons nos regards sur les turbulentes agitations des sociétés contemporaines, quels débats, quelles contradictions dans nos chaires et nos tribunes !… Quelle déplorable ignorance, quelles puériles présomptions, que d’intolérables incertitudes dans nos salons, nos conversations et nos journaux !… Oui certes (et qui ne le sent profondément aujourd’hui !), quoique tout soit dit, tout est à redire. En politique, comme en matière de philosophie et de beaux-arts, les plus simples notions ne sont encore qu’à peine soupçonnées par la foule ; les plus grosses vérités passent et repassent toujours aussi inaperçues par les habiles et les docteurs et c’est sans paradoxe et avec toute la gravité qui convient à son caractère, qu’un député (homme d’esprit) a pu affirmer naguère que les lieux communs les plus usés et les redites les plus triviales fourniraient la matière d’un enseignement excellemment utile à plusieurs de ceux qui nous régentent avec des airs de capacité et de savoir.

— Je demande pardon de m’éloigner ainsi (en apparence du moins) de mon sujet. La question de la condition des artistes, telle que je la conçois, tient par tant de bouts aux questions les plus importantes de la société elle-même, qu’il est impossible de la soulever, sans toucher à la fois des choses qui, au premier abord et pour des yeux peu accoutumés à suivre l’enchaînement d’un certain ordre d’idées, y paraissent étrangères. Pour bien la poser, la traiter et la résoudre, de rares facultés, des recherches et des méditations laborieuses, et avant tout une grande synthèse religieuse et philosophique sont rigoureusement nécessaires[2]. On me dispensera ici de faire mon acte d’humilité. Jeune et dernier venu pour ainsi dire au milieu de tant d’artistes supérieurs que je m’enorgueillirais d’appeler mes maîtres et dont plusieurs m’honorent du nom d’ami, je crois superflu d’imprimer officiellement que toute prétention, toute jactance vaniteuse ou dogmatique me sont entièrement étrangères. Simple apprentif de nature et de vérité[3], je sais que mes paroles n’ont ni l’autorité du talent, ni celle de l’expérience. Je n’écris point pour enseigner. Je souffre et j’interroge… Le plus souvent, je me borne à observer ; parfois je me hasarde à dire, mais toujours avec défiance…

Déterminer aujourd’hui avec largeur et précision quelle est la situation des artistes dans notre ordre social ; — définir leurs rapports individuels, politiques et religieux ; — raconter leurs douleurs et leurs misères, leurs fatigues et leurs déceptions ; — déchirer l’appareil de toutes leurs plaies toujours saignantes et protester énergiquement contre l’iniquité oppressive ou la stupidité insolente qui les flétrit, les torture et daigne tout au plus s’en servir comme de jouets ; interroger leur passé, prophétiser leur avenir, produire tous leurs titres de gloire ; — apprendre au public, à la société oublieuse et matérialiste, à ces hommes et à ces femmes que nous amusons et qui achètent notre denrée, d’où nous venons, où nous allons, ce que nous avons mission de faire, ce que nous sommes enfin !… ce que sont ces hommes d’élite qui semblent choisis par Dieu même pour rendre témoignage aux plus grands sentiments de l’humanité et en rester les nobles dépositaires… Ces hommes prédestinés, foudroyés et enchaînés qui ont ravi au ciel la flamme sacrée, qui donnent une vie à la matière, une forme à la pensée et réalisant l’idéal nous élèvent par d’invincibles sympathies à l’enthousiasme et aux visions célestes[4]… Ces hommes initiateurs, ces apôtres, ces prêtres d’une religion ineffable, mystérieuse, éternelle, qui germe et grandit incessamment dans tous les cœurs… Oh ! faire tout cela, dire et crier toutes ces choses si criantes d’elles-mêmes, de manière à ce que les plus sourds soient contraints de les entendre, ce serait assurément une belle et noble tâche à remplir. Plusieurs fois je l’avoue, l’importance, et si l’on me permet cette expression, la flagrance du problème m’ont vivement attiré ; mais trop directement entraîné à des études spéciales de composition et d’exécution, je n’ai pu qu’ébaucher très partiellement (faute de talents et de temps) des questions d’un ordre différent.

Je me bornerai donc, quant à présent, à quelques aperçus et critiques particulièrement destinés aux artistes musiciens, en appelant de tous mes vœux l’homme supérieur et sympathique qui se consacrera tout entier à une œuvre plus générale et plus importante, trop au-dessus de mes forces. C’est à lui de rétablir dans leur jour tant de vérités étouffées par des préjugés et des ignorances désormais injustifiables, et de revendiquer dignement des droits trop longtemps méconnus. À lui aussi la gloire d’être à la fois l’architecte et le fondateur d’un temple nouveau dont il ne m’est donné que d’entrevoir les matériaux épars.

[5]La civilisation des temps modernes, en dégageant le faisceau des connaissances humaines de leur enveloppement oriental, — en isolant, — en individualisant pour ainsi dire les sciences et les arts, a sans contredit grandement concouru à leurs progrès et hâté leur perfection. Toutefois, pourquoi craindrions-nous de l’avouer ? Cette civilisation, d’ailleurs si féconde en prodiges, a entraîné aussi et cela d’une manière fatale en quelque sorte, de graves inconvénients et un singulier désordre.

À force de diviser, de délimiter, de catégoriser (choses utiles et nécessaires sans doute), à force même de poursuivre des améliorations partielles et de pousser presqu’à l’excès le perfectionnement des détails, nous nous sommes laissés tomber dans un inconcevable oubli des rapports originels, et les lois primordiales ont été comme effacées de notre entendement.

Pendant de longs siècles, la politique, l’art et la science furent considérés comme radicalement opposés, sinon ennemis. Les représentants de ces trois grandes puissances sociales se séparèrent. Dans leur docte et superbe égoïsme, les savants et les artistes ne sentaient guère le besoin de s’enquérir les uns des autres. Chacun se contenta de labourer son champ et de récolter sa moisson. Les politiques, de leur côté, affectèrent un égal dédain pour le mathématicien et le poète, l’idéologue et le musicien ; ils n’avaient que faire de tous ces songe-creux parasites !… Et ainsi, divisés d’opinions, d’intérêts et de croyances, en s’évitant mutuellement, en étouffant les besoins communs qui devaient tout rapprocher, tout concilier, on brisa le lien universel, on détruisit — en même temps que le développement naturel de chaque partie dans l’ensemble fut infirmé — on détruisit la grande vie harmonique de l’immense Tout[6].

C’est surtout en considérant la musique dans son origine et ses destinées successives que nous avons acquis la conviction de cette vérité. Nul art, nulle science (la philosophie exceptée) n’est en droit de revendiquer un aussi glorieux passé, une aussi antique et magnifique synthèse. Si nous remontons aux temps primitifs, nous voyons les hommes les plus illustres, les philosophes et les législateurs les plus vénérables, agenouillés devant son berceau. Égyptiens, Chinois, Persans, Grecs, tous les peuples, tous les sages de l’antiquité, sont unanimes à proclamer les merveilles et la souveraineté de la musique. Où est le penseur, où est l’homme sérieux qui n’ait été frappé maintes fois de la gravité du témoignage de tant de siècles ?… Y a-t-il des artistes qui n’aient tressailli au souvenir de la prodigieuse conception musicale de Pythagore ?… En est-il un qui ne se sente profondément ému aux récits miraculeux de nos saintes écritures, — aux paroles graves et suprêmes du Li Ki ?… Quel sentiment, quelle admirable compréhension de l’art, dans ces quelques fragments qui nous ont été conservés des anciens !… Quelle puissante action sur la société ils avaient départie à la musique !… Quelle vaste et sublime acception ils donnaient à ce mot !… Car personne n’ignore que : « sous le nom de musique ils comprenaient, non seulement la danse, le geste, la poésie, mais même la collection de toutes les sciences ; Hermès définit la musique : la connaissance de l’ordre de toute chose. C’était aussi la doctrine de l’école de Pythagore, de celle de Platon, qui enseignait que tout dans l’univers était musique. Selon Hésychères, les Athéniens donnaient à tous les arts le nom de musique. De là toutes ces musiques sublimes, dont nous parlent les philosophes, musique divine, musique des hommes, musique céleste, musique terrestre, musique active, musique contemplative, musique énonciative, intellectuelle, oratoire… » Pour ces fortes races, la musique, c’était le lien suprême, — le langage des dieux, — la science par excellence qui avait pour mission de conserver et de transmettre toute vérité comme toute sagesse.

Sans nous arrêter ici aux mystères et aux allégories qui ont consacré la croyance de la multitude et des savants (mythes grandioses, allégories fécondes, si sottement raillées par nos Béotiens), sans évoquer de nouveau comme le fit Chénier dans son discours à la Convention nationale, « Orphée sur les monts de Thrace soumettant les monstres des forêts au pouvoir de la lyre, Arion échappant au naufrage, Amphion bâtissant des villes par la magie des sons » ; sans rouvrir avec le noble député « les Annales de l’histoire qui immortalisent la lyre de Tymothée, les chants de Tyrtée, et tant d’autres prodiges de la musique », bornons-nous à constater dans sa généralité son immense et multiple influence sur les sociétés antiques ; posons comme un fait avéré, incontesté, sa puissance politique, philosophique, sociale et religieuse, au temps du paganisme, et demandons ensuite comment il a pu se faire qu’à mesure que, grâce aux efforts et aux dévouements incroyables des artistes, l’art grandissait et grandissait encore, la musique et les musiciens aient perdu à la fois toute autorité, toute conscience de leur mission ?… Comment, en produisant, en enfantant douloureusement cette multitude de chefs-d’œuvre et de miracles, se sont-ils presque annihilés socialement ?… Comment enfin tant d’hommes éminents n’ont-ils pas violemment secoué le joug d’une déplorable infériorité, et par quelle fatalité ceux qui étaient les premiers, ont-ils condescendu à se faire les derniers[7] ?…

La réponse à ces graves questions serait longue et triste. Peut-être la hasarderai-je ailleurs, quoiqu’elle soit de nature à choquer plusieurs aristarques de feuilleton qui sont eux-mêmes une vivante preuve de la majesté de Tart ; mais aujourd’hui je me crois obligé de rentrer plus directement dans l’objet de cet article.

Qu’on me permette donc d’abord de rappeler la belle page sur les musiciens du Dictionnaire de Musique de Rousseau, — et comme les sévères paroles du philosophe de Genève expliquent et justifient en quelque sorte ce qui a pu sembler digressif dans les lignes précédentes, qu’on me permette encore de les citer :

« Le nom de musicien se donne également à celui qui compose la musique et à celui qui l’exécute. — Les anciens musiciens étaient des poètes, des philosophes, des orateurs du premier ordre. Tels étaient Orphée, Terpandre, Stésichore. Aussi Boèce ne veut-il pas honorer du nom de musicien celui qui pratique seulement la musique par le ministère servile des doigts et de la voix, mais celui qui possède cette science par le raisonnement et la spéculation. Et il semble, de plus, que pour s’élever aux grandes expressions de la musique oratoire et initiative, il faudrait avoir fait une étude particulière des passions humaines et du langage de la nature.

« Cependant les musiciens de nos jours, formés, pour la plupart, à la pratique des notes et de quelques tours de chant, ne seront guère offensés, je pense, quand on ne les tiendra pas pour de grands philosophes. » — Quoi qu’il en soit à cet égard, et sans risquer ici la définition philosophique et oratoire du musicien, nous diviserons, d’après Jean-Jacques, et comme tout le monde, les artistes en trois classes :

Les exécutants ;

Les compositeurs ;

Les professeurs.

Rousseau, il est vrai, ne fait point mention de ces derniers ; mais apparemment il n’existait pas encore de son temps un tas d’individus ne sachant ni exécuter, ni composer, et se contentant d’aider les progrès de l’art d’une façon indirecte : c’est-à-dire en empochant le plus de cachets possible. — Il semblerait aussi que la critique musicale, par son extension, aurait dû constituer une quatrième classe de musiciens, supérieurs aux autres ; mais comme jusqu’à présent nos docteurs et nos juges (à l’exception de quelques hommes honorables et instruits) n’ont pas daigné apprendre beaucoup au-delà des sept notes de la gamme, je craindrais de leur paraître impoli en les confondant sous la vulgaire dénomination de musiciens. Évidemment, ces messieurs aspirent à quelque chose de plus élevé !…

Nous nous en tiendrons donc à ces trois divisions de musiciens : exécutants, compositeurs et professeurs, — en laissant au public le soin de les classer sous le rapport du talent en grands et petits, classiques et romantiques, invalides et imberbes, vulgaires et sublimes, etc., etc. — et sous le rapport moral, en Artistes et Artisans.

Ces deux termes n’ont pas besoin d’être définis. L’initiative morale, la manifestation du progrès humanitaire, au prix des sacrifices et des dévouements les plus pénibles, en butte aux persécutions du ridicule et de l’envie, tel a été de tout temps, le partage des véritables artistes. Quant à ceux que nous qualifions du titre d’artisan, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter beaucoup. Le petit trafic quotidien, les mesquines satisfactions d’amour-propre et de coterie suffisent amplement à leur importante personnalité. Ils ont le verbe haut, gagnent de l’argent, se font prôner… Le public en est dupe quelquefois ; mais qu’importe ?…

[8]Avant de passer à des considérations spéciales sur les différentes relations des artistes musiciens, et de définir le plus exactement qu’il me sera possible la situation et les rapports généraux des compositeurs, des exécutants et des professeurs ; — avant d’oser toucher (d’une main profane et téméraire peut-être) au sanctuaire des traditions musicales, vulgairement nommé Conservatoire ou École royale de musique, et d’examiner avec quelque détail la direction de nos théâtres lyriques, des sociétés philharmoniques, des concerts et de ce qui nous reste de débris de musique religieuse en France ; — avant de hasarder modestement quelques-unes de ces questions qui soulèvent chaque jour tant de lacunes à combler, tant d’améliorations désirées ou projetées à réaliser, et de préciser enfin ce que sont et l’enseignement et la critique musicale dans leurs divers embranchements, — j’insisterai encore sur deux points d’un ordre plus général.

Ceux qui ont bien voulu donner quelque attention aux deux articles précédents, ne devront guère s’étonner si maintenant je viens à dire, à avouer douloureusement, que — sous le triple rapport politique, social et religieux — le fait principal, dominant, qui ressort de l’histoire de la musique et des musiciens, depuis deux siècles, c’est leur subalternité.

Je ne sais si ce mot, qui pour moi exprime une chose rigoureusement démontrée, je ne sais si on le tiendra pour faux ou exagéré. Quelques personnes (bien intentionnées du reste), pour en contester la justesse, ne se feront peut-être pas faute d’alléguer « la splendeur de l’art, — les honneurs rendus aux artistes dans le siècle dernier et au commencement de celui-ci ; » — d’autres me reprocheront probablement aussi d’oublier et de méconnaître d’assez nombreuses améliorations dans la position des artistes de notre temps, « leur fortune, — leur considération, — le pied d’égalité qui s’établit insensiblement entre l’aristocratie de la naissance, l’aristocratie de la fortune et celle de la capacité, etc., etc. «

Il n’est malheureusement que trop facile de répondre à ces objections si écrasantes en apparence. Et d’abord, j’accorde volontiers et de bonne grâce aux uns et aux autres tous les faits secondaires plus ou moins connus qu’ils se donnent la peine de produire. Loin de détruire le fait essentiel que j’avance, et qu’au besoin j’oserais établir positivement, ils ne font tout au plus que le voiler ou l’envelopper.

C’est chose superflue, ce me semble, que de rappeler de nouveau ici à ceux qui ne cessent de nous vanter en pompeuses phrases de rhétorique les magnificences et les douceurs infinies d’un prétendu Eldorado d’artistes (dont la position géographique reste encore à découvrir) la cuisine de l’électeur de Salzbourg, illustré par Mozart[9] — la koth gasse (rue de la Boue !) consacrée par l’abandon et le délaissement de Beethoven[10] !!!

Quant aux argumentateurs optimistes pour lesquels tout progrès s’est accompli et arrêté à la glorieuse proclamation de la Charte de 1830, je me permettrai de leur demander de quelle façon ils entendent cette aristocratie de l’intelligence, constituée par les écrivains et les avocats, et quel rôle on nous a donné à jouer jusqu’ici, à nous musiciens ?… Je leur demanderai encore ce qu’ils pensent de l’excommunication religieuse qui, en France, frappe encore une si notable portion d’entre nous, et des escaliers de service par lesquels, dans les maisons aristocratiques de Londres, on fait passer des artistes de premier ordre, tels que Moschelès, Rubini, Lafont, Pasta, Malibran, etc., etc.

Quelle est donc l’initiative et l’action sociale réservées à l’art musical, et que signifient les prostrations et les pasquinades forcées de tant d’artistes déchus de leurs nobles prérogatives ?…

Ce serait peut-être ici le lieu de remarquer (au risque d’exciter quelque hilarité sur le banc des docteurs) qu’il y a peu d’années, trois poètes, MM. de Chateaubriand, Canning et Martinez de la Roza, étaient à la tête du gouvernement de trois nations puissantes, et que jamais musicien n’a influé largement et politiquement sur les destinées de son pays. Il est vrai qu’à peu près en même temps que Lamartine et Monsieur Viennet représentaient chacun (à la Chambre des députés) une face différente de la poésie contemporaine, feu l’empereur d’Autriche baronisa Paganini ; son ex et feu Majesté impériale, royale et constitutionnelle don Pedro, daigna nous faire entendre une ouverture de sa composition aux Italiens, — et que ces jours derniers encore les feuilles politiques nous ont cérémonieusement annoncé que M. Donizetti avait eu l’honneur d’être reçu par Leurs Majestés le roi et la reine des Français. Ce sont toujours des compensations et de bonnes pierres d’attente !…

Un autre fait qu’on peut regarder à la fois comme cause et effet de la subalternité des musiciens, c’est le manque de foi, — l’égoïsme mesquin et mercantile d’un grand nombre d’entre eux…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Mais, n’est-ce pas là le contre-coup du siècle travaillé d’un mal universel ?… Les apostats de l’art sont-ils les seuls, ont-ils été les premiers à se prosterner en foule devant l’ignoble Veau d’or ?… Qui oserait le dire et les condamner sans appel ?…

Tous les penseurs, tous les écrivains illustres ou ignorés, ont signalé ce vide de croyance, cette absence de tout lien commun, qui entraîne infailliblement la prédominance brutale des intérêts matériels, comme la grande plaie de notre époque. Nulle classe n’a su y échapper ; princes, prêtres, juges et soldats, tous ont été envahis par une effroyable contagion… Et nous aussi, hélas ! nous, prêtres de l’art, chargés d’une mission et d’un enseignement sublime, au lieu de demeurer fermes et vigilants comme les sentinelles du Seigneur qui ne se taisent ni nuit ni jour, au lieu de veiller et de prier, d’exhorter et d’agir, nous nous sommes affaissés et misérablement accroupis dans la fange dorée[11]

Toutefois rien n’est désespéré, rien n’est perdu encore. Plusieurs sont restés debout et ont combattu ; d’autres se réveillent et reprennent leurs armes ;… d’autres encore viennent se rallier et se joindre à cette milice sainte. Courage et espoir ! Une nouvelle génération marche et avance ; — de fortes études ont nourri en elle le sentiment de sa dignité, la conscience de sa force. Pleins de respect et d’admiration pour tout ce qui fut grand dans le passé, elle n’aura garde de rompre la chaîne glorieuse de la tradition ; accessible à toutes les nobles ambitions, elle saura s’emparer de toutes ses belles destinées et donner à l’art une haute et puissante impulsion. — Faisons place à ces nouveaux envoyés : écoutons la parole, la prédication de leurs œuvres !!

[12]Ainsi que je l’avais prévu, plusieurs expressions du dernier article (expressions qui, selon la remarque bienveillante d’un penseur original, « pourraient bien ne pas laisser que d’être grosses de choses »), ont sensiblement mécontenté et blessé au vif un certain nombre de mes honorables collègues.

Quelque modestes et circonspectes que fussent mes questions, quelque soin que j’eusse pris de laisser le champ libre à des exceptions plus ou moins nombreuses, et d’éloigner constamment jusqu’à l’ombre même de toute personnalité, je n’ai cependant point réussi à me soustraire à un anathème terrible, si dédaigneusement lancé dans les salons par d’importants réfléchisseurs aliborons, et que fulminent aussi ça et là, dans quelque arrière-boutique de journal ou dans quelque estaminet, une demi-douzaine d’artisans, écrivailleurs impotents, l’anathème qui frappe de réprobation et de mort toutes les folles exagérations, toutes les criminelles tentatives du progrès !…

J’avoue naïvement que pendant plusieurs jours la fantaisie m’a pris d’écouter certaines récriminations, censures et gloses, auxquelles le court aperçu de la situation générale des artistes a déjà donné lieu, et je confesse en toute humilité qu’après avoir bien prêté l’oreille et bien écouté, il m’a été absolument impossible d’extraire quelque raison nette, de formuler à mon esprit quelque objection sérieuse au milieu de cette cacophonie quasi-symphonique d’accusations vagues et tranchantes. Si donc une de ces éminences (qui, par parenthèse, n’ont pas toujours dédaigné de condescendre à ma subalternité, et qui maintes fois l’ont honorée dans des journaux spéciaux par leur scurrilité et leur critique) voulait bien se charger de rédiger en français intelligible l’imbroglio d’argumentations infailliblement concluantes en question, elle me rendrait sans doute un précieux service, et ma reconnaissance et ma gratitude lui seraient acquises à l’avance.

Lorsque enfin on m’aura appris quelles sont les exagérations, la phraséologie et les folles tendances incriminées et condamnées, je pourrai à mon tour, si toutefois il y a lieu, en essayer la justification et appeler de la décision des susdits très honorables et très honorés collègues à un tribunal supérieur, le public, dont le bon sens se dégage graduellement de la tutelle des coteries, et casse insolemment les arrêts de leur juridiction niaise et brutale. D’ici là, en attendant qu’il me soit notifié clairement ce en quoi j’ai délinqué, je ne puis qu’opposer une simple fin de non-recevoir aux brillantes sérénades de non-sens paraphrasées dont ces messieurs me font les honneurs, et que je me reconnais tout à fait incapable de réduire à des termes précis et admissibles dans une discussion sérieuse.

Mais j’ai hâte d’arriver à des objections plus dignes de fixer notre attention. Des esprits graves et réfléchis les ont élevées ; elles tiennent, pour ainsi dire, aux entrailles même du sujet qui nous occupe : je crois donc ne pouvoir mieux faire que de les reproduire et de m’y arrêter : ce sera d’ailleurs pour moi une occasion de donner plus d’extension et de netteté à des idées que jusqu’ici je n’ai pu que faire pressentir et je ne dissimulerai point que cette manière de les développer me convient davantage dans ce moment où (entouré de montagnes et de lacs, à plus de 150 lieues de la capitale) mon dessein n’est point de philosophailler doctoralement et par chapitres dans les colonnes de la Gazette Musicale, mais simplement de converser en long et en large sur une matière presque inépuisable, avec des amis absents et un peu oublieurs.

Voici donc ces objections, telles qu’elles ont été faites :

« Pourquoi, m’a-t-on dit, vous artiste, qui avez tant à vous louer de vos rapports sociaux et artistiques, pourquoi venez-vous maintenant, et cela d’une façon presque scandaleuse, intenter un double procès à la société et aux artistes ?…

À quoi bon soulever des questions dont l’opportunité et la maturité sont douteuses et que tant de médiocrités remuantes, tant de cuistres-prophètes (qui se posent, s’affichent et se drapent en grands hommes, régénérateurs révolutionnaires, Mahomets ou Napoléons tout au moins) compromettent si étrangement ?…

Avez-vous donc réellement foi en cette prétendue souveraineté de l’art ? Croyez-vous effectivement, et dans toute la force du terme, croyez-vous à son action religieuse, morale, gouvernementale, sur une société gangrenée d’égoïsme, entièrement absorbée par les intérêts matériels ?…

Et cette souveraineté même admise en théorie, comment la réaliser par les artistes auxquels on a pu appliquer, par rapport à l’art, la fameuse maxime des « dévots qui dégoûtent de la dévotion et des amis qui dégoûtent de l’amitié[13] ».

Qu’il me soit permis de m’étendre un peu sur ces questions, qui en renferment beaucoup d’autres : leur examen ne sera peut-être pas entièrement inutile à notre cause[14].

Et d’abord, s’il est aujourd’hui une chose généralement admise, un principe universellement reconnu comme nécessaire, d’une nécessité profonde, irrémédiable, toujours supérieure à toutes les combinaisons éventuelles qui se succèdent et se classent l’une l’autre, en vertu de l’impulsion progressive, providentielle à laquelle nul ne saurait résister, c’est évidemment le principe de libre discussion, le droit imprescriptible d’investigation et de critique étendu à tous les faits, à tous les modes, à toutes les conditions de notre organisation sociale, qui tout à la fois se dissout, se transforme et se renouvelle ; droit imprescriptible, disons-nous, qui n’a d’autre règle, d’autres limites que celles de nos forces intelligentes et sympathiques.

Qu’on le veuille ou non, qu’on s’en réjouisse ou s’en afflige, n’importe ; il faut[15] que toutes les questions (politiques ou sociales, scientifiques ou religieuses, inoffensives ou séditieuses) qui tiennent au grand problème des destinées de l’humanité, soient posées, divulguées, débattues ; il faut qu’elles se produisent et se reproduisent encore, toujours, éternellement, sous mille formes et de mille manières différentes, jusqu’à ce qu’enfin leur solution devienne claire, complète et satisfaisante.

L’intelligence doit sonder toutes choses, nous dit l’Écriture Sainte ; ce n’est pas en vain que cette parole est tombée sur notre terre. Le xixe siècle, héritier du criticisme du xvie et du xviiie, dont le bras terrible avait déjà si puissamment secoué les rameaux de l’arbre de la science du bien et du mal, semble chargé de l’accomplir dans toute sa rigueur. Sa pensée irrassasiable, sa volonté indomptable, irrémittente, toujours avide, après avoir dévoré les fruits, convoite jusqu’aux racines.

Et qui pourrait l’empêcher de fouiller le sol jusqu’à ses dernières profondeurs ? Et qui l’oserait ?

Insensés donc, insensés ! tous ces vieux enfants qui s’introduisent sur des monticules de sable, et de là, de leurs hauteurs croulantes, imaginent nous imposer en jouant péniblement, les uns à la royauté, les autres aux juges, ceux-ci à l’immoralité et au scepticisme, ceux-là à la sacristie et au mensonge… Insensés, trois fois insensés ! tous ces paralytiques qui, n’ayant plus ni sang, ni passion généreuse au cœur, apostasient l’avenir et se tuent à nous crier : « N’avancez pas…, ne cherchez pas au-delà, — L’abîme est devant vous, il est à vos portes… »

Insensée encore et trois fois insensée et imbécile ! cette masse épaisse et grossière qui, sans tenir compte de la connexion intime des choses, ne songe qu’à s’engraisser et à dormir, et qui ne sent pas, qui ne voit pas que tout marche, et que tout marche ensemble.

Oui, la loi est prononcée, la nécessité imminente, irrévocable : toutes les tendances se généralisent, toutes les sympathies s’élèvent, toutes les entrailles s’élargissent, les vallées se comblent et les montagnes s’abaissent ; le temps, le plus grand des novateurs[16], le plus inexorable des justiciers[17], le temps vient « il est venu…, car déjà on entend le frémissement des feuillets du livre des destins[18] !!! »

À Dieu ne plaise que j’oublie jamais tout ce que je dois de reconnaissance et de dévouement à la société, dont la bienveillance a été presque excessive à mon égard, et aux artistes, pour lesquels je me sens une affection sincère et fraternelle ; mais est-ce à dire que sous le prétexte d’une délicatesse mensongère, je doive imposer silence à mon cœur et rentrer au dedans de moi le cri de détresse que m’arrache le déplorable spectacle de l’exploitation brutale, de la subalternité honteuse, du découronnement et de la déconsécration infamante de l’art et des artistes !… Est-ce à dire qu’il faille me taire et cacher mon visage, quand il ne reste à une immense majorité d’entre nous que les souffrances et les oppressions de tout genre, et en dernier lieu la liberté de mourir de faim ou de dégoût !…

Et qu’ici on ne vienne pas me dire avec une sotte imperturbabilité, « vous outrez, vous déclamez ! »… Non, cent fois non ! je n’exagère ni ne déclame. Mes paroles sont la traduction d’un fait et vous savez que rien n’est entêté comme un fait[19]. Au surplus il est visible, palpable, vérifiable pour quiconque veut s’en donner la peine. Voyez plutôt[20]

Voyez ce jeune homme aux joues creuses, au teint fatigué et maladif. Il est venu du fond de sa province, poussé par le besoin de développer des facultés vivaces, tourmenté peut-être par des illusions poétiques ou ambitieuses. Supposons maintenant, si vous le voulez, que toutes les chances lui aient été favorables ; qu’au concours préalable il l’ait emporté sur une cinquantaine de rivaux, et qu’enfin on lui ait fait l’insigne faveur de l’admettre au Conservatoire. Le voilà donc renfermé dans une mansarde du quatrième ou cinquième étage, piochant (c’est le terme technique) du matin au soir, usant son âme et son corps à tapoter, à souffler ou à racler son instrument, recevant trois quarts d’heure de leçon par semaine, dînant à vingt sous ; du reste, ne sachant pas bien au juste (même par rapport à son art) ce qu’il fait, ce qu’il doit faire, ni pourquoi ceci, ni pourquoi cela ; n’ayant pas, la plupart du temps, les moyens de voir et d’entendre les artistes supérieurs, demeurant d’ailleurs sans communication et sans lien réel avec eux, et ne trouvant partout au dehors qu’indifférence, obstacle, déception, et au dedans de lui qu’amertume, incertitude et fatigue…

Après deux, trois ou quatre ans, quand son petit pécule sera dépensé, quand le meilleur de son cœur aura dépéri, et que ses passions se seront stérilisées ou égarées, un beau matin son professeur lui dira « qu’il n’a plus rien à apprendre, qu’il est homme fait, artiste achevé… » Dérision !…

Et alors, que fera-t-il ? Que deviendra-t-il ?… Se produira-t-il en public ? Exécutera-t-il un air varié dans un entr’acte de la Gaîté ou dans un petit concert borgne ?… Mais à quoi cela lui profitera-t-il ? Mais où et comment cela[21] ?… Le seul parti qui lui reste, c’est de reprendre la diligence et de s’en retourner, hébété ou désespéré, dans sa ville de province, et bien heureux encore si là, à force de complaisances et d’humiliations, il parvient à souffler quelques pratiques de contredanses à des artistes antérieurement établis, et si, par égard pour sa moralité et sa bonne conduite, de bons bourgeois consentent à l’inviter à dîner et le font asseoir au bas-bout de la table, sous condition expresse toutefois qu’après dessert il régalera d’un petit air la gracieuse compagnie.

Vous croyez peut-être que je vous dépeins là un être de raison, un type abstrait, fantastique et imaginaire… Hélas ! non. Ce jeune homme, c’est vingt, cent, mille jeunes gens que vous avez rencontrés et coudoyés comme moi ; c’est toute une classe, c’est l’exécutant.

Voyez maintenant cet athlète infatigable, toujours debout, toujours militant, voyez Berlioz ! Berlioz, le lauréat de l’école royale de musique ; Berlioz qui, avec deux symphonies, deux poèmes gigantesques, a mis en émoi tout Paris, artistes et artisans, dilettanti et connaisseurs ; Berlioz, homme de génie[22], homme populaire (et qui cependant restera toujours supérieur à sa popularité) ; Berlioz, l’artiste nouveau par excellence, le musicien du canon de juillet et de la France.

Eh bien ! voici près de trois ans qu’il demande, et on refuse ; qu’il frappe aux portes, et on lui ferme les portes ; qu’il cherche les moyens matériels, un théâtre, des chœurs, des musiciens, pour révéler sa pensée et produire son œuvre, et toujours on l’ajourne, on le repousse !

Au pachalik de la rue Lepelletier, M. Véron[23] lui a signifié gravement que son théâtre n’était pas un théâtre d’essai ; que par conséquent la raison et la logique (termes favoris de M. V…) ne permettraient pas à l’administration de l’opéra de monter un ouvrage de l’auteur des Francs-Juges.

À l’épicerie de la place de la Bourse (là même où Berlioz a déjà fait des preuves comme choriste au théâtre des Nouveautés[24]) de prétendus chanteurs, d’introuvables choristes, furieux contre la critique spirituelle et mordante du collaborateur des Débats ont empêché jusqu’ici M. Crosnier (le directeur de l’Opéra-Comique) de mettre en répétition une partition écrite par cet ardent adversaire de la « vermine vaudevillesque[25] ».

M. Robert[26] enfin, la providence du dandysme littéraire, le maquignon de la fioriture ; M. Robert, dont le « répertoire varié s’augmente chaque année d’une douzaine de nouveaux chefs-d’œuvre de la jeune et brillante école d’Italie[27] », s’est trouvé forcé d’éliminer le nom de notre ami de la liste des prétendants au triomphe de la bonbonnière Favart, pour cause à d’encombrement !…

Donc, tous les théâtres demeurent fermés pour Berlioz ; ainsi toute grande publicité, toute chance de gloire européenne lui est enlevée, et cela, non de par le roi et la loi, mais de par messieurs tels et tels… Que dis-je ? Ne me trompé-je pas ? Ne viens-je pas encore d’exagérer ?

Oui, sans doute ! les choses ne sont pas aussi noires, aussi désespérées que je le dis. Un fait essentiel, et d’une haute importance, m’a totalement échappé. Dieu soit loué ! Un vaudevilliste-mélodramaturge s’est chargé de réparer et de venger la criante injustice de nos impresarii. Ce monsieur a royalement proposé à Berlioz… devinez quoi ? Je vous le donne en cent, en mille… la place de chef d’orchestre et de répétiteur des chœurs à la Porte Saint-Martin.

Cela vaut au moins M. Beckford offrant une place de valet de chambre à Chatterton,

— Mais que fera Berlioz ? que deviendront ses puissantes facultés ?… composera-t-il des oratorios, des messes, de la musique religieuse ?… Et qui l’exécutera ? Quelle chapelle se chargera de manifester son œuvre ?… Continuera-t-il à faire des symphonies, des ouvertures, des quatuors, de la musique instrumentale ?… Mais tout le monde sait combien le public qui s’intéresse à ce genre de composition est restreint, divisé et peu habitué d’ailleurs à rétribuer le temps perdu de l’artiste. Que fera donc Berlioz ? Que fera l’élite des jeunes compositeurs, hommes sérieux et consciencieux dont la situation est (à quelques nuances près) identique à la sienne ? Que feront-ils ? je le répète. La réponse est toute trouvée, dira-t-on : qu’ils fassent des romances, des chansonnettes, des mosaïques, ou, mieux encore, des contredanses et des galops sur les motifs favoris des opéras nouveaux. Vive Musard ! vive Tolbecque[28] ! vivent messieurs ****, ******, *******, et tuttiquanti. Ce sont là les Louis-Philippe, les Rothschild et les Aguado de la musique. Aux grands hommes, la patrie reconnaissante !…

Voyez encore, si vous en avez le courage, une autre classe de musiciens, les professeurs, qu’un de mes compatriotes, H. H.[29], le plus spirituel et le plus parisien des Allemands, comparaît à des perruquiers qui vont en ville, à des cochers de fiacres loués à l’heure, voyez, ou plutôt écoutez-les. Écoutez leurs plaintes et leurs lamentations sur le chien de métier qu’ils sont obligés de faire ; ou l’impéritie et l’incurable stupidité de leurs élèves ; sur l’impossibilité de songer à l’art et de vivre en artistes, quand, pour faire bouillir la marmite, il faut traîner le boulet professoral, depuis sept heures du matin jusqu’à dix heures du soir, pendant les trois cent soixante-cinq jours de l’année !…

Voyez de plus, sur tous les murs de Paris, ces affiches de concerts ou de représentations au bénéfice d’artistes malheureux, qui témoignent de l’absence de toute prévoyance sociale à leur égard[30]. Voyez sur vos théâtres, peser impitoyablement l’anathème religieux sur tous les acteurs, et remarquez encore dans vos salons le contre-coup de cet anathème, la flétrissure sociale qui les exclut et les tient à distance ; voyez enfin tout ce qu’il y a de précaire et de cruel dans notre situation ; voyez nos misères et nos sujétions ; voyez la ligue du mercantilisme qui nous envahit, et l’anarchie morale qui nous isole et nous tue ; voyez et écoutez (s’il vous reste des yeux pour voir et des oreilles pour entendre), ces grandes pages de douleur, de dérision, de désordre et de malédiction, pages sublimes et volcaniques, que tous les génies puissants ont jetées, avec un admirable cynisme, à la face de leur siècle comme pour le souffleter ; elles racontent aussi la situation des artistes et leur condition dans la société ; voyez et écoutez-les, et dites ensuite si j’exagère ? Dites si je fais de la phraséologie par passe-temps ?…

Il y a près de cinquante ans, en 89, un métaphysicien, voyageur dans une mappemonde[31], Sieyès, proposa cette question à la classe moyenne de la société française : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? » La réponse, elle dure encore, ce fut la révolution.

Dans cinquante ans, peut-être, il se trouvera encore quelques métaphysiciens, et un orateur pour le gratifier d’un sobriquet. Cet homme pourra faire aussi une question, non plus à la classe moyenne, mais aux deux classes qui ont mission et puissance de réconcilier toutes les classes, de les vivifier et de les diriger dans un commun amour vers le but assigné à l’humanité, les prêtres[32] et les artistes ; il leur demandera, comme Sieyès aux membres du tiers, ce qu’ils sont et ce qu’ils doivent être, et leur réponse sera plus qu’une révolution.

Lo que a deber ne pueda faltar[33].

[34]L’importance des travaux artistiques, leur influence et leur nécessité sociale sont maintenant hors de toute contestation. Grâce à Dieu, nous ne sommes plus au temps où une Académie[35], se constituant l’organe du scepticisme moral qui ébranlait sourdement la société jusque dans ses bases, mit au concours cette question : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. » Question sauvage, blasphématoire, que la brûlante éloquence et les paradoxes austères de Rousseau ont peut-être trop illustrée.

Aujourd’hui, personne que nous sachions ne songe sérieusement à révoquer en doute la puissance civilisatrice de l’art ; — l’astre est trop haut monté et son raisonnement trop splendide pour que les plus aveugles même ne soient au moins forcés au silence ; et tel est sur ce point l’accord des opinions et des sympathies actuelles, si contradictoires et si divergentes du reste ; telle est l’unanimité tacite ou avouée des partis les plus opposés, des systèmes les plus irréconciliables, que lorsque naguère, une société d’hommes que l’on a jugé plus à propos de persécuter par la calomnie, le ridicule et la légalité, que d’écouter et de combattre loyalement, lorsque, dis-je, cette société a proclamé, prêché et enseigné la trinité nouvelle de la science, de l’industrie et de l’art, nulle voix ne s’est élevée et n’a réclamé contre cette idée étrange, inouïe, des nouveaux apôtres qui prétendaient réaliser gouvernementalement des fictions, des phrases, des couleurs, des sons et conférer ainsi aux poètes, aux écrivains, aux peintres, aux musiciens, aux artistes en un mot, de véritables fonctions religieuses et sociales.

De l’aveu de tous, rétrogradistes ou novateurs, fanatiques incorrigibles du statu quo, ou théoriciens audacieux du progrès, l’art a grandement droit de cité. À ce sujet même, les défenseurs importants de l’ordre des choses ne se font pas faute de belles tirades et d’amples verres d’eau sucrée parlementaires. M. Fulchiron notamment, ne laisse que rarement échapper une discussion du budget sans témoigner, avec le talent qu’on lui connaît, de sa sollicitude paternelle pour les beaux-arts. Mais une preuve encore plus concluante, s’il est possible, et tout à fait sans réplique, une preuve qui, désormais, ne permet plus aucun doute sur l’universalité du sentiment que nous constatons, c’est qu’en 1830 (et chacun peut s’en souvenir) les principaux titres à la confiance publique d’un grand personnage, qui depuis lors a passablement fait son chemin[36], étaient ceux de bon père de famille et de protecteur libéral des arts et des artistes[37].

À cette heure, rien n’est donc plus usé, plus trivial, que de glorifier en phrases creuses et sonores la prétendue souveraineté de l’art, aussi vraie et aussi mensongère que la prétendue souveraineté du peuple. Il semble vraiment que depuis le temps qu’on daigne les encourager, les protéger, et que sais-je encore, les artistes ne devraient plus avoir autre chose à faire qu’à bénir, qu’à exalter béatement dans un Te Deum sempiternel les incommensurables faveurs qui leur sont échues en partage, — et sans doute que les exagérés qui se permettent imprudemment d’espérer et surtout de demander au-delà, sont gens bien étrangement insatiables !…

Si toutefois l’on voulait se donner la peine de considérer les faits tels qu’ils se passent journellement, tels qu’ils résultent nécessairement de la position des artistes et de l’organisation présente du département des beaux-arts, l’on serait un peu surpris de leur désaccord criant avec les phrases pompeuses et les naïves illusions presque généralement accréditées.

Je crois avoir assez insisté (dans l’article précédent) sur ce qu’il y a de précaire et de profondément affligeant dans la condition des diverses classes de musiciens, pour qu’il ne soit plus nécessaire d’y revenir. Comme il n’entre pas dans mon plan de grossir par une foule de citations, d’anecdotes et d’applications particulières l’acte d’accusation que les artistes sont en droit de dresser contre leur situation actuelle, il me suffit d’avoir posé la question dans ces termes généraux. Toutes les vicissitudes déplorables que nous pourrions signaler se déduisent aisément comme conséquence de leur subalternité et de leur manque de foi. Une multitude d’exemples et de cas isolés viennent d’eux-mêmes se grouper autour des trois types de l’exécutant, du compositeur et du professeur tels que je es ai présentés.

Si nous examinons maintenant les diverses institutions musicales de la France, — le Conservatoire, les théâtres lyriques, les sociétés philharmoniques, etc., etc., — cet examen ne fera que fortifier nos convictions, quelque tristes et oppressantes qu’elles soient déjà. De toute part, en effet, nous ne voyons que des lacunes à combler, des abus à redresser, des développements et des extensions à donner, d’importantes réformes à opérer ; et nous croyons n’exprimer que le sentiment de l’immense majorité du public et des hommes éclairés, en affirmant que la situation des divers établissements que nous venons de nommer est loin, bien loin d’être satisfaisante pour l’art.

Mais, hélas ! la musique et les musiciens ne vivent encore que d’une vie factice et tronquée, à la surface des sociétés. Condamnés, par je ne sais quelle fatalité, à végéter sans bien commun, sans dignité, sans consécration, les artistes, dans leur existence matérielle même, sont à la merci du premier venu ; et quant à ce que nous avons appelé des institutions, on n’en a guère plus de souci que des individus. Bonaparte, d’un trait de plume, biffe la moitié des professeurs et des élèves du Conservatoire et réduit de 100 000 francs les fonds alloués à son entretien. Immédiatement après la révolution de juillet, Sa Majesté citoyenne renvoie, par économie, comme ou renvoie une domesticité inutile, les artistes composant la chapelle du roi. Il n’y a pas dix-huit mois que Choron, qui employa toute sa vie à la fondation d’une école destinée à perpétuer en France les grandes traditions des écoles d’Italie, mourut de misère à la même époque. L’illustre propagateur de la pâte Regnault, devenu directeur de l’Opéra, congédia Baillot parce que notre grand violon refusa la demi-solde que lui offrait intrépidement M. Véron !

Et cependant, qu’on ne se méprenne pas sur le sentiment qui nous anime et qui fait notre vie même ; qu’à la vue de tant de pauvretés et de souffrances, on n’aille pas jusqu’à nous demander si, en dépit des faits, et « malgré la douloureuse expérience que nous avons acquise, nous persistons dans notre foi enfantine à l’art ?… Si c’est sérieusement enfin que nous nous berçons du fol espoir de rebâtir de fantastiques cités, au son de la lyre, ou d’obscurcir par de nouveaux ragas le soleil de l’ordre des choses ?… »

Oui, sans doute, envers et contre tout, parce que et quoique les artistes ont foi en l’art, et ils savent que la foi transplante des montagnes ; nous y croyons sérieusement comme nous croyons à Dieu et à l’humanité, dont l’art est l’organe, le verbe sublime. Nous croyons à son progrès indéfini et à un immense avenir social pour les musiciens ; nous y croyons de toute la force de notre espoir et de nos sympathies. Et c’est parce que nous croyons, que nous parlons et que nous parlerons.

Du Conservatoire

On ne compte en Europe que cinq à six capitales qui possèdent des écoles de musique. Partout ailleurs, quelle que soit l’importance et la richesse des villes, l’enseignement musical s’y pratique au hasard, sans méthode fixe, sans coordination ni ensemble. De ces écoles en si petit nombre, celle de Paris est incontestablement la plus célèbre et c’est à juste titre ; M. Chérubini la dirige ; MM. Reicha, Habeneck, Baillot, A. Nourrit, Tulou, Zimmermann, etc., etc., y professent.

Je me souviens encore de l’indicible émotion que me firent éprouver, il y a une douzaine d’années, ces paroles paternelles : « Franz, tu en sais maintenant plus long que moi ; mais d’ici à six mois, je te conduirai à Paris. Là tu entreras au Conservatoire, et tu travailleras sous les auspices et la direction des maîtres les plus renommés. » — Ce fut effectivement la raison déterminante qui décida mon père à quitter une existence honorable et aisée[38], pour courir les paisibles chances de ma célébrité embryonique[39]. Aussi dès le lendemain de notre arrivée à Paris, nous courûmes bien vite chez M. Chérubini. Une lettre de recommandation très pressante de M. Metternich, devait nous servir d’introduction auprès de lui. Dix heures venaient de sonner, et déjà M. Chérubini était au Conservatoire. Nous nous hâtâmes de l’y suivre.

À peine eus-je franchi le portail (il serait plus exact de dire l’abominable porte cochère) de la rue du Faubourg-Poissonnière, que je me sentis pénétré d’un respect profond. Ce lieu est redoutable, pensai-je ; c’est ici, dans ce glorieux sanctuaire, que siège le tribunal suprême qui condamne ou absout pour jamais ; et de peu s’en fallut que je m’agenouillasse devant cette confusion d’hommes, que je tenais tous pour illustres, et que je m’étonnais de voir passer et repasser comme de simples mortels. — Lorsqu’enfin, après un bien mauvais quart d’heure d’attente, le garçon de bureau eut entr’ouvert la porte du cabinet de M. le directeur et nous eut fait signe d’entrer, me sentant déjà plus mort que vif, j’allai précipitamment, mû par je ne sais quel ressort inconnu, baiser la main de M. Chérubini. Puis, tout à coup, pour la première fois, l’idée me vint que ce n’était peut-être pas l’usage en France, et mes yeux se remplirent de larmes. Confus, humilié, n’osant plus me hasarder à jeter un regard sur le grand compositeur qui résista à Napoléon, je tâchai seulement de ne pas laisser échapper une seule de ses paroles, une seule de ses respirations.

Par bonheur, mon supplice ne dura que peu. — On nous avait déjà prévenus que mon admission au Conservatoire souffrirait quelque difficulté, mais jusqu’alors, le règlement qui s’oppose d’une manière absolue à ce que des étrangers participent aux leçons des élèves, nous était inconnu. M. Chérubini nous en instruisit tout d’abord. Quel coup de foudre ! Tous mes membres en frissonnèrent. Toutefois mon père insista, supplia ; sa voix ranima mon courage ; j’essayai aussi d’articuler quelques mots. Comme la Chananéenne, j’implorai humblement la permission « de ramasser la part des petits chiens, de me nourrir au moins des miettes qui tombent de la table des enfants. » Mais le règlement fut inexorable ; — et moi tout à fait inconsolable. Il me semblait que tout était perdu, même l’honneur, et que désormais il ne me restait plus aucune ressource. Mes plaintes, mes gémissements n’eurent point de cesse. Mon père et ma famille adoptive[40] tentèrent vainement de me consoler. La plaie était trop profonde ; elle continua de saigner longtemps. Ce n’est que huit ou dix ans après, grâce à la lecture assidue de la méthode de piano de M. Kalkbrenner et à d’intimes confidences de plusieurs élèves du Conservatoire qu’elle s’est entièrement fermée.

Chose singulière, l’origine de cette institution est toute révolutionnaire, toute anarchique[41] et cependant chaque jour nous l’entendons attaquer, calomnier, dénigrer outrageusement comme la personnification de l’ancien régime, la salle d’asile des manies, l’apothéose des perruques, etc., etc.

Je n’aurai garde de me faire l’écho de ces récriminations injurieuses, ce serait une trop mauvaise manière de prouver que je n’ai conservé nulle rancune du règlement contre les étrangers, dont cependant je désirerais pouvoir atténuer la rigueur. Mais je le demande sans prévention, ni partialité, je le demande aux professeurs et aux élèves eux-mêmes ; le Conservatoire répond-il aux besoins, satisfait-il en tous points aux exigences du moment actuel ? La vie circule-t-elle abondamment dans ce vaste corps que plusieurs accusent de décrépitude et que nous ne croyons qu’engourdi.

Ceux qui sont chargés de la direction et de l’enseignement des classes sont-ils réellement liés, unis entre eux par une doctrine et des sympathies communes ? Ont-ils conscience de l’œuvre qu’ils sont appelés à réaliser ? En ont-ils le courage et le prosélytisme ardent ? N’est-ce pas simplement pour le cérémonial, qu’ils signent leur nom les uns à la suite des autres ; et par habitude et avec une sorte de dégoût fatigué qu’ils remplissent leurs fonctions ? Les méthodes et les procédés d’enseignement sont-ils au niveau des progrès de l’art ?

Les élèves à leur tour, ont-ils pour leurs maîtres le respect, l’amour, l’enthousiasme que mériterait le premier corps enseignant de l’Europe ?… Croient-ils ce qu’on leur apprend, écoutent-ils ce qu’on leur dit, pratiquent-ils ce qu’on leur ordonne ? Y a-t-il en un mot, je le répète, y a-t-il de la vie, de l’activité, un sentiment vrai, profond et passionné de l’art, dans ces classes sales et mal distribuées de la rue du Faubourg-Poissonnière ?

Des noms célèbres, dira-t-on, sont inscrits comme professeurs de l’établissement : oui, sans doute, je suis loin de le nier ; mais à côté d’eux ne voyons-nous pas quantité de médiocrités infirmes et de bas-étage qui occupent la place que d’autres hommes aussi célèbres que les premiers, et désignés par l’opinion publique, devraient remplir ? Et parmi ceux mêmes qui professent avec le plus de distinction et d’éclat, n’en est-il pas plusieurs qui reconnaissent hautement l’impossibilité d’obtenir des résultats satisfaisants dans l’organisation présente, et la nécessité de réformes importantes, radicales ? Ne sont-ce pas ceux qui se sont conciliés plus particulièrement l’estime du public et l’affection de leurs élèves ?

Le Conservatoire a fourni d’excellents élèves, ajoute-t-on : je ne le conteste guère non plus, mais le nombre en est-il considérable, suffisant, proportionnel ?… Des circonstances accessoires, des raisons étrangères, (comme par exemple : leçons qui sont prises avec des professeurs qui ne sont pas attachés à l’école royale[42], — changement de manières, — travail acharné après qu’ils ont remporté le premier prix, etc.) n’ont-elles pas aidé puissamment au développement de leurs facultés ?

M. Kalkbrenner et quelques autres, qui ne sont pas des moins éminents, n’ont-ils pas presque désavoué leurs leçons, et ne se sont-ils pas moqués de leur science de lauréats ?

Les concerts du Conservatoire, nous objecte-t-on enfin, sont uniques dans le monde. Certes, si jamais quelqu’un a tressailli à l’audition des symphonies de Beethoven, exécutées par cet orchestre merveilleux, puissant comme l’archange qui foudroie Satan, capricieux et mobile comme la reine Mab, c’est moi. Mais… (car il faut toujours qu’il y ait des mais), ces concerts qui ont jeté un manteau de gloire et d’harmonie sur les infirmités de l’école, ne tiennent pas d’une manière intrinsèque à l’institution du Conservatoire. Ils n’en sont qu’un accident, un phénomène presque indépendant ; leur fondation ne remonte pas plus haut que 1829. Pendant six années consécutives, les symphonies de Beethoven en ont fait presque exclusivement les frais et le succès. Il devient superflu de répéter que sous le rapport vocal ils laissent énormément à désirer. Les chœurs sont rarement justes et plus rarement encore exécutés avec l’intelligence et le sentiment convenables. Quant à la musique instrumentale proprement dite, les solos, duos, quatuors, sextuors, y sont nécessairement écrasés, sacrifiés et rendus comme impossibles par la masse orchestrale. J’oserai donc encore le demander, ces concerts, qui ne dépassent guère le nombre de huit par an, si admirables qu’ils soient, satisfont-ils pleinement tous les besoins, toutes les exigences légitimes du public et des artistes ? Des concerts plus fréquents, plus complets, et par cela même plus variés, fondés dans un double but de conservation et de progrès, des concerts dont le programme se partagerait entre les chefs-d’œuvre de Weber, de Beethoven ; — sans oublier comme on ne le fait que trop, ceux de Mozart, Haydn, Hændel, Bach, et de tous les grands maîtres enfin dont la tombe a scellé la gloire ; et les productions nouvelles ou peu connues des compositeurs et des contemporains : — Chérubini, Spohr, Onslow, sans mettre tout à fait de côté les plus jeunes : Mendelssohn, Berlioz, Hiller, etc., etc. Des concerts ainsi organisés, soutenus par des chœurs nombreux et intelligents qui rivaliseraient de prodiges avec les légions instrumentales, ne sont-ils pas réclamés par le goût sérieux d’un grand nombre qui sent vivement le besoin d’une éducation plus forte et plus complète ?

De plus,

Des séances régulières de musique, di Camera[43] où l’on ferait également la part des anciens et des modernes, des morts et des vivants, des classiques et des romantiques, des séances à la fois artistiques et fashionables qui deviendraient facilement un point de réunion pour le beau monde et le rendez-vous habituel des artistes distingués qui s’y associeraient fraternellement, ne seraient-elles pas un enseignement excellent, indispensable à ceux qui se destinent spécialement à l’art, — plein d’intérêt et de charmes pour ceux qui l’aiment.

Des exercices d’ensemble concertés entre les jeunes gens déjà à moitié artistes et élèves du Conservatoire, qui ne prennent aucune part aux grands concerts, — des exercices de musique vocale et instrumentale, et disposés d’après le même plan que celui des concerts et des séances dont nous venons de parler, ne contribueraient-ils pas efficacement à préparer les uns et les autres à lutter plus tard avec les hommes faits, et à surpasser peut-être même les maîtres ? Ne seraient-ils pas le meilleur moyen d’entretenir parmi eux une noble émulation ?

Enfin l’histoire de la littérature et de la philosophie de la musique ne mériterait-elle pas une chaire spéciale ?

Une grande publication, qui embrasserait dans leur ensemble ces objets si peu ou si mal connus, ne satisferait-elle pas un besoin vivement ressenti à notre époque ? Et n’est-ce pas (ou plutôt ne serait-ce pas), au premier corps enseignant d’Europe, au Conservatoire royal ou national de France, pour lequel c’est à la fois un devoir et une condition d’existence de s’adjoindre successivement tous les talents, toutes les supériorités et d’enseigner en même temps par l’exemple et le précepte, par la théorie et la pratique, ne serait-ce pas au Conservatoire à satisfaire, comme je l’ai dit plus haut à tous les « besoins divers, toutes les exigences légitimes des artistes et du public », et à imprimer et à diriger le mouvement, au lieu de le suivre et de le traîner à la remorque ?

Je soumets toutes ces questions à qui de droit.

Des théâtres lyriques

La faveur publique et la mode protègent d’une manière toute spéciale, les deux principaux théâtres lyriques de Paris. Personne ne peut raisonnablement contester aux directeurs de l’Opéra et des Italiens, le titre d’habiles spéculateurs administrants. MM. Véron et Robert font évidemment des miracles. Peu leur importe qu’à l’Académie royale de Musique on n’écoute que la Danse, et au théâtre Italien que les entrechats de gosier ; la salle est toujours comble, le public ravi, et les journaux moussant d’enthousiasme. C’est plus qu’il ne leur en faut. Toutefois, ceux qui ont le malheur de considérer l’art d’un point de vue sérieux, et qui sont jaloux de sa dignité, ceux qui voudraient incessamment le voir grandir, progresser et prendre le pas sur la marchandise, n’ont-ils que des actions de grâces à rendre à ces messieurs ?

Devront-ils adhérer d’une manière absolue à la marche de leur administration ?

Les forcera-t-on par exemple d’applaudir sans relâche à la reproduction continuelle de certains ouvrages reconnus universellement pour détestables, et qu’on ne soutient qu’à l’aide d’un pas de Mlle Taglioni, ou de Mlle Essler ?… Essaiera-t-on de les rendre solidaires de ce vandalisme d’une nouvelle espèce qui s’acharne aux plus admirables chefs-d’œuvre, à Guillaume Tell, à Moïse, à Don Juan ; — qui les dépèce, les mutile, en retranche les deux tiers, et ne les livre au public que par fractions morcelées, sous prétexte de composer un spectacle attrayant ?

Je n’en finirais pas de questions de ce genre, qui heureusement n’ont plus le mérite d’être nouvelles ; — mais il me tarde de toucher un point plus important encore.

J’ignore, et il m’intéresse peu de savoir, si l’Opéra et les Bouffes, tels que MM. Véron et Robert nous les ont faits, sont des débouchés suffisants pour les produits de tels et tels fabricants et faiseurs, mais ce qu’il y a de certain, d’irréfragable, c’est que, vu la fertilité de MM. …, non seulement les noms de Gluck, de Spontini, de Chérubini, de Mozart, de Cimarosa, etc., etc., ne reparaissent plus sur l’affiche, (Orphée, Armide, Iphigénie, la Vestale, Cortez, les deux Journées, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée, le Mariage secret et tant d’autres chefs-d’œuvre n’étant plus d’aucun répertoire) ; mais encore les jeunes compositeurs, ceux dont le talent ou le génie n’a pu se déployer à l’aise et se manifester avec éclat, sont continuellement repoussés en arrière, obligés de se renfermer dans d’étroites limites, et contraints de vivre ignorés ou méconnus.

« L’Opéra n’est pas un théâtre d’essai » répondit logiquement M. Véron, lorsqu’il fut question de monter un ouvrage de Berlioz ; « pourquoi ne se met-il pas sur les rangs à l’Opéra-Comique ? » Ce conseil vraiment comique, qu’il aurait également donné à Weber, à Meyerbeer, à Schubert, peut-être même à Beethoven en pareille occasion, nous instruit de la véritable situation des choses.

En effet, l’Opéra ne monte tout au plus que deux ouvrages par an. Bien entendu qu’il y en a toujours au moins une demi-douzaine d’inscrits à l’avance, dont le tour est fixé et légalement déterminé, — sans compter ceux qui sont reçus et qui attendent inutilement depuis vingt ans dans les cartons.

Le théâtre Italien de son côté, tout occupé à réchauffer les succès napolitains et milanais, n’a que faire d’ouvrages originaux ; — cela ne le regarde pas.

Le moyen donc que des hommes nouveaux se produisent sur la scène et parviennent à faire représenter leurs opéras ?

Je viens de qualifier de comique le conseil de M. Véron. Je ne voudrais cependant pas qu’on pût croire que c’est un parti pris à moi de dénigrer et de méconnaître à dessein, les efforts que fait l’administration de Feydeau pour remonter son personnel de chanteurs et d’artistes. Ces efforts sont honorables et méritent d’être encouragés ; mais jusqu’à présent il nous semble qu’ils n’ont été couronnés que d’un bien médiocre succès. C’est involontairement que nous nous rappelons que pendant toute la durée des représentations des Nouveautés, un petit journal s’obstina à imprimer chaque jour, en gros caractères, à la suite des annonces de tous les autres spectacles de Paris, « théâtre des Nouveautés, mauvaise salle, mauvaise pièce, mauvais acteurs !!! » — L’Opéra Comique a hérité de la Salle, espérons que le Pandore n’aura pas été prophète, in secula seculorum[44].

Mais espérons surtout que le moment n’est pas éloigfné où nous aurons enfin un véritable théâtre lyrique[45] dirigé par des hommes éclairés, qui feront grandement la part du passé, du présent et de l’avenir, et qui au lieu de reléguer dans l’oubli et d’exclure à la fois les œuvres consacrées, et les jeunes compositeurs, ambitieux d’agrandir leur nom, ouvriront une vaste carrière et appelleront au concours tous les genres, toutes les illustrations, toutes les capacités, toutes les grandeurs vieilles ou nouvelles, tout ce qui enfin, hommes ou choses, a force, valeur et vie.

C’est le vœu des artistes les plus avancés. La réalisation tient trop visiblement au progrès de l’art et aux intérêts du public, pour qu’elle ne soit prochaine.

Des sociétés philharmoniques

L’été dernier j’habitais un petit manoir aux environs de ***. Plusieurs personnes de cette ville me demandèrent obligeamment d’y donner un concert. Je remerciai et refusai, en protestant de mon aversion profonde pour les concerts en général et de mon antipathie particulière pour les concerts de province, où il n’est presque jamais possible de réunir les éléments d’un programme passable[46]. Néanmoins, malgré mes refus et mes dénégations positives, le bruit courut dans le pays qu’un grand concert vocal et instrumental à mon bénéfice devait avoir lieu incessamment. Beaucoup d’amateurs des alentours firent retenir des places ; les demandes, et j’oserais dire les sollicitations redoublèrent de jour en jour ; mes amis enfin, auxquels leur gracieuse hospitalité donnait des droits sur moi, se mirent du complot et me pressèrent tant, que de guerre lasse, je promis tout ce que bon leur semblait et nous convînmes de faire chacun notre possible pour arranger une soirée musicale telle quelle, dont le produit serait versé dans la caisse des indigents.

Aussitôt que le directeur de la société philharmonique de *** fut informé de notre détermination, il vint m’offrir, avec une excessive bienveillance, l’assistance de ses faibles moyens (c’est la phrase d’usage) ainsi que le concours actif de la société qu’il avait l’honneur de diriger.

« Si vous le désirez, me dit-il, nous exécuterons des symphonies, des concertantes, des ouvertures ; celle de la Sémiramide, de Robin des Bois ou de la Caravane par exemple ?… ces sortes de morceaux donnent toujours du relief à un programme. »

Je restais ébahi de la magnificence de ses promesses et je crus ne pouvoir assez lui témoigner ma reconnaissance.

M. le Directeur devint de plus en plus confiant et éloquent. Pendant une grande demi-heure il ne cessa de me parler des merveilles de la société philharmonique, il me raconta sa fondation, ses accroissements constants ; et je l’écoutais avec ravissement. De temps à autre, j’osais me permettre quelques questions relatives à la composition et aux statuts de la société. Il y répondit complaisamment et me donna tous les renseignements que je désirai.

Je le priai enfin de bien vouloir me faire connaître en détail l’effectif du cadre des musiciens qu’il avait sous ses ordres, depuis les violons jusqu’aux timbales. Il le fit sans hésiter.

Qu’on me permette de transcrire ici littéralement une partie de ses naïfs aveux.

« En fait de premiers violons, me dit-il, il y a moi, mon fils et M***. Comme seconds un chirurgien de l’armée en retraite et un notaire.

« Des altos, nous en avons un.

« Des violoncelles, idem. — C’est un vieil employé de la mairie.

« La contre-basse manque. Cette espèce d’instrument n’a jamais pu s’acclimater dans ce département.

« Quant aux instruments à vent, c’est là un peu notre faible. Nous avons bien un monsieur qui joue de la flûte, mais il est toujours malade ; nous possédons aussi une clarinette, mais je crains que son instrument ne soit en ce moment en réparation à Paris.

« Pour le cor, par exemple, il est excellent. C’est un jeune homme qui ira loin. Aussi, nous le chargeons toujours de toutes les parties restantes. »

Ces parties restantes n’étaient qu’au nombre de douze ou quinze (hauthois, bassons, trompettes, trombones, etc., etc., — tous instruments et instrumentistes inconnus à ***) que le pauvre diable de cor avait la complaisance de remplacer quand faire se pouvait.

Qu’on juge du désappointement que me causa l’indiscrète énumération des parties de notre directeur. Je ne savais que faire ni que dire. Le concert projeté me paraissait complètement irréalisable, et j’étais sur le point d’y renoncer, lorsqu’un secours inespéré nous arriva à l’improviste et mit fin à ma pénible anxiété. Des artistes de Paris, se trouvant momentanément à quelques lieues de ***, voulurent bien nous rejoindre et nous prêter main-forte. Grâces à leur obligeance, nous parvînmes à organiser un concert excellent, qui fit époque dans les fastes musicales du pays.

Quoique la plupart des sociétés philharmoniques aient assez d’analogie avec celle de ***, elles contribuent cependant à propager, à stimuler le goût musical en France. Ces sortes de sociétés, qui forment pour ainsi dire la garde nationale de la musique, se sont singulièrement multipliées depuis quelques années. Ce qui leur manque surtout, c’est un généralissime et un état-major.

Jusqu’à ce jour, nonobstant le dévouement et les tentatives d’amélioration de plusieurs membres, tant artistes qu’amateurs, elles sont demeurées pauvres, mesquinement stationnaires, faute de direction et de discipline.

Pour leur faire acquérir toute l’importance qu’elles devraient avoir, et rendre leur action elficace et progressive, il faudrait :

1o Organiser sur le pied de guerre et maintenir au grand complet les cadres de l’orchestre et des chœurs. Les exercer fréquemment par des répétitions graduées avec intelligence, tantôt particulières et spéciales, tantôt générales et complètes.

2o Créer des écoles et des bibliothèques de musique. Attacher aux premières des professeurs capables, et souscrire, pour les secondes, aux publications musicales de France et de l’étranger.

3o Établir des réunions générales tous les cinq ou six ans ; fonder des prix pour les ouvrages sérieux ; fixer un honoraire acceptable pour les artistes distingués dont le séjour ne serait que passager dans les provinces, et qui se feraient entendre dans les concerts de la société etc., etc.

Des concerts

Quoi de plus ennuyeux, de plus mortellement ennuyeux que les trois-quarts des concerts ? Qui n’en a fait la triste expérience ? « Sonate, que me veux-tu ? » disait Fontenelle, mais plût à Dieu que l’on consentît à nous donner des sonates, même des sonates de Pleyel[47] et de Jarnowick[48] s’il le fallait, en échange des romances de M***, du duo d’Elisa e Claudio[49] (vingt-millième édition), de la Violette de M. Herz[50] et de tant d’autres fastidieux réchauffés ou pot-pourris (plus que pourris) qui nous crispent les oreilles en tous lieux.

J’ai esquissé plus haut, à propos des concerts du Conservatoire, un programme de concerts et de séances musicales qui me paraît de nature à contenter les plus difficiles. Qu’on veuille bien le mettre en parallèle avec les programmes quotidiens, et l’on s’apercevra aisément de l’insuffisance et de l’impitoyable monotonie de ceux-là.

Je n’entreprendrai pas de démontrer, ex professo, la pénurie de la majorité des concerts publics, autrement appelés aussi matinées ou soirées musicales, et où la musique ne sert actuellement que de prétexte. C’est chose aussi incontestable qu’incontestée et tout ce que je pourrais dire à cet égard est senti par tous et partout.

Les gens du monde et les artistes sont également fatigués, excédés de cette multitude de concerts borgnes, discordants, donnés par spéculation et piteusement composés de je ne sais quel ramassis de morceaux communs et plats, exécutés par des musiciens plus communs et plus plats encore, qui, en dépit de deux cents affiches, vertes, jaunes, rouges ou bleues proclament infatigablement leur célébrité aux deux cents coins de Paris, sont néanmoins condamnés à garder à tout jamais l’anonyme.

Je ne m’arrêterai guère, non plus, au sujet des innombrables concerts particuliers que les Anglais et les Allemands appellent private concerts, et qui, chez nous du moins, sont ordinairement privés d’intérêt et de sens. Ces réunions d’ailleurs ne sont pas tout à fait du ressort de la critique d’un journal et aussi bien, si nous en exceptons deux ou trois salons véritablement artistes (comme on dit aujourd’hui) :

« Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé ».

Mais un point sur lequel on n’a pas suffisamment appelé l’attention, et que je me fais un devoir de signaler, c’est l’extrême difficulté, les nombreux obstacles que les artistes supérieurs rencontrent inévitablement dans l’organisation d’un concert et qui font que beaucoup d’entre eux y renoncent. Ces obstacles sont tels qu’ils équivalent presque à une impossibilité absolue. — Je m’explique.

Pour donner un concert, il faut de toute nécessité, une salle et des musiciens. Or, ces deux choses physiquement et moralement indispensables manquent à Paris. Cela paraît incroyable, fabuleux, et, cependant rien n’est plus exact. Deux règlements, deux privilèges, fourniront la preuve irrécusable de cette assertion.

1o Le privilège que s’est réservé la Société des Concerts d’avoir à elle seule exclusivement, pendant les quatre mois de la saison musicale (janvier, février, mars, avril), la salle des Menus-Plaisirs, dont elle n’a besoin que pour huit matinées au plus[51].

2o Le privilège abusif, le règlement absurde du théâtre Italien et de l’Opéra, en vertu desquels il est défendu expressément sous peine d’énormes amendes à tous les chanteurs et à toutes les cantatrices attachés à ces deux entreprises de se faire entendre dans aucun concert[52].

Je ne prétends contester le droit d’user et d’abuser à personne, et moins encore à MM. les directeurs de théâtres qu’à tout autre. La raison et la logique de ces hauts personnages m’écraseraient net. Ainsi, bien loin de leur chercher querelle, je ne fais qu’exposer au grand jour la sagesse de leur règlement afin de remplir ma tâche qui est de donner au public connaissance de quelques-unes des tribulations et des entraves qui arrêtent les malheureux artistes fatalement prédestinés à donner concert.

De l’enseignement et de la critique

Ces deux choses se valent, elles sont presque également erronées, incomplètes, routinières ou niaises et risibles.

La dignité et les nombreux devoirs de l’enseignement et de la critique (qui n’est qu’un enseignement général) ne sont compris que d’un bien petit nombre. Pour la plupart des maîtres et des critiques de profession, ils n’ont guère souci de ce qu’ils font ou de ce qu’ils disent. Que leur importe l’art, son progrès et son agrandissement social : ces mots sonnent mal à leurs oreilles. Ils voudraient les rayer du dictionnaire. Avant tout ils sont hommes de métier et de marchandise. Et en les qualifiant de ce titre, nous croyons leur accorder plus qu’ils ne méritent, car, pour exercer un métier, pour pratiquer l’art de menuisier, de boulanger, de teinturier, il faut un apprentissage préalable, tandis que ces messieurs ne prennent que rarement cette précaution. Un bon tiers d’entre eux ne connaît qu’à peine les notes et les clefs : — ceux-là ne sont pas les moins influents. N’imaginez pas de demander aux autres s’ils ont jamais songé sérieusement à s’occuper de l’histoire ou de la philosophie de la musique, s’ils prennent la peine d’étudier les meilleurs auteurs, d’examiner et de comparer les méthodes d’enseignement, les partitions, les compositions marquantes, etc., etc. ; autant vaudrait leur demander des détails sur les habitants de la Lune. À quoi bon, vous répondront-ils, se tourmenter l’esprit de toutes ces choses vagues et contradictoires ; « nous n’avons besoin ni de science pour enseigner, ni de criterium pour critiquer ; — nous faisons de la critique et nous professons. Ne suffit-il pas d’avoir des oreilles pour juger et de manquer d’argent pour professer. »

Ainsi, le premier cuistre venu s’intitule professeur, du même droit à la vérité que tant de gagne-pain et de grippe-sous, ses honorables collègues. Quelques-uns de ces artistes cumulent les honoraires du professorat et du journalisme. Néanmoins le feuilleton se recrute plus habilement dans cette population d’incapacités spéciales, d’eunuques envieux ou oisifs, en gants jaunes ou sales, possédant des beaux tilburis ou battant impertinemment le pavé, population d’une haute importance, juge souverain du beau, du laid, du succès, de la chute et qu’on peut regarder et admirer, se promener elle-même, comme le grand roi, au foyer des Bouffes et de l’Opéra.

N’est-ce pas pitié que de voir une belle œuvre exposée aux bâillements ineptes, aux observations plaisantes et tranchantes de ces individus qui le lendemain octroyent leur ignorance et leur sotte partialité au public…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sans doute que des hommes d’un grand mérite professent et écrivent ; mais outre qu’ils sont excessivement rares, ce sont précisément eux que nous pourrions appeler en témoignage. Plus que nous encore ils sont convaincus et affligés du vide, des non-sens et des abus de l’enseignement et de la critique dans leur état présent.

Sans doute aussi que pour y remédier, (en partie du moins), il serait nécessaire que nul ne pût s’arroger le droit de professer et d’exercer publiquement les fonctions de critique sans avoir passé un examen préparatoire et obtenu un diplôme.

Mais je n’ose plus rien dire ni proposer à ce sujet, de peur de me brouiller tout à fait avec d’honorés collègues et d’attirer sur moi les vengeances implacables de la critiquaille et du feuilletonisme.

De la musique religieuse

« Il est triste partout de ne voir que le mal » et d’avoir sans cesse la plainte et le mécontentement à la bouche. Mais où aller et que faire pour échapper à cette nécessité de notre temps ?

Entendez-vous ce beuglement stupide qui retentit sous la voûte des cathédrales ? qu’est-ce que cela ? c’est le chant de louange et de bénédiction que l’épouse mystique adresse à Jésus-Christ, — c’est la psalmodie barbare, pesante, ignoble, des chantres de paroisse.

Que leurs voix sont fausses, rauques, abominables ; que cet accompagnement (à tort et à travers) de buccin et de basse ronflante est hideux et repoussant ; — ne dirait-on pas de monstrueux insectes bourdonnant dans un cadavre ?

Et l’orgue, — l’orgue, ce pape des instruments, cet Océan mystique qui naguère baignait si majestueusement l’autel du Christ, et y déposait avec ses flots d’harmonie les prières et les gémissements des siècles, — l’entendez-vous maintenant se prostituer à des airs de Vaudeville et même à des galops ?… Entendez-vous, au moment solennel où le prêtre élève l’hostie sainte, entendez-vous ce misérable organiste exécuter des variations sur Di piacer mi balza il cor ou Fra Diavolo.

Ô honte ! ô scandale ! quand cesserez-vous de vous renouveler chaque dimanche, chaque fête dans toutes les églises de Paris et dans toutes les villes des quatre-vingt-six départements de France ? Quand chassera-t-on du lieu saint ces bandes de gueulards ivres ?… Quand aurons-nous enfin de la musique religieuse ?

De la musique religieuse !… mais nous ne savons plus ce que c’est. Les grandes conceptions de ce genre des Palestrina, des Hændel, des Marcello, des Haydn, des Mozart, n’ont qu’à peine une existence de bibliothèque. Jamais ces chefs-d’œuvre ne soulèvent la poussière qui les recouvre ! Jamais leur verbe ne se fait chair, soit pour frapper de terreur et d’étonnement, soit pour enchanter religieusement la foule prosternée devant le saint des saints.

Ce n’est pas qu’on les oublie ou qu’on les méprise. Non, la raison de leur silence est plus grave, plus profonde. Nous ne savons plus ce que c’est que la musique religieuse ; et comment en serait-il autrement ?…

Le pouvoir spirituel du moyen âge[53], ce pouvoir si grandiose et souvent si bienfaisant au temps de ses splendeurs, semblable maintenant au roseau cassé, au lumignon qui fume à peine, n’a plus en lui la force de repousser de vigoureuses racines dans le sol, et d’illuminer cieux et terre par de flamboyantes et miraculeuses gerbes d’or. Depuis longtemps la direction du mouvement social lui a échappé. L’église catholique uniquement occupée à balbutier sa lettre morte et à prolonger dans l’aisance sa dégradante caducité, — ne sachant qu’exclure et anathématiser là où il faudrait bénir et encourager, — dépourvue du sentiment des besoins profonds qui travaillent les générations nouvelles, ne comprenant rien ni à la science ni à l’art, et n’ayant rien, ne pouvant rien, pour apaiser cette faim et cette soif de justice, de liberté et de charité qui nous tourmente, l’église catholique, telle quelle s’est faite, telle que la voilà souffletée à la fois sur les deux joues par les rois et les peuples, dans les antichambres et sur la place publique, cette église, disons-le sans détour, s’est entièrement aliéné le respect et l’amour de la société actuelle. Le peuple, l’art, la vie, se sont retirés d’elle ; et il semble que sa destinée soit de périr dans le délaissement et l’abandon[54] ! D’un autre côté le pouvoir temporel toujours plus ou moins ouvertement en état d’hostilité avec l’église, a définitivement divorcé avec elle en juillet. La royauté citoyenne et bourgeoise, économe, prudente par nature et par nécessité, forcée de défendre son terrain pied à pied, sans cesse chicanée, tracassée, harcelée de toute part, cette pauvre royauté n’a ni le temps ni la volonté de s’embarrasser des choses qui sont à la fois du domaine du culte et de l’art.

Au delà du Rhin, il est vrai, tous les principicules, ducs, grands-ducs, roitelets et potentats tiennent à honneur d’avoir une chapelle et des maîtres de chapelle[55]. Mais en France la loi étant athée, Sa Majesté Louis-Philippe qui ne va que peu ou point à la messe, a pensé avec raison qu’une chapelle était de trop, et que les musiciens devenaient des sinécuristes. Il s’est donc dépêché dès les premiers jours de son avènement au trône, de congédier aumôniers et artistes en signifiant à sa famille que désormais le plain-chant de Saint Roch était assez harmonieux pour elle.

Assurément, c’est la une de ces mille et une hontes de l’ordre de choses qui suffirait à elle seule pour soulever notre indignation. Mais une fois en train, le vandalisme bourgeois ne s’arrête pas en chemin ; il va vite en besogne. Les réformes économiques pleuvent de droite et de gauche. La dissolution de l’école Choron[56] suivit de près la dissolution de la chapelle. De peur d’être accusé de jésuitisme, on mit à la porte des Tuileries MM. Chérubini, Plantade, Lesueur, avec leurs messes, leur requiems, et cela fait, sans perdre de temps, on profita de l’occasion pour rayer de la liste civile la modique pension de l’institution de la rue de Vaugirard, dont l’utilité et les services étaient généralement appréciés, et qui, par suite de cette royale et pitoyable lésinerie, fut hors d’état de continuer ses travaux.

Au reste tout cela est bien conséquent et prouve jusqu’à l’évidence que les arts sont protégés et la situation des artistes grandement digne d’envie !

I

[57]Les dieux s’en vont, les rois s’en vont, mais Dieu reste et les peuples surgissent. Ne désespérons donc point de l’art.

D’après une loi adoptée par la Chambre des députés en 1834, la musique devra être enseignée prochainement dans les écoles. Nous nous félicitons de ce progrès, et nous l’acceptons comme gage d’un progrès plus vaste et dont l’influence sur les masses tiendra du prodige.

Nous voulons parler d’une régénération de la musique religieuse.

Quoique par ce mot on ne désigne ordinairement que la musique exécutée à l’église pendant les cérémonies du culte, je le prends ici dans sa plus large acception.

À l’époque où le culte exprimait et satisfaisait à la fois les croyances, les besoins et les sympathies des peuples, alors que les hommes et les femmes cherchaient et trouvaient à l’église un autel pour s’agenouiller, une chaire pour nourrir leurs esprits et un spectacle qui récréait et exaltait saintement leurs sens, la musique religieuse n’avait qu’à se renfermer dans la mystérieuse enceinte et pouvait se contenter de servir d’accompagnement aux magnificences de la liturgie catholique.

Aujourd’hui que l’autel craque et chancelle, aujourd’hui que la chaire et les cérémonies religieuses sont devenues matières à doute et à raillerie, il faut nécessairement que l’art sorte du temple, qu’il s’étende et accomplisse au dehors ses larges évolutions.

Comme autrefois, et plus même, la musique doit s’enquérir du peuple et de Dieu, aller de l’un à l’autre ; améliorer, moraliser, consoler l’homme, bénir et glorifier Dieu.

Or, pour cela faire, la création d’une musique nouvelle est imminente, essentiellement religieuse, forte et agissante, cette musique qu’à défaut d’autre nom nous appellerons humanitaire résumera dans de colossales proportions le théâtre et l’église. Elle sera à la fois dramatique et sacrée, pompeuse et simple, pathétique et grave, ardente et échevelée, tempétueuse et calme, sereine et tendre.

La Marseillaise qui mieux que les récits fabuleux des Hindous, des Chinois et des Grecs, nous a prouvé la puissance de la musique, la Marseillaise et les beaux chants de la Révolution, en ont été les terribles et glorieux préambules.

Oui, n’en doutons pas, bientôt nous entendrons éclater dans les champs, les hameaux, les villages, les faubourgs, les ateliers et dans les villes, des chants, des cantiques, des airs, des hymnes nationaux, moraux, politiques, religieux, faits pour le peuple, enseignés au peuple, chantés par les laboureurs, les artisans, les ouvriers, les garçons et les filles, les hommes et les femmes du peuple.

Tous les grands artistes, poètes et musiciens, fourniront leur contingent à ce répertoire populaire incessamment renouvelé. L’état décernera des honneurs, des récompenses publiques, à ceux qui auront été comme nous[58] trois fois aux concours généraux ; et toutes les classes enfin, se confondront dans un sentiment commun, religieux, grandiose et sublime.

Ce sera le fiat lux de l’art.

Vienne, vienne donc une ère glorieuse où l’art se complète et se développe à la fois sous toutes ses faces, et s’élève au plus haut degré en unissant fraternellement les hommes dans de ravissantes merveilles. Vienne le temps où l’inspirateur ne sera plus pour l’artiste cette eau amère et fugitive qu’il trouve à grand peine, après avoir creusé dans un sable stérile, mais où elle s’épanchera comme une source inépuisable et vivifiante. Vienne, oh ! vienne l’heure de délivrance où le poète et le musicien ne diront plus « le public » mais « le peuple et Dieu[59] ».

[60]Résumons ce qui a été dit précédemment.

Au point de vue où nous nous sommes placés (et il est superflu de dire que ce n’est point par caprice que nous l’avons choisi mais uniquement pour le besoin de nous élever à la plus complète intelligence des faits) nous avons remarqué de toute part :

Souffrances, abaissement, amertumes, misère, solitude et persécution,

pour l’artiste ;

Entraves, exploitation, réformes économiques, établissements incomplets ou vicieux, baillons et menottes,

pour l’art ;

De toutes parts aussi, dans toutes les classes de musiciens exécutants, professeurs ou compositeurs, nous avons entendu des plaintes, des palinodies, des paroles de mécontentement et de colère, des vœux de changement ou de réforme, des aspirations vers un avenir plus large, plus satisfaisant ; aspirations confuses et contradictoires parfois, mais qui accusent toujours la fermentation du levain nouveau.

Plus ou moins ouvertement, plus ou moins profondément, tous souffrent.

Que ce soit dans leur contact avec leur public ou avec la société ; que ce soit de par MM. les directeurs de théâtre, MM. les critiques-feuilletonistes, MM. les employés au ministère, MM. les marchands de musique, etc., etc. ; que ce soit, en un mot, dans leurs rapports civils, politiques et religieux, ou dans leurs relations mutuelles : — rapports dépourvus de sanction, — relations sans lien véritable, n’importe. Tous souffrent et, beaucoup d’entre eux sentent qu’ils souffrent… illégitimement, iniquement d’ordinaire ; mais souvent aussi par suite de torts réels, à cause de leur isolement, de leur égoïsme et de leur manque de foi.

Schiller a dit quelque part : « Toutes les fois que l’art s’est perdu, ç’a été par la faute des artistes. »

Ne pourrait-on pas ajouter : Toutes les fois aussi que les artistes, au lieu de s’unir, soit pour résister aux oppressions et aux exigences mauvaises, soit pour marcher de concert au but qui leur est providentiellement désigné, — se divisent, repoussent la conscience de leur dignité, et subissent une à une, jour par jour, toutes les conséquences d’une subalternité tacitement acceptée, il y a certainement beaucoup de leur faute… Mais n’anticipons pas sur des choses qui trouveront leur place ailleurs.

Encore une fois, nous le répétons, la situation des artistes, leur condition dans la société, ce qu’ils sont, ce qu’ils devront être, dans la cité, le temple, la salle de concert ou de spectacle, toutes ces questions complexes que nous avons pris à tâche d’entamer, sont à la fois d’une haute importance et d’une extrême délicatesse ; elles tiennent indissolublement aux problèmes les plus ardus. Pour ne les ébaucher que d’une manière spéciale et imparfaite ; il nous a fallu un assez douloureux noviciat pratique et de nombreuses réflexions.

Après nous être rassasiés de dégoût dans l’étude des faits et détails contemporains[61], nous avons remonté successivement tous les échelons historiques pour nous abreuver enfin à la source éternellement féconde et vivifiante des traditions. En contemplant les magnifiques destinées que le génie de l’antiquité assignait à la musique, en évoquant les législateurs et les philosophes illustres qui instruisirent les peuples au sonde la lyre, nous nous sommes demandé « quelle pouvait être la cause de cette déchéance, de cette abdication sociale de la musique moderne, et comment ceux qui étaient les premiers avaient consenti à se faire les derniers ?… »

Puis, au fur et à mesure que nous examinions plus attentivement, dans leurs principes et leurs résultats, les évolutions diverses, les développements graduels de l’art, cette chose éternelle ; à mesure que nous pénétrions plus avant dans l’intimité des rapports de la musique avec la poésie, la religion, le cœur humain, l’homme tout entier, corps et âme, ses mystères et sa valeur effective se révélèrent en même temps à nous ; —

Et désormais notre foi se retrempant,

Dans la certitude des convictions que nous avons acquises, nous crions sans relâche qu’une grande œuvre, qu’une grande mission religieuse et sociale est imposée aux artistes.

Or, afin qu’on ne nous reproche pas d’employer ces mots au hasard, dans un sens vague ou indéterminé, — pour traduire d’ailleurs d’une manière efficace les sympathies générales que le parallélisme ininterrompu du progrès de l’art et du progrès moral et intellectuel des artistes ne fait qu’accroître et rendre chaque jour plus vives ; — pour aider enfin de notre mieux la réalisation de cet avenir que tous pressentent, que tous veulent, nous appelons tous les musiciens, tous ceux qui ont un sentiment large et profond de l’art, à établir entre eux un lien commun, fraternel, religieux, à instaurer une société universelle, ayant pour but :

1o De provoquer, d’encourager et d’activer le mouvement ascendant, l’extension et le développement indéfini de la musique.

2o D’élever et d’ennoblir la condition des artistes, en remédiant aux abus, aux injustices qui les frappent, et en déterminant les mesures nécessaires dans l’intérêt de leur dignité.

Au nom de tous les musiciens, au nom de l’art et du progrès social, nous demandons, nous réclamons : premièrement la fondation d’un concours quinquennal de musique religieuse, dramatique et symphonique. Les meilleures compositions dans ces trois genres devront être solennellement exécutées pendant un mois au Louvre, et ensuite acquises et publiées aux frais du gouvernement.

En d’autres termes, — la fondation d’un nouveau musée.

Secondement, l’introduction de l’enseignement musical dans les écoles primaires ;

Sa propagation dans d’autres écoles, — et à cette occasion la création d’une nouvelle musique religieuse[62].

Troisièmement, la réorganisation de la chapelle et la réforme du plain-chant dans toutes nos églises de Paris et des départements.

Quatrièmement, des assemblées générales des sociétés philharmoniques, à l’instar des grandes fêtes musicales de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Cinquièmement, au théâtre lyrique ;

Des concerts ;

Des séances de musique de Camera ;

Organisés sur le plan que nous avons indiqué dans l’article précédent au sujet du Conservatoire ;

Sixièmement, une école progressive

De musique, fondée en dehors du Conservatoire par des artistes éminents ; école dont les ramifications s’étendront dans les principales villes de province.

Septièmement, une chaire d’histoire et de philosophie de la musique.

Huitièmement, la publication à bon marché des œuvres les plus remarquables de tous les compositeurs anciens et modernes, depuis la Renaissance de la musique jusqu’à nos jours.

Embrassant dans son entier le développement de l’art, partant de la chanson populaire, pour arriver graduellement, et selon l’ordre historique, à la symphonie avec chœurs de Beethoven, cette publication pourrait prendre le titre de panthéon musical.

Les biographies, dissertations, commentaires et notes explicatives, qui devront l’accompagner, formeront une véritable encyclopédie de la musique.

Tel est le programme que nous exposons sommairement (en nous réservant d’y revenir avec plus de détails) à tous ceux qui s’intéressent à l’art en France.

Nous croyons connaître trop à fond la situation des choses pour admettre de prétendues impossibilités d’exécution, qu’à tout hasard quelques personnes objecteront peut-être.

Encore quelques mots sur la subalternité des musiciens[63]

Après avoir fait, autant que possible, mon profit personnel des excellents conseils de M. Germanus Lepic, que je remercie sincèrement de me devancer dans la question « délicate et douloureuse de l’éducation des musiciens » il me sera permis, j’espère, d’ajouter quelques mots de justification à ce qui a été dit précédemment.

Les cinq ou six articles sur la situation des artistes, que M. Germanus a la bonté de rappeler, et aux intentions desquels je me félicite de le voir « s’unir complètement, quelles que soient les divergences du point de vue », ces articles ont eu avant tout le tort de paraître isolément, par fragments et à de longs intervalles. Quelques-uns mêmes m’ont été pour ainsi dire dérobés par notre gérant commun, dont l’infatigable activité suffit à tout, avant que j’aie eu le temps de les revoir et d’y faire les corrections et retranchements nécessaires. En outre, de nombreuses fautes d’impression (trop considérables pour être énumérées maintenant) s’y sont glissées. Néanmoins, malgré ces inconvénients extrinsèques et leurs défauts intrinsèques, il me paraissait que les objections principales avaient été franchement abordées et suffisamment discutées ; et n’était ce M. Germanus, que je n’aurais garde de confondre avec « certains artisans, écrivailleurs impotents » vis-à-vis desquels je suis coupable d’une grande maladresse, celle de les avoir nommés et combattus, n’était ce M. Germanus Lepic, qui reproduit, sans s’en douter probablement, tout ou partie des argumentations infailliblement concluantes dont je me croyais déjà sorti sain et sauf en mainte occasion de polémique verbale, — j’avoue que je croirais superflu de ressasser de nouveau en d’autres termes, les mêmes idées.

Mais puisque le gant est jeté, et cela d’une manière tout à fait courtoise, je dirais volontiers fraternelle, si j’avais l’honneur de connaître personnellement mon antagoniste, nous entrerons encore une fois en lice. Or donc, voyons et examinons.

Pour commencer, M. Germanus nie purement et simplement qu’il y ait subalternité pour les musiciens. « Cette subalternité, dit-il, n’existe qu’à l’égard des hommes et non de la profession. » On avoue donc qu’elle existe à l’égard des hommes ! — reste à savoir si c’est à l’égard de la majorité ou de la minorité —. Question de chiffres que mon honorable confrère qui dit avoir l’habitude de procéder mathématiquement, « en partant du connu pour arriver à l’inconnu », pourra facilement résoudre.

Je ferai observer d’ailleurs qu’il ne m’est jamais arrivé en aucune façon d’accuser la société de détenir la classe artiste en état de subalternité. Loin de là, toutes les fois qu’il y a eu lieu, je ne me suis guère fait faute d’articuler clairement et nettement cette vérité évidente : — qu’il est impossible d’apprécier équitablement la situation actuelle des musiciens à moins d’en considérer les caractères généraux, (et dans leur énumération j’ai placé en première ligne la subalternité) d’un double point de vue ; comme causes et effets, principes et conséquences, — résultats nécessaires de leur action et de la réaction sociale. M. Germanus qui déplore avec tant d’esprit et déraison le manque d’éducation « d’une bonne moitié » — disons plus exactement des deux tiers et même des trois quarts d’entre nous, comprendra sans peine, combien il serait miraculeux que des individus qui, en fait de littérature, se nourrissent des œuvres complètes de M. Paul de Kock, et auxquels une demi-douzaine d’articles du Dictionnaire philosophique de Voltaire tiennent lieu de Credo, exerçassent avec dignité un ministère social quelconque.

Or nous le demandons, est-ce la majorité ou la minorité des musiciens qui se trouve à ce point ?…

Que M. Lepic ne s’imagine pas que certains aperçus m’aient échappé — qu’il ne s’étonne point de ne les rencontrer en aucun endroit des articles précédents. Ces aperçus sont beaucoup plus vagues et imaginaires que les maux avec lesquels il me reproche de sympathiser, et je serais pour ma part bien plus en droit de m’étonner de ce qu’au lieu de reproduire et de discuter la question dans ses termes généraux et essentiels, il l’ait tronquée et rapetissée (par inadvertance sans doute) au point de la fausser presque entièrement. Tout en partageant cette opinion de mon honorable collègue « que dans les questions de sociabilité comme dans les mathématiques, il faut partir du connu pour arriver à l’inconnu », il me paraît cependant prudent de partir d’ordinaire de tout le connu et non seulement d’une fraction, ce qui n’est ni précisément mathématique ni tout à fait logique, quoique cela puisse arriver de temps à autre.

Mais continuons de citer :

« Et à quelle époque grand Dieu ! s’écrie M. Germanus, l’art a-t-il été plus honoré dans la personne de ses représentants qu’il l’est aujourd’hui ? Mais l’art est le seul pouvoir qu’on ne discute pas en ce moment sur la terre, la seule puissance dont la légitimité ne soit point contestée, le seul Dieu qui ne soit point blasphémé même par les indifférents ! Cette idole, l’utilité, dont la masse vulgaire entoure les autels, n’est encensée que pendant une époque plus ou moins longue de la vie de chacun, mais nul ne songe à en faire un Dieu réel ; on ne s’en sert au fond que comme moyen. En d’autres termes, et pour parler le langage positif, l’homme de bourse qui ne songe qu’à gagner des millions, ne s’enfonce pourtant dans ce sale bourbier que pour jouir le reste de ses jours, pour goûter paisiblement et sans fatigue les plaisirs que lui promettent les arts qu’il peut apprécier… »

J’ai été loyalement au devant de ces objections, qui à vrai dire ne sont que paralogisme et pléonasme. Il serait absurde et niais de révoquer en doute aujourd’hui le développement si remarquable de l’élément musical. On ne doit donc nullement me savoir gré d’avoir tenu compte « des diverses améliorations dans la condition des artistes, — de la position brillante que plusieurs d’entre eux ont acquise, — du pied d’égalité qui s’établit insensiblement entre l’aristocratie de la naissance, l’aristocratie de la fortune et celle de l’intelligence[64]. » Seulement il me semble avoir tenu aussi un langage très positif, en signalant les nombreux obstacles qui entravent la carrière des musiciens, les déplorables lacunes de nos institutions musicales, la lésinerie des gouvernements, le pauvre état de la critique et de l’enseignement.

Du reste M. Germanus Lepic convient que dans tout ce que je viens de citer il a placé son thème dans la condition la plus mauvaise.

Aussi, quittant promptement « la région où l’air est le plus épais, celle où l’orgueil des richesses, joint à une ignorance trop fréquente, pourrait blesser le plus souvent la délicate sensibilité des artistes », il se demande quels arguments il ne trouverait pas, « en remontant dans l’ordre social, tous les degrés de l’intelligence, jusqu’à ceux où l’amour de l’art embrase tout autant que les artistes, les amateurs qu’il unit avec eux d’une affection toute fraternelle ? »

Je regrette vivement que mon adversaire ait négligé de rechercher les arguments, en remontant ainsi dans l’ordre social tous les degrés de l’intelligence. Il eût pu nous intéresser beaucoup en nous parlant de la correspondance de Gœthe avec Zelter, de l’intimité de MM. Rossini et Aguado, des rapports de bienveillance qui existaient entre le général Lafayette et Mme Malibran. Il eût put aussi vous citer au nombre des amateurs qu’un lien fraternel unit aux artistes MM. Meyerbeer, Onslow, Mendelssohn, Hiller, Thalberg, — Mmes les comtesses Rossi et de Spaar. À la vérité ces arguments auraient eu le tort de prouver une chose incontestée, et par conséquent en dehors de la question ; pourtant ils seraient peut-être de meilleur aloi que celui-ci, tout à fait ad hominem, dont M. Germanus m’accable si impitoyablement : « Vous avez été adulé, gâté par le monde, vous n’êtes donc pas fondé à vous en plaindre ! »

Certes il y aurait une étrange ingratitude de ma part à méconnaître la flatteuse bienveillance dont on a usé à mon égard. Toutefois puisque mon honorable collègue m’interpelle aussi directement, je ne cacherai pas que souvent, soit dans des concerts publics ou particuliers, soit dans des réunions où je me trouvais admis exceptionnellement, quoique artiste, j’ai ressenti douloureusement ma solitude et la subalternité du musicien. Souvent, en m’apercevant de l’inepte silence qui suivait l’exécution des plus belles œuvres de Beethoven, de Mozart, de Schubert, et en observant d’autre part les bruyants transports qu’excitaient de misérables bagatelles, j’ai gémi et désespéré. Bien souvent aussi, entouré de femmes brillamment parées et de fashionables qui tranchaient à l’envi en moins de cinq minutes les questions d’esthétique les plus ardues, rabaissant et critiquant dédaigneusement les mérites éminents, exaltant ceux de bas étage, — bien souvent, après de vives discussions, j’ai été conduit de réflexion en réflexion à me demander si, en effet, l’artiste était autre chose qu’un amusoir assez agréable dans un salon ? s’il devait réellement prétendre à ce que sa voix réveillât quelque sympathie puissante, quelque émotion profonde dans le cœur de ses auditeurs indifférents, ou bien si toute la sensation qu’il pouvait faire se bornait au plaisir sensuel et à l’appréciation plus ou moins experte des tours d’adresse ? si enfin, comme je l’avais rêvé, l’art est cette universelle communion du vrai et du beau, ou simplement un mets savoureux et épicé, avidement recherché par les privilégiés de la fortune ?… et un doute amer s’emparait de moi…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« On sait, reprend M. Lepic, ce qu’étaient les musiciens dans l’ancien régime : de braves gens joyeux, ayant le diable au corps, disait-on, et invariablement ivrognes, disait-on aussi. Souvenez-vous qu’on disait presque la même chose des poètes. Ces deux classes d’hommes étaient chargées, à peu près au même degré, d’amuser les réunions et les soupers de la gent opulente et nobiliaire. Qui réclame aujourd’hui contre la subalternité des poètes ? Y a-t-il plus sujet de réclamer contre la subalternité des musiciens ? »

Mon adversaire ne le croit pas ; mais croit-il vraiment à un parallélisme exact dans la position sociale des poètes et des musiciens ? La supériorité d’éducation (pour ne placer mon thème que dans les conditions déterminées par M. Germanus) n’est-elle pas évidente chez les premiers ? et cette supériorité d’éducation, lorsqu’elle est jointe à la supériorité du talent et du génie, ne conduit-elle pas infailliblement au premier des pouvoirs, le pouvoir moral ? N’y a-t-il pas, d’ailleurs, dans la société présente une tout autre place pour la poésie que pour la musique ?…

Populaire et politique dans les chansons de Bérenger, révolutionnaire dans les Iambes et Némésis, religieuse et infinie avec Lamartine, immense et toute puissante par Victor Hugo, la poésie, à notre époque, soulève tous les problèmes, discute toutes les questions, remue toutes les passions, tous les intérêts, attaque et défend toutes les causes, et ainsi domine et régente les choses et les hommes, tandis que partout dans les collèges, les écoles, ses chefs-d’œuvre sont traduits, commentés, analysés ; son histoire enseignée et étudiée en même temps que les sciences et les langues mortes ; la musique, cette science des sciences, cette langue éternellement vivante, obtient à peine de la libéralité du gouvernement de quoi entretenir une sorte d’hospice prétendu conservateur. — Au moment où toutes les grandes villes des départements, Lyon, Rouen, Marseille, même Saint-Malo, créent, à l’imitation de la capitale, des Revues, des publications périodiques, où la poésie et la critique littéraire ont leur large part, la Gazette musicale est maintenant en France le seul journal où il soit sérieusement question de musique. En résumé donc, (sans récapituler ici un à un les faits et les raisonnements amplement développés ailleurs) ne serions-nous pas fondés à dire que la situation des poètes et des musiciens n’est pas absolument identique ? — et pour nous servir des expressions de M. Germanus, le rapport des musiciens avec les poètes n’est-il pas celui « des derniers venus aux aînés » ?.

Sans doute la poésie n’a pas atteint son dernier terme de puissance, elle ne pénètre, elle n’étreint pas religieusement encore tout le corps social ; mais peut-être aussi, nous le croyons fermement du moins, la musique et la poésie devront-elles s’unir de plus en plus intimement, pour prendre possession l’une et l’autre du vaste héritage qui leur est providentiellement assigné.

Or, si je ne me trompe, le problème dont M. Lepic n’a entrevu qu’un côté doit maintenant être ainsi posé : — La subalternité comme la suprématie étant de deux sortes, ou politique ou religieuse, reste à déterminer quelle est l’influence, l’action, le pouvoir de l’art et des artistes dans les deux ordres. — Et si, l’ayant résolu, M. Germanus veut bien se donner la peine de passer, par voie d’induction, à cet autre problème (en partant toujours du connu pour arriver à l’inconnu, suivant sa méthode accoutumée). — Quels devront être d’après l’ensemble des faits observés, les accroissements de leur influence, les développements de leur action, les modifications et les transformations de leur pouvoir ? Je ne doute aucunement que ses conclusions ne soient parfaitement analogues à celles que j’ai déjà tirées, et que nous ne nous rencontrions dans l’espoir commun de cet avenir « si séduisant du perfectionnement humanitaire » dont il se défie à tort.

Au surplus, il ne saurait jamais y avoir guerre entre lui et moi, quoiqu’il me semble avoir démontré que sa prétendue démonstration reste encore à démontrer ; je n’en apprécie pas moins toutes les qualités de style et d’observation qui distinguent son talent plein de sève, et je ne pourrais mieux terminer qu’en félicitant la Gazette musicale d’avoir associé le nom de M. Germanus Lepic à tant de noms éminents qui, figurant comme collaborateurs en tête de ses colonnes, protègent ainsi mon humble subalternité.


  1. Gazette musicale de Paris, 3 mai 1835.
  2. On reconnaît ici l’idée favorite des philosophes romantiques ou contemporains du romantisme : le système de Saint-Simon et celui de Lamennais, avant le positivisme d’Auguste Comte, prétendant être chacun une de ces « grandes synthèses religieuses et philosophiques ».
  3. Montaigne.
  4. Cf. l’avant-propos du poème symphonique Prométhée ; on voit que le mythe de Prométhée et son caractère symbolique frappèrent Liszt de bonne heure.
  5. 10 mai 1835.
  6. On remarquera dans tout ce développement plus d’une idée et plus d’une expression qui tout ensemble rappellent le Saint-Simonisme et paraissent annoncer le positivisme.
  7. On se tromperait étrangement en me supposant l’intention de vouloir établir historiquement la déchéance des artistes ; cette opinion erronée répugne fortement à toutes mes sympathies et ne me semble d’ailleurs guère plus soutenable. Dans tout ce qui vient d’être dit, je crois avoir pris la question plus avant et plus haut, et ceux qui se placeront à ce même point de vue sentiront, comme moi, l’inconsistance de plusieurs objections tout au moins naïves. Un critique distingué, M. Joseph d’Ortigue, à la fin de sa brochure De la guerre des Dilettanti, nous promet d’approfondir dans un ouvrage spécial et de longue haleine la grave question de l’art et des artistes dans les sociétés anciennes et modernes. Une palingénésie musicale du même auteur a été plusieurs fois annoncée ; nous désirons virement que cette importante publication ne soit pas retardée. (Note de Liszt.)
  8. 17 mai 1835.
  9. On sait que Mozart, au service du prince évéquede Salzbourg, prenait ses repas à la table des domestiques.
  10. Ce n’est d’ailleurs pas dans la Kothgasse mais dans la maison dite Schwarzspanierhaus, que Beethoven mourut.
  11. Dans ces considérations sur la valeur religieuse et sociale de l’art, sur le caractère sacerdotal de la vocation et, pour ainsi dire, de la « mission » artistique, l’influence de Lamennais prend le pas, chez Liszt, sur celle de Saint-Simon.
  12. 26 juillet 1835. Article daté de Constance.
  13. La Rochefoucauld (note de Liszt).
  14. La cause, M. de Vigny l’a dit dans sa belle préface de Chatterton, « c’est le martyre perpétuel et la perpétuelle immolation de l’artiste. La cause ?… c’est le droit qu’il aurait de vivre. La cause ?… c’est le pain qu’on ne lui donne pas. » La cause, enfin ?… c’est la dignité morale, la réhabilitation spirituelle, la consécration sociale et religieuse de l’art et des artistes, dont la mission est d’exprimer, de manifester, d’élever et de diviniser en quelque sorte le sentiment humanitaire sous tous ses aspects. Aussi un prédicateur-poète a pu dire légitimement ces paroles mémorables : « La régénération de l’art, c’est une régénération sociale » (note de Liszt). Le prédicateur poète est Lamennais.
  15. Terrible il faut ! dit quelque part Bossuet (note de Liszt).
  16. Bacon (note de Liszt).
  17. Lamennais (id.).
  18. Werner (id.).
  19. Ce mot, si je ne me trompe, est de M. Royer-Collard (note de Liszt).
  20. Il n’est pas nécessaire de rappeler que je n’ai à parler ici que des musiciens, quoique je ne doute nullement que la situation des peintres, des poètes, des architectes, etc., n’offre une multitude d’analogies et de termes de rapport (note de Liszt).
  21. La multitude d’obstacles qui s’opposent à l’organisation matérielle d’un concert, et la misère des recettes ordinaires, font que la plupart des artistes renoncent à l’entreprise (note de Liszt).
  22. Je me plais à rappeler ici cette épithète jointe au nom de mon ami dans un article du dernier numéro de la Revue des Deux Mondes, signé par une femme célèbre, G. Sand (note de Liszt).
  23. Directeur de l’Opéra, qui était alors situé rue Lepelletier.
  24. Voyez sa biographie par J. d’Ortigue, dans la Revue de Paris (note de Liszt).
  25. Expression dont Berlioz s’est servi dans un récent article de la Gazette musicale (note de Liszt).
  26. Directeur du Théâtre Italien.
  27. Voyez les feuilletons des journaux, surtout à l’approche de la saison des Bouffes (note de Liszt).
  28. Fabricants de contredanses et de quadrilles.
  29. Heinrich Heine. — On s’étonnera de voir Liszt, hongrois, se dire compatriote de Heine, hambourgeois. Mais à cette époque le terme d’Allemagne du Sud comprenait toute la monarchie austro-hongroise, transleithane et cisleithane.
  30. Il existe en Angleterre une très belle institution ayant pour but spécial de distribuer des secours honorables aux musiciens infirmes et pauvres. Je serais heureux de voir une fondation pareille se constituer à Paris (note de Liszt).
  31. C’est ainsi que Mirabeau l’appelait par dérision (note de Liszt).
  32. À condition que ce soient des Lamennais (note de Liszt).
  33. « Ce qui doit être ne peut manquer. » Inscription du château de Coarage, où fut élevé Henri IV (note de Liszt).
  34. 30 août 1835.
  35. Celle de Dijon, en 1750.
  36. Louis-Philippe.
  37. Mon intention n’est point de transcrire ici les belles phrases de M. Fulchiron et consorts, mais je regrette que le cadre trop étroit de ces articles ne me permette pas de citer plusieurs passages d’auteurs contemporains qui jettent une vive lumière sur l’avenir de notre cause. MM. Ballanche, Lamartine et Victor Hugo surtout, ont admirablement compris et prophétisé la grandeur sociale de l’art, « cette noble couronne du génie plébéien ». D’autres hommes moins célèbres, en suivant l’impulsion générale, ont aussi apporté leur tribut de savoir et de sympathie. Au nombre de ces derniers, je rappellerai encore M. d’Ortigues, qui, dans son roman de la Sainte-Baume, a consacré un chapitre fort remarquable au développement des doctrines de Lamennais dans leur rapport avec les arts. « Il existe, dit-il, des esprits ardents, tourmentés du besoin d’aimer quelque chose et d’y croire ; pour ceux-là, l’art est un culte. Il faut prendre ici l’art dans son acception la plus vaste, à savoir toute manifestation de la pensée humaine, toute expression de l’homme sous quelque forme qu’elle se présente. Ces esprits dont il est question ont foi en l’art, foi individuelle, foi qui manque de logique, de base rationnelle, mais foi sincère d’instinct, d’enthousiasme, foi presque involontaire, qui est la première condition à laquelle se révèle le génie. Pour ce qui est du reste des intelligences, l’art est encore ce qui réveille les sympathies les plus générales. Qui sait s’il ne contribuera pas puissamment à ramener aux croyances ? Si, lassés de leur isolement et de leurs systèmes, les hommes trouvant dans l’art une tente pacifique, ouverte à toutes ces intelligences fatiguées ou désenchantées d’elles-mêmes, ne viendront pas se réunir dans son sein ?… Si, commençant à rentrer par lui dans une société véritable, qu’ils sentiront le besoin d’agrandir et d’élever, ils ne redemanderont pas enfin à la religion, qui seule possède le lien social suprême, un nouveau germe d’union d’où sortira l’arbre de vie, à l’ombre duquel l’humanité doit un jour se reposer ?… » (Note de Liszt).
  38. Adam Liszt, le père de Franz, était intendant du prince Esterhazy. Bon musicien, il avait été le premier maître de son fils. Il mourut presque subitement, à Boulogne-sur-Mer, en 1827.
  39. Sic. La hardiesse de Liszt à fabriquer des néologismes que des mots français rendent à la fois superflus et barbares, nous rappelle de temps à autre que notre langue n’était point sa langue maternelle…
  40. La famille Érard (note de Liszt).
  41. Le Conservatoire fut fondé en 1793 (id.).
  42. Je ferai remarquer que la plupart des élèves du Conservatoire, vu le peu de durée des leçons qu’ils reçoivent dans l’établissement, sont obligés de prendre des leçons particulières en payant. Il leur est absolument défendu de choisir un autre professeur que celui de la classe dont ils font partie (note de Liszt).
  43. Et en ce genre de musique nous sommes plus riches qu’on ne le pense : Mozart, Beethoven, Weber, Schubert, etc., etc., ont composé des solos, des sonates, des fantaisies, des duos, des trios, des quatuors, etc., qui pour la vigueur du dessin, la richesse et la magie du style, ne le cèdent guère à leurs œuvres les plus renommées (note de Liszt).
  44. La France départementale contenait dernièrement un article sur les théâtres, que d’autres journaux politiques ont cité par fragments, et dont la conclusion était, qu’il devenait urgent d’augmenter la subvention de l’Opéra-Comique. Les raisons alléguées en faveur de cette opinion, nous semblent parfaitement valides. (Note de Liszt.)
  45. L’Opéra s’éloigne de plus en plus de son but lyrique ; les machines, les décors, les costumes et le ballet tendent à absorber presqu’entièrement la musique. « On voudrait bien se passer de moi, disait Meyerbeer, la musique n’est qu’un hors-d’œuvre », au pachalick de la rue Lepelletier.

    M. Fétis, dans un excellent feuilleton du Temps, a fait ressortir la proche parenté et quantité de points de ressemblance entre le Cirque-Olympique et l’Académie royale de musique. (Note de Liszt.)

  46. À moins de s’y prendre à la façon d’un artiste célèbre qui parcourut toutes les villes de l’Europe et y donna des concerts ainsi composés : 1o Ouverture (on ne l’exécutait pas faute de musiciens) ; 2o Concerto composé et exécuté par M*** ; 3o Morceau de chant par le même ; 4o Fantaisie brillante sur des airs favoris, composée et exécutée par le même ; 5o Morceau d’harmonie (le manque total d’instruments à vent forçait nécessairement à s’en passer) ; 6o Romances et Nocturnes chantées par le même. (Note de Liszt.)
  47. Pleyel (1757-1831).
  48. Jarnowick (Giovanni Mane Giornovichj, dit), violoniste, (1745-1804).
  49. Opéra de Mercadante (1795-1870).
  50. Henri Herz (1806-1888).
  51. On sait que cette salle est la seule convenable pour les concerts d’un certain ordre. Ni la salle Cléry, louée d’abord par l’abbé Châtel et tombée depuis entre les mains des commissaires-priseurs, ni celle du Vauxhalle que son éloignement et les destinations successives qu’elle a subies ont fait oublier aux dilettanti, ni même celle de l’Hôtel de Ville, à la vérité très favorable à la musique et libéralement accordée par M. le Préfet, ne remplissent les conditions voulues. (Note de Liszt.) La salle des Menus-Plaisirs n’est autre que celle du Conservatoire.
  52. On sait encore que tous les chanteurs, toutes les cantatrices de talent sont sous la tutelle de MM. Véron et Robert et que par conséquent, interdire aux artistes de l’Opéra et des Italiens de chanter ailleurs qu’au théâtre, c’est détruire ridiculement la partie vocale des concerts. Nous concevons à peine que les artistes remarquables auxquels il appartiendrait de faire la loi à l’entrepreneur se soient ainsi laissé lier pieds et poings par un règlement qui les sépare de leurs frères et leur défend tout échange de services d’amitié. (id.)
  53. Cf. Auguste Comte.
  54. Cette diatribe contre l’église catholique est certainement inspirée à Liszt par l’excommunication de Lamennais.
  55. Spohr et Hummel sont attachés en cette qualité, le premier à la cour de Hesse, le second à celle de Saxe-Weymar, Haydn dirigeait la chapelle du prince Esterhazy. (Note de Liszt.)
  56. Choron (1772-1834) avait fondé une Institution royale du musique classique et religieuse, subventionnée de 1824 à 1830 par le gouvernement de Charles X et qui survécut peu à la révolution de Juillet.
  57. Les lignes suivantes sont extraites d’un long article fait en 1834, dans le but de démontrer la nécessité d’ouvrir un concours pour la composition poétique et musicale des airs, cantiques, chants et hymnes nationaux, moraux, politiques et religieux qui devront être enseignés dans les écoles. Cet article, oublié depuis, pourra peut-être, en temps et lieux, se transformer en pétition. (Note de Liszt.)
  58. Sic dans le texte : il faut lire sans doute : « couronnés trois fois. »
  59. L’inspiration lamennaisienne est trop sensible dans ce dernier fragment pour qu’il y ait besoin de faire plus que de la signaler.
  60. Revue et Gazette musicale, du 11 octobre 1835.
  61. Et à cet égard nous croyons n’avoir fait aucune omission de quelque importance. Au besoin, nous pourrions citer une foule de noms propres et de faits correspondants, mais on comprendra facilement pourquoi nous nous en abstenons. (Note de Liszt.)
  62. J’ai dit plus haut ce que sera cette musique. (Note de Liszt.)
  63. Les articles que l’on vient de lire provoquèrent, dans les colonnes mêmes de la Gazette musicale, une série de répliques qui parurent les 18 et 25 octobre 1835, sous le titre de : De l’éducation des musiciens et De l’éducation des compositeurs de musique, et sous le pseudonyme de Germanus Lepic. Par les réponses de Liszt, on connaîtra les objections que lui adressait l’auteur de ces deux articles : la réponse de Liszt est du 15 novembre 1835.
  64. Voyez les articles précédents. (Note de Liszt.)