Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (11)

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Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 257-267).

XI[1]

À M. HECTOR BERLIOZ

San Rossore, 2 octobre 1839.

S’il est un lieu au monde où le bruit extérieur des choses ne pénètre point, s’il est une solitude que les vaines disputes et les puériles ambitions ne sauraient troubler, c’est, à coup sûr, le lieu d’où j’écris, c’est la solitude où je me suis arrêté pour dire un dernier adieu à l’Italie, pour jouir une dernière fois de l’ineffable beauté de cette terre aimée du jour.

En sortant de Pise par la porte des Cascines, après avoir longé la verte pelouse où se trouvent réunis comme par enchantement quatre monuments superbes des temps qui ne sont plus, la Cathédrale, le Baptistère, le Campanile et le Campo-Santo, on arrive par une longue avenue qui traverse en droite ligne de vastes pâturages, à la forêt de San Rossore. Cette belle forêt étale au soleil le dôme frémissant de ses pins que le vent de mer plie, et répond par une plainte ininterrompue au sourd grondement du flot qui vient mourir à ses pieds. Des troupes inquiètes de daims errent dans les clairières sablonneuses traversées de rayons, tandis que le chameau et le buffle paissent tranquillement les herbes parfumées, ou que, guidés par le bûcheron, ils portent au loin la dépouille des arbres séculaires. À deux cents pas du rivage une maison isolée me sert d’abri ; elle est bâtie en bois comme les chalets de l’Oberland. Ses habitants ne peuvent concevoir la fantaisie qui me fait leur demander asile. Les braves gens ignorent la poésie profonde dont ils sont entourés ; ils ne comprennent pas quel charme m’attire au coucher du soleil sur la grève déserte, et pourquoi mes yeux cherchent toujours sous la bande de feu que ceint l’horizon, ce point noir presque imperceptible, l’île d’Elbe.

C’est là où je vivais depuis un mois sans aucune communication avec le dehors, lorsque quelqu’un qui sait que je t’aime m’a envoyé ta lettre du 6 août. Cette lettre toute pleine d’un monde auquel je suis devenu étranger m’a causé une singulière impression. Je me suis senti soudain rappelé dans une sphère volontairement quittée où la force des circonstances me ramènera ; j’ai deviné ce que cachait de tristesse et d’ennuis l’indifférence dont tu te couvres ; j’ai compris en même temps que l’absence ne nous avait pas changés l’un pour l’autre, et que nous nous retrouverions frères comme en ces jours que tu me rappelles ; seulement, Berlioz, nous nous retrouverons plus vieux de bien des heures. Cette première impatience du cœur, cette ardeur de conquête qui veut tout entraîner ou tout rompre, cet amour insensé de l’art qui s’indigne de n’être pas compris, toute cette folle dépense de vie d’une jeunesse pleine de prestiges, ont fui sans retour. L’expérience t’a fait entendre sa voix austère ; le commerce des hommes t’a valu plus d’un sévère enseignement, tu as appris à contenir ta force, à marcher lentement dans une voie difficile. Le jeune artiste qui descendait naguère fier et joyeux des Apennins, appelant au combat quiconque n’adorait pas sa muse, reste aujourd’hui pensif et morne, regardant sans colère la foule distraite qui va et vient du vrai au faux, de l’idole à la divinité, de l’art à la fantasmagorie. Pareil au laboureur qui ensemence la terre, et se retire dans sa cabane, laissant aux frimas leur saison, tu as déposé ton grain dans le sillon, et tu attends avec confiance qu’un ciel plus doux le fasse croître et mûrir. Quant à moi qui, plus jeune, ai deviné plutôt que je n’ai appris le train du monde, moi qui n’ai point été appelé aux glorieuses douleurs d’une haute destinée, ce n’est pourtant pas en vain que les années ont passé sur ma tête. Il est dans la solitude une voix qui parle haut à ceux qui l’interrogent ; les vieilles forêts rendent toujours des oracles de sagesse ; les pins de San Rossore en savent bien long sur la folie des hommes et sur l’inévitable nécessité des choses.

Durant les deux années qui viennent de s’écouler j’ai beaucoup vécu seul, ne prenant aucune part à ce que j’appellerais volontiers la mêlée musicale. Quelques concerts donnés de loin en loin, afin de ne pas oublier tout à fait mon métier, m’ont occasionnellement rapproché du monde artiste, puis je suis rentré dans la retraite. Vous m’avez reproché de vous écrire trop peu de choses sur l’état de la musique en Italie ; plusieurs raisons expliquent mon silence. Hormis la musique dramatique dont vous avez au théâtre Italien de Paris la meilleure expression, et sur laquelle je n’ai absolument rien à vous apprendre, le mouvement actuel est, à mes yeux, dépourvu d’intérêt. Les noms de plusieurs artistes isolés et découragés, les efforts de quelques amateurs distingués produisant à grand’peine l’exécution d’une belle œuvre, comme, par exemple la Création de Haydn, dans les salons du Palais-Vieux à Florence, voilà tout ce que j’avais à vous signaler, et je l’ai fait.

Décidé à parcourir successivement toutes les grandes villes de l’Italie, mais à ne me fixer dans aucune, je n’aurais pu sans folie prétendre exercer une influence durable ; il eût été insensé de vouloir agir sur les autres et de me donner une tâche qui n’eût servi qu’à me dissiper au dehors sans aucun résultat possible ! Je me suis donc borné à une petite[2] quotidienne étude et de travail personnels. N’ayant rien à chercher dans le présent de l’Italie, je me suis mis à fouiller son passé ; n’ayant que peu de choses à demander aux vivants, j’ai interrogé les morts. Un vaste champ s’est ouvert à moi. La musique de la chapelle Sixtine, cette musique qui va s’altérant, s’effaçant de jour en jour avec les fresques de Raphaël et de Michel-Ange, m’a conduit à des recherches du plus haut intérêt. Une fois engagé dans cette voie, il m’a été impossible de me borner, de m’arrêter ; je n’ai point voulu vous envoyer quelques jugements fragmentaires sur toute cette grande école de musique sacrée qui nous est trop peu connue ; j’ai attendu. Trop de choses me sollicitaient en même temps, les heures étaient trop courtes, l’étude trop vaste. Il fallait voir, entendre, méditer avant d’écrire. Le beau, dans ce pays privilégié, m’apparaissait sous ses formes les plus pures et les plus sublimes. L’art se montrait à mes yeux dans toutes ses splendeurs ; il se révélait à moi dans son universalité et dans son unité. Le sentiment et la réflexion me pénétraient chaque jour davantage de la relation cachée qui unit les œuvres du génie. Raphaël et Michel-Ange me faisaient mieux comprendre Mozart et Beethoven. Jean de Pise, Fra Beato, Francia m’expliquaient Allegri, Marcello, Palestrina ; Titien et Rossini m’apparaissaient comme deux astres de rayons semblables. Le Colysée et le Campo-Santo ne sont pas si étrangers qu’on pense à la Symphonie héroïque et au Requiem. Dante a trouvé son expression pittoresque dans Orgagna et Michel-Ange ; il trouvera peut-être un jour son expression musicale dans le Beethoven de l’avenir[3].

Une circonstance que je compte parmi les plus heureuses de ma vie, n’a pas peu contribué à fortifier en moi le sens intime de ces choses et mon ardent désir de pénétrer plus avant dans la compréhension et l’intelligence de l’art. Un homme dont le génie, aidé d’un goût exquis et d’un mâle enthousiasme a produit les plus belles créations de la peinture moderne, M. Ingres, m’admit à Rome dans une intimité dont le souvenir me rend encore fier[4]. Je trouvai en lui ce que la voix publique m’avait annoncé, et plus encore. M. Ingres, comme tu sais, a passé sa jeunesse dans l’étude constante et la lutte intrépide. Il n’a vaincu l’oubli, la méconnaissance, la pauvreté que par la persistance du travail et l’héroïque obstination d’une conviction inflexible. Parvenu aujourd’hui à l’âge de la maturité, il jouit sans vanité d’une renommée acquise sans intrigue. Ce grand artiste pour lequel l’antiquité n’a pas de secret, et qu’Appelle eût nommé son frère, est excellent musicien comme il est peintre incomparable. Mozart, Haydn, Beethoven lui parlent la même langue que Phidias et que Raphaël. Il s’empare du beau partout où il le rencontre, et son culte passionné semble grandir encore le génie auquel il s’adresse. Un jour que je n’oublierai pas, nous visitâmes ensemble les salles du Vatican ; nous traversâmes ces longues galeries l’Étrurie, la Grèce, la Rome antique, et l’Italie chrétienne sont représentées par d’innombrables monuments. Nous passions avec respect devant ces marbres jaunis et ces peintures à demi effacées. Il marchait en parlant ; nous l’écoutions comme des disciples avides. Sa parole de flamme donnait une nouvelle vie à tous ces chefs d’œuvre ; son éloquence nous transportait dans les siècles passés ; la ligne et la couleur s’animaient sous nos yeux ; la forme altérée par le temps et par la main des profanateurs renaissait dans sa pureté première, et se montrait à nous dans sa jeune beauté. Tout un mystère de poésie s’accomplissait ; c’était le génie moderne évoquant le génie antique. Puis le soir, lorsque nous rentrâmes, après nous être assis sous les chênes verts de la villa Médicis, après avoir causé longtemps cœur à cœur de toutes ces grandes merveilles, je l’entraînai à mon tour vers le piano ouvert, et lui faisant doucement violence : « Allons maître, lui dis-je, n’oublions pas notre chère musique ; le violon vous attend ; la sonate en la mineur s’ennuie sur le pupitre, commençons. »

Oh, si tu l’avais entendu alors ! avec quelle religieuse fidélité il rendait la musique de Beethoven ! Avec quelle fermeté pleine de chaleur il maniait l’archet ! Quelle pureté de style ! Quelle vérité dans le sentiment ! Malgré le respect qu’il m’inspire, je ne pus me défendre de me jeter à son cou, et je fus heureux en sentant qu’il me pressait contre sa poitrine avec une paternelle tendresse[5].

Bientôt j’aurai quitté l’Italie. Je vais à Vienne. Le 10 novembre on y exécute le Paulus de Mendelssohn. Je veux y être. Ne viendras-tu pas aussi ? Ne feras-tu pas connaître à l’Allemagne tes symphonies qu’elle comprendra et qu’elle aimera ? L’Allemagne est leur véritable patrie. Ce sont de robustes plantes septentrionales qui veulent de fortes terres, et qui, croissant dans un sol plus léger, ne déploient point toute la richesse de leur sombre et puissante végétation. L’Allemagne est le pays des symphonistes ; c’est le tien. Partout ailleurs la mode peut les accueillir un instant ; là seulement une sympathie profonde les attend et leur demeure. Bien que l’italianisme du jour ait envahi, comme il l’a fait en France, le monde élégant étranger aux œuvres sérieuses, un public nombreux et compréhensif reste à la musique sévère. L’étude de l’art est généralement moins superficielle ; le sentiment plus vrai ; les habitudes mieux prises. Les traditions de Mozart, de Beethoven et de Weber ne sont pas perdues. Ces trois génies ont jeté de vigoureuses racines en Allemagne.

Beethoven ! Ce que je lis est-il possible ? La souscription pour le monument du plus grand musicien de notre siècle a produit en France 424 fr. 90. Quelle honte pour tous ! Quelle affliction pour nous ! Il ne faut pas qu’un tel état de choses se perpétue, n’est-il pas vrai ? Il ne faut pas qu’une lente et parcimonieuse aumône assure à Beethoven un tombeau. Cela ne doit point être, cela ne sera pas. Tu sais que j’ai pour ami le plus grand statuaire de l’Italie, Bartolini[6]. C’est un noble artiste qui a connu, lui aussi, les vicissitudes du sort et l’ingratitude des hommes. Il s’est indigné comme moi de l’injure faite à la mémoire de Beethoven, et m’a promis de se mettre immédiatement à l’œuvre. En deux ans le monument en marbre pourra être achevé. Je viens d’écrire au comité pour lui demander de clore la souscription, m’offrant à remplir le chiffre exigé. Mon intention n’est point de venir sur les brisées de personne. Je ne veux priver aucun de ceux qui ont souscrit de l’honneur de contribuer à ce monument. Je veux simplement compléter les sommes déjà réunies afin de hâter l’accomplissement de ce que j’envisage comme un devoir pour nous. Le seul privilège que je demande, c’est celui de désigner le statuaire. Confier ce travail à Bartolini, c’est s’assurer qu’il sera digne de Beethoven[7].

Je t’enverrai le programme qu’il doit me communiquer sous peu. D’immenses sommes ne seront pas nécessaires à son exécution. Trois concerts à Vienne, Paris et Londres suffiront à peu de choses près. Le reste se trouvera bien, Dieu aidant, dans la poche du vagabond infatigable, comme tu le nommes. Si donc aucun obstacle indépendant de ma volonté ne s’élève, dans deux ans, le monument sera en place.

Je voudrais te dire des nouvelles, je n’en sais guère. Francilla Pixis a chanté avec beaucoup de succès à Naples : elle est engagée à Palerme. Hiller qui travaillait à un nouvel opéra italien, a été rappelé subitement à Francfort par la mort de sa mère. Schumann, notre génial Schumann a écrit pour piano des Scènes d’enfants ravissantes. Schumann est un poète plein de sensibilité et un grand musicien. M. Schwarzbach, jeune pianiste polonais, m’a envoyé de jolies mazourkas.

Je viens d’assister à une messe du Saint-Esprit, chantée au dôme de Pise pour l’ouverture du congrès des savants. C’était effectivement une messe pour des savants. Tout à l’heure on a inauguré alla sapienza, la statue de Galilée.

Le célèbre professeur Rosini a prononcé un discours qui a été couvert d’applaudissements. Le pape avait défendu à ses sujets savants de venir au congrès. Aujourd’hui, on prétend qu’il a levé l’interdit…

Adieu, mon ami, à revoir à Vienne. À toi, partout.


  1. Gazette Musicale, 24 octobre 1839.
  2. Sic : dans le texte : il faut lire sans doute : une petite heure de quotidienne étude, etc.
  3. Ici se précise la poétique des futurs Poèmes Symphoniques où Liszt essayera de donner des équivalents musicaux à Shakespeare, Goethe, Hugo, ou aux grandes légendes « symboliques » d’Orphée et de Prométhée.
  4. Ingres était alors directeur de l’École de Rome (Villa Medicis).
  5. Voilà un témoignage assez bien fait pour réhabiliter le fameux « violon d’Ingres ».
  6. La sculpture contemporaine doit à M. Bartolini ses plus belles œuvres. Je citerai seulement ici la Nymphe au Scorpion, achetée par M. le prince de Beauveau ; la Fiduccia in Dio ; le Groupe de la Charité, au palais Pitti ; le monument de M. Demidoff ; celui d’Alberti, pour Santo-Croce à Florence, etc., etc. J’ai donné dans une notice biographique récemment publiée, de nombreux détails sur la vie et sur les ouvrages de Bartolini (note de Liszt).
  7. Ainsi fut fait. Liszt donna une cinquantaine de mille francs et la statue de Beethoven s’éleva à Bonn en 1845. Mais l’auteur en fut le sculpteur Hähnel.