Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (9)

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Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 241-249).

IX[1]

LE PERSÉE DE BENVENUTO CELLINI

Florence, 30 novembre 1838.

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Deux heures sonnaient ; je quittais le bal du prince Poniatovski. À la journée qui avait été tiède comme sont à peine chez nous les plus beaux jours de septembre, succédait une nuit transparente, une de ces nuits toscanes dont rien ne saurait rendre l’auguste beauté. Ne pouvant me décider à rentrer chez moi, je me mis à marcher, au hasard le long de l’Arno. La ville dormait, le fleuve était silencieux ; rien ne sollicitait ma pensée. J’entrai sous les galeries degli Uffizi, et me dirigeant vers la place du Grand-Duc, je me trouvai bientôt au pied du Persée de Benvenuto Cellini. La vue de cette noble figure, grandie encore par le prestige de la nuit, me fit une singulière impression. J’étais souvent passé auprès sans m’arrêter à le considérer, cette fois je me sentis retenu par un charme invisible. Il me sembla qu’une voix mystérieuse se faisait entendre, que l’esprit de la statue me parlait. Voilà qui vous paraîtra terriblement fantastique. Ce qui est positif et réel, c’est que je m’assis sur les degrés de la loggia dei Lanzi et que je me mis à songer.

L’histoire de Persée est un des beaux mythes de la poésie grecque. Persée est un de ces glorieux champions restés vainqueurs dans la lutte du bien et du mal. Persée, c’est l’homme de génie, l’être mixte né du commerce d’un dieu et d’une mortelle. Ses premiers pas dans la vie sont des combats. Il tue la Gorgone ; il tranche la tête de Méduse, la force inerte, l’obstacle brutal qui s’élève toujours entre l’homme puissant et l’accomplissement de son destin. Il s’élance sur le cheval ailé, il possède son génie ; il délivre Andromède ; il va s’unir à la beauté, éternelle amante du poète ; mais ce ne sera pas sans de nouveaux combats. La lutte recommence, et comme Persée est fils de la femme, qu’il est homme autant que Dieu, il est sujet à la faute. La fatalité reprend ses droits. Il tue le père de Danaé : la douleur et le remords pèsent sur son front. Il est tué à son tour par Mégapenthe, vengeur d’Acrisius. Après sa mort les nations lui élèvent des autels.

Idée primordiale ! Vérité éternellement vraie !

Revêtant d’abord la forme la plus abstraite de l’art, elle se révèle dans la parole. La poésie lui prête son langage ; elle la symbolise. L’antiquité nous donne, dans Persée, l’allégorie profonde, complète. C’est le premier degré, le premier pas du développement de l’idée ; continuons :

Dans les temps modernes et sous la main d’un grand artiste, elle prend une forme sensible, elle devient plastique ; la fournaise s’allume, le métal se liquéfie, il coule dans le moule, le Persée en sort tout armé, tenant en main la tête de Méduse, gage de la victoire.

Gloire à toi, Cellini, car tu as accompli une œuvre difficile. Toi aussi, homme de lutte et de combat, tu as terrassé la Gorgone. Toi aussi, homme d’inspiration, tu as triomphé du monstre, tu as obtenu Andromède, tu as conquis le beau ; ton nom ne périra plus.

C’est le second degré.

Puis de nos jours vient un autre Cellini[2], un grand artiste, lui aussi, qui prend l’idée à la seconde phase et la transforme de nouveau. S’adressant au sens de l’ouïe comme Cellini s’est adressé au sens de la vue, il revêt l’idée d’une nouvelle splendeur, et fait du Persée une création aussi grande, aussi complète, aussi achevée que les deux premières.

Honneur à toi, Berlioz, car toi aussi tu luttes avec un invincible courage, et si tu n’as pas encore dompté la Gorgone, si les serpents sifflent encore à tes pieds en te menaçant de leurs dards hideux ; si l’envie, la sottise, la malignité, la perfidie semblent se multiplier autour de toi, ne crains rien, les Dieux te sont en aide ; ils t’ont donné, comme à Persée, le casque, les ailes, l’égide et le glaive ; c’est-à-dire l’émigré, la promptitude, la sagesse et la force.

Combat, douleur et gloire : destin du génie.

Ce fut le tien, Cellini ; c’est aussi le tien, Berlioz.

Mystérieuse conception ! enfantement du génie par le génie ! chaîne divine qui unit les hommes d’idées à travers les âges ! rapports inexplicables ! communion des intelligences ! souffle de Dieu qui passe dans l’humanité !

Mon esprit s’abîmait dans le sentiment de ces choses.

Je levai de nouveau les yeux sur le Persée. Les curieux incidents qui accompagnèrent la fonte de cette statue me revinrent en mémoire. Une foule de rapprochements et de contrastes singuliers me frappèrent. La fonte du Persée fut un événement solennel et décisif pour Benvenuto Cellini. Cette crise importante dans la vie du statuaire devient à son tour une époque marquante dans l’existence du musicien. Le penchant de tous deux est contrarié dès l’enfance par des parents aveugles, et cette contradiction fait découvrir en l’un et en l’autre les signes manifestes de la prédestination. Chose digne de remarque ! le père de Cellini veut faire de son fils un musicien ; le père de Berlioz veut faire du sien un anatomiste.

Ce serait ici peut-être la place de quelques réflexions sur l’autorité des parents et les heureuses influences exercées par les vieillards sur la jeunesse ; mais poursuivons le parallèle des deux artistes.

Pour complaire à l’auteur de ses jours, Cellini se voit contraint de jouer de la flûte. Berlioz, plus malheureux encore, s’arrache violemment au dégoût des amphithéâtres. La réprobation de ses parents le force à professer la guitare. Il gagne misérablement sa glorieuse vie et le loisir de quelques heures, qu’il consacre à l’étude de l’harmonie et de la composition.

Affranchi par la mort de son père de quel maledetto suonare (ce sont ses propres paroles), Cellini se livre entièrement à sa vocation. Il devient en peu de temps orfèvre habile, exquis ciseleur. Nous le voyons alors tour à tour attiré, caressé, repoussé, persécuté par les princes. Un pape le fait jeter au cachot ; une favorite l’abreuve d’amertume.

Aujourd’hui les papes et les favorites laissent en paix les artistes, mais la persécution est toujours là, plus latente, moins avouée. Au lieu de partir de haut, elle vient de bas. C’est de la part de ses égaux et de ses inférieurs dans la hiérarchie sociale que l’artiste se voit le plus souvent arrêté, entravé ; ce sont eux qui lui refusent d’abord, qui lui disputent ensuite pas à pas sa place au soleil, sa part de lumière. Que Berlioz, ainsi que Cellini, écrive un jour le récit fidèle des vicissitudes de sa vie, et nous serons tristement surpris de voir comment une si haute intelligence, un si noble cœur, ont soulevé tant de passions basses ; et nous nous refuserons à croire qu’au lieu de sympathie, d’aide, ou tout au moins d’impartialité, il n’ait rencontré chez beaucoup des siens qu’opposition, injustice ou basse indifférence.

Arrive pour Cellini le moment désiré où son talent va recevoir une consécration. Il a obtenu de Côme Ier la commission de Persée, une des statues qui doivent orner la place du palais. Il devient l’émule des Donatello et des Michel-Ange. Benvenuto l’orfèvre, Benvenuto le ciseleur, va devenir Benvenuto le statuaire.

Il ne sera plus seulement le favori des grands, il sera l’élu du peuple, l’artiste national. Je n’entrerai pas dans le détail des innombrables empêchements apportés au travail de Cellini. Sa patience et sa persévérance furent mises à des épreuves qui ne cessèrent même pas après l’éclatante réussite de son œuvre. La jalousie de son indigne rival Bandinelli ne lui laissait ni trêve, ni repos. La tourbe des statuaires médiocres l’assaillait de railleries. On le défiait de produire une grande œuvre ; on le taxait de forfanterie ; on l’appelait par dérision le sculpteur nouveau, il scultar nuovo. Le grand duc ébranlé par ces clameurs, hésitait, promettait, se rétractait, et ne lui apportait qu’un appui toujours fléchissant. Le jour même de la fonte, le malheureux artiste, brisé de fatigue, dévoré de rage, brûlé par la fièvre, est contraint de se mettre au lit. Il ne peut plus surveiller l’opération. Ses instructions ne sont pas suivies. La négligence ou la mauvaise foi de ceux auxquels il se fie, va tout perdre. On vient lui dire qu’un accident irréparable est arrivé, qu’il n’est plus de ressource. À cette nouvelle, Benvenuto pousse un cri terrible, un rugissement de lion. Il s’élance hors du lit et prenant à peine le temps de se vêtir il court à la fournaise ; il voit le péril, il ordonne, il commande, il agit. La flamme presque éteinte se ravive, le métal rentre en fusion, il coule dans la forme. Huit jours après la statue s’élève sur son piédestal ; le peuple accourt ; il admire l’œuvre ; il adopte l’artiste ; les ennemis sont confondus, les amis tièdes ranimés ; la postérité a commencé pour Cellini.

Ici le parallèle devient tout à l’avantage du statuaire.

Ainsi que Cellini, Berlioz s’est vu en butte à des difficultés sans nombre. Contre lui aussi se sont levés des rivaux, impuissants de talent, mais favorisés par les circonstances. Lui aussi a été flétri par le vulgaire du nom de musicien nouveau ; lui aussi n’a rencontré que tiédeur et faiblesse parmi ceux qui ne pouvaient s’empêcher de reconnaître son génie. Berlioz, comme Cellini, lutte contre d’aveugles préventions, contre une malveillance obstinée ; et moins heureux que lui, son œuvre ne peut arriver au public impartial, au peuple, que par l’intermédiaire de ceux mêmes qui lui sont contraires. Le plus grand nombre de ses interprètes lui est hostile. Cellini expose sa statue à tous les regards. Elle est là à toute heure, à toute minute. Il en appelle véritablement au peuple. Et c’est ici le notable avantage de la plastique sur la musique, qui n’a point de permanence et ne saurait jamais avoir d’effet absolu, puisque son effet dépend en grande partie de l’exécution.

Tous les arts reposent sur ces deux principes, la réalité et l’idéalité. L’idéalité n’est sensible qu’aux intelligences cultivées ; la réalité de la statuaire est sensible à tous ; elle a son type dans la figure humaine que tous connaissent. Il n’est pas d’artisan qui ne puisse être frappé tout autant qu’un poète de ce qu’il y a de vrai dans Phidias et dans Michel-Ange. Chacun est à même d’apprécier le degré de fidélité dans l’imitation du corps humain. Il n’en est pas ainsi pour la musique ; elle n’a pour ainsi dire pas de réalité ; elle n’imite pas, elle exprime. La musique est à la fois une science comme l’algèbre, et un langage psychologique auquel des habitudes poétiques peuvent seules faire trouver un sens. Or, comme science et comme art, elle reste presque entièrement inaccessible à la foule. Les passions et les sentiments qu’elle doit rendre sont bien dans le cœur de l’homme, mais non dans le cœur de tous les hommes, tandis que tout homme se retrouve matériellement dans une statue. De là les malentendus beaucoup plus fréquents entre le public et le musicien qu’entre le public et le statuaire.

Pourtant malgré tout, en dépit de tout, l’homme de génie a son heure. La critique, l’obstacle, l’injustice qui font hésiter le faible, parce qu’il cherche sa voie à la clarté de la faveur populaire, confirment le fort. Il a sa lumière intérieure qui le guide et les voix de la postérité qui lui parlent tout bas…

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  1. Gazette Musicale, 13 janvier 1839. Ces « extraits » sont les seuls publiés désormais par la Gazette Musicale dont on reproduit ici le texte intégral.
  2. Berlioz, dont l’opéra Benvenuto Cellini, venait d’être représenté à Paris.