Pagodes souterraines

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Pagodes souterraines
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 418-426).
PAGODES SOUTERRAINES

A MADAME LEE CHILDE.

En ce moment, je revois une grande lagune morne, qui est là-bas, en Annam. Je me souviens d’y avoir navigué tout un jour dans une jonque mandarine.

Il faisait une chaleur lourde et un temps très sombre, — Les rives basses étaient couvertes d’herbages d’une teinte fraîche d’avril; tout au bord de ces eaux mortes, elles déroulaient lentement leurs bandes de velours vert, où paissaient des buffles.

Lee-Loo disait : « Il faut boire, encore boire, tchountchoun, » — et il versait l’alcool de riz dans nos toutes petites tasses de porcelaine peinte.

Au fond de cette jonque tapissée de nattes, nous étions couchés à plat, la tête posée sur ces espèces de tambours très durs qui sont les oreillers chinois.

Une toiture courbe, trop basse, s’allongeait par-dessus nous en dos de poisson, avec une charpente comme des vertèbres, nous donnant le sentiment d’être emprisonnés dans le ventre d’une bête.

Par des petits trous ronds nous voyions défiler le pays triste. — Où pouvions-nous bien aller?.. Depuis plusieurs heures, nous nous étions coulés en rampant sous cette carapace de rotin, ayant l’attente et la curiosité de quelque chose d’extraordinaire que Lee-Loo nous menait voir... Longue route ; longue sieste ; long sommeil. Le chant de nos rameuses de temps en temps s’élevait comme une plainte chinoise, très douce, sur des notes trop hautes.

« Il faut boire, encore boire, tchountchoun. » Où pouvions-nous bien aller, Lee-Loo habillé de vert et orange ; Shang-Tee, de bleu céleste ; moi, de blanc ?

Engourdis d’immobilité, comme trois momies dans une même gaine, nous nous tenions aplatis sous notre abri de voyage. Eux avaient pris bien garde, en s’étendant, de ne pas se coucher sur leur longue queue soyeuse, qu’ils avaient roulée sur leur poitrine. — Ce toit, cet alcool, et cette chaleur pesaient sur nos têtes.

Par les petits trous on voyait toujours passer ce velours vert et ces buffles. — Enormes bêtes vautrées dans les herbages et la vase, tournures d’hippopotames, tournures antédiluviennes, allongeant pour nous flairer des têtes stupides et farouches.

On sentait l’odeur âcre des jonques, où les mariniers jaunes ont coutume de faire leurs cuisines de coquillages ; on sentait les bambous mouillés et les rizières en fleurs. Et puis Lee-Loo avait son parfum d’élégant, qui était un mélange de musc et de poivre…

… Et maintenant ces souvenirs redeviennent très nets, ramenés par je ne sais quoi. — Je retrouve tout, jusqu’aux moindres détails de ce voyage, de cet intérieur de jonque,.. jusqu’aux enlacemens compliqués de notre couvercle de rotin, jusqu’aux rosaces de soie brochées sur la robe de Lee-Loo… Et puis aussi ces filets et ces lignes, accrochés aux roseaux de la membrure, ce couteau à ouvrir les poissons, et ce fétiche protecteur de la pêche. — C’est de Faï-fo que nous sommes partis ce matin, et cette chose extraordinaire que nous allons visiter est la pagode de la Montagne-de-Marbre, que Lee-Loo dit très belle à voir.

Lee-Loo lui-même, tout son personnage physique, se représente à moi brusquement, avec sa maigreur de squelette sous ses robes flottantes taillées à la magot, son crâne rasé et sa longue queue nouée d’un ruban. Une figure plate, jaune, exsangue, avec un certain charme cependant à cause de sa jeunesse, de son air distingué et très fin. Des sourcils ayant une tendance naturelle à se rejoindre, mais séparés et amincis au rasoir, formant au-dessus des yeux vifs aux ligues aussi nettes que des traits à la plume.

Nos rameuses sont quatre jeunes filles. Elles se tiennent debout, tantôt cambrées, tantôt jetées en avant sur leurs grands avirons flexibles. Toujours couchés, nous les voyons au-dessus de nous, de bas en haut, par les trous de notre sarcophage ; elles aussi se penchent de temps en temps pour nous regarder ; leurs sourires ont une bestialité douce et découvrent, comme une surprise, leurs dents passées au vernis noir. Tout l’effort d’impulsion se fait dans leurs reins souples, moulés sous des tuniques collantes et dont on croit, à chaque secousse en avant de la jonque, sentir sur son propre corps la poussée troublante.

Autour de nous, il y a toujours les infinis de velours vert où la lagune se traîne en long serpent, et, en haut, l’obscurité sinistre de ce ciel où rien ne bouge.

Nous avançons cependant, aidés par une espèce de courant que rien ne trahit à la surface tranquille, par une espèce de vitesse latente qui est dans ces eaux lourdes.

La Montagne-de-Marbre se rapproche toujours ; à chaque tournant de la lagune, elle est plus près ; au milieu de la plaine unie elle semble un grand écueil au milieu d’une mer; elle découpe sur le ciel ses dentelures exagérées, invraisemblables; elle est verticale, surplombante ; on dirait une pagode gigantesque dans la platitude d’un désert.

Nous abordons à la rive basse, dans la vase, dans les herbages. Il faut passer au milieu des buffles, qui se sont tous attroupés, immobiles; tous les cous sont tendus, en arrêt; tous les naseaux ruisselans sont dilatés, flairant l’Européen qui arrive.

J’ai peur de tous ces gros yeux qui me regardent, de toutes ces cornes. — Lee-Loo dit : « N’avance pas! » — Eux, les Asiatiques, qui n’ont rien à craindre, vont appeler des laboureurs qui travaillaient dans les rizières. Tous gens d’Asie, aimés des buffles, ils font la haie, et je passe.

Après les herbages, des sables arides, une désolation toute plate, des aloès bleus, un air de Sahara.

La Montagne-de-Marbre se rapproche; de loin elle était d’un violet d’évêque, à présent elle est d’un gris sombre ; étrangement déchiquetée, contournée à la chinoise, avec toutes sortes de verdures extraordinaires qui s’accrochent, s’enchevêtrent et retombent. — Autour, rien que les sables désolés. — Pourtant on sent qu’on approche de quelque lieu saint : çà et là commencent à paraître des tombes, anciennes, bizarres, — marquant des places où ont pourri des mandarins et des bonzes. — Puis des aiguilles naturelles, de marbre gris, sortent par places du sable uni, comme des flèches d’église. — Et la Montagne-de-Marbre elle-même, qui est là tout près de nous, surplombant nos têtes, n’est qu’un assemblage insensé de flèches disloquées, penchées, désagrégées : ce qui surprend c’est leur hardiesse et leur hauteur, et comment elles tiennent, et comment il y pousse tant d’admirables plantes fleuries.

... C’est tout plein de monde, là-haut! — Du monde qui accourt, qui se perche sur les pointes, qui écarte les branches pour regarder qui arrive. — De vilaines figures,.. de longues queues,.. Ah! des singes, des familles de grands singes, d’orangs au poil fauve. Un coup de fusil en l’air, plus personne ; tous cachés, disparus.

La Montagne-de-Marbre est verticale partout.

— Lee-Loo, où est cette grande pagode? Lee-Loo sourit : « Tu vas voir! » Je ne vois que la montagne sauvage, les aiguilles de marbre, et la verdure suspendue.

Lee-Loo, vert et orange, dit qu’il faut monter, et passe devant. En effet, il y a un grand escalier de marbre, taillé dans la roche vive; les décombres et le sable en cachaient l’entrée. — Nous montons, et on dirait des jardins enchantés. — Et je commence à comprendre que c’est la montagne elle-même qui est la pagode, la plus merveilleuse des pagodes d’Annam. Dans toutes les crevasses, dans tous les trous du marbre, il y a des fougères fines, des palmiers rares, des pandanus, des plantes frêles et exquises de serre. Et des fleurs ! — des orchidées blanches, des amaryllis rouges et orangées, et puis des profusions, d’épais tapis de ces pervenches-du-Cap qui sont d’un rose suave avec le cœur rouge de pêcher.

Toujours des marches et des marches, l’escalier de marbre, bordé de rampes et de balustres, monte au milieu du jardin féerique, — Et tout cela tient, on ne sait comment, suspendu au-dessus du vide. — On a de temps en temps, au-dessous de soi, des échappées de vertige, ou bien on voit de grandes flèches de marbre, toutes penchées sur la plaine, tout de travers, séparées des autres comme prêtes à tomber. Quelquefois on passe sous des portiques très anciens, d’une forme chinoise d’autrefois; les monstres qui perchent dessus ont pris la teinte grise du rocher. Les pervenches-du-Cap font sur les marches une jonchée, une traînée rose.

A mi-côte, une grande pagode apparaît; les lianes et les pierres nous l’avaient cachée. Elle est au fond d’une cour silencieuse, dans une espèce de petite vallée sinistre. Les pervenches roses ont aussi envahi les dalles de celle cour. — La pagode est toute hérissée de cornes, de griffes, de choses horribles, de formes vagues et effrayantes. — Des siècles ont passé dessus. — Elle a un air de sépulcre, de demeure enchantée, bâtie là par des génies.

Et je demande à Lee-Loo, vert et orange : « C’est là cette pagode que nous sommes venus voir? » Lee-Loo sourit: « Non, plus haut. Mais regarde au dedans, par ce trou. » Au dedans, le sanctuaire est encore peuplé de ses idoles; elles sont assises au fond, dans l’obscurité, toutes couvertes d’or, étincelantes.

Lee-Loo dit : « Il faut d’abord aller chez le grand-bonze; sa maison est ici, à côté. » il paraît qu’elle est habitée, cette montagne, par des bonzes solitaires. C’est une surprise ; je croyais les grands singes seuls.

Dans une autre toute petite vallée qui s’ouvre à côté, mystérieuse, il y a en effet la maison de ce chef bonze. — Elle est très vieille, elle a un air hindou avec ses lourdes colonnes de bois rouge. Dans la cour dallée de marbre, des paons font la roue, étalent leur queue magnifique; deux chats blancs dorment étendus.

Il sort et vient au-devant de nous, le vieux bonze, vêtu de blanc, la cagoule blanche sur sa tête jaune, ascète d’Asie amaigri dans les contemplations étranges. Des enfans bonzes le suivent, aussi vêtus de blanc. Des chiens accourent, tout hérissés, pour nous mordre. Les paons s’enlèvent, d’un vol lourd, sur les toits.

Elle est funèbre, cette cour dallée où se passe cette scène ; les arêtes de marbre l’entourent, la surplombent de partout ; elle est profonde comme un puits ; elle semble une entrée des pays de la mort. Dans la maison des bonzes il fait sombre ; les lourdes solives esquissent vaguement des formes de larves, des tournures de monstres. Tout est rongé de vieillesse et de poussière; — mais les idoles précieuses, revêtues de fin or, resplendissent au fond, tenant leurs yeux baissés, avec des sourires mystiques. Une grande fresque pâle, pâle, un bouddha mural, offre une ressemblance qui impressionne : l’image géante est assise, avec une auréole de saint byzantin, montrant d’un doigt le ciel, ayant un sourire doux, déjà connu ailleurs, rappelant d’une manière frappante un autre Dieu,.. le Jésus des chrétiens. Sous les idoles d’or il y a, dans la poussière, des gongs, des cloches au son d’argent pour appeler les Esprits; des instrumens de musique et des instrumens de torture. Les bonzes sont des moines mendians, gardiens de choses précieuses, et vivant, misérables, des aumônes du passant. Assis devant leurs idoles splendides, ils mangent des racines et du riz dans des écuelles de terre.

Nous montons plus haut, par le chemin de marbre. — Il y a de temps en temps des échappées sur l’immense plaine triste, qui s’éloigne en profondeur sous nos pieds, le pays des sables arides ou des herbages verts, que paissent les troupeaux de buffles. — Au loin, du côté de l’ouest, on voit, jusqu’à Hué, les montagnes de l’Annam, à demi perdues dans les nuages. — Du côté de l’est, c’est la mer, dont le grand bruit sourd monte jusqu’à nous dans le silence, — cette mer de Chine éternellement brisante ; sous ce ciel obscur, elle est là-bas comme une nappe d’argent qui tremble...

Un portique apparaît devant nous sous lequel le chemin va passer ; il est conçu dans un style de rêve, il a des cornes et des griffes ; il est comme la forme tangible d’un mystère. Tant de siècles ont passé dessus qu’il est devenu pareil à la montagne; toutes les autres pointes grises qui se dressent partout sont du même marbre et du même âge, — la porte des régions étranges qui ne veulent pas être pénétrées... — Lee-Loo, est-ce enfin la porte de la pagode que nous sommes venus voir?

Lee-Loo sourit : — « Oui, — c’est la montagne qui est la pagode. La montagne est aux Esprits, la montagne est enchantée. Il faut boire, encore boire, tchountchoun. » Et il remplit encore d’alcool de riz nos petites tasses peintes que porte un domestique jaune.

Il y a deux chemins qui s’ouvrent devant nous après ce portique franchi. L’un descend, l’autre monte ; tous deux disparaissent à des tournans mystérieux dans les roches grises. Tous deux taillés dans le marbre vif, tous deux surplombés, encaissés; — et envahis par les plantes rares et magnifiques ; tous deux nuancés des mêmes tons de grisailles, ayant sur leurs marches les mêmes tapis de pervenches roses.

Lee-Loo, vert et orange, semble hésiter, — et puis il prend, à main droite, le chemin qui descend.

Alors nous entrons dans le pays des enchantemens souterrains,

... En effet, c’est la montagne qui est la pagode. — Tout un peuple d’idoles terribles habite les cavernes ; les entrailles de la montagne sont hantées; des charmes dorment dans les retraites profondes. Toutes les incarnations bouddhistes, — et d’autres plus anciennes dont les bonzes ne savent plus le sens. — Les dieux, de taille humaine, se tiennent debout, tout brillans d’or, les yeux farouches et énormes; ou bien sommeillent accroupis, les yeux à demi clos avec des sourires d’éternité. Il y en a qui sont seuls, — inattendus, surprenans dans quelque angle sombre. D’autres, eu nombreuse compagnie, siègent en rond sous des dais de marbre, dans l’obscurité verte des cavernes ; — inquiétans de physionomie et d’attitude, — ils semblent tenir des conseils. Tous, coiffés de la même cagoule de soie rouge. Les uns l’ont mise tout bas sur leurs yeux pour se cacher et ne montrent que leur sourire ; il faut la soulever pour les voir.

Les dorures, les couleurs chinoises de leurs costumes ont gardé une sorte de fraîcheur encore éclatante ; pourtant ils sont très anciens, la soie de leurs cagoules est mangée aux vers. Ils sont des momies étonnamment conservées.

Les parois de leurs temples sont les roches de marbre restées primitives, festonnées en stalactites, ravinées au hasard par tous les suintemens de la montagne.

Et puis en bas, tout à fait en bas, dans les cavernes d’en dessous, se tiennent d’autres dieux qui n’ont plus de couleur, dont on ne sait plus les noms, qui ont des stalactites dans la barbe et des masques de salpêtre. Ils sont aussi vieux que le monde, ceux-ci; ils vivaient quand notre Occident était encore la forêt vierge et froide du grand-ours et du grand-renne. Autour d’eux, les inscriptions ne sont plus chinoises ; elles ont été tracées de la main des premiers hommes avant toutes les ères connues ; leurs bas-reliefs semblent antérieurs à l’époque ténébreuse d’Angcor ; — dieux antédiluviens, entourés de choses incompréhensibles. — Les bonzes les vénèrent toujours et leur caverne sent l’encens.

Le grand mystère solennel de cette montagne est d’avoir été, depuis qu’il y a sur terre des êtres qui pensent, consacrée aux dieux, emplie d’adorations. — Qui étaient ceux qui ont fait ces idoles d’en bas ? Etaient-ils seulement bien pareils à nous ? — Vivaient-ils plus que nous dans les ténèbres, ces premiers hommes autour desquels le monde était jeune ? — Ou bien plutôt, ne voyaient-ils pas Dieu plus clair, de moins loin que nous avec nus yeux éteints ?.. Alors, émanés tout fraîchement de lui, ils avaient peut-être une raison de choisir ce lieu pour l’adorer… Et ils savaient peut-être ce qu’ils faisaient en lui donnant ces bras multiples, ces formes sensuelles et comme gonflées de tous les sucs de la vie, ces visages qui nous confondent, — à lui, l’incompréhensible qui, dix mille ans avant de créer dans la pâle lumière douce notre Occident chrétien, venait d’enfanter les germes étonnans de l’Asie et l’avait faite ce qu’elle a été : exubérante, lascive, colossale, monstrueuse.

…………………

Sortis des souterrains, quand nous sommes remontés au portique d’en haut, je dis à Lee-Loo :

— Elle est très belle, la grande pagode.

Lee-Loo sourit :

— La grande pagode ?.. tu ne l’a pas vue !

Et cette fois, il prend à main gauche le chemin qui monte.

Toujours les marches de marbre, les tapis de pervenches roses, les amaryllis, les palmes qui retombent, les grandes fougères rares. Il s’encaisse davantage, ce chemin, et ces tapis roses deviennent plus pâles, ces plantes plus frêles dans la fraîcheur plus profonde.

Sur ces flèches de marbre qui nous surplombent, les orangs au poil fauve apparaissent perchés partout, nous suivant des yeux, tous curieux, agités, avec des singeries de vieillards.

Un autre portique devant nous, d’un style inconnu, nous arrête. Il ne ressemble plus au premier, son étrangeté est différente. Il est simple, celui-ci, et on ne sait pas définir ce que cette simplicité a de jamais vu ; elle est comme la quintessence et le dernier mot de tout. — On sent que c’est une porte de l’au-delà, et que cet au-delà est le néant au calme éternel. — Des enroulemens vagues, des formes qui s’enlacent dans une sorte d’étreinte mystique, sans commencer ni finir, — éternité sans souffrance ni bonheur, éternité bouddhiste, anéantissement seulement, et paix dans l’absolu rien

Nous passons ce portique, et les parois, de plus en plus rapprochées, se ferment tout à fait sur nos têtes. Les orangs ont disparu tous ensemble, très vite, comme sachant où nous allons maintenant, et s’y rendant aussi, par un chemin connu d’eux, pour arriver avant nous. Nos pas résonnent sur les dalles de marbre avec cette sonorité qui est particulière aux souterrains. — Nous marchons sous une voûte basse qui entre au cœur de la montagne, dans l’obscurité noire.

La nuit, — et puis une clarté étrange nous vient, qui n’est plus celle du jour : une lueur verte, verte comme un feu de Bengale vert.

— La pagode ! dit Lee-Loo.

Une porte irrégulière, frangée de stalactites, s’ouvre devant nous, donnant à mi-hauteur d’édifice dans le grand sanctuaire. C’est le cœur même de la montagne, une caverne haute et profonde aux parois de marbre vert. Les bas-fonds sont noyés dans une espèce de pénombre transparente qui ressemble à de l’eau marine, et d’en haut, d’une trouée par où les grands singes nous regardent, tombe un éblouissement de lumière d’une teinte inexplicable : on dirait qu’on entre dans une immense émeraude que traverserait un rayon de la lune… Et les pagodes, les dieux, les monstres, qui sont là, dans cette buée, souterraine, dans ce mystérieux resplendissement vert d’apothéose, ont des couleurs éclatantes de choses surnaturelles.

Nous descendons lentement les marches d’un escalier que gardent quatre dieux horribles assis sur des bêtes de cauchemar. En face de nous, la base un peu perdue dans l’ombre, deux petits temples tout bariolés de bleu céleste et de rose s’élèvent comme des demeures enchantées des Génies de la terre. — Dans une déchirure des roches, une divinité colossale, coiffée d’une mitre d’or, est assise et sourit. Et au-dessus des temples et des idoles, enfermant tout, la voûte de marbre est tendue comme un gigantesque et écrasant velum aux mille plis verts.

Ces dieux de l’escalier nous regardent en louchant avec leurs gros yeux faux et féroces ; ils rient jusqu’aux oreilles, de leur rire d’épouvantail. Pour nous laisser passer, ils ont un air de se plaquer aux parois, de retenir ces bêtes, leurs montures, qui nous font des grimaces de tigre. — Et au faîte du grand dôme, au bord de la trouée d’où tombent les rayons verts, les orangs sont tous assis, jambes et queues pendantes, parmi les guirlandes de lianes, observant, eux aussi, si nous allons entrer.

Nous descendons en hésitant, avec une lenteur involontaire, pris de je ne sais quelle horreur religieuse inconnue et indicible.

Aux dernières marches de marbre, il commence à faire un froid souterrain ; en parlant, nous éveillons des sonorités qui défigurent nos voix… Le fond de la caverne, d’un sable très fin, est couvert de fientes de chauves-souris répandant une bizarre odeur musquée, et criblé d’empreintes de singes qui ont formes de petites mains humaines. Çà et là sont posés de vieux vases de marbre, ou des autels pour les sacrifices bouddhistes.

Il y a aussi comme de très longs, de très gigantesques serpens bruns qui se laisseraient pendre du haut de la voûte jusque par terre, — ou bien des câbles énormes, d’un luisant de bronze, qu’on aurait tendus dans toute la hauteur de cette nef... Ce sont des racines de lianes, millénaires peut-être, dépassant toute proportion connue. — Et les orangs, qui s’enhardissent, font mine de vouloir descendre le long de ces choses, pour nous voir de plus près, familiers qu’ils sont du sanctuaire.

Voici maintenant un groupe de quatre bonzes en robe violette, qui étaient venus par derrière sur nos pas, et qui apparaissent aux plus hautes marches de l’escalier, dans la trouée par où nous sommes entrés. D’abord ils s’arrêtent là, au débouché du couloir souterrain, dans la pénombre couleur d’eau marine, — tout petits entre les dieux et les monstres. Et puis, pour venir à nous, ils descendent d’un pas rythmé, inondés peu à peu de reflets plus verts. Cela semble une scène ultra-terrestre, une entrée rituelle d’Esprits dans les demeures des cieux bouddhistes

……………….

— « Il faut boire, encore boire, tchountchoun. » Et cet alcool chinois, que Lee-Loo disait très nécessaire pour les visites chez les Dieux, très favorable aux communications avec les Esprits, à la fin nous endort.

Après cette chaleur du jour, cette fatigue de la jonque, étendus maintenant sur ce sable d’en bas, nous avons des sensations d’engourdissement dans de l’eau, de repos dans du froid; les choses s’obscurcissent, nous ne voyons plus qu’une indécise transparence verte ; des dieux bleus et roses il nous reste le souvenir seulement, avec l’impression d’être regardés toujours par leurs gros yeux fixes ; — et puis, à mesure que nous devenons plus immobiles, la notion confuse d’un va-et-vient commencé sans bruit autour de nous par des personnages pas tout à fait humains ; — descentes silencieuses, glissemens de silhouettes le long de cordes tendues : — les grands singes qui arrivent...

Ensuite le sommeil, absolu et sans rêves...


PIERRE LOTI.