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Palmira/III

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Maradan (1p. 37-60).


CHAPITRE III.




Le lendemain matin, Simplicia descendit la première chez madame Harville, qu’elle trouva levée. Celle-ci voulut qu’elle échangeât son ruban bleu contre un lilas, couleur qui lui seyait le plus ; elle l’attacha elle-même, et paraissait vouloir donner plus de grace à ses vêtemens ; et, tout en la trouvant charmante, elle faisait l’impossible pour la rendre mieux encore.

Lorsque Palmira parut, madame Harville lui jeta un regard doux et triste, en lui disant : Tu es belle aussi, mon enfant. Cette matinée se passa presque dans le silence. Vers le midi, on entendit dans le lointain le bruit de plusieurs carrosses. Les voici donc ! dit madame Harville, tombant à genoux : Ô mon Dieu ! je te remercie. Elle voulait courir, ses pas étaient chancelans. Enfin, appuyée sur ses deux nièces, elle descend dans le vestibule. Bientôt la première voiture, attelée de six chevaux, entre dans la cour. Malgré leur trouble, nos deux jeunes miss avaient déjà apperçu Akinson, un jeune homme, et un autre personnage, âgé d’environ quarante ans, d’une figure extrêmement aimable, et de la tournure la plus noble. Ma sœur ! s’écrie ce dernier, en s’élançant de la voiture, mon adorée Élisa ! Ô le plus chéri des frères ! répond madame Harville, recevez de moi votre fille, aussi bonne, aussi jolie, que lorsque vous me la confiâtes. Simplicia, pressée dans les bras d’un père, partage sa joie exaltée ; cette ame neuve peut supporter des transports qui en auraient fait succomber mille autres sous le poids de tant de bonheur.

On ne s’occupait que de ce touchant et délicieux spectacle, lorsqu’on en est distrait par l’exclamation du jeune homme qui accompagnait le frère de madame Harville : Ah ! milord, s’écrie-t-il, elle se meurt ! Les regards alors se fixèrent sur Palmira, pâle, et renversée dans les bras de celui qui a prévenu de son danger. On s’empresse de lui prodiguer des soins avec le plus vif intérêt ; elle ouvre enfin les yeux, et, repoussant avec sa main ceux qui l’environnent, elle dit d’une voix expirante : Hé ! qui suis-je ? grand Dieu ! Que l’on me laisse mourir. À la confusion qui régnait un instant avant, succède un profond silence : mais Simplicia l’interrompt, en approchant son père de Palmira, et disant au premier : Perdrai-je la consolante douceur de posséder une sœur, quand je retrouve un père ? La même crainte la tue, vous le voyez bien, et elle altère tout mon bonheur. Le père de Simplicia reprit avec effusion : Intéressante Palmira, sans doute vous serez aussi ma fille ; votre sort ne sera pas moins doux, moins fortuné. Il l’embrassa tendrement, donna un bras à madame Harville, plus défaite que Palmira ; l’autre à celle-ci, et ils entrèrent dans le parloir de plein-pied au vestibule.

Lorsqu’ils furent un peu remis, milord duc de Sunderland, car tel était l’illustre nom du père de Simplicia, présenta le jeune homme qui l’avait suivi, avec ces termes recommandables : Dans l’intéressante réunion d’une famille séparée depuis long-temps, la présence d’un ami n’est qu’un charme de plus ; et c’est au père de celui que j’ai l’honneur de vous présenter, mesdames, que je dois d’être rendu à ma patrie, aux objets de mes chères affections. Milord Alvimar n’a pu nous accompagner ; mais son fils, l’aimable Abel, lui tracera le tableau d’une félicité que nous devons à ses généreux soins. Sir Abel, voici cette sœur dont vous m’avez entendu décrire les qualités exquises ; voilà ces jeunes personnes qui, l’une et l’autre, ont des droits naturels ou sacrés sur mon cœur ! Ô délicieux entourage ! ô douce compensation des peines d’un proscrit !

Madame Harville (que nous nommerons désormais ladi Élisa Sunderland, son véritable nom) et Simplicia paraissaient se disputer à qui prodiguerait le plus de caresses à ce père tendre, à ce frère chéri. Palmira voulut une fois essayer de sourire à l’ivresse commune ; mais ce sourire fut tellement sombre, qu’un torrent de larmes eût été moins douloureux ; elle fut forcée néanmoins d’assister au repas qu’on servait aux voyageurs. Ladi Élisa lui jetait de temps en temps un regard inquiet ; mais détournait aussitôt la tête, ne pouvant supporter le spectacle de ces anxiétés, empreintes dans ses traits et son maintien.

Après le dîner, lord Sunderland et sa sœur s’enfermèrent pour causer ensemble. Sir Abel se retira par discrétion, croyant remarquer que Palmira desirait parler à Akinson. Effectivement, à peine fut-il sorti, que la jeune miss, avec une gravité au-dessus de son âge, dit : Qu’une seule chose pouvait la consoler de renoncer à l’illusion de voir une sœur en Simplicia, c’était de la savoir placée dans un rang digne d’elle. Je peux prévoir, ajouta-t-elle, que l’injuste proscription de son père est le motif qui l’a fait ignorer si long-temps… N’étant plus sa sœur, je ne serai donc plus rien à madame Harville. (Ici une larme ruissela sur ses joues.) Je peux espérer un protecteur dans milord Sunderland ; mais enfin, ce n’est pas mon père : que l’on s’explique. Suis-je l’enfant de la compassion, enlevée à une famille misérable, pour être la compagne de ladi Simplicia, que, par un excès de bonté, mal-entendue peut-être, on m’a fait appeler ma sœur ? Si je suis née dans une chaumière, que l’on m’y ramène à l’instant ; car, moi aussi, j’éprouve le besoin d’être pressée sur le sein des auteurs de mes jours.

Simplicia pleurait abondamment du discours de Palmira ; M. Akinson lui-même en était ému. Non, lui dit-il, vous n’êtes point l’enfant de la compassion ; il ne m’est pas permis de vous en dire davantage : mais si l’ambition et l’envie sont, comme je le crois, inaccessibles au cœur de miss Palmira, elle n’aura point à se plaindre de sa destinée.

Des domestiques interrompirent cet entretien, en apportant deux grandes caisses que l’on venait de déballer, l’une à l’adresse de Simplicia, l’autre à celle de Palmira. Elles étaient remplies de belles mousselines, de jolies étoffes, et de rubans nouveaux. Il est un âge où une occupation frivole peut succéder à un chagrin profond. On visita donc les deux caisses ; et, sans se le communiquer, les deux miss faisaient en même temps la part de Poly Orthon. Sir Abel rentra dans ce moment avec des cahiers de musique. On n’ignore pas à Londres, dit-il, que les charmantes solitaires d’Heurtal cultivent les arts avec un brillant succès, et on m’a confié le soin de leur choisir la musique la plus nouvelle. Il faut l’essayer tout de suite, reprit Simplicia. Ma chère, demanda-t-elle en hésitant à Palmira, seriez-vous assez bonne pour m’accompagner ?

Sans doute Palmira y était peu disposée ; mais sir Abel la conduisit avec tant de grace à son piano, qu’il fallut céder. Simplicia déploya toute sa mélodie dans un charmant cantabile ; ensuite elle proposa un duo à Abel. Il s’empressa d’accepter, tout en tremblant, disait-il, devant des juges si redoutables. Sa voix, agréable et douce, s’accordait fort bien avec celle de Simplicia ; mais, quand c’était sa partie, Palmira toujours si précise, si exacte, se trompait parfois de note, manquait de mesure.

Mon Dieu, dit en riant de bon cœur Simplicia, vous êtes d’une distraction ; sir Alvimar s’en offensera : c’est toujours quand il chante que vous vous méprenez. C’est bien certainement ma faute, reprit Abel. Non, Monsieur, répondit Palmira ; mais votre voix m’étant moins familière… Ah ! puisse-t-elle vous le devenir ! dit-il avec expression. On recommença ; et cela fut mieux.

Ce petit concert, la conversation animée, intéressante, qui y succéda, remirent un peu de calme dans l’esprit de Palmira. Malgré leur timidité ordinaire, elle et Simplicia ne voyaient pas un étranger dans sir Abel. Il était si respectueux, si doux, sa figure était si prévenante, qu’elle commandait d’abord l’affection et la confiance. Véritablement sir Abel était un charmant jeune homme ; sa tournure élégante, ses traits nobles et délicats, sa sensibilité, son courage, le rendaient les délices de son père, le vertueux Alvimar, et de tous ceux qui le connaissaient. À ces avantages personnels, il joignait une immense fortune, un nom honoré ; et, d’après l’intérêt qu’a pu inspirer l’aimable Simplicia, on sera bien aise d’apprendre qu’ils étaient destinés l’un à l’autre.

Cet arrangement était même si éloigné d’être un mystère, que les domestiques l’avaient déjà appris à la vieille Marie, qui, le soir même, en déshabillant sa jeune maîtresse, le lui fit entendre très-clairement. Simplicia, une ou deux années plus tard, eût sûrement éprouvé quelque émotion ; mais, à quinze ans et demi, elle songea seulement avec plaisir qu’il chanterait de jolis duos, et elle s’écria tout haut en se couchant : Oh ! je dois bien l’aimer, son père m’a rendu le mien.

Revenons à milord Sunderland, à sa sœur, rejoignons les objets chéris dont ils avaient été séparés à regret une partie de la soirée. Ils furent ravis de les trouver aussi satisfaits les uns des autres, qu’ils paraissaient l’être. Akinson, en souriant, assura tout bas milord que cela s’était fort bien passé. Simplicia voulut plus d’une fois amener la conversation sur les événemens qui avaient précédé ce jour mémorable ; mais milord déclara qu’il ne voulait s’occuper que d’images riantes et heureuses : demain, ajouta-t-il, ma chère Simplicia, je satisferai votre curiosité, en vous apprenant les tristes détails de la vie errante et terrible d’un proscrit. La vertu l’est donc quelquefois ? lui répondit-elle.

On prolongea le plus long-temps possible le plaisir d’être ensemble ; mais enfin il fallut se séparer. Alors milord donna un baiser vraiment paternel à Palmira, redevenue triste et rêveuse en étant témoin du contentement que Simplicia goûtait près de son père, et qui la livrait, elle, à des réflexions douloureuses sur sa propre situation. On avait pris son appartement pour milord duc ; et, à la demande de ladi Élisa, on avait dressé un petit lit pour elle à côté du sien. Quand elles furent enfermées ensemble, la première dit avec l’accent touchant qu’elle mettait à toutes ses paroles : Je rends graces au désordre de cette maison, puisqu’il rapproche de moi ma chère Palmira. — Ah ! madame, quelle bonté ! — Et notre Simplicia, que son sommeil va être doux, ses rêves agréables ! Habiter près d’un père est une si heureuse position ! — Ah ! sans doute ; et puis l’assurance d’occuper un rang distingué ! — Un rang distingué ! répéta ladi Élisa, avec un profond soupir, ne l’appelez pas un bonheur ; trop souvent il met obstacle à des biens plus certains.

Un moment de silence régna entre elles deux. Ladi Élisa regardait sa jeune compagne se déshabillant lentement, s’arrêtant quelquefois livrée à une rêverie dont le résultat était des larmes qui venaient mouiller ses paupières. — Viens, mon amour, lui dit-elle enfin, assieds-toi près de moi ; là, bien près ; ton imagination est troublée, ton cœur est oppressé ! Puissent les expressions de ma tendresse adoucir tes maux ! — Chère, chère madame ! — Pourquoi cette affectation de m’appeler ainsi ? — Hélas ! puis-je encore vous nommer ma tante ! — Hé bien, donne-moi un nom plus doux ; quand nous serons seules, appelle-moi ta mère.

Ma mère, dit Palmira ; nom charmant, comme il fait palpiter mon cœur ! — Pauvre petite !… En vérité, nous sommes folles ; je pleure avec toi. — Ma mère, comme je l’eusse aimée ! sur-tout si elle avait été bonne, aimable, belle comme ma bienfaitrice ! — Et si elle n’eût pas eu un rang distingué à t’offrir ? — Je le disais aujourd’hui, si elle habite une chaumière, j’y dois, j’y veux vivre avec elle ; mais puisqu’elle m’a abandonnée, sans doute elle me hait ! — Peux-tu le penser ? Ah ! qui plus que toi ferait l’orgueil, le charme d’une mère ! Plains-la, Palmira ; ne l’accuse jamais ! Ses sanglots l’empêchèrent de continuer. — Vous me faites entrevoir qu’elle existe. Oh ! mon Dieu, ne se fera-t-elle pas connaître un jour ? — Jamais ! jamais ! — Ô douleur ! qu’elle sache du moins qu’elle causera ma mort par cet affreux abandon ; peut-être sera-t-elle touchée, révoquera-t-elle sa sentence ! Qu’elle paraisse alors ; je le répète, fût-elle pauvre et dans un état obscur, ladi Simplicia même sera moins heureuse que moi. — Et si, victime d’un préjugé terrible, d’une exhérédation funeste, cette découverte te livrait, ainsi que ta mère, au mépris, à d’inutiles regrets !…

Palmira tressaillit, et répondit cependant avec tranquilité : N’est-il point de rochers plus sauvages que ceux d’Heurtal ? Hé bien, que ma mère s’y transporte avec moi. — Tu renoncerais au monde ? — Qu’y serai-je jamais ? répliqua-t-elle tristement ; et d’ailleurs son éclat, ses plaisirs, ne vaudront pas pour moi une caresse de ma mère. — Hé bien ! tu la connaîtras, s’écria ladi Élisa ; tu sauras qu’après les malheurs affreux qui suivirent une première, une unique faute, elle eût cessé de vivre sans sa Palmira ! Famille, fortune, grandeur, qu’elle eût pu recouvrer, elle renonça à tout pour pleurer éternellement l’objet de son fatal amour, et pour veiller sur toi. — Veiller sur moi ! ah ! si j’osais entendre le cri de mon cœur !

Écoute-le, répond hors d’elle-même ladi Élisa, qui voit tomber à ses pieds Palmira s’écriant : Ma mère, ma mère, c’est donc vous ! j’en atteste mon amour, vos soins, ces pleurs, ces baisers, ces baisers si tendres. Confirmez-moi ce bonheur. Oui, ne me l’arrachez pas, ou j’expire dans vos bras. C’est assez de dix-sept ans de réserve, d’une pénible discrétion. Oui, tu es ma fille ! et ce moment me dédommage de toutes mes peines, de tous mes sacrifices.

Leurs sentimens exaltés touchaient au délire ; un calme délicieux lui succéda. Appuyée contre le sein de sa mère, Palmira croyait pouvoir braver à jamais tous les orages et les soucis de la vie. — Il doit t’être bien cher, dit ladi Élisa, ce portrait qu’Akinson te montra à son premier voyage ! — Un secret pressentiment m’en avertissait, je n’avais pas voulu le lui rendre. Chacun de mes instans était employé à le copier. Ah ! mon père ! quelle ame adorable annoncent vos traits si touchans ! — Elle ne les démentait pas ; mais sa destinée n’en fut pas moins déplorable. Tu sauras tout, ma fille. Demain, au réveil d’Akinson, tu peux lui dire : Ma mère m’a embrassée comme son enfant, et le prier de te confier le manuscrit, où les événemens arrivés dans ma famille, ainsi que ceux qui me concernent personnellement, ont été recueillis par sa discrète main ; et, après les avoir lus, rappelle-toi que la nature entière a le droit de me reprocher mes erreurs, mais que je ne pourrais supporter l’accusation de ma fille. — Pouvez-vous concevoir l’idée d’une ingratitude aussi monstrueuse !

La nuit était très-avancée quand ladi Élisa exigea que Palmira se reposât. Elle essaya d’en faire autant ; mais il faisait à peine jour que sa fille se leva, et fut dire à Marie d’aller prier M. Akinson de lui donner une minute d’audience. Tous les habitans de la Maison-Blanche étaient encore couchés pour quelques heures ; ce qui fit espérer à Palmira qu’elle aurait le temps de se livrer à cette lecture si desirée. M. Akinson se rendit de suite à sa demande. Monsieur, lui dit-elle avec un visage rayonnant, aujourd’hui je suis heureuse ; c’est de la part de ladi Élisa Sunderland, de ma mère enfin, que je viens vous inviter de me remettre le précieux recueil des faits qui la concernent particulièrement : répondez à mon impatience. — J’obéis, chère miss. Il faut avoir une haute idée de votre prudence, pour vous révéler de si importans secrets dans un âge si tendre. Je suis bien sûr qu’ils augmenteront votre amour filial.

Il retourna dans sa chambre, et en revint bientôt avec un cahier considérable, qu’il remit à Palmira, qui courut s’enfermer dans son petit cabinet d’étude, et se mit à lire avec la plus grande attention le récit suivant :