Palmira/VI

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Maradan (1p. 102-115).


CHAPITRE VI.




La nuit suivante, pour éviter un trop grand éclat, la malheureuse ladi, confiée à la garde de son frère Mortymer, quitta le séjour de la magnificence, pour l’effroyable Roche-Rill. Combien je m’alarmai des suites d’une telle extrémité ! Ce départ n’étant pas annoncé ostensiblement, on ne put que le soupçonner ; mais quelle morne tristesse de simples doutes firent régner dans tous les cœurs ! La compatissante, la généreuse Élisa, renvoyée de la maison paternelle ! chaque serviteur perdait son appui ; chaque ami, l’objet qu’il aimait le mieux venir visiter.

L’infortuné Saint-Ange passa cette nuit entière chez moi dans un état difficile à dépeindre.

Les fenêtres de mon appartement donnaient sur les cours. Vers deux heures et demie du matin, nous vîmes, attelée de quatre chevaux, une berline de voyage, et Élisa y montait avec son frère. Trois fois elle tourna la tête du côté où logeait Saint-Ange. Elle n’apperçut pas de lumière, et pensa peut-être qu’il était livré au repos, depuis si long-temps absent de lui. Madame Hovard l’embrassa en pleurant. On n’avait pas permis à cette honnête créature de suivre sa maîtresse, connaissant son attachement pour elle, qui lui avait fait répéter plus d’une fois que sir Spinbrook n’était pas digne de sa charmante Élisa.

Quand la voiture cessa de rouler dans les cours du château, un profond silence régna jusqu’au matin ; car les sanglots de l’amour au désespoir furent uniquement entendus de l’amitié affligée. Quelques jours se passèrent, Edward seul prononçant avec nous le nom d’Élisa. Ce nom, naguère si chéri, était devenu proscrit à Sunderland.

Mortymer reparut vers la fin de la semaine. Il se plaignit du dédain de sa sœur, qui n’avait point ouvert la bouche pendant un voyage où il l’avait comblée d’attentions, disait-il ; mais qu’en arrivant à Roche-Rill, elle s’était enfin écriée : Bonté divine ! est-ce ici qu’un frère peut me conduire et me laisser ? qu’il l’avait logée dans l’aile droite, la moins délabrée du château ; que le concierge Hirvan, homme incorruptible, était chargé de la surveiller, et sa petite fille, âgée de seize ans, de la servir ; que, du reste, les rustiques habitans de Roche-Rill parlaient un langage inintelligible pour elle ; qu’il en était de même à son égard vis-à-vis d’eux. On ne lui avait laissé ni or, ni diamans. Aussi Mortymer assura-t-il qu’elle ne pourrait exécuter nul dessein romanesque quand elle en formerait.

On voit bien que milord Spinbrook et Mortymer gouvernaient despotiquement la famille Sunderland. Élisa écrivit à sa mère. Son frère aîné dicta cette réponse : Prompte obéissance, ou exil éternel.

Les noces de ladi Anna et de sir Edward se célébrèrent ; mais l’absence d’Élisa faisait paraître un vide immense au milieu des plus brillantes fêtes. Les nouveaux époux étaient sincèrement affligés de la disgrace d’une sœur si chère. Milord et miladi Sunderland éprouvaient une gêne terrible ; Spinbrook et Mortymer étaient sombres et mécontens. Oh ! que le faste dérobait alors de peines à la foule qui assistait à cette union, et qui croyait le château de Sunderland, le temple du bonheur !

Quand ces premiers momens de tumulte furent passés, Saint-Ange demanda de nouveau la permission de retourner en France. On n’y consentit qu’en lui faisant promettre de revenir en Angleterre, Edward réclamant déjà ses soins pour les enfans qu’il espérait avoir un jour.

Autant j’avais desiré autrefois l’éloignement de Saint-Ange, autant je le redoutais maintenant. Je l’interrogeai avec beaucoup de détail sur ses projets. La simplicité de ses réponses me rassura cependant un peu. Il me dit qu’il allait tâcher de rétablir sa santé, d’adoucir les peines de son cœur dans l’antique et modeste habitation de son père ; revoir des sœurs dont le souvenir, et particulièrement d’une, lui était bien cher.

La surveille de son départ il était chez moi, lorsque sir Edward entra avec beaucoup d’émotion. Mes amis, nous dit-il, je viens de recevoir une lettre d’Élisa. Ma pauvre sœur, je t’apprendrai au moins, puisque tu m’en donnes les moyens, que la tendre amitié a gémi sur ton sort. Saint-Ange l’embrassa ; Edward serra sa main : nulle confidence ne pouvait s’établir entre eux, mais leurs cœurs s’entendirent bien certainement. Edward nous lut ce qui suit : l’original est encore entre mes mains.


Roche-Rill, 20 mai, 1761.


« Une douce sympathie, mon cher Edward, me persuade que du sein de la félicité, près de votre bien aimée Anna, vous vous attristez souvent sur le sort de votre malheureuse sœur. Son unique plaisir à elle, est de se rappeler le charme que notre affection fraternelle répandit sur notre enfance, et quelquefois, malgré mes noirs soucis, les échos du sombre château de Roche-Rill ont répété ces chansons aimables et simples que vous ne manquiez jamais de composer pour l’anniversaire de ma naissance. Mais, hélas ! ces momens de résignation et d’une mélancolique joie ne se prolongent pas, et je touche de bien près au désespoir.

« Loin de tout ce que j’aime, la nature elle-même semble vouloir me refuser les consolations qu’un beau climat, un riant paysage, offrent souvent avec succès aux infortunés ; mais le pays où je demeure paraîtrait plutôt avoisiner quelque contrée barbare, que la florissante Angleterre. Oh ! mon frère, c’est pourtant là que l’on a relégué celle que vous nommiez votre délicate, votre élégante Élisa. C’est là qu’elle est condamnée à vivre et à mourir, sans doute ; car la solitude redouble l’énergie de nos passions et de nos résolutions.

« Mais adoucissons un peu la teinte de ces tristes images par celle de Clara, bonne et jolie créature, petite fille du concierge, qui, presque seule, approche de moi. Sa grand’mère, étant trop infirme pour me servir, a pour unique emploi de m’enfermer tous les soirs à dix heures, et de venir me remettre en liberté le lendemain matin.

« Pour revenir à ma chère Clara, son cœur est obligeant et pur, ses manières agréables. Ayant été élevée dans une ville voisine, elle m’a compté qu’elle aime et est aimée de James Burlow ; mais ce n’est que le fils d’un bûcheron, et ses parens ne voudraient pas consentir à leur union. Pauvre petite ! il est donc par-tout des victimes de cette odieuse inégalité. On ne soupçonne pas même notre amour, ajouta-t-elle ; comment croirait-on que le fils d’un bûcheron ose jeter les yeux sur la petite fille du concierge de milord duc de Sunderland.

« Quand Clara, avec son ingénuité, fait de pareilles réflexions, je souris d’abord, et, bientôt après, je pleure avec elle ; mais, mon frère, il faudra tâcher de tout assortir, et de rendre heureuse ma gentille Clara et son bon James. C’est lui qui se charge de porter à trois lieues d’ici les lettres que je vous écrirai. Je descends bien souvent dans la forêt au milieu de laquelle est située la cabane de son vieux père. Je m’y repose de ces courses forcées que je me plais à entreprendre, afin de calmer les agitations de mon ame.

« Adieu, Edward ; adieu, Anna ; puisse votre prospérité égaler ma tendresse pour vous ! Répandez le calme et le plaisir sur l’existence de milord et miladi Sunderland, troublés parfois, j’en suis certaine, du malheur de leur fille. Adoucissez le cœur de notre Mortymer ; ayez bien soin de me dire si M. de Saint-Ange est courroucé contre moi ; engagez-le à me plaindre, et non à m’accuser. Assurez l’honnête monsieur Akinson et mistriss Hovard que je ne les oublie pas. Adressez votre réponse, poste restante, à James Burlow.

« À … Il y va tous les mercredis et les dimanches. »

Je remarquai qu’après la lecture de cette lettre la tristesse de Saint-Ange avait fait place à beaucoup d’agitation. Il me fuyait, moi qu’il recherchait tant auparavant. Le moment de son départ, qu’il ne cessait d’accélérer, étant arrivé, il refusa avec une forte obstination les dons de milord et de miladi. Il n’accepta qu’une miniature, qui représentait ses trois élèves à l’âge où ils lui avaient été confiés. À l’instant de monter en voiture, il se jeta dans mes bras avec un trouble difficile à décrire. Saint-Ange, lui dis-je, non moins ému, vous quittez cette maison, malheureux, mais sans tache. Conduisez-vous de manière à pouvoir y rentrer avec la même pureté. Allez passer quelque temps en France ; retrouvez-y la santé et la raison, et revenez en Angleterre, près de vos amis, à qui vous ne laissez que d’honorables souvenirs. Il pressa ma main contre son sein, ne répondit rien, et partit.

Ici je cède la plume à ladi Élisa Sunderland, satisfaite de l’exactitude de mon récit. Elle consent à continuer sa déplorable histoire.