Palmira/XIV

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Maradan (2p. 27-59).


CHAPITRE XIV.




La fin de l’hiver approchait ; on forma le projet de terminer ses plaisirs par un bal masqué à Gros-Venor-Square. L’idée de cette nouveauté charma les jeunes ladis, et il n’en fallut pas davantage pour que milord Sunderland en pressât l’exécution. Bientôt les préparatifs furent commandés, et nombre d’invitations envoyées.

Peu de jours avant celui fixé pour cette fête, en déjeûnant chez ladi Élisa, où se trouvaient réunis sir Abel et sa sœur, on agita la grande question des déguisemens que l’on adopterait, en convenant d’abord que toutes les dames de la maison seraient à visage découvert.

Palmira, qui avait puisé dans ses montagnes, et sur-tout dans son cœur, un grand enthousiasme pour Ossian, voulut représenter la belle et touchante Malvina, vêtue d’une tunique de lin, ses cheveux épars, telle enfin que devait être une des filles de l’antique Morven. Me permettrez-vous, dit vivement M. de Mircour, de figurer Oscar ? Palmira baissa les yeux. On applaudit à ce projet, ensuite on convint unanimement de laisser à l’imagination de Mathilde le soin d’indiquer à chacun le costume qui lui conviendrait.

Elle remercia de l’hommage qu’on rendait à sa bizarrerie, assurant qu’il ne fallait que de ce travers d’esprit pour justifier la confiance que l’on voulait lui témoigner. Regardant d’abord ladi Élisa, elle lui dit : Des formes si parfaites, si délicates, s’adaptent avec l’idée que nous nous formons d’une ombre heureuse. Vous serez donc la tendre Euridice, lors de son séjour aux champs élysées.

Vous, ma chère Simplicia, continua Mathilde, qui nous montrerez aussi votre joli visage, embellissez-le encore, s’il est possible, avec la coiffure de la jeune Iphigénie, et le reste du vêtement semblable à celui de la touchante victime. Abel est digne de porter les armes d’Achille. J’imagine que la magnificence ordinaire de madame de Mircour se déploiera avec plaisir dans le riche habillement de sultane. Pour moi, je veux contraster avec tant d’objets brillans, agréables, et doux, en inspirant l’épouvantable, la hideuse terreur : je serai donc nonne sanglante. [1]

On se récria beaucoup contre cette dernière fantaisie ; mais ladi Mathilde s’y obstina, et jura de la réaliser. Ce jour arriva enfin. Gros-Venor-Square étala dans ses appartemens un luxe, une élégance rares : la plus harmonieuse musique, un banquet splendide, annonçaient que ce serait une des plus belles fêtes qui eussent été données à Londres depuis long-temps.

Palmira, dans sa noble simplicité, ramenait sans cesse les regards sur sa superbe personne. Simplicia était ravissante aussi. La couronne de roses qui ceignait ses beaux cheveux blonds était moins fraîche que sa figure, et ses longs voiles lui donnaient une grace de plus. Nombre de femmes, sans doute, eurent obligation aux favorables masques, qui, dérobant leurs traits, les empechèrent d’être effacées par ces deux jeunes personnes.

Mathilde, un poignard et une lampe à la main, ses vêtemens et son masque blancs, joua son rôle de nonne sanglante avec une effrayante vérité ; mais, cherchant bientôt à inspirer une plus agréable impression, elle fut se vêtir d’un habit à l’espagnole, où sa charmante taille, paraissant dans tous ses avantages, la rangea parmi les femmes les plus remarquables de la fête.

Palmira, enivrée de tout ce qui l’entourait, parcourait les différentes salles avec un indicible plaisir. M. de Mircour ne l’avait pas encore quittée, lorsque sa mère l’appela pour l’engager à s’occuper un peu de la fille du comte D… dont les terres étoient voisines des siennes, en Normandie, et qu’elle venait de reconnaître, la sachant à Londres, dans un groupe de paysannes provençales.

Charles s’était à peine rendu à l’ordre de sa mère, qu’un homme de la plus haute taille, déguisé en général asiatique, s’approcha de Palmira, et lui dit à voix basse : Ma jalouse sultane me laisse enfin libre d’offrir tous les trésors de l’Inde à miss Harville, en échange d’un regard de bonté : fille charmante ! reconnoissez l’amoureux comte de Cramfort, idolâtre de tant d’attraits, depuis le premier jour où il les connut.

En faisant un mouvement d’indignation, Palmira voulut s’éloigner. Il l’arrêta : Ô de grace ! un moment. Quand pourrai-je vous rejoindre, vous inviter à réflechir sur votre situation ? Faite pour donner des lois à l’univers, ici vous êtes dépendante, soumise. Le refroidissement de ladi Élisa, un caprice de Simplicia, peuvent vous renvoyer dans vos montagnes. Les êtres sensibles vous plaignent ; les autres, je ne peux pas exprimer les sentimens qu’ils se permettent d’avoir. Osez être heureuse, libre, et dès demain je m’occupe des moyens de vous rendre à une brillante destinée.

Audacieuse proposition ! s’écria enfin Palmira. Oubliez-vous, monsieur, que vous parlez à une parente de milord Sunderland ? Et ce titre seul, si vous méconnaissez ceux de l’innocence et de la vertu, devait vous en imposer. — Belle miss, cette parenté-là n’est pas très-prouvée, ou du moins on prétend, dans le monde, que l’on ne dit pas précisément de quel côté elle est venue.

Vous me traitez indignement, reprit Palmira avec noblesse ; mais il est de certains personnages dont le délire est si méprisable, que l’on se sent capable de dédaigner leurs outrages. — Ravissante fierté ! ô miss Harville, elle est plus séduisante que le sourire d’une autre.

Dans ce moment sir Abel approcha ; Palmira fit un nouvel effort pour se dégager de la place où Cramfort la retenait malgré elle. Son maintien, son visage respiraient la colère et la douleur. Abel en fut frappé. Au nom du ciel ! qu’avez-vous ? lui demanda-t-il avec un intérêt si marqué, qu’elle ne put s’empêcher de lui répondre d’un ton pénétré : Que de perversité dans la société ! ah ! sir Abel, est-elle donc inséparable de ces brillans prestiges ?

Cramfort voulut lui parler encore, elle le quitta avec horreur. Voici une petite personne tout-à-fait impertinente, dit-il nonchalamment à sir Abel. Je connais quelqu’un qui voudrait bien la voir confondue. Quel est l’homme froid, barbare, interrompit vivement Abel, qui peut regarder miss Harville sans la combler d’autant de souhaits qu’elle a de graces et de vertus ? — D’accord, sir Alvimar ; mais avec quel feu vous vous exprimez ! Si j’avais pu penser… certes, je n’eusse pas hasardé ma déclaration. — Votre déclaration ? vous, à Palmira, l’époux de miladi Arabel… — Quel trouble ! quelle colère ! vous, le futur de la charmante fille de Sunderland. Allons, allons, point d’hypocrisie. Nous en sommes au même point : tous les deux amoureux de Palmira, tous les deux assez égoïstes pour remercier le sort de l’avoir placée dans un état de dépendance, qui un jour nécessairement la fera tomber dans nos mains, sans exiger cette légitimité d’hommages que nous ne pouvons lui offrir.

Elle n’en recevra jamais que d’aussi purs que son cœur, dit gravement sir Abel. Elle est sous la protection la plus respectable, et j’ose ajouter, sous la mienne, comme devant être son parent très-incessamment ; et l’offense qui l’atteindrait serait vengée par moi. — Une affectation de mœurs si sévères n’en impose pas à votre âge, reprit Cramfort avec humeur. Au reste, si vous voulez prouver le respect pur que vous inspire miss Harville, demain matin à Hyde-Parc nous pourrons nous revoir. Ce lieu convient mieux qu’une salle de bal pour répondre à des menaces.

Abel serra la main du comte, en disant : J’y serai avant neuf heures. Ils se quittèrent alors. Abel ne croyait devoir l’indignation qu’il ressentait contre son adversaire qu’à la profonde corruption de ce dernier. Il se dissimulait qu’un accès de jalousie l’avait autant enflammé que ce noble motif. Comme Cramfort l’avait observé, la nuance était peu marquée entre l’époux d’Arabel et l’amant de Simplicia. Cependant, si l’apparence était la même, le but n’était pas également coupable. Abel pouvait être un insensé ; mais jamais il n’avait formé le projet d’être un séducteur ; et il se jugeait digne de pouvoir se conduire comme un frère, de servir d’appui à Palmira ; et, si cet événement pouvait lui rendre son estime, de quel poids il délivrerait son cœur !

Cette scène entière s’était passée sans être remarquée de personne. Palmira avait bien cru appercevoir une espèce d’explication un peu vive entre Cramfort et Abel ; mais elle n’osait communiquer des craintes que la gaieté et le sens froid de l’un et de l’autre finirent par détruire.

À la fin de la nuit, sir Abel sentit la nécessité de se confier à quelqu’un de Gros-Venor-Square. Il proposa donc à M. de Mircour d’être son témoin, en lui racontant à-peu-près tout ce qui avait eu lieu. Le jeune Mircour partagea sa colère. Que je vous envie, lui dit-il, le bonheur de venger miss Harville ! Infâme Cramfort ! déclarer ainsi son coupable amour, lorsque je l’aime avec passion, que je puis m’y livrer sans crime, et que je n’ai pas encore osé le lui avouer !

Abel ressentit beaucoup d’émotion de cette confidence : un pareil rival était bien dangereux ; mais au moins il était digne de Palmira ; et, n’éprouvant que trop la nécessité d’un obstacle de plus entre elle et lui, il croyait avoir la force de pouvoir les unir de sa propre main.

Il était déjà quatre heures du matin : jugeant à l’activité de la danse, à l’amusement toujours animé des groupes, que la fête se prolongerait encore, ils convinrent qu’Abel ne quitterait pas Gros-Venor-Square, qu’il s’habillerait chez M. de Mircour, et se rendrait directement à Hyde-Parc.

Ladi Élisa, abymée de fatigue, confia ses élèves à madame de Mircour, et se retira dans son appartement. Une heure après, Palmira, dont la conduite de Cramfort avait altéré tout le plaisir, se préparait à quitter la salle de bal : forcée de passer devant lui, elle détourna la tête, lorsqu’il lui adressa ces paroles, avec son ton de raillerie ordinaire : Belle comme les amours, il ne vous manquait que de la célébrité ; je vous la promets avant la fin de cette journée.

Palmira fut plus effrayée que piquée de cette apostrophe. Arrivée chez elle, ses réflexions, ses pressentimens l’agitèrent à un point qui ne lui permit pas d’espérer le sommeil. Assise près de son feu presque éteint, elle entendait à peine la musique éclatante qui était à vingt pas de sa chambre, et les mouvemens continuels des carrosses qui commençaient à partir.

Il y avait déjà long-temps qu’il faisait jour ; tout-à-coup Palmira sortit de sa rêverie, étonnée, après cette nuit de confusion, du silence qui régnait alors : elle se décidait à se coucher quelques heures, lorsqu’elle entendit frapper à sa porte, et reconnut la voix de Mathilde ; elle ouvrit précipitamment : Ma chère, dit Mathilde aussitôt, il se passe sûrement quelque chose d’extraordinaire ; on a de la pénétration pour ce qui intéresse fortement : mon frère, M. de Mircour, m’ont paru très-occupés. J’ai entendu distinctement Abel lui dire : Milord Sunderland ne le saura que l’insulte vengée. Il a prononcé aussi le nom d’Hyde-Parc. Lord Cramfort n’est point étranger à tout cela ; il y a peu d’instans, je l’ai vu rire avec ses amis, en leur disant : Une mascarade, et l’éternité peut-être ! Le plaisant contraste de bouffonnerie avec ce qu’il y a de plus sérieux !… Palmira, que pensez-vous ? — Oh ! ladi Mathilde ! haïssez-moi. Je crains bien que ceci ne soit la suite des propos plus qu’inconsidérés que milord Cramfort m’a tenus. Votre généreux frère les a probablement sus, je ne puis prévoir comment, et…

Cela n’est que trop sûr, interrompt Mathilde. Noble Abel ! je le reconnais-là ! Pourquoi vous haïrais-je, Palmira ? N’avez-vous pas droit à la protection de tout homme honnête ? Mais volez chez milord Sunderland ; communiquez-lui nos doutes ; moi, je vais me déshabiller ici, et mettre une de vos robes. Je ne peux retourner à la place de Portland qu’entièrement rassurée. Si mon père était à Londres ! mais, absent depuis deux jours, il ne revient que ce soir. Ah ! puisse-t-il retrouver tout le monde tranquille et satisfait !

Palmira court chez milord. On lui apprend qu’il vient de partir pour Kesengton avec M. Akinson. Elle fait prier M. de Mircour de venir lui parler : on répond qu’il est sorti à l’instant avec sir Abel. Elle redoute d’affliger inutilement sa mère ; elle sent bien que Simplicia ne peut que s’inquiéter avec elle. Revenant donc rejoindre ladi Mathilde, se soutenant à peine, ses yeux exprimant plus que de l’agitation, elle se jette sur un fauteuil, disant : Je ne vois aucun moyen de prévenir le terrible événement que nous redoutons. Pleurons, affligeons-nous d’avance ; car je serai fatale à votre frère. Le malheur est attaché à mon existence, et qui s’y intéressera sera frappé comme moi.

Mathilde fut émue de cette idée lugubre ; mais un instant de réflexion remit cette aimable femme, qui, sous des dehors frivoles et légers, savait cacher une ame forte et courageuse. Chère Palmira ! s’écrie-t-elle, j’ai entendu, je le répète, parler de Hyde-Parc ; sûrement c’est le lieu du rendez-vous. Abel et Mircour y sont à peine arrivés, je l’espère ; nous allons y courir. Affectant beaucoup de sang-froid, n’ayant l’air de rien soupçonner, nous les obligerons à ne pas nous quitter. Auparavant, il faut dépêcher un courrier à milord Sunderland pour hâter son retour, qui, je vous en réponds, aura lieu à temps pour prévenir le mal. Palmira embrasse avec transport Mathilde. Elles donnent leurs ordres ; et, dans peu de minutes, se trouvent à Hyde-Parc.

Les voici, dit Palmira, et Cramfort n’est point encore arrivé. Effectivement, Abel et M. de Mircour attendaient à l’extrémité de l’allée la plus solitaire. On ne peut imaginer leur étonnement et leur embarras en appercevant ces dames. Mathilde, enchantée de revoir son frère, ne doutant plus du succès de son projet, reprend sa gaieté ordinaire ; l’espérance et la joie animent même ses manières d’un surcroît de vivacité. Pour Palmira, elle commence à respirer. Son air froid et contraint avec Abel a disparu. La tendre sensibilité est peinte sur sa figure ; elle croit voir en lui un frère, un défenseur. Elle a bien de la peine à arrêter l’effusion du sentiment de reconnaissance qui la pénètre. Avec une douce autorité elle s’empare de son bras, à l’imitation de sa compagne, qui a saisi celui de M. de Mircour. Mais, mesdames, dit celui-ci, qui nous procure l’avantage de vous rencontrer ? Probablement, répond Mathilde, le même motif qui vous a amenés ici. La matinée, quoique froide, est belle ; et nous avons pensé que l’air nous ferait plus de bien, nous rafraîchirait davantage qu’un sommeil incertain après une nuit si fatigante.

J’ai donc proposé à miss Harville cette promenade, que nous voulons prolonger jusqu’à l’avenue de Kesengton. Il est très-heureux de vous trouver ici ; vous allez nous accompagner, et nous sauver le ridicule de paraître deux romanesques beautés, promenant leurs amours infortunées.

Sir Abel et M. de Mircour se regardèrent avec beaucoup d’anxiété. Il nous est impossible, balbutie le premier, d’avoir cet honneur-là. Ah ! ne nous quittez pas, dit Palmira serrant involontairement son bras. Abel la fixe avec surprise. Un éclair de bonheur paraît dans ses yeux ; mais il lui répond : Cet instant est le seul de ma vie où je ne puis céder aux ordres de miss Harville.

Dans ce moment ils apperçoivent tous Cramfort et le chevalier Jones, son ami et son témoin. Palmira tressaillit ; Mathilde s’écria gaiement : Dieu me pardonne, une partie du bal de milord Sunderland s’est donné rendez-vous ici. Lord Cramfort les salue respectueusement, et, s’avançant vers sir Abel, lui demande à l’oreille en souriant, si c’est un tournoi au lieu d’un duel qui se prépare. Abel lui explique froidement en deux mots l’aventure, et le prie de se joindre à lui pour inventer un prétexte qui leur permette de s’éloigner sans affectation de ces dames. Non, non, sir Alvimar, répond-il, nous aurons toujours l’occasion de nous couper la gorge ; et j’aurai peine à retrouver le vif plaisir d’une promenade matinale avec votre aimable sœur et miss Harville. — J’apprécie, sans doute, beaucoup le charme de leur présence ; mais elle est cruellement gênante en ce moment. Jamais, sir Abel, jamais. Et voilà lord Cramfort causant paisiblement, plaisantant même d’une manière assez agréable. Mathilde, enchantée de la tournure que prenaient les choses, continue de rire, de folâtrer. Palmira ne s’occupe que du retour de milord Sunderland. Sir Abel est sombre, mécontent ; M. de Mircour impatienté. Le chevalier Jones est d’abord étonné, puis il se monte au ton de son ami.

Mathilde demande à sa compagne si son idée de Kesengton dure encore. — Oh ! certainement, je ne pense qu’à celle-là. Ces messieurs nous suivront sans doute.

Mon phaéton est ici entièrement à votre disposition, dit poliment Cramfort : Je l’accepte, milord, répond Mathilde, si vous vous chargez de me conduire : Ma sœur, dit Abel avec un peu d’humeur… — Mon frère, un vieux tuteur, gênant et jaloux, ne pourrait faire la moindre objection sur cette innocente démarche : d’ailleurs, il est des heures de folie dans la vie ; la mienne a sonné. Milord, je suis prête à partir.

Je n’ai pas l’honneur, reprend le chevalier Jones, d’être connu de miss Harville ; mais, si elle veut bien accepter mon garrick, un de ces messieurs la conduira, et j’irai à pied avec l’autre. Palmira le remercia, disant qu’une longue course n’effrayait pas une habitante des montagnes. Tout en causant ainsi, on se trouva près des voitures. Mathilde dit tout bas à son amie : Nous sommes bien sûres qu’ils ne s’aigriront pas davantage, et elle s’élance dans le phaéton. Lord Cramfort se place à ses côtés. Vous nous rejoindrez, dit-elle, à la Couronne, dans l’allée de Kesengton. Cependant sir Abel ne peut s’empêcher de se récrier contre l’inconséquence de sa sœur. Mais Palmira lui demande timidement son bras, et il se livre enfin à la satisfaction que doit lui causer le retour des bontés de miss Harville. Le ressentiment, la vengeance, s’effacent devant de plus douces pensées. Le chevalier Jones, avec beaucoup de circonspection cependant, s’égaie un peu avec M. de Mircour sur les jolis témoins de sir Abel. Charles l’assure combien ils ont été contrariés de cette rencontre inattendue. Le chevalier lui répond qu’il ne voit pas la chose ainsi ; et que, si cela pouvait en faire rester là le combat qui devait avoir lieu, il en serait fort content, la réputation des deux adversaires étant trop bien établie, sous les rapports du courage, pour redouter les railleries qui naissent souvent d’un accommodement. L’humeur chevaleresque de M. de Mircour ne concevait pas trop cette intention pacifique ; néanmoins il promit de ne pas s’y opposer, si l’affaire prenait une semblable tournure.

La conversation devint alors générale. Depuis un quart-d’heure, ils avaient perdu de vue le phaéton, lorsqu’ils le virent arrêté à la Couronne, ainsi que la voiture de milord Sunderland. Le billet qu’il avait reçu de Mathilde lui ayant aussitôt fait reprendre la route de Londres. Ce billet rapportait à-peu-près l’événement redouté. Que l’on juge donc de la surprise de milord, rencontrant la sœur d’Abel dans le phaéton de Cramfort. On arrête de part et d’autre ; Mathilde le prie de vouloir bien lui servir de chaperon, ainsi qu’à miss Harville, qui va arriver escortée de trois jeunes-gens. On descend à la Couronne. Mathilde dit deux mots à milord Sunderland. Palmira survient avec ses chevaliers : on commande et l’on sert un déjeûner charmant ; tout s’y passe à merveille ; lord Cramfort affecte les manières les plus respectueuses avec miss Harville. Vers la fin du déjeûner, Mathilde sort avec Palmira ; alors milord Sunderland s’adresse à sir Abel en lui disant : Votre père est absent, mon jeune ami ; mais il est toujours honorable pour moi de le représenter, et c’est donc avec ses droits que je suis venu ici : ce n’est point le hasard qui m’y a conduit, mais bien un avertissement de ladi Mathilde, dont l’ingénieuse tendresse a retardé un événement que je desire empêcher par tous les moyens possibles.

Disposez de moi, milord, dit Cramfort en lui tendant la main avec beaucoup de franchise et d’aménité ; j’ai eu tort, je l’avoue, d’adresser des propos très-indiscrets à une femme que je dois respecter. Quelle que soit l’issue de cette affaire, je vous prie, mon cher Sunderland, d’offrir mes excuses à miss Harville. Cette réparation suffit, reprit le médiateur, et sir Abel réfléchira qu’une prompte et parfaite réconciliation doit tout terminer. Votre bravoure, messieurs, n’a pas besoin d’un témoignage de plus ; et un acte de modération et de raison, en vous honorant vous-mêmes, épargnera bien des chagrins à ceux à qui vous êtes chers.

Sir Abel, avec peut-être moins de bonne grace que Cramfort, se vit pourtant obligé de céder à la volonté de milord Sunderland, en déclarant qu’il était prêt à tout oublier. Cramfort alors, s’avançant vers lui, l’embrassa de grand cœur, et les témoins se donnèrent réciproquement des assurances d’estime.

Sunderland, pressant Abel contre son sein, lui dit : Recevez maintenant mes remercîmens de vous être ainsi conduit pour une jeune personne qui m’est bien chère. De quel heureux augure n’est-il pas, pour le bonheur et la gloire de ma Simplicia, d’avoir un époux si délicat, si digne de la défendre !


  1. C’était sûrement à la vieille tradition de ce conte, débité dans son enfance, que Mathilde dut cette idée : elle eût produit bien plus d’effet encore une dixaine d’années plus tard ; car qui n’a pas lu l’ingénieux roman du Moine ?