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Palmira/XXVIII

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Maradan (3p. 62-79).


CHAPITRE XXVIII.




Armandine était née dans une des classes les plus obscures de la société ; mais annonçant, dès son enfance, une beauté rare, une douceur intéressante, elle se fit aimer de la jeune héritière de la puissante maison de Linanges, que le hasard lui avait fait connaître, et qui desira de l’avoir près d’elle. Les parens d’Armandine, pauvres, malheureux jusqu’alors, satisfaits du sort qu’on leur promettait, consentirent à se séparer de leur fille. Élevée avec mademoiselle de Linanges, elle profita si bien de l’excellente éducation qui lui fut offerte, qu’à quinze ans il n’était pas de rang distingué où elle n’eût été dignement placée.

Sa noble compagne était destinée au fils du duc de E… qui voyageait depuis quelques années. L’époque de son retour étant arrivé, son père le présenta à mademoiselle de Linanges ; mais Armandine était là, et il ne sut voir qu’elle. Son premier regard inspira une passion violente, qui malheureusement fut sympathique, puisque Armandine, oubliant l’obstacle de sa naissance, ses obligations sacrées envers sa bienfaitrice, promit amour pour amour.

On parlait déjà de la prochaine célébration du mariage du comte et de mademoiselle de Linanges ; mais le premier, ayant eu quelque entrevue secrète avec Armandine, l’avait déterminée à fuir avec lui ; et peu de jours avant les noces pompeuses qui se préparaient déjà, ils partirent pour les pays étrangers, et furent mariés à la première ville où ils s’arrêtèrent.

L’on peut se représenter la fureur des deux familles. Un rang, un crédit éminent leur donnant un grand pouvoir, même hors de France, elles ne tardèrent pas à le déployer. Bientôt on atteignit le comte et sa femme ; on les sépara et on les renferma : lui dans une tour impénétrable ; elle, j’ose à peine le dire, dans une maison de force. Cependant, le courage et l’amour leur faisant tout entreprendre, ils surent se rejoindre malgré leurs persécuteurs. Mais ils tremblaient au sein d’une ravissante réunion, et leur jeunesse se passa dans les craintes et les déchiremens d’une passion si cruellement traversée.

Le comte, accablé de l’existence malheureuse de son Armandine, tomba dangereusement malade. Il écrivit à sa famille, implora un dernier pardon, et la supplia de ne pas laisser dans la misère une femme portant son nom, et dont l’unique crime était de l’avoir trop aimé.

Il expira, dans une petite ville d’Allemagne, peu d’heures après avoir écrit cette lettre. Le duc et la duchesse, encore plus irrités qu’adoucis par la mort de leur fils, envoyèrent un homme sûr, muni d’une lettre de cachet, chercher la jeune comtesse. Il la trouva, elle-même, mourante, et la tête absolument égarée. Ce déplorable état le toucha vivement, car il était honnête et bon. À force de soins, il la rendit à la vie, mais non à la raison. Néanmoins elle était parfaitement douce et calme ; seulement elle ne voulait ni parler, ni marcher. Cet état paisible autant qu’affligeant décida l’agent des E… à leur écrire très-énergiquement, pour leur représenter qu’il serait d’une barbarie atroce de faire usage de la lettre de cachet dans la situation où se trouvait Armandine, qu’il demandait la permission de la conduire dans une de leurs terres où ils n’allaient plus depuis fort long-temps ; que là elle serait oubliée, même inconnue si on l’exigeait ; mais qu’il se chargeait d’avoir pour elle tous les procédés que l’humanité réclamait en sa faveur.

Le cœur des ennemis d’Armandine s’appitoya enfin par l’excès de ses maux ; on lui assigna une pension considérable ; et on la confia à son unique protecteur. Après être arrivée ici, son immobilité dura près de quatre mois encore : ce temps écoulé, le caractère de sa folie changea sans parler davantage. Mais elle errait sans cesse dans les jardins, dans les vallées, gravissait les rochers, courait le long du rivage, en ayant toujours l’air de chercher un objet qui occupait constamment sa pensée.

Comme elle inspirait un profond intérêt à ses femmes, à ses gardiens, ils ne la contrariaient en rien, et la suivaient par-tout. Un soir, dans un endroit écarté du parc, où ils n’avaient pas encore pénétré, Armandine découvrit un tombeau antique. En reconnaissant cette forme lugubre, elle s’écrie : Je l’ai trouvé ! je l’ai trouvé ! et elle couvre de ses larmes, de ses baisers, chaque pierre de ce monument, qu’elle déclare ne plus vouloir quitter. On veut l’en arracher ; pour la première fois, elle est furieuse. La force, la douceur, n’en peuvent rien obtenir. Le sentiment de son désespoir semble l’avoir rendue à la raison : elle parle de son époux, de son malheureux amour. La nuit se passe ainsi que le lendemain ; et Armandine persiste à n’avoir d’autre asile que le tombeau sur lequel elle est étendue. À la fin, anéantie par ses cris, sa douleur, elle tombe évanouie ! On l’emporte. Revenue à elle, l’infortunée supplie qu’on la laisse promener comme à l’ordinaire. Ses gardiens redoutaient une nouvelle scène. Cependant ils ne purent résister à ses prières et à ses promesses d’obéissance. Elle vola cueillir des fleurs pour orner le cher et fatal tombeau qui lui avait causé une si violente impression, et tous les jours elle renouvelle ce même hommage. Les chaleurs les plus brûlantes, les frimas les plus rigoureux ne peuvent l’en empêcher.

Malgré que son arrivée ici eût été secrète, elle a transpiré : d’abord on s’en est fortement occupé ; maintenant on n’en parle plus. On n’en parle plus ! reprit Palmira excessivement émue. Ah ! moi, je ne l’oublierai de la vie. Oh ! je voudrais la voir, et jeter une fleur sur cette tombe illusoire ! Alors Louise, prenant la parole, dit qu’elle allait souvent au château, et y était toujours reçue avec bonté ; que si miss Harville voulait descendre avec elle dans la vallée, elle était bien sûre de lui faire connaître la malheureuse comtesse. Palmira accepta avec empressement l’offre de Louise, que l’on réalisa à l’instant. Mais madame de Saint-Pollin, que ce spectacle affectait trop, resta avec sa fille.

Charles escorta miss Harville et Louise. La matinée, déjà avancée, était sombre, cependant douce et agréable. En suivant un sentier assez rapide, on fut bientôt aux portes du château. Ils traversèrent les cours sans rencontrer personne, de même un vestibule immense, où le silence qui régnait n’était troublé que par le retentissement sourd de leurs pas. Enfin ils entrèrent dans le parterre, où la nature, bien plus que l’art, faisait croître encore quelques fleurs.

Palmira apperçut deux femmes d’un certain âge, à côté d’une autre agenouillée, qui cueillait des roses. Voilà la comtesse, dit Louise en désignant cette dernière. Une des vieilles femmes, s’avançant vers elle avec un visage riant, lui reprocha de n’être pas venue au château depuis long-temps. Alors Louise présenta deux étrangers. Nous ne sommes pas dans l’usage d’en recevoir, dit la concierge, mais, amenés par vous, bonne et jolie Louise, nous nous ferons un plaisir de l’enfreindre.

Dans cet instant on se trouva près de la comtesse. Elle n’avait pas encore tourné la tête ; mais elle s’était relevée, et Palmira put remarquer sa taille, de la forme la plus élégante, ses longs cheveux blonds argentés, et ses vêtemens d’une batiste extrêmement fine. Entendant un peu de bruit, elle se détourna, et montra le plus charmant visage que miss Harville eût jamais vu. Sa blancheur, la langueur de ses grands yeux bleus, ses lèvres décolorées, son costume, ainsi que son attitude, la rendaient parfaitement semblable, dans ce moment, à la plus belle statue de marbre blanc.

Qu’elle est touchante ! s’écria Charles. Pour Palmira, ses pleurs s’échappèrent malgré elle. La comtesse la fixa, en lui présentant une branche de jasmin, que miss Harville posa contre son cœur. Alors la première lui tend un bras d’albâtre, et l’entraîne du côté de son bosquet chéri. On les suivait, lorsqu’en souriant, elle demanda à Palmira si elle éprouvait quelque frayeur. — Oh ! Dieu ! uniquement le plus tendre intérêt. — Hé bien, priez que l’on me laisse seule avec vous. Charles n’était pas tranquille ; mais les femmes de la comtesse l’assurèrent de sa douceur, et l’on se tint à une certaine distance.

Palmira avait toujours à la main la branche de jasmin. Ne vous en parez pas, lui dit Armandine, par-tout où j’ai trouvé des fleurs elles couvraient des abymes affreux. Voici mon intention, reprit Palmira, en la déposant sur le tombeau.

Que vous êtes bonne, dit la comtesse, charmée de cette action… Ma vue vous a affectée, je l’ai bien remarqué : je suis si malheureuse ! Pensez-vous que je cesse de l’être un jour ? — Le ciel ne peut laisser souffrir éternellement un de ses plus beaux ouvrages. Les cruels ! reprit la comtesse avec incohérence, ils savaient bien que, malgré leurs efforts, Adolphe rejoindrait toujours son Armandine. Le tombeau seul peut les désunir, ont-ils pensé, hé bien, c’est là qu’ils l’ont renfermé. Je m’en tiens bien près, bien près, parce qu’un jour il m’appellera près de lui. Elle s’assit, et resta dans un mélancolique silence.

Palmira se plaça près d’elle, et s’empara d’une de ses mains, qu’elle pressa doucement. Après quelques instans, la comtesse lui demanda si elle était étrangère. — Je suis Anglaise. — Et riche, noble, autant que belle ? — Je tenais tout mon éclat de ma mère, et je l’ai perdue. — Avez-vous des parens, des amis ? — Hélas ! je suis seule, seule au monde !

Ah ! si vous n’aviez pas peur, reprit la comtesse avec un accent caressant, je vous engagerais de rester toujours près d’Armandine. Cela serait bien triste, car vous voyez bien comme la nature est sombre autour de moi ; mais, enfin, vous ne seriez pas seule, seule au monde. Vous ne le voudrez pas, parce que je suis insensée, égarée ; on ne m’aborde qu’avec effroi. Un jour, j’entendais dire : Elle a toujours été tranquille, mais elle peut devenir méchante. La douce Armandine d’Adolphe, ainsi qu’il m’appelait, devenir méchante ! faire du mal ! Ah ! je laisse cela à ces gens qui se croient uniques possesseurs de la sagesse, de la raison, parce qu’ils ne ressentent, n’éprouvent rien. Qu’ai-je fait ? aimer et pleurer ! Et eux, désespérer, persécuter… Le renfermer ! et là encore ! (désignant le tombeau.) Ah ! quel comble de barbarie ! À cette longue suite d’idées, exprimées avec une sorte d’ordre et de justesse, succéda un accès assez violent. Elle s’agitait, déraisonnait entièrement ; elle jeta même quelques cris. On accourut. Charles voulut entraîner Palmira, qu’il voyait excessivement émue. La comtesse, s’appercevant qu’on l’emmenait, lui dit avec force : Où vas-tu, jeune fille ? Ah ! ne m’abandonne pas ainsi !

Palmira revint à elle pour la serrer dans ses bras. Adieu, intéressante Armandine, votre souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire ! puisse la vôtre recouvrer sa plus pure intelligence. La comtesse la serrait étroitement, en lui disant : Pourquoi me quitter ! Cette solitude est affreuse ; mais le monde est pire encore, pour toi sur-tout, qui n’es que belle et vertueuse ! Sans les richesses, sans la grandeur on est si malheureuse ! Faible roseau, la tempête ne tardera pas à t’abatre. Écoute du moins un conseil. Elle se pencha à son oreille, et ajouta excessivement bas : Si un être charmant, paré des dons les plus éclatans, t’offre son cœur, rejette-le, ou tu es perdue ! Palmira, en soupirant, jura qu’elle suivrait fidellement un tel avis, qui ne semblait nullement émané de la folie. La comtesse, ne prenant plus garde à personne, se rassit, et tomba dans un état d’immobilité, qui lui durait toujours quelques heures lorsqu’il lui prenait.