Panégyrique de Saint Louis/Édition Garnier

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PANÉGYRIQUE
DE SAINT LOUIS
ROI DE FRANCE,
prononcé dans la chapelle du louvre,
en présence de messieurs de l’académie française,
le 25 août 1749, par m. l’abbé d’arty[1]

AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS DE L’ÉDITION DE KEHL.

Les deux ouvrages suivants[2] ont été constamment attribués à M. de Voltaire ; et comme nous n’avons aucune preuve qu’ils ne soient pas de lui, nous les plaçons dans cette édition.

Celui qui a pour titre Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française nous semble avoir été fait sous les yeux de M.  de Voltaire par un de ses élèves. On y retrouve les mêmes principes de goût, les mêmes opinions que dans ses ouvrages sur la littérature. Il parut dans un temps où M.  de Voltaire avait à combattre une cabale nombreuse, acharnée, formée par les hommes de lettres les plus célèbres, n’ayant d’autre appui que celui de quelques jeunes gens en qui l’enthousiasme pour son génie l’emportait sur la jalousie, ou qu’il s’était attachés par des bienfaits. On voit par ses lettres qu’il leur donnait quelquefois le plan et les principales idées des ouvrages qu’il désirait opposer à ses ennemis[3].

Le Panégyrique de saint Louis a passé pour être de M.  de Voltaire[4], dans le temps où il fut prononcé. Les traits heureux répandus dans cet ouvrage, l’esprit philosophique qui y règne, et qui était alors inconnu dans la chaire ; le style, qui est à la fois simple et noble, mais éloigné de ce style oratoire, si propre à cacher sous la pompe des mots le vide des idées ; tout cela nous porte à croire que cette opinion n’était pas destituée de fondement. On prétend que le prédicateur avait consulté M.  de Voltaire sur un panégyrique qu’il avait fait lui-même ; dans un moment d’humeur contre le mauvais style de ce sermon, M.  de Voltaire le jeta au feu. Cependant l’auteur, qui avait fondé sur le succès de son discours l’espérance de sa fortune, était au désespoir ; il fallait avoir un autre panégyrique, et l’apprendre en huit jours. M.  de Voltaire eut pitié de lui, et fit en deux jours le discours qu’on trouve ici, et qui eut alors beaucoup de succès.


PANÉGYRIQUE DE SAINT LOUIS.
Et nunc, reges, intelligite ; crudimini, qui judicatis terram.
Instruisez-vous, ô vous qui gouvernez et qui jugez la terre !
(Ps. II, v. 10.)

Quel texte pourrais-je choisir parmi tous ceux qui enseignent les devoirs des rois ; quel emblème des vertus pacifiques et guerrières ; quel symbole de la vraie grandeur emprunterais-je dans les livres saints, pour peindre le héros dont nous célébrons ici la mémoire ?

Tous ces traits répandus en foule dans les Écritures lui appartiennent. Toutes les vertus que Dieu avait partagées entre tant de monarques qu’il éprouvait, saint Louis les a possédées. Si je le comparais à David et à Salomon, je trouverais en lui la valeur et la soumission du premier, la sagesse du second ; mais il n’a pas connu leurs égarements. Captif enchaîné comme Manassès et Sédécias, il élève à leur exemple, vers son Dieu, des mains chargées de fer, mais des mains qui ont toujours été pures ; il n’a pas attendu, comme eux, l’adversité pour se tourner vers le Dieu des miséricordes ; il n’avait pas besoin, comme eux, d’être infortuné. Ce Dieu, qui, dans l’ancienne loi, voulut apprendre aux hommes comment les rois doivent réparer leurs fautes, a voulu donner, dans la loi nouvelle, un roi qui n’eût rien à réparer ; et, ayant montré à la terre des vertus qui tombent et qui se relèvent, qui se souillent et qui s’épurent, il a mis dans saint Louis la vertu incorruptible et inébranlable, afin que tous les exemples fussent proposés aux hommes.

Si donc ce modèle des rois n’eut aucun modèle parmi les monarques qui précédèrent le Messie, si toutes les fois que l’Écriture parle des vertus royales elle parle de lui, ne nous bornons pas à un seul de ces passages sacrés, regardons-les tous comme les témoignages unanimes qui caractérisent le saint roi dont vous m’ordonnez aujourd’hui de faire ici l’éloge.

Il suffirait, messieurs, de raconter l’histoire de saint Louis pour trouver, dans les traits qui la composent, ce modèle donné de Dieu au monarque ; mais pour mettre dans ce discours quelque ordre qui soulage ma faiblesse, je peindrai le sage qui a enseigné l’art de gouverner les peuples, le héros qui les a conduits aux combats, le saint qui, ayant toujours Dieu dans son cœur, a rendu chrétien, a rendu divin tout ce qui dans les autres grands hommes n’est qu’héroïque.

Que l’Esprit saint soutienne seul ma faible voix ; qu’il l’anime, non pas de cette éloquence mondaine que condamneraient les maîtres de l’éloquence qui m’écoutent, puisqu’elle serait déplacée ; mais qu’il mette sur mes lèvres ces paroles que la religion inspire aux âmes qu’elle a pénétrées ! Ave, Maria.


PREMIÈRE PARTIE.

Je l’avoue, messieurs, ceux qui veulent parler d’un gouvernement sage et heureux ont, dans ce siècle, un grand avantage. Mais pense-t-on à quel point ce grand art de rendre les hommes heureux est difficile ? Comment prendre toujours le meilleur parti, et faire le meilleur choix ? Comment aller avec intrépidité au bien général au milieu des murmures des particuliers, à qui ce bien général coûte des sacrifices ? Est-il si facile de déraciner du milieu des lois ces abus que des hommes intéressés font passer pour des lois mêmes ? Peut-on faire concourir sans cesse au bonheur de tout un royaume la cupidité même de chaque citoyen ; soulager toujours le peuple et le forcer au travail ; prévenir, maîtriser les saisons même, en tenant toujours les portes de l’abondance prêtes à s’ouvrir, quand l’intérêt voudrait les fermer ? Si ce fardeau est si pesant pour un prince absolu, qui a partout des yeux qui l’éclairent et des mains qui le secondent, de quel poids était le gouvernement dans les temps où Dieu donna saint Louis à la terre ?

Les rois alors étaient les chefs de plusieurs vassaux désunis entre eux, et souvent réunis contre le trône. Leurs usurpations étaient devenues des droits respectables. Le monarque était en effet le roi des rois, et n’en était que plus faible. La terre était partagée en forteresses occupées par des seigneurs audacieux, et en cabanes sauvages où la misère languissait dans la servitude.

Le laboureur ne semait pas pour lui, mais pour un tyran avide qui relevait de quelque autre tyran ; ils se faisaient la guerre entre eux, et ils la faisaient au monarque. Le désordre avait même établi des lois par lesquelles tout ordre était renversé. Un vassal perdait sa terre s’il ne suivait pas son seigneur armé contre le souverain. On était parvenu à faire le code de la guerre civile.

La justice ne décidait ni d’un héritage contesté ni de l’innocence accusée : le glaive était le juge. On combattait en champ clos pour expliquer la volonté d’un testateur, pour connaître les preuves d’un crime. Le malheureux qui succombait perdait sa cause avec la vie ; et ce jugement du meurtre était appelé le jugement de Dieu. La dissolution dans les mœurs se joignait à la férocité. La superstition et l’impiété répandaient leur souffle impur sur la religion, comme deux vents opposés qui désolent également la campagne. Il n’y avait point de scandale qui ne fût autorisé par quelque loi barbare établie dans les terres de ces petits usurpateurs, qui avaient donné pour loi la bizarrerie de leurs divers caprices, La nuit de l’ignorance couvrait tout de ses ténèbres. Des mains étrangères envahissaient le peu de commerce que pouvait faire, et encore à sa ruine, un peuple sans industrie, abruti dans un stupide esclavage.

C’est dans ces temps sauvages, dans ces siècles d’anarchie, que Dieu tire des trésors de sa providence cette âme de Louis, qu’il revêt d’intelligence, de justice, de douceur, et de force. Il semble qu’il envoie sur la terre un de ces esprits qui veillent autour de son trône ; il semble qu’il lui dise : Allez porter la lumière dans le séjour de la nuit ; allez rendre justes et heureux des peuples qui ignorent la justice et la félicité.

Ainsi Louis est donné au monde. Une mère digne du trône, au-dessus du siècle où elle est née, cultive ce fruit précieux. L’éducation, cette seconde nature, si nécessaire aux avantages de la première, non-seulement capable de déterminer la manière de penser, mais peut-être encore celle de sentir ; l’éducation, dis-je, que Louis reçut de Blanche devait former un grand prince et un prince vertueux. Instruite elle-même de cette grande vérité, que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse[5], elle instruisit son fils de la sainteté et de la vérité de la religion. Le cœur du jeune Louis prévenait toutes ces importantes leçons, et l’on peut dire que l’éducation qu’il reçut ne fut qu’un développement continuel du germe de toutes les vertus que Dieu avait mises dans cette âme privilégiée.

Quand Louis prend en main les rênes du gouvernement, il se propose de mettre l’ordre dans toutes les parties dérangées de l’État, et d’en guérir toutes les plaies.

Ce n’était pas assez de commander, il fallait persuader ; il fallait des ordonnances si claires et si justes que des vassaux qui pouvaient s’y opposer s’y soumissent. Il établit les tribunaux supérieurs qui réforment les jugements des premiers juges ; il prépara ainsi des ressources à l’innocence opprimée.

Lorsqu’il a rempli les premiers soins qu’il doit aux affaires publiques ; lorsque les travaux pénibles de la royauté ont un intervalle, il emploie ces moments à juger lui-même la cause de la veuve et de l’orphelin. Quelles voix ne l’ont pas célébré de siècle en siècle, assis sur un gazon, sous les chênes de Vincennes, rappelant ces premiers temps du monde où les patriarches gouvernaient une famille immense, unie, et obéissante !

Ce roi montre de loin, à travers tant de siècles, à l’un de ses plus augustes descendants, comment il faudrait extirper le duel, et exterminer ce monstre que ses mains pures ont attaqué les premières. Et remarquons ici, messieurs, que c’est le plus valeureux des hommes, le plus jaloux de l’honneur, qui le premier a flétri cette fureur insensée, où les hommes ont si longtemps attaché l’honneur et le courage.

Cette partie de la justice, ce grand devoir des rois, qui assure aux hommes leurs vies et leurs possessions, porte en elle-même un caractère de grandeur qui élève et qui soutient l’âme qui l’exerce ; mais quelles peines rebutantes dans ces autres détails épineux, dont la discussion est aussi difficile que nécessaire, et dont l’utilité, souvent méconnue, donne rarement la gloire qu’elle mérite !

Les lois du commerce, qui est l’âme d’un État, la proportion des espèces, qui sont les gages du commerce, seront-elles l’objet des recherches du vainqueur des Anglais, du défenseur des croisés, du héros qui passe les mers pour aller combattre dans l’Égypte ? Oui, sans doute, elles le furent ; il enseigne à ses peuples qu’ils peuvent eux-mêmes faire avec les étrangers ces échanges utiles, dont le secret était alors dans cette nation partout proscrite et partout répandue, qui, sans cultiver la terre, en dévorait la substance ; il encourage l’industrie de son peuple ; il le délivre des secours funestes dont il était accablé par ce peuple errant, qui n’a d’industrie que l’usure.

Le droit de fabriquer en son nom les gages des échanges de la foi publique, et d’en fixer le titre et le poids, était un de ces droits que la vanité et l’intérêt de mille seigneurs réclamaient, et dont ils abusaient tous. Ils recherchaient l’honneur de voir leurs noms sur ces monuments d’argent et d’or ; et ces monuments étaient ceux de l’infidélité. Leur prérogative était devenue le droit de tromper les peuples. Que de soins, que d’insinuations, que d’art il fallut pour obliger les uns à être justes, et les autres à vendre au souverain ce droit si dangereux !

Voilà ce qui fut le plus difficile : car il ne lui coûtait pas de juger contre lui-même, quand il fallait décider entre les droits du domaine royal et les héritages d’un citoyen. Si la cause entre la vigne de Naboth et celle du prince était douteuse, c’était le champ de Naboth qui s’accroissait du champ de l’oint du Seigneur.

Du même fonds de justice dont il transigeait avec les particuliers, il négociait avec les princes. Ne pensons pas qu’en effet il y ait une morale pour les citoyens, et une autre pour les souverains, et que le prétexte du bien de l’État justifie l’ambition du monarque.

La sagesse des hommes, si souvent inique, et si souvent trompée dans ses iniquités, semble permettre qu’on profite de sa puissance et de la faiblesse d’autrui ; qu’on s’agrandisse sur les ruines d’un voisin qui ne peut se défendre ; qu’on le force, par des traités, à se dépouiller ; et qu’on puisse ainsi devenir usurpateur par des titres qui semblent légitimes. Où est l’avantage, là est la gloire, a dit un souverain réputé plus sage selon les hommes que selon Dieu. Où est la justice, là est l’avantage, disait saint Louis. Il connaît les devoirs du roi, il connaît ceux du chrétien. Homme ferme, il assure à sa famille la Normandie, le Maine et l’Anjou ; homme juste, il laisse la Guienne aux descendants d’Éléonore de Guienne, qui, après tout, en étaient les héritiers naturels.

Tels sont les exemples d’équité que saint Louis donne à tous les monarques, et que renouvelle aujourd’hui le plus aimé[6], le plus modéré de ses descendants, destiné à montrer comme lui à la terre que la grande politique est d’être vertueux. L’un prévient la guerre en faisant le partage des provinces ; l’autre, au milieu des victoires, cède les provinces qu’il a conquises, et qu’il peut conserver. Quand on traite ainsi, on est sûr d’être l’arbitre des couronnes. Aussi l’Europe vit ses peuples et ses rois, les suprêmes pontifes et les empereurs, remettre à saint Louis leurs différends. Cet honneur que l’ancienne Rome s’arrogeait à force d’injustices, à force d’artifices et de victoires, il l’obtint par la vertu.

Tant de sagesse ne peut être destituée de vigueur : le vertueux, quand il est faible, n’est jamais grand. Vous savez, messieurs, avec quelle force il sut contenir dans ses bornes la puissance qu’il respectait le plus. Vous savez comment il sut distinguer deux limites si unies et si différentes. Vous admirez comment le plus religieux des hommes, le plus pénétré d’une piété scrupuleuse, accorde les devoirs du fils aîné de l’Église et du défenseur d’une couronne, qui, pour être la plus fidèle, n’en est pas moins indépendante ; applaudi de toutes les nations, révéré dans ses États des ecclésiastiques qu’il réforme, et à Rome du pontife auquel il résiste.

Quiconque étudie sa vie le voit toujours grand et sage avec ses voisins, ses vassaux, et ses peuples.

Mais quand on parle devant vous, messieurs, on ne doit pas oublier ce que saint Louis fit pour les sciences. Indigné que les musulmans les cultivassent, et qu’elles fussent négligées dans nos climats ; qu’on y apprît d’eux l’ordre des saisons ; qu’on cherchât chez eux les remèdes du corps, et quelques lumières de l’esprit ; il ralluma, du moins pour un temps, ces flambeaux éteints pendant tant de siècles, et il prépara ainsi à ses descendants la gloire de les fixer chez les Français, en les remettant entre vos mains.

Suppléez, messieurs, à tout ce que je n’ai point dit sur le gouvernement de saint Louis ; mais, faible ministre des autels, destiné à n’annoncer que la paix, pourrai-je parler ici de ses guerres ? Oui : elles ont toutes été justes ou saintes. Ô religion ! c’est là ton plus beau triomphe. Celui qui ne craint que Dieu doit être le plus courageux des hommes.


DEUXIÈME PARTIE.

Si saint Louis n’avait montré qu’un courage ordinaire, c’était assez pour sa gloire : il pouvait vaincre, en se contentant d’animer par sa présence des sujets qui cherchent la mort dès qu’elle est honorée des regards du maître. Mais c’est peu de les inspirer ; il combat toujours pour eux comme ils combattent pour lui ; il donne toujours l’exemple ; il fait à leur vue ce qu’à peine le courage le plus ardent, l’émulation la plus animée leur ferait hasarder à la vue de leur souverain.

La journée de Taillebourg est encore récente dans la mémoire des hommes : cinq cents ans d’intervalle n’en ont pas effacé le souvenir ; et comment l’oublierions-nous, lorsque nous voyons aujourd’hui, dans un descendant de saint Louis, le seul roi qui, depuis ce jour mémorable, ait vaincu en personne les mêmes peuples dont triompha son aïeul immortel ?

Votre imagination se peint ici, sans doute, ce pont[7] devenu si célèbre où Louis, presque seul, arrête l’effort d’une armée. Nos annales contemporaines et fidèles attestent ce prodige ; et, ce qui est encore plus rare, c’est que ce grand roi, hasardant ainsi une vie si précieuse, pensait n’avoir fait que son devoir. Il lui fut donné de faire avec simplicité les choses les plus grandes. Il remporte deux victoires en deux jours ; mais il ne met sa gloire que dans le bien qui peut en résulter. Les plus grands capitaines n’ont pas toujours profité de leurs victoires : l’histoire ne nous laisse pas douter que saint Louis n’ait profité des siennes, et par la rapidité de ses marches, et par des succès qui valent des batailles, sans en avoir la célébrité, et surtout par la paix, cette paix tant désirée, tant troublée par le genre humain, et qu’il faut acheter par l’effusion de son sang, Louis l’accorda, cette paix, aux ennemis qu’il pouvait accabler, et aux rebelles qu’il pouvait punir ; il savait de quel prix est la clémence ; il savait combien il y a peu de grandeur à se venger ; que tout homme heureux peut faire périr des infortunés, et que d’accorder la vie n’appartient qu’à Dieu, et aux rois, qui sont son image.

Tel on le vit en Europe, tel il fut en Asie ; non pas aussi heureux, mais aussi grand. Il ne m’appartient pas de traiter de téméraires ceux qui, dans ce siècle éclairé, condamnent les entreprises des croisades, autrefois consacrées. Je sais qu’un célèbre et savant auteur paraît souhaiter que les croisades n’eussent jamais été entreprises. Sa religion ne lui laisse pas penser que les chrétiens d’Occident dussent regarder Jérusalem comme leur héritage. Jérusalem est la ville sainte, consacrée par les mystères de notre rédemption, par la mort d’un Dieu, digne et saint objet des vœux de tous les chrétiens ; mais c’est le ciel où Dieu réside, qui est le patrimoine des enfants du ciel. La raison semble désapprouver encore que l’Europe se dépeuplât pour ravager inutilement l’Asie ; que des millions d’hommes sans dessein arrêté, sans connaissances des routes, sans guides, sans provisions assurées, se soient précipités et se soient écoulés comme des torrents dans des contrées que la nature n’avait point faites pour eux. Voilà ce qu’on allègue pour condamner l’entreprise de saint Louis, et on ajoute la raison la plus ordinaire et la plus forte sur l’esprit des hommes : c’est que l’entreprise fut malheureuse.

Mais, messieurs, il n’y a ici aucun de vous qui ne me prévienne, et qui ne se dise à lui-même : Il n’y a jamais eu d’action infortunée qui n’ait été condamnée ; et, plus le siècle est éclairé, plus vous sentez que le succès ne doit pas être la règle du jugement des sages, comme il n’est pas toujours, dans les voies de Dieu, la récompense de la vertu.

Tout homme est conduit par les idées de son siècle ; une croisade était devenue un des devoirs d’un héros. Saint Louis voulait aller réparer les disgrâces des empereurs et des rois chrétiens. Les croisés qui l’avaient précédé avaient fait beaucoup de fautes, et c’est par cette raison-là même qu’il les fallait secourir. Les cris de tant de chrétiens gémissants l’appelaient de l’Orient, la voix du souverain pontife l’excitait de l’Occident ; le dirai-je enfin ? la voix de Dieu parlait à son cœur. Il avait fait vœu d’aller délivrer ses frères opprimés. Il ne pensait pas que la crainte d’un mauvais succès pût délier ses serments. Il n’avait jamais manqué de parole aux hommes : pouvait-il en manquer à Dieu, pour lequel il allait combattre ?

Quand son zèle eut déployé l’étendard du Dieu des armées, sa sagesse oublia-t-elle une seule des précautions humaines qui peuvent préparer la victoire ? Les Paul-Émile, les Scipion, les Condé, et les héros de nos jours, ont-ils pris des mesures plus justes ?

Ce port d’Aigues-Mortes, devenu aujourd’hui une place inutile, vit partir la flotte la plus nombreuse et la mieux pourvue qui ait jamais vogué sur les mers. Cette flotte est chargée des mêmes héros qui avaient combattu sous lui à Taillebourg ; et le même capitaine qui avait vaincu les Anglais pouvait se flatter de vaincre les Sarrasins.

Assez d’autres, sans moi, l’ont peint s’élançant de son vaisseau dans la mer, et victorieux en abordant au rivage. Assez d’autres l’ont représenté affrontant ces traits de flamme, dont le secret, transmis des Grecs aux Sarrasins, était ignoré des chrétiens occidentaux. Il remporte deux victoires : il prend Damiette : il s’avance à la Massoure. Le voilà prêt à subjuguer cette contrée, que son climat, son fleuve, ses anciens rois, ses conquérants, ont rendue si célèbre. Encore une victoire, et le vulgaire l’égale aux plus fameux héros. Mais, messieurs, il n’a pas besoin de cette victoire pour les égaler à vos yeux ; vous ne jugez pas les hommes par les événements. Quand saint Louis a eu des guerriers à combattre, il a été vainqueur ; il n’est vaincu que par les saisons, par les maladies, par la mort de ses soldats, qu’un air étranger dévore, et par sa propre langueur. Il n’est point pris les armes à la main : il ne l’eût pas été s’il eût pu combattre.

Dois-je, messieurs, me laisser entraîner à l’usage de représenter ceux qui eurent ce grand homme dans leurs fers comme des barbares sans vertu et sans humanité ? Ils en avaient, sans doute : ils étaient des ennemis dignes de lui, puisqu’ils respectèrent sa vie, qu’ils pouvaient lui ôter ; puisque leurs médecins le guérirent dans sa prison du mal contre lequel il n’avait pu trouver de remède dans son camp ; puisque enfin, comme cet illustre captif l’atteste lui-même dans sa lettre à la reine sa mère, le sultan lui proposa la paix, dès qu’il l’eut en son pouvoir.

Le soldat est partout inhumain, emporté, barbare. Le saint roi avoue que les siens avaient massacré les musulmans dans la Massoure, sans distinction d’âge ni de sexe. Il n’est pas étonnant que des peuples attaqués dans leurs foyers se soient vengés ; mais, en se vengeant et en se défendant, ils montrèrent qu’ils connaissaient le respect dû au malheur et à la générosité. Ils firent la garde devant la maison de la reine ; le sultan remit au roi la cinquième partie de la rançon qu’il devait payer, action aussi noble que celle du vaincu, qui, s’étant aperçu que les musulmans s’étaient mécomptés à leur désavantage, leur envoya ce qui manquait au prix de sa délivrance.

Plus il y avait de grandeur d’âme parmi ses ennemis, plus s’accroît la gloire de saint Louis : elle fut telle que, parmi les mameluks, il s’en trouva qui conçurent l’idée d’offrir la couronne d’Égypte à leur captif[8].

Jamais la vertu ne reçut un plus bel hommage. Ses ennemis voyaient en lui ce que tous les hommes admirent : la valeur dans les combats, la générosité dans les traités, la constance dans l’adversité. Les vertus mondaines sont admirées des hommes mondains ; mais, pour nous, portons plus haut notre admiration ; voyons, non ce qui étonnait l’Afrique, mais ce qui doit nous sanctifier : voyons-y cette piété héroïque, qui me rappelle à toutes les actions saintes de sa vie, à ce grand objet de mon discours, à celui que vos cœurs se proposent.


TROISIÈME PARTIE.

J’ai loué le grand homme qui a gouverné des nations, qui a conduit de nombreuses armées ; mais les vertus du roi et du capitaine ne peuvent être d’usage que pour ce très-petit nombre d’hommes que Dieu met à la tête des peuples. De quoi nous servira, à nous, une admiration stérile ? Nous voyons de loin ces grandes vertus. Il ne nous est pas donné de les imiter ; mais toutes les vertus du chrétien sont à nous. Si le plus grand prince de son siècle a été saint, qui ne peut aspirer à l’être ? Roi, il est le modèle des rois ; chrétien, il est le modèle de tous les hommes.

Il me semble qu’une voix secrète s’élève en ce moment au fond de nos cœurs. Elle nous dit : Regardez cet homme qui est né sur le premier trône du monde. Il a été exposé à tous les dangers dont les charmes séduisent les âmes ; les plaisirs se sont présentés en foule à ses sens : les flatteurs lui ont préparé toutes les voies de la séduction : il les a évitées, il les a rejetées.

Quel exemple pour nous ! il est humble dans le sein de la grandeur ; et nous, hommes vulgaires, nous sommes enflés de vanité et d’orgueil ! Il est roi, et il est humble ! C’est beaucoup pour les moindres particuliers d’être modestes. Mais quelle différence entre la modestie et l’humilité ! Que cette modestie est trompeuse ! qu’il entre d’amour-propre dans cet art de cacher l’amour-propre, de paraître ignorer son mérite pour le mieux faire remarquer, de dérober sous un voile l’éclat dont on est environné, afin que d’autres mains lèvent ce voile que vous n’oseriez tirer vous-même !

Ô hommes, enfants de la vanité ! votre modestie est orgueil. La plus pure est celle qui est la moins corrompue par la secrète complaisance du cœur : elle est alors tout au plus une bonne qualité ; mais l’humilité est la perfection de la vertu.

Saint Louis secourt les pauvres : tous les païens l’ont fait ; mais il s’abaisse devant eux ; il est le premier des rois qui les ait servis ; il les égale à lui ; il ne voit en eux que des citoyens de la cité de Dieu comme lui. C’est là ce que toute la morale païenne n’avait pas seulement imaginé. Il était le plus grand des rois, et il ne se croit pas digne de régner. Il veut abdiquer une couronne qu’on eût dû lui offrir si sa naissance ne la lui avait pas donnée.

Quoi ! un roi dans la force de l’âge, un roi l’exemple de la terre, ne se croit pas égal à la place où Dieu l’a mis, pendant que tant d’hommes, médiocres dans leurs talents, et insatiables dans leur cupidité, percent violemment la foule où ils devraient rester, frappent à toutes les portes, font jouer tous les ressorts, bouleversent tout, corrompent tout, pour parvenir à de faibles dignités, à je ne sais quels emplois dont encore ils sont incapables !

La charité n’est pas moins étrangère à l’antiquité profane : elle connaissait la libéralité, la magnanimité ; mais ce zèle ardent pour le bonheur des hommes et pour leur bonheur éternel, les anciens en avaient-ils l’idée ? Ont-ils approché de cette ardeur avec laquelle le saint roi travaillait à secourir les âmes des faibles, et à soulager tous les infortunés ?

Toutes les vertus humaines étaient chez les anciens, je l’avoue ; les vertus divines ne sont que chez les chrétiens.

Où est le grand homme de l’antiquité, qui ait cru devoir rendre compte à la justice divine, je ne dis pas de ses crimes, je dis de ses fautes légères, je dis des fautes de ceux qui, chargés de ses ordres, pouvaient ne les pas exécuter avec assez de justice ?

Quel bon roi, dans les fausses religions, a vengé tous les jours sur soi-même des erreurs attachées à une administration pénible, et dont les princes ne se croient pas toujours responsables ?

Quels climats, quelles terres ont jamais vu des monarques païens, foulant aux pieds, et la grandeur qui fait regarder les hommes commodes des êtres subalternes, et la délicatesse qui amollit, et le dégoût affreux qu’inspire un cadavre, et l’horreur de la maladie, et celle de la mort, porter de leurs mains royales des hommes obscurs frappés de la contagion, et, l’exhalant encore, leur donner une sépulture que d’autres mains tremblaient de leur donner ?

Ainsi la religion produit dans les âmes qu’elle a pénétrées un courage supérieur, et des vertus supérieures aux vertus humaines. Elle a encore sanctifié dans saint Louis tout ce qu’il eut de commun avec les héros et les bons rois.

La fermeté dans le malheur n’est pas une vertu rare. L’âme ramasse alors toutes ses forces ; elle se mesure avec ses destins ; elle se donne en spectacle au monde. Quiconque est regardé des hommes peut souffrir et mourir avec courage. On a vu des rois captifs, attachés au char de leur vainqueur, braver dans l’excès de l’humiliation le spectacle des pompes triomphales. On a vu des vaincus se donner la mort, non pas avec cette rage qu’inspire le désespoir, mais avec le sang-froid d’une fausse philosophie.

Ô vains fantômes de vertu ! ô aliénation d’esprit ! que vous êtes loin du véritable héroïsme ! Voir d’un même œil la couronne et les fers, la santé et la maladie, la vie et la mort ; faire des choses admirables, et craindre d’être admiré ; n’avoir dans le cœur que Dieu et son devoir ; n’être touché que des maux de ses frères, et regarder les siens comme une épreuve nécessaire à sa sanctification ; être toujours en présence de son Dieu ; n’entreprendre, ne réussir, ne souffrir, ne mourir que pour lui : voilà saint Louis, voilà le héros chrétien, toujours grand et toujours simple, toujours s’oubliant lui-même. Il a régné pour ses peuples ; il a fait tout le bien qu’il pouvait faire, même sans rechercher les bénédictions de ceux qu’il rendait heureux. Il a étendu ses bienfaits dans les siècles à venir, en redoutant la gloire qui devait en être le prix. Il n’a combattu que pour ses sujets et pour son Dieu. Vainqueur, il a pardonné ; vaincu, il a supporté la captivité sans affecter de la braver. Sa vie a coulé tout entière dans l’innocence et dans la pénitence ; il a vécu sous le cilice, il est mort sur la cendre.

Héros et père de la France, modèle des rois et des hommes, tige des Bourbons, veillez sur eux et sur nous ; conservez la gloire et la félicité de ce royaume. C’est vous, sans doute, qui inspirâtes à Charles V votre sagesse, à Louis XIII cet amour de son peuple ; c’est par vous que François Ier fut le père des lettres ; c’est vous qui rendîtes Henri IV à l’Église ; c’est à votre exemple qu’il sut vaincre et pardonner ; vous avez donné votre force et votre munificence à Louis XIV ; vous avez vu votre modération dans les victoires égalée par celui de vos fils qui règne aujourd’hui sur nous. Puisse ce roi, votre digne successeur, régner longtemps sur un peuple dont il fait l’amour, le bonheur et la gloire ; et puissent ses vertus ainsi que les vôtres servir d’exemple aux nations ! Ainsi soit-il.

FIN DU PANÉGYRIQUE DE SAINT LOUIS.

    qu’il a mis du sien dans ce sermon ou panégyrique, qui lui a valu, quelque temps après, un évêché. » Ici encore Longchamp se trompe : d’Arty n’obtint pas d’évêché. Mais, au reste, ce personnage, qui n’a place dans aucune biographie ni bibliographie, espérant, en 1752, être chargé d’une oraison funèbre du duc d’Orléans, eut recours cette fois à J.-.J. Rousseau. L’oraison funèbre, composée par ce grand écrivain, lui fut payée, mais n’a point été prononcée. Elle est dans les Œuvres de J.-J. Rousseau. Le Panégyrique de saint Louis, imprimé en 1749, dans le format in-4°, avec le nom de Darty, est, depuis les éditions de Kehl, dans les Œuvres de Voltaire. (B.)

  1. L’abbé d’Arty, neveu de Mme  Dupin, qui était connue de Mme  du Châtelet, avait été chargé, en 1749, de prononcer devant l’Académie française le panégyrique de saint Louis. Après avoir mis la dernière main à son travail, il fit avec sa tante une visite à Voltaire, qui, après avoir d’abord refusé, finit par promettre de l’examiner. Il s’y mit dès le soir même, et avait déjà fait quelques corrections, lorsque, continuant sa lecture et ne voyant qu’un ramassis de lieux communs et de capucinades, il bâtonna tout le cahier depuis la première jusqu’à la dernière page. Lorsque l’abbé d’Arty vit ce qu’avait fait Voltaire, il fut désespéré, et alla jusqu’à se jeter aux genoux de Voltaire, le priant de ne pas le laisser dans l’em barras. Voltaire, qui partait la nuit même pour Cirey, promit à l’abbé de ne pas l’oublier. Deux jours après son arrivée, Voltaire composa en une matinée le panégyrique, qu’il envoya à l’abbé d’Arty. Mais Voltaire n’avait point fait de divisions : il fallait un exorde, un premier point, un second point, une péroraison. L’abbé répara cette omission en ajoutant à la fin du cinquième alinéa ces mots : Ave, Maria ; en coupant le reste en trois parties, et en mettant à la fin : Ainsi soit-il. « Ces cinq mots sont, dit Longchamp (dans ses Mémoires, publiés en 1826), tout
  2. Le Panégyrique de saint Louis et la Connaissance des beautés et des défauts, etc. Je nomme ces deux ouvrages dans l’ordre où je les ai placés, parce que je crois le Panégyrique antérieur à l’autre. C’est l’inverse de ce qu’ont fait les éditeurs de Kehl. (B.)
  3. Voyez la note, page 327-328.
  4. Il ne reste plus aucun doute à cet égard ; voyez la note 1 de la page précédente.
  5. Proverbes, chap. IX, 10 ; Ps. cx, 10.
  6. Louis XV, que, depuis 1744, on appelait le Bien-aimé, voyez la note, page 268.
  7. L’auteur veut sans doute parler du pont de Calonne sur l’Escaut ; voyez, tome XV, le chapitre XV du Précis du Siècle de Louis XV.
  8. C’est un panégyriste, et non un historien qui parle ici ; c’est l’abbé d’Arty, prédicateur, et non Voltaire. L’auteur de l’Essai sur les Mœurs, etc., ne croyait pas à ce que l’on dit du projet des émirs de choisir saint Louis pour leur chef ; voyez, tome XI, page 471.

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