Pantagruel (Jarry)/III
ACTE III
Scène PREMIÈRE
Ô très illustres rois, fêtons
Votre salut, celui de vos moutons,
Sans doute, étiez-vous rois pasteurs ?
Sans doute, sans doute, seigneur,
Mais sans doute, étions-nous en mauvaise posture,
Vous nous avez tirés de la male aventure.
N’en parlons plus, buvons, buvons,
Ô rois,
Ce plein hanap de bon vin lanternois.
Buvons, buvons, le cœur joyeux,
Le vaisseau n’en ira que mieux !
Ho !… buvons gaillardement
À notre bonheur présent.
Le bonheur dans mon voyage
Est mon précieux bagage.
Sur ma route les délices
Chantent leur ardent éveil,
Les chagrins s’évanouissent
Ainsi que neige au soleil.
Je laisse par delà les vagues irisées
Des îles pavoisées,
Des cités en frairies,
Et je m’en vais, semant de patrie en patrie
Inextinguible et beau le rire tout-puissant,
Comme firent jadis mes aïeux les géants.
Buvons, seigneurs, buvons à la joyeuse chance
De vous avoir sauvés de la mer en démence.
Scène II
J’en suis fâché pour vous, mais la mer recommence,
Les flots entrent en danse.
Frère Jean, tu parais triste et mélancolique.
N’entendez-vous donc rien murmurer sur les flots ?
Amis, sur cette mer court un frisson tragique,
Et sous ces vagues, couve un réveil de sanglots,
Si c’étaient, ô miracle, et la tête et la lyre
D’Orphée ? — Après que les Ménades en délire
Eurent mis le beau corps du poète en lambeaux,
Elles jetèrent tête et lyre dans les flots.
L’épave surnageante
Éternellement se lamente,
La lyre
Soupire
Et vibre sur la mer.
Écoutez, écoutez au gré des vents mouvants,
Tête et lyre
Harmonieusement exhalent un dernier chant.
On n’entend plus frémir que l’océan profond.
Orphée est endormi dans l’éternelle gloire !
Voire !
Seigneurs, ces antiques histoires
Me mettent l’âme en désolation,
Fuyons, seigneurs, fuyons.
Alerte ! Mousses, matelots et passagers,
Car une tempête est prochaine,
Voiles bas, artimon, misaine,
Notre navire est en danger !
- (Coups de tonnerre.)
La mer commence à s’enfler
Et gronder.
Du fond du gouffre
J’entends l’ouragan souffler,
L’air est surchargé de soufre,
C’est l’antique chaos,
Éléments confondus !
Alerte, matelots,
Ou nous sommes perdus !
Je veux rire. Ah ! Ah ! Plus fort que le tonnerre,
Ne craignons rien que l’eau qui peut choir en nos verres.
Zalas, zalas, bé bé bé bé bou bou bou paisch !
Au secours, au secours ! Frère Jean, es-tu là ?
Sire Pantagruel, ne me quittez pas.
Je vous en prie.
Fi, le lâche ! Fi, le pleutre !
Ô sottise !
Ô couardise !
Allons, tiens-toi debout,
Fainéant, aide-nous !
Ah ! à moi, Dieu sauveur,
Ah ! Ah ! J’ai belle peur,
Voyez cette vague, elle monte, elle monte,
Elle monte, elle est sur nous.
Bou, bou, paisch ! hu hu hu ho !
J’en ai plein le gosier.
Hatch ! Il m’en est entré plus de dix-huit seillaux
Et j’en suis tout bevezinemassé !
Voyons, Panurge, un peu de cœur,
Tu te vantais de ta valeur,
Je suis là, n’aie donc plus peur.
Bou, bou, bou, bou, je veux
Faire un vœu.
Je vous promets une chapelle
Si vous me tirez de là,
Saint Michel,
Et Saint Nicolas,
Et vous tous, les beaux angelots
Et si les saints
Ne suffisent point,
Je promets un beau sacrifice aux dieux marins.
Ils aimeront mieux, je crois,
Plus grasse victime que moi !
Zalas, zalas,
Otto, to to to ti,
Hatch, Hatch,
Je naye, je naye,
Ô bonnes gens
Je naye.
Oh ! attendez, attendez. Je n’ai pas fait mon testament.
Il n’est plus temps,
Consummatum est ! Tout est fini !
Magna, magna,
Gna, gna, gna, gna,
Fi ! Fi ! qu’il est laid, le pleurard,
Fi ! Fi ! le couard, le criard !
Je donne ma fortune entière
À qui me mettra vite à terre !
- (Tonnerre.)
Vertu Dieu, c’est bien tonné,
Tout l’enfer est déchaîné.
Tous les diables dansent aux sonnettes.
- (Cependant la tempête se calme. On entend :)
Bé ! Bé ! Bé ! Bé !
Dans mes transes mortelles, quoi,
J’entends des moutons !
Tu vois, cette mer en furie
Est devenue verte prairie.
Ohé ! Ohé !
Nous sommes sauvés !
Le beau soleil
Qui luit au ciel
S’est fait revoir.
Nous reprenons espoir.
Vilaine mort,
Je puis encor
Rire de toi.
Je suis en joie,
La vie est belle, le ciel est beau, tout est beau !
Loué soit Dieu, car le jour est fériau
Nau Nau Nau.
Ah ! le gaillard,
Ah ! le vantard,
Courageux sur le tard !
Ah ! le rempart
De tous les couards,
Et leur porte-étendard !
Ah ! les gaillards,
Braves et couards,
De peur ont eu leur part.
Alleluia !
Scène III
Bé, bé, bé, bé, bé !
Ho ! ho ! ho ! ho ! Tous ces moutons.
Ces animaux innocents
Saluent par leurs bêlements
Le retour du beau temps !
Et le beau temps et la tempête
Les font crier sur tous les tons.
Les sottes bêtes
Que des moutons !
Ingrat, faut-il que des moutons
Te fassent la leçon !
Bé ! Bé ! Bé ! Bé !
Ah ! ces moutons, pour moi, du ciel seront tombés,
Je m’en vais accomplir mon vœu
Aux dieux marins. Vous allez voir beau jeu
Si la corde ne rompt.
Ça, moutonnier, je vous prie de grâce,
Vendez-moi l’un de vos moutons.
N’en vends qu’un, de par Dieu,
À prix avantageux.
Hé bien ! Hé bien !
Notre ami, mon voisin.
Comme vous savez bien railler les pauvres gens,
Que feriez-vous de l’un de mes moutons ?
Mèneriez-vous en champs paître la pauvre bête ?
Ha ! vous êtes plaisant !
Voire.
Vous êtes, je crois,
Le bouffon du roi ?
Ah ! Ah !
Voire.
Vous allez voir le monde ?
Voire. Qu’en as-tu à faire ?
De quoi te mêles-tu ?
Faut-il tant de questions
Pour vendre un mouton ?
Comme je veux, je les vends,
Je suis marchand,
Mes moutons sont à moi,
Chacun vend à sa manière,
Et c’est mon droit assurément.
Ne vous courroucez point, bonhomme,
Et passez-lui sa fantaisie,
Vendez-lui un de vos moutons.
Combien ?
Comment l’entendez-vous, notre ami, mon voisin ?
De nos moutons, la belle laine
Vaut quatre fois son pesant d’or.
Croyez-vous qu’elle vous convienne ?
J’en doute fort !
Et pourquoi ? s’il vous plaît, vendez-m’en un,
Voici l’argent comptant
En écus trébuchants,
Bien sonnants.
Dites la somme. Combien ?
Ha notre ami, mon voisin,
Écoutez ça un peu de l’autre oreille.
Mes moutons sont une merveille.
Voyez-moi ce gros mouton-là,
Tous les deux dans une balance,
Il vous enlève avec aisance,
De la même façon qu’un jour
Vous serez pendu haut et court !
Ne vous échauffez donc point,
S’il vous plaît, vendez m’en un
El je vous le paierai bien.
Combien ?
Comment l’entendez-vous, mon voisin, notre ami ?
Je les amène d’un pays où les pourceaux,
(Dieu soit avec vous), sont nourris d’ortolans,
Les truies, (sauf l’honneur de la compagnie),
Les truies n’ont à manger
Que des fleurs d’oranger.
C’est pourquoi vendez m’en un.
Combien ?
Comment l’entendez-vous, notre ami, mon voisin ?
Par tous les champs auxquels ils passent,
Le blé y provient comme si Zeus y eût passé.
De leurs pss pss les quintessantiaux
Tirent le meilleur salpêtre du monde.
De leurs crottes
Les médecins guérissent soixante et dix-huit
Espèces de maladies,
Dont le mal Saint-Eutrope,
Dont Dieu nous sauve et garde.
Qu’en pensez-vous, notre voisin, mon ami ?
Aussi ces moutons
Me coûtent-ils bon !
Coûte et vaille, vends-lui si tu veux,
Si non, ne lui vends point,
Mais finissons-en !
Soit, pour l’amour de vous, j’acquiesce,
Mais, il les paiera la pièce
Quatre écus d’or, en choisissant.
C’est beaucoup.
Tel qui trop tôt veut riche devenir
Retombe en pauvreté.
Pourtant, benoît Monsieur,
Voici l’argent.
- (Il appelle les moutons pour faire son choix.)
Br br br br…
Oh ! qu’il a bien su choisir, le chaland,
Le gaillard s’y entend,
Vraiment le bon, vraiment.
Bé, bé, bé !
Ô la belle voix,
Bien belle et bien harmonieuse,
Ô Neptune ! Ô Néréides !
Dieux de l’élément humide,
Ô tritons,
Je vous offre ce mouton.
- (Il le jette à la mer.)
Ho ! il l’a jeté à l’eau.
Un autre suit le premier. Oh !
Arrêtez-les, arrêtez-les !
Arrêtez-les, arrêtez-les !
Mais voyons, dépêchez, ils vont tous se noyer,
Ils vont tous se noyer.
Ho ! voyez-les sauter à la file,
Les sots animaux !
Tous les moutons sont à vau-l’eau,
Arrêtez-les !
Ah ! Ah ! Ah !
Main forte, Robin Thibault !
- (Les rois sautent à l’eau à tour de rôle, entraînés par les moutons.)
Oh ! Ah ! Ah ! Oh ! Panurge, qu’as-tu fait ?
Sire, j’ai fait merveille.
Et vous pourrez à peine en croire vos oreilles.
Vous rendrez grâce à mon adresse.
Ces moutons barraient le chemin
Du pays de Satin.
Ô fol ami, toujours ton rêve.
Oui, sire, j’y pense sans trêve.
À ces trois rois, rencontre advienne
De quelque baleine
À l’exemple de Jonas.
Nous allons toucher terre.
Souviens-toi donc de faire,
Selon ton vœu,
Une chapelle ou deux
À Messieurs
Saint Michel et Saint Nicolas,
Et à tous les beaux angelots.
Écoute, Frère Jean,
Le péril est passé,
Je n’y veux plus penser.
Et quant à la chapelle,
Je veux la faire au fond de l’eau.
Et comme disait Pasquino :
« Lorsque l’on n’en a plus besoin,
Adieu le saint, adieu le saint ! »
Il veut la faire au fond de l’eau,
Et comme disait Pasquino.
« Lorsque Ton n’en a plus besoin,
Adieu le saint, adieu le saint ! »
Tu te damnes comme un vieil diable,
Il est écrit :
Mihi
Vindictam,
Et cætera !
Matière
De bréviaire.
Je veux Il veut |
la faire au fond de l’eau |
Et comme disait Pasquino :
« Lorsque l’on n’en a plus besoin.
Adieu le saint, adieu le saint ! »
Terre ! Terre ! Terre !
ACTE III
Joyeux seigneurs à raine rubiconde,
Qui voyagez de par le monde,
Soyez les bienvenus !
Les bonnes gens !
Sachez pourquoi nous voyageons
Nous cherchons
Pour calmer le souci de nos âmes,
Nous cherchons femme…
Et nous allons
Pour ce précieux butin
Au pays de Satin !
Quelle folie !
Buvez plutôt du vin sans eau
Le coude haut.
Par la coupe d’oubli
Les maux sont abolis.
Laissons-Dous donc convaincre
Par l’avis populaire !
Dis, que fais-tu pour vaincre,
Manant, la misère
Et les maléfices ?
Je bois, je bois !
Dis-moi comment s’emploie
Dans les jours de joie
Gain et bénéfices ?
Je bois, je bois !
Que fais-tu si ta femme
Te trompe, l’infâme,
Ensuite te raille ?
Je bois, je bois !
Où prends-tu courage
D’affronter l’orage
Ou bien la bataille ?
Je bois, je bois !
Dis-moi comment s’endure
Le vent, la froidure
Au fond des cépées ?
Je bois, je bois !
Par quelle médecine
Toute humeur chagrine
Vite est dissipée ?
Je bois, je bois !
Comment les épousailles
Et les funérailles
Sont solennisées ?
Je bois, je bois !
Comment la soif ardente
Dont le feu tourmente
Veut être apaisée ?
Je bois, je bois !
Je ris quand je bois,
Ennuis,
Soucis,
Fuyez loin d’ici.
Travers,
Revers
Meurent dans le verre.
Buvez sans eau,
Et le coude haut.
Et maintenant, que tout chagrin s’oublie,
Trouvez en ces beautés, une heure de folie !
Je vous retrouverai, je suis homme d’Église :
Ma présence en ces lieux ne serait point de mise.
Trinc ! Trinc !
Trinc ! Trinc !
Chez les Gastrolâtres. — Rôtisserie. — Taverne. — Sur un des côtés, cuves et tonneaux sur lesquels s’installeront Panurge et Pantagruel.
Cortège. — Instruments variés : violons, mandolines, guitares, bassons. — Figuration qui encadrera le ballet ; cuisiniers, gâte-sauces. Rifle-andouilles et Taille-boudins prennent place autour de la salle. Pour charmer Panurge et Pantagruel et leur prouver l’inutilité d’aller si loin chercher femme, des mimes et des danseuses viennent leur montrer que l’amour et la beauté sont au fond des coupes et non pas au pays de Satin.
Un premier quadrille entre, portant des amphores. — Ses danseuses entourent l’Amant, cherchent à l’entraîner et le faire boire ; mais il les repousse.
Entrée de la danseuse étoile. — Scène de coquetterie avec le travesti ; mais tout à ses chagrins d’amour, il ne répond pas à ses avances. Elle appelle alors ses compagnes pour lui verser du vin. Il finit par vider la coupe qui lui est tendue.
Le vin commence à étourdir l’Amant qui esquisse des pas bachiques. La danseuse et les quadrilles l’entraînent dans une ronde de plus en plus mouvementée.
Le vin a opéré son œuvre bienfaisante ; scène d’amour. — Cest l’Amant maintenant qui recherche et implore les faveurs de la danseuse.
Leur exemple est contagieux. Ce ne sont plus seulement les quadrilles, ce sont tous les personnages en scène qui rythment la danse en choquant leur verre. Puis cette danse devient générale et tout se termine par une bacchanale échevelée.