Panthéon égyptien/38

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Panthéon égyptien, collection des personnages mythologiques de l'ancienne Égypte, d'après les monuments
Firmin Didot (p. 83-86).

LE DISQUE AILÉ ET L’ÉPERVIER,

EMBLÊMES DE THOTH TRISMÉGISTE, OU LE 1er HERMÈS.
Planche 15 (B) et 15 (C)

Il existe dans le dialogue que Cicéron a écrit sur la Nature des dieux, un passage fort remarquable relatif aux personnages divins appelés Thoth par les Égyptiens, Hermès par les Grecs, et Mercure par les Latins ; passage qui donne une grande idée de l’importance que le premier Hermès paraît avoir eue dans les mythes sacrés de l’Égypte. L’orateur romain a connu et confirme d’abord une distinction que j’ai cherché à établir, celle de deux Mercure ou Hermès chez les Égyptiens. Il affirme que ce peuple avait deux Mercure bien différents l’un de l’autre. Le premier était fils du Nil (c’est-à-dire, né du Démiurge Ammon-Cnouphis[1]) ; et les Égyptiens, ajoute-t-il, regardaient comme un crime de prononcer son nom, « (Mercurius) Nilo natus quem Ægyptii nefas habent nominare »[2]. Quant au second Mercure connu en Égypte, poursuit Cicéron, c’est celui qui a tué Argus et qui, à cause de cela, s’étant réfugié en Égypte, donna des lois et les lettres à ce pays. Les Égyptiens l’appellent Thoyth, du même nom que le premier mois de leur année[3]. Il est évident, d’après ce passage, que ne porta point le nom de Thoyth (le Thôout des livres coptes), appellation propre au second Hermès : était-ce celui de Θὼθ, par lequel Manéthon le désigne directement ? C’est ce que nous ignorons encore : mais, ce qui ne saurait être douteux, le premier Hermès, dont, suivant Cicéron, il était défendu aux Égyptiens de prononcer le nom, est bien certainement le même que le dieu nommé par Iamblique, d’après les livres sacrés de l’Égypte, ΕΙΚΤΟΝ, le premier des dieux célestes (Οὐράνιοι θεοὶ), intelligence supérieure émanée de l’intelligence première, Knèph, le grand Démiurge ; Eicton, dont la divine essence ne pouvait être dignement adorée que par le silence seul, Ὁ δὴ καὶ διὰ σιγῆς μόνης θεραπεύεται[4].

Tout concourt ainsi à établir le haut rang qu’occupait le premier Hermès dans les mythes sacrés de l’Égypte ; et si nous ajoutons que sur les nombreux monuments de cette contrée, l’image de ce dieu n’est jamais reproduite comme objet d’un culte direct ; que sur aucun de ces innombrables bas-reliefs représentant des souverains ou de simples particuliers adorant les dieux, le premier Hermès, Thoth trois fois mégiste, ou Eicton, n’est jamais figuré recevant des offrandes ou des prières, on ne pourra s’empêcher de reconnaître une bien remarquable analogie entre le premier Hermès et le Bramah des Hindous. Ce dieu, le premier membre de la trinité indienne, est, comme le Thoth des Égyptiens, le père des sciences, le créateur du monde matériel, l’inventeur des lettres et l’auteur des livres sacrés de l’Indostan ; et, comme ce premier Thoth des Égyptiens, il n’a, dit-on, aucun culte réglé ni aucun temple particulier : c’est le personnage le plus éminent du panthéon hindou après le dieu suprême, et c’est le seul qui n’ait ni autels ni prêtres. Le temps nous expliquera peut-être un jour une pareille similitude.

Mais, si le premier Hermès n’avait point en Égypte un culte journalier et vulgaire, l’emblème de ce dieu occupait les parties les plus apparentes de tous les édifices sacrés et publics. Cet emblème est ce globe ailé, tellement reproduit sur les grands édifices et sur les monuments égyptiens d’une moindre proportion, que tous les voyageurs en ont parlé, l’ont décrit et ont cherché même à l’expliquer. Mais la seule opinion fondée que l’on ait énoncée à cet égard, est celle de l’un des savans contemporains auxquels les études égyptiennes doivent une direction fructueuse, à M. le docteur Th. Young, qui regarde le globe ailé comme l’image emblématique de Cnouphis-Agathodæmon[5], dont le premier Hermès n’était en effet qu’une émanation directe, une véritable personnification.

La forme la plus détaillée sous laquelle se présente le symbole de Thôth trismégiste, est celle que nous donnons dans notre planche 15 (A). Cette, riche composition décore les frises de plusieurs édifices sacrés de l’Égypte, et entre autres celle du grand temple de Dendéra[6]. Le globe est ordinairement peint en rouge, et quelquefois en jaune, les ailes sont surbaissées et peintes de couleurs variées, mais dont la combinaison n’est point constamment la même. Deux grands uræus, emblèmes de la puissance suprême, sont suspendus à ce globe et portent les insignes de la victoire. La tête de ces deux serpents est ornée alternativement des coiffures signes de la domination sur la région d’en haut et sur la région d’en bas. Enfin, de la partie inférieure du globe, tombe un faisceau composé de trois séries de triangles engagés par leur sommet les uns dans les autres. Ces triangles expriment soit la lumière ou bien cette rosée tombant du ciel, qui, selon Horapollon[7], était le symbole de la science ou de la doctrine, dont nous avons vu que Thôth trismégiste était le prototype.

Notre planche 15 (B) présente d’abord l’emblème du premier Hermès, tel qu’il est sculpté sur le couronnement de toutes les portes des temples. Cette composition, qui ne manque point d’une certaine grace, est d’ailleurs d’un très-bel effet. Les ailes sont étendues horizontalement, et les uræus flanquent le disque ; ce même symbole se voit aussi retracé à la partie supérieure de bas-reliefs représentant des scènes religieuses et mythiques[8], ou sur les plafonds des temples, et des portes des grands édifices[9].

Mais il arrive très souvent que cet emblème est très-simplifié et perd une grande partie de son volume et de ses décorations ; c’est lorsqu’il est représenté comme protecteur, planant, ainsi que le vautour de Néith[10], au-dessus de la tête des rois figurés sur les bas-reliefs. Le no 4 (de la planche 15 (B)) est au-dessus d’un roi peint à Ombos sous la forme d’un sphinx ; on n’a copié que le dernier cartouche de sa légende, contenant les seuls titres, Vivant toujours chéri de Phtha et d’Isis[11]. Dans le petit temple du sud à Karnac, l’emblème de Thoth (no 2) surmonte la tête du roi Ptolémée Évergète II, sculpté en bas-relief dans l’intérieur de la chapelle qui contenait l’image symbolique de la divinité du temple[12]. Le no 1, suivi du titre seigneur de la région SA…, est sculpté au-dessus du roi Philippe-Aridée, dans les appartements de granit, à Karnac[13] ; enfin, parmi les décorations de la porte du sud à Dendéra, le globe, no 3, se montre au-dessus de la tête d’un roi Lagide ou d’un empereur romain, dont on n’a point copié la légende, et qu’il est par conséquent impossible de bien déterminer. Les têtes des deux uræus, dont les queues s’unissent et se confondent de manière à présenter l’idée d’un serpent amphisbène, sont décorées des coiffures de la domination sur les deux grandes régions du monde ; au-dessous du disque, et dans l’espace circonscrit par les corps des uræus, est la légende du premier Hermès Thôth ou Thath, Dieu grand, Seigneur suprême. Cette légende est entièrement semblable à celle qu’on trouve inscrite à côté des images de Thoth-Hiéracocéphale[14]. Elle accompagne toujours aussi, sur les monuments originaux, les divers emblèmes gravés sur notre planche 15 (B). Cette circonstance seule a suffi pour nous faire reconnaître ces divers globes ailés ou simplement combinés avec des uræus, et auxquels est souvent appendu le signe de la vie divine[15], comme les symboles directs du premier Hermès, puisqu’ils portent le nom et les titres du dieu lui-même.

Cette même légende appartient aussi constamment à l’épervier emblématique, reproduit sur notre planche 15 (C). Cet oiseau, dont les qualités physiques vraies ou supposées paraissent avoir singulièrement frappé les Égyptiens, fut, comme on a pu le voir, l’emblème vivant de plusieurs divinités ; et les coiffures, les insignes qui décorent sa tête, souvent même la légende seule qui l’accompagne, peuvent caractériser le dieu dont il devient le symbole. L’épervier du premier Hermès, reconnaissable au disque flanqué de deux uræus, qui, toute fois, ne distingue point toutes ses images, est habituellement reproduit tel que nous le présente cette planche, dans les décorations des frises ou des corniches des grands édifices de l’Égypte. Ainsi, parmi les sculptures de la frise du typhonium de Dendéra, l’épervier de Thoth trismégiste étend ses ailes et semble couvrir de leur ombre sacrée la légende hiéroglyphique du plus sage et du plus justement vénéré des empereurs, Antonin le pieux[16]. Chacun des deux cartouches formant cette légende est sous la protection de l’épervier de Thoth, qui semble le décorer de l’insigne de la victoire : le premier cartouche renferme le titre impérial ΑΟΤΟΚΡΤΡ ΚΕΣΑΡΣ pour Αὐτοκράτωρ Καῖσαρ l’empereur César, et le second est occupé par le nom propre ΑΝΤΟΝΙΝϹ pour Ἀντωνεῖνος Antonin. Le même épervier symbolique accompagne, sur la frise du grand temple d’Edfou (Apollonopolis magna), le cartouche prénom du roi Ptolémée Évergète II[17].

La reproduction si multipliée de chacun de ces différents emblèmes de Thoth, trouve un motif suffisant et une explication bien simple, dans le fait seul que ce dieu fut considéré par les Égyptiens comme l’instituteur de leur religion, de leur culte et de leur état social. Il était naturel que les temples où ils venaient adorer les dieux, présentassent de toutes parts l’image de celui qui les leur avait fait connaître ; que le symbole, enfin, du premier législateur fût exposé dans ces vastes palais où l’on rendait la justice, où se réglaient le sort des familles et les destins de la nation entière.


Notes
  1. Voyez l’explication de notre planche 3 ter.
  2. Cicero, De natura Deorum, lib. III, § XXII.
  3. (Mercurius) quem colunt Pheneatæ, qui et Argum dicitur interemisse ob eamque causam Ægyptum profugisse atque Ægyptiis leges et litteras tradidisse. Hunc Ægyptii Thoyth appellant ; eodemque nomine anni primus mensis apud eos vocatur. (Cic., loc. cit.)
  4. Iamblique, de Mysteriis, sec. VIII, cap. III.
  5. Encyclopædia Britannica, supplément, vol. IV, part. 1, pag. 55 et 56.
  6. Description de l’Égypte, A., vol. IV, pl. 23, no 3.
  7. Hieroglyphica, lib. I, §. 37.
  8. Description de l’Égypte, A., vol. III, pl. 34, no 1.
  9. Idem., A., vol. III, pl. 50, no 2.
  10. Voyez notre planche 6 quater, et son explication.
  11. Description de l’Égypte, A., vol. I, pl. 41, no 4.
  12. Idem., A., vol. III, pl. 59.
  13. Idem., A., vol. III, pl. 34, no 1.
  14. Voyez notre planche 15, lég. no 1.
  15. Idem, pl. 15 (B), nos 1 et 2.
  16. Description de l’Égypte, A., vol. IV, pl. 33, nos 2 et 4.
  17. Idem, A., vol. I, pl. 57, no 1.

——— Planche 15 (B) ———

——— Planche 15 (C) ———