Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII

VOCATIONS PARLEMENTAIRES — INSTRUCTION PUBLIQUE.


Il est certain que, si les Canadiens avaient su la langue du vainqueur, nombre de malentendus qui séparaient les races n’auraient pas subsisté. Elles n’étaient peut-être pas faites pour s’entendre, mais c’est beaucoup que de se comprendre. Ce dialecte fait de consonances dures et de sons gutturaux était pour eux une perpétuelle menace. Nos hommes d’État surtout réalisèrent qu’ils ne pouvaient ignorer l’anglais, le seul moyen de pénétrer dans le labyrinthe de ces consciences compliquées. Ce n’était pas assez pour ces fils de la plèbe d’avoir eu à casser la couche séculaire d’ignorance et brûlé les vieilles souches des superstitions et des préjugés, il fallait tout de suite en ce sol tourmenté et qui manquait de préparations y faire pousser des plantes de luxe.

Quand le parlement s’ouvrit, ces fils de paysans, vêtus avec ostentation de complets d’étoffe du pays, ne firent pas trop mauvaise figure dans la redouble enceinte. Ils ne s’y trouvèrent pas dépaysés. « Tel fut pris qui croyait prendre. » Nos importés virent immédiatement qu’ils auraient affaire à forte partie. Ils se sentirent souvent serrés de près. C’est pourquoi le parlement, à peine fondé, s’empressèrent-ils de le dissoudre. On n’a trouvé rien de mieux encore que de serrer le cou des gens pour les empêcher de parler. Cette violation de la liberté d’expression est une preuve de la valeur de nos hommes d’État improvisés. Avec cette faculté d’assimilation qui distingue les nôtres, ils entrèrent vite dans la peau de leur personnage. C’était comme s’ils avaient reçu les langues de feu en quelque mystérieux cénacle. Ils discutaient des problèmes les plus ardus de l’économie politique et des sciences sociales comme s’ils avaient passé à l’Institut de France. Quand Du Calvet, Jean Baptiste Adhémar, Jean Guillaume Delisle, Mgr Plessis, Papineau, M. Neilson, Mgr Lartigue, Denis Benjamin Viger, M. Cuvillier Morin parurent alternativement à la Chambre des Lords, chargés d’aller défendre les intérêts des Canadiens-français, ils provoquèrent toute une sensation dans ce milieu aristocratique qui comptait des hommes d’une réputation mondiale, à qui l’empire devait le prestige dont il jouissait dans l’univers. Un peuple qui produit de tels hommes n’est pas quantité négligeable, pensèrent les Lords.

Ils furent écoutés avec déférence. Si on ne leur accorda pas ce qu’ils demandaient, c’est qu’il n’était pas dans les vues de cette politique encore imbue des idées de Henri VIII et d’Élizabeth d’aller au-delà de certaines libertés qui n’engageaient pas l’avenir. Mais dès lors la tyrannie y mit des formes. On cessa de nous traiter comme un troupeau d’esclaves. Les ministres anglais daignèrent finasser avec les représentants du peuple. Ils mirent de l’eau dans leur scotch, moins par générosité que parce qu’ils avaient senti chez ces hommes d’une détermination farouche la volonté de mourir plutôt que de se laisser déposséder des prérogatives que leur avait concédées le traité de Paris.

— « C’est bien, messieurs les constitutionnels, poursuivez votre carrière de haine et d’iniquités, vous légitimerez par là tous nos moyens de défense, et ce n’est pas nous qui reculerons », s’était écrié Bourdages en plein parlement. Et après quelques minutes d’un silence empoignant : « Si vous en doutez, c’est que vous ne nous connaissez pas. » Un langage aussi énergique était de nature à faire réfléchir les autorités. Ils ont été bien coupables ceux qui ont laissé violer notre constitution lors de la guerre des Boers et de la Guerre européenne, quand nos pères avaient lutté jusqu’à la mort pour maintenir nos droits garantis par les traités. Ils ont réduit à néant l’œuvre de nos pères !…

L’apparition du journal de Bédard, Le Canadien, coïncide avec l’éveil de la pensée nationale. Cette feuille fut fondée pour combattre Cary et son Mercury, le premier journal francophobe, dont Toronto a continué la tradition. Le Canadien devint la bête noire des bureaucrates, au point qu’on prit le parti de le supprimer. « Rien de nouveau sous le soleil ». Le même procédé radical a cours sous les gouvernements libéral ou conservateur, comme s’il était plus au pouvoir des hommes d’étouffer la pensée que d’éteindre les rayons du soleil. Après le journal de Du Calvet tué dans l’œuf par le despotisme anglais, ce fut le journal de Bédard dont les presses furent saisies et brisées, croyant qu’en écrasant la chenille, on tuait aussi le papillon. Mais dix ans plus tard, le fils le ressuscitait plus vibrant, plus hardi encore. Le phénix encore une fois était né des ses cendres. Le juge de Bonne, un créchard célèbre sans être un personnage célèbre, avait tenu un des bouts de la corde qui avait étranglé le Canadien. Il eut la douleur de le voir revivre, non pas pour la tranquillité de ses jours, car le journal s’employa à taquiner la bureaucratie. Pour venger et écouler sa bile, il fonda le Courrier, dont chaque article était une glose au gouvernement arbitraire de son pays et une génuflexion devant le désordre établi. De Bonne fut avec Gugy les deux constitutionnels les plus militants de l’époque. Ce dernier ne manquait ni de ressources ni de talent. Suisse de naissance, comme la plupart des étrangers qui s’implantent au pays, au lieu de faire cause commune avec les Canadiens-français, il préféra se mettre du côté du manche.

Sans prôner la valeur littéraire du Canadien, il y circule une flamme qu’on ne trouve pas en d’autres journaux mieux rédigés. Il faut apporter quelques restrictions à l’opinion généralement admise dans certain cercle mal pensant, qu’il n’y a dans les productions de la pensée humaine que la forme qui soit digne de fixer notre attention. Il y a des orfèvres qui cisèlent des fleurs d’argent ou d’or avec une perfection tenant du miracle. Je leur préfère les vraies fleurs qui poussent dans le fumier, mais dont le calice recèle un parfum subtil. Les écrits des Canadiens-français du temps ne seront peut-être pas des pages d’anthologie, mais elles gardent pour le patriote, comme pour l’historien, une valeur documentaire très précieuse. Bibaud en critique la facture dans un style qui est aujourd’hui de la cendre, que l’on tisonne vainement pour y trouver un peu de feu. C’était le Victor Barbeau du temps, hypnotisé par la stature herculéenne de l’anglo-saxon et dédaigneux des productions du terroir. Rien de bon n’est sorti de Nazareth, disent-ils, avec ce sourire désagrégeant des Juifs, qui branlaient la tête, quand on leur parlait des merveilles du Sermon de la Montagne. Ces pages, doublement oubliées, devraient être relues pour l’éducation de la jeune génération que l’exemple des politiciens financiers a quelque peu pervertie. L’allure en est virile et indépendante. Le style garde vis-à-vis des maîtres une noble liberté d’opinion et de langage. Les hommes de cette pléiade révolutionnaire sont les véritables “makers of Canada”.

Le jour où notre nation aura une vie qui lui sera propre — alors qu’elle secouera de son tronc les parasites qui sucent le meilleur de sa sève — elle voudra rendre un posthume hommage à ces vaillants soldats de la plume. On viendra vénérer comme des reliques la substance de ces caractères grossiers qui renferment la pensée, l’âme, l’héroïsme des surhommes, dont les piédestaux attendent leurs statues.

Il y a quelque chose de plus émouvant qu’une belle phrase, c’est le rythme large de l’émotion qui fait battre les cœurs. Quand vous lisez leur prose dure, rocailleuse, vous avez l’impression d’être ravi non pas au troisième ciel, mais dans un monde inculte, où chaque trait de plume semble un coup de pioche, où chaque mot tombe comme un quartier de roche qui se détache d’un mont.

Elle évoque, ainsi que le penseur de Rodin, l’effort titanesque des épaules puissantes pour se dégager de la lourde matière qui les écrase. Pouvaient-ils écrire autrement qu’ils parlaient ? Rien de déclamatoire et d’emphatique en leur style. Ils sont frustres, mais d’une simplicité touchante. Nous éprouvons à les lire une sensation de fraîcheur comme après avoir monté une côte en plein soleil, la tête lourde de parfums et les yeux éblouis de couleurs vives, nous buvons à même la source l’eau venue du roc. Ils n’ont pas été les roitelets qui se sont accrochés à l’aile de la France pour se faire voiturer dans l’infini. Les Crémazie, les Fréchette, les Chapman savaient tout le parti qu’ils pouvaient tirer en chantant la mère patrie, aussi ont-ils taquiné toute leur vie cette corde sentimentale qui s’obstinait à ne pas vibrer sous leur doigt gourd. Les journaux du temps n’ont pas une épopée, pas une chanson à l’adresse de la France. On dirait même qu’ils lui gardent une certaine rancune de s’être trop vite consolée de la séparation. Ils ne savent pas faire de subtiles distinctions entre la France de Richelieu et celle de la Pompadour. Ils la sentent lointaine et détachée d’eux et n’en parlent pas — peut-être aussi parce qu’ils y pensent trop. Le silence est aussi une des formes de la douleur. Qui sait s’ils ne craignaient pas, en évoquant le souvenir de celle dont l’invisible présence planait sur la Nouvelle-France, d’exciter la jalousie de la belle-mère, l’Angleterre.

Mais Papineau, lui, ne devait pas avoir de ces scrupules. Il ne mettait pas de gants pour parler aux Anglais. Il avait d’autres préoccupations que de blesser les susceptibilités anglo-saxonnes. Quoi qu’il en soit des raisons qui ont imposé à notre siècle ce mutisme absolu à l’endroit de la France, les Anglais, eux, n’ont pas dépouillé le vieil homme. Ils se réclament toujours de l’Empire et tout en s’acclimatant ici, leur cœur est resté à la vieille Angleterre. Ils n’ont pas le désir des puritains des États-Unis de fonder ici une nouvelle patrie. Ils n’aspirent jamais à briser le lien colonial. Leur fortune faite, comme les Chinois, ils n’ont qu’une ambition, aller finir leurs jours « in the old country ». Ils considèrent le Canada comme un lieu de passage. C’est ce qui empêche la formation de liens de fraternité entre les Français et les Anglais au Canada.

S’ils veulent des écoles bilingues dans les grands centres, c’est pour assimiler notre nationalité. L’entente cordiale est une trouvaille moderne qu’ignoraient les soudards qui n’avaient qu’un but, nous chasser de devant leur face, comme le simoun balaie de son chemin les tourbillons de sable qui essaient de résister à sa puissance destructive. The British and Canadian school sur la rue Lagauchetière, fut établie le 21 septembre 1822 avec des fonds fournis partie par la législature et partie par contributions volontaires. En 1826, cette institution comptait 275 élèves dont 135 catholiques. Par contre, l’École des Frères des Écoles chrétiennes enseignait le catéchisme et la lecture de la Morale en action à 300 élèves. The National school sur la rue Bonsecours fut érigée en 1816, sous la direction de M. et Mme Rollet, 36 canadiens et 120 Anglais fréquentaient cette institution. Comme on le voit, les Canadiens-français se tenaient sur la défensive. Ils boudaient l’école anglaise, poussant le patriotisme jusqu’au point de laisser leurs enfants sans instruction plutôt que de leur permettre la fréquentation des institutions, dites nationales, et d’où la langue française était systématiquement exclue. D’ailleurs, on n’était pas encore convaincu de la nécessité du savoir. Quand il y en avait un dans la famille qui savait lire l’imprimé et l’écriture, on n’en demandait pas davantage. Les aînés d’une famille de quinze ou de vingt contribuaient avec les parents à l’élevage des enfants. Si c’était une fille, elle berçait toute la nichetée et ne trouvait d’autre expédient pour échapper à cet assujettissement que d’épouser le premier qui se présentait et procréer à son compte. Vers la quarantaine, quand elle avait fait le tour de son jardin, se reposer sur ses filles comme on s’était reposé sur elle. Les premiers nés avaient la tâche d’aider le père à nourrir la nichetée. À la campagne, un gosse de douze ans trayait les vaches, faisait le train, battait au fléau, fauchait le foin et moissonnait le sarrazin. C’était un petit homme qui savait à peine compter sur ses doigts et qui « encochait » le cadre de la porte ou une baguette de cèdre pour tenir ses comptes. Souvent, il n’avait pas fait sa première communion, parce qu’il lui était impossible de s’entrer dans la tête les demandes et réponses du petit catéchisme, le premier livre imprimé à Québec.

Mais il aimait les beaux discours et quand, à la messe, il entendait son curé lancer d’une voix sonore une citation latine, il ouvrait des yeux de hublot. Il regrettait son ignorance. Il avait conscience qu’il lui manquait un sixième sens qui lui aurait donné des jouissances infinies. Il disait du ton d’un fataliste hindou :

— Je n’ai pas eu votre chance d’être éduqué, j’avais mes frères et mes sœurs à soigner. Les aînés sont les plus mal servis dans une famille, quant au niochon, c’est une autre paire de manches, on en fera un prêtre ou un homme de profession.

M. l’abbé de Calonne adressa au Canadien du 17 novembre cet extrait d’un livre : « De l’indifférence en matière de religion », page 500 :

« Ne l’oublions jamais, la religion est l’unique éducation du peuple. Sans la religion, il ne saurait rien, rien sur tout ce qu’il importe le plus à la société qu’il sache et à lui de savoir. Il ignorerait également et les devoirs de l’homme et sa destinée. Il végéterait au milieu des académies, des universités, des gymnases dans un abrutissement cent fois pire que l’état sauvage. La religion le civilise, elle nourrit le pauvre de vérités comme elle le nourrit de pain ; elle l’éclaire, elle agrandit son intelligence et le dernier des petits enfants instruits à son école, plus véritablement philosophe qu’aucun des prétendus sages qui ne reconnaissent d’autre guide que leur raison confondrait, le catéchisme à la main, cette raison altière par la sublimité de ses enseignements. Il était digne d’un philosophe matérialiste en substituant les évolutions aux instructions et en mettant entre les mains une pierre muette en place du livre où il puisait ses hautes et importantes leçons ».

À quoi le Canadien répond :

… « Une somme d’argent fut prélevée à Londres, par souscription, il y a quatre ou cinq ans, pour établir des écoles dans ce pays et un maître formé à l’école de M. Lancaster fut envoyé ici. Mais l’école déplut à des personnes d’influence dans ce pays, parce qu’on n’y montrait point de catéchisme. Les parents furent détournés d’y envoyer leurs enfants. L’école fut abandonnée. M. de Calonne, en adoptant les idées du français, son ami, va plus loin. Il prétend que l’unique éducation nécessaire au peuple est de savoir son catéchisme. Les écoles publiques sont dès lors très superflues, car c’est au clergé lui-même d’enseigner ou de faire enseigner le catéchisme. Nous sommes aujourd’hui rendus au point de perfection dans l’éducation. Ils pourraient encore revenir, ces jours heureux où le peuple s’achetait et se vendait avec le sol, où il était taillable et corvéable à merci et miséricorde, où l’esprit était serf aussi bien que le corps, et où la religion n’était plus un hommage volontaire rendu par la reconnaissance à une divinité bienfaisante, d’une manière conforme à sa volonté, mais un hommage extérieur et forcé inspiré par les bûchers et les roues… Pour nous, nous n’avons jamais pu apercevoir de liaison plus intime entre l’instruction religieuse et l’art de lire, d’écrire et de compter qu’entre l’instruction religieuse et le labourage, la construction des bâtiments, la navigation, l’exercice militaire ou les arts plus frivoles et de simple ornement comme la danse, le dessin, la musique… Ni les uns ni les autres ne supposent d’indifférence pour la religion, ni pour l’instruction religieuse. Si ceux qui trouvent à redire aux écoles destinées à l’enseignement de ces arts parce qu’on n’y enseigne pas aussi la religion, si ceux-là, disons-nous, veulent eux-mêmes les enseigner en tout ou en partie avec la religion, nous ne leur refuserons pas un juste tribut d’éloges ; mais qu’ils se souviennent que c’est à eux de procurer l’instruction religieuse au peuple et qu’ils ne renvoient pas cette obligation à ceux dont le devoir est de lui enseigner les arts nécessaires pour la conduite des affaires temporelles. Que personne ne suscite des obstacles à l’éducation générale, mais plutôt que tous aient compassion d’un peuple qui se trouve tous les jours obligé d’entrer en concurrence avec des étrangers dans le commerce et les affaires de la vie, sans avoir eu les mêmes avantages ; et qu’ils n’oublient jamais que sans peuple il n’y aurait point de religion et que l’extrême pauvreté est fatale à son influence salutaire ».

Notre presse n’a jamais eu d’arguments plus éloquents pour plaider en faveur de l’instruction. Depuis vingt-cinq ans, « notre fille est muette » sur ce sujet.

Il y a quelques années, la Presse ouvrit une enquête pour connaître l’opinion de « l’élite » sur l’obligation scolaire. Il y eut des correspondances déconcertantes pour ceux qui tiennent à garder la lumière sous le boisseau. Des abbés se prononcèrent en faveur de cette mesure émancipatrice. Puis tout d’un coup, l’enquête fut close brusquement on n’a jamais su pourquoi. Ce qui fait que nous en sommes encore au même point qu’après la capitulation de Montréal. Nos journaux n’ont pas le courage du Canadien, après avoir avancé d’un pas, ils reculent de trois. Nous avons des palais magnifiques qui restent vides parce que l’enseignement secondaire a été négligé. Il n’y a pas de continuité dans les programmes scolaires, c’est pourquoi l’École des Hautes Études et les Écoles techniques ne donnent pas les résultats attendus. On a tenté d’atténuer les effets pernicieux de cette licence accordée aux parents de disposer du corps et de l’âme de leur progéniture en ouvrant des écoles du soir, mais elles sont peu fréquentées. Quand l’adolescent a travaillé tout le jour, il aime mieux dormir ou se distraire que d’étudier.

Le notaire Perrault, qu’on a surnommé le père de l’éducation, avait élaboré un projet d’enseignement gratuit. Toute sa vie, il a travaillé à la cause de l’éducation. Étienne Parent de même, mais leurs efforts ont échoué devant l’apathie des gouvernants. À l’avènement de M. Gouin, le projet longuement élaboré par le premier ministre Marchand fut remis dans les tiroirs d’où il n’est pas sorti.

Les Anglais ont eu la première bibliothèque publique de l’île de Montréal. Elle fut fondée en 1796 et contenait 2000 livres français et 6000 livres anglais. L’Institut Canadien, dont les livres ont été hospitalisés par l’Institut Fraser, fournissait des volumes intéressants à ses membres, quand il fut interdit par l’évêque Bourget. Depuis lors, toute tentative d’établir des bibliothèques publiques a été ouvertement ou sourdement combattue. Autrefois, il y a avait des livres et pas d’édifice pour les recevoir. Aujourd’hui, nous avons un temple ionien d’une splendeur inouïe, mais vide de bouquins. Ô Progrès !

Dans le Journal ecclésiastique politique et littéraire de Paris, du 26 mai 1819, on lit ces détails intéressants sur l’Église du Canada : « La population de Québec en 1810 est de 400 000 habitants dont les sept huitièmes sont d’origine française et professent la religion catholique. Québec possède 7000 âmes et Montréal 9000. Les Anglais ont établi à Québec, en 1793, un évêque protestant qui jouit d’un grand revenu (2000 livres sterling d’appointements), du titre de lord, d’une place dans le conseil législatif. Il a fait construire un temple et il place successivement des ministres anglicans en plusieurs lieux. Sa pauvreté et la richesse du clergé catholique forment un contraste frappant. L’évêque catholique n’avait d’abord d’autre revenu que le loyer de son évêché que le gouvernement occupe et pour lequel on lui donne 3600 francs : depuis plusieurs années, on y ajoutait un traitement de deux cent louis comme surintendant de l’Église romaine. Enfin, récemment, on a accordé à Mgr Plessis un revenu plus considérable. Ce prélat d’un mérite distingué a conquis l’estime des protestants par ses talents, sa sagesse et ses services. Le coadjuteur actuel est M. Claude Bernard Panet, nommé évêque le 12 juillet 1806. Il était curé de la Rivière-Ouelle. Les curés perçoivent la dîme sur les grains qui leur est payée au 26e boisseau… en stipulant que les protestants ne seraient pas tenu de payer la dîme. Cette clause est une grande tentation pour des catholiques avides et indifférents sur la religion ; il suffit qu’ils se déclarent protestants pour n’être plus tenus à la dîme. Les écoles paroissiales sont sous la direction des curés. Les ecclésiastiques sont réguliers et portent tous l’habit long. Il y a un vicaire général à la tête de chacun des districts. Il y a à Québec un grand et un petit séminaire, un Hôtel-Dieu, desservis chacun par des communautés nombreuses de filles ; une communauté d’Ursulines pour l’instruction des jeunes filles et des sœurs non cloîtrées pour les écoles. Le Séminaire de Montréal est une communauté de prêtres qui desservent la paroisse et la communauté de la ville et quelques autres missions, entre autres celle du Lac-des-Deux-Montagnes. La cure leur appartient et ils sont seigneurs de l’île entière qui comprend plusieurs paroisses. Ils ont fondé un collège qui fut brûlé en 1803 et reconstruit depuis. Le supérieur, M. Roux, qui est grand vicaire et M. l’archevêque, et M. Saulnier, qui est curé de Montréal, joignent les talents de l’administration à toutes les qualités sacerdotales… Les revenus de la maison de Montréal et ceux du séminaire de Québec sont employés à élever des jeunes gens pauvres… Il y a un troisième séminaire à Nicolet. Montréal a un Hôtel-Dieu desservi par des sœurs hospitalières. Il y a de plus une communauté de religieuses de la Congrégation Notre-Dame pour l’éducation des jeunes filles. Depuis l’extinction des Jésuites, les missions des sauvages au nombre de 12, dont la plus peuplée ne compte pas 300 âmes, sont desservies par des prêtres séculiers. L’usage des liqueurs fortes a peu à peu anéanti les tribus ».


LE SORT DES INDIGÈNES SOUS LA DOMINATION ANGLAISE


Est-il bien vrai, comme le prétendent les historiens à l’unanimité, que nous ayons gardé pure de tout alliage, de tout mélange, notre personnalité ethnique, que pendant les deux cents ans que les Français passèrent au Canada, ils n’aient jamais eu d’amourette ou de caprice pour les belles iroquoises aux yeux ambrés, aux traits de camées antiques, avec ce sourire triste des races finissantes.

Le Dr Côté, après des études de crânes comparés, en était venu à la conclusion que des crânes de blancs portaient les marques distinctives, comme les os saillants des pommettes, l’os frontal aplati, des crânes indiens. Certaines particularités du caractère canadien-français, son indolence, sa timidité, sa générosité, son absence de sens pratique, ses « jongleries » sans fin au coin du feu, son goût pour la poésie, sa finesse, la largeur de son hospitalité, son défaut de sentiment religieux, ses superstitions, sa versatilité, accusent le mélange du sang.

Les Canadiens-français se refusent à cette hypothèse, qu’ils croient humiliante, comme s’il n’était pas aussi honorable pour nous d’avoir du sang de peaux-rouges, d’iroquois, ces beaux types d’humanité dont on a promené des spécimens dans les cours d’Europe, et qui eurent l’heur d’être chantés par Chateaubriand, que du sang vicié par vingt mille ans et plus de débauche.

Flaubert se faisait gloire d’avoir comme ancêtre un chef iroquois. Mais en dépit de Mgr Tanguay et des autres généalogistes, gens à redouter parce que théoriciens, l’histoire et la science viennent confirmer la vérité de cette thèse. Le Père Charlevoix appelle les Canadiens-français « les Créoles du Canada », et Pierre du Calvet, dans L’Appel à la justice de l’État, 1784, raconte cet incident qui en dit long sur la manière dont les Indiens furent traités par les nouveau vainqueurs :

« Vers la fin de 1762, les Sauvages du Missillimackinac, lassés de deux années de voisinage avec les Anglais, s’affranchirent à la sauvage de l’incommodité ; c’est-à-dire qu’ils coupèrent sans façon la gorge à toute la garnison, dont le commandant ne sauva sa chevelure et sa vie que par l’humaine interposition d’un gentilhomme canadien (M. de Langlade), qui lui avait fait plus d’une fois pressentir l’exécution ; car c’est là le sort que la judicature indienne adjuge, de par devant ses tribunaux, aux usures, aux fraudes, aux déprédations, aux brigandages. Une politique instruite et juste dictait de commencer par extirper les causes, par la suppression d’un tyrannique monopole, avant de courir à la vengeance des effets, par le châtiment. Mais en appelant sur-le-champ à son épée, le général Gage crut devoir au sang versé de ses compatriotes de faire marcher un gros corps de troupe, à travers trois cents lieues, semées de rochers, de forêts, de mares, de rapides, de cataractes, de précipices, de coupe-gorge, en un mot, où une poignée de Sauvages en embuscades pouvait égorger à plaisir une armée toute entière.

« Chaque colonie fut taxée à sa mise proportionnelle de soldats. Les Canadiens avaient été, pour le grand nombre, élevés parmi les peuples, compagnons de leur jeunesse, leurs amis de tous les temps, et même leurs parents, par le mélange du sang : il était de la dernière atrocité de les mettre aux prises avec de si chers ennemis ; pour s’inscrire avec légitimité contre leur enrôlement, ils pouvaient tous d’ailleurs se réclamer des dix-huit mois, qui, à l’époque de cette expédition, venaient de leur être assignés, à Fontainebleau, pour décider et arranger leur transmigration en France. Mais le général en chef prononça différemment. Montréal et les Trois-Rivières (encore alors sous des gouvernements particuliers) rejetèrent hautement de souscrire. À Québec, le général Murray, l’ami, le protecteur et le père du peuple, n’eut que la peine de lui notifier ses inclinations ; les « Canadiens », de leur propre mouvement, volèrent par bandes sous les drapeaux de Sa Majesté, et formèrent une brigade de 600 hommes, la plus leste, la plus brave, en un mot, la fleur de l’élite de toute l’armée provinciale.

Les généraux commencèrent par dégrader ces généreux volontaires en serviteurs et en laquais de tout le corps militaire, dont, en bêtes de somme, ils étaient chargés de voiturer sur les épaules les bagages dans les portages, de préparer les diverses cuisines, et d’effectuer à force de bras le transport en canots, sur les routes. Un déluge de pluie, dégorgeant des nuages qui règnent dans ces climats assez fréquemment, nécessite l’armée à camper dans une île, sous des tentes. L’inondation présageait une submersion générale. L’épée sur la gorge, on forçait ces malheureux « Canadiens » d’ériger des digues, et creuser des tranchées, au péril imminent de leur destruction ; tandis que les soldats anglais, assis tranquillement sous leurs asiles militaires, en spectateurs oisifs et insensibles, contemplaient avec un sourire insultant le spectacle de ces pauvres nouveaux sujets, dont on sacrifiait la sûreté à celle de l’armée « anglaise », dont la conservation était sans doute d’une nature bien éminemment supérieure.

Enfin le contre-ordre de l’expédition, de la part du général en chef (qui heureusement se ravisait) atteignit l’armée à peu près à la mi-chemin : les « Canadiens » furent congédiés ; mais avec des vêtements tout déchirés par le mauvais temps, sans poudre, sans munitions de bouche, sans canots même, pour regagner leur patrie éloignée, que la plupart ne revirent qu’après avoir longtemps erré dans le labyrinthe des forêts, et encore par les soins bienfaisants de ces mêmes barbares (c’est le nom dont l’Europe qualifie les Sauvages, nom qu’elle mériterait peut-être à plus juste titre qu’eux) que ces malheureux Canadiens étaient allés combattre, par l’ordre inhumain de leurs nouveaux maîtres. « Justice, humanité, reconnaissance de conquérants ! Voici de nouvelles inventions pour se concilier les cœurs de nouveaux sujets !

Le journal du capitaine Robert, qui était de cette expédition, et réside actuellement à Londres, fourmille de traits encore bien plus noirs ; mais je jette un voile sur toutes ces horreurs que l’Angleterre, au moins pour sa gloire, aurait bien dû venger, indépendamment des égards que méritaient les représentations du général Murray ; mais la protection décidée dont ce digne militaire honorait les Canadiens lui valut la perte de son gouvernement. Silence sur tout le reste. »

Missionnaires et ministres protestants portaient un plus grand intérêt à la vie spirituelle des sauvages qu’à leur vie matérielle. À Saint-François-du-Lac surtout, on se battait pour l’âme des indigènes. Un ancien maître d’école protestant, nommé Master, mais qui s’était fait passer pour catholique afin d’obtenir une place d’instituteur de l’évêque catholique, laissa percer son jeu et fut destitué après avoir été convaincu d’hétérodoxie. Il s’en vengea en obtenant les signatures de quelques Indiens — sous de fausses allégations — dit l’abbé Mauraud, curé de l’endroit, pour faire bâtir un temple presbytérien. Malgré l’opposition des catholiques, qui envoyèrent pétitions sur pétitions au gouverneur, l’église protestante fut érigée en cet endroit, desservie par Master lui-même.

Les Sauvages furent aussi réfractaires aux principes de la Réforme que les Canadiens. Ils ne devenaient dévots que lorsque la sagamité manquait ou que la chasse avait été mauvaise. Le plus souvent ils fuyaient notre civilisation inhumaine, qui les refoulait d’ailleurs sans cesse vers les hautes longitudes. Le chef d’une tribu iroquoise répondit à un agent du gouvernement, qui les engageait à se retirer de l’autre côté de la rivière qui porte leur nom :

« Nous sommes nés sur cette terre, nos pères y ont été enterrés, dirons-nous à leurs ossements : Levez-vous et suivez-nous sur une terre étrangère ? »

N’est-ce pas aussi beau que cette objurgation du poilu français : Debout les morts !

La psychologie du sauvage nous était inconnue avant que le baron La Hontan visitât notre pays, à la fin du dix-septième siècle. On a contesté l’autorité de l’explorateur français, qui a mêlé de la fantaisie à l’histoire, comme on met des fleurs dans des plates-bandes de gazon anglais, pour en atténuer la monotonie, mais c’est un témoin aussi amusé qu’amusant, dont on ne saurait récuser les avancés. Citons cette page d’un chapitre sur la religion des sauvages qui corrobore ce que les relations des Jésuites nous disent de la finesse des Indigènes. — Peut-être les fait-il plus philosophes qu’ils n’étaient en réalité ? Peut-être aussi se sert-il un peu d’eux pour dire ce que dans le temps, il était plus prudent de taire :

« J’oubliais de vous avertir que les sauvages écoutent tout ce que les Jésuites leur prêchent sans les contredire ; ils se contentent de se railler entre eux des sermons que ces bons Pères leur font à l’église. Et s’il arrive qu’un sauvage parle à cœur ouvert à un Français, il faut qu’il soit bien persuadé de sa discrétion et de son amitié. Je me suis trouvé cinquante fois avec eux très embarrassé à répondre à leurs objections impertinentes, car ils n’en sauraient faire d’autres, par rapport à la religion. Je me suis toujours tiré d’affaire en les engageant à prêter l’oreille aux paroles des Jésuites…

« Ils croyaient que Dieu, pour des raisons impénétrables, se sert de la souffrance de quelques honnêtes gens pour manifester sa justice. Nous ne saurions les contredire en cela, puisque c’est un des points du Système de notre Religion, mais lorsqu’ils concluent que nous faisons passer la divinité pour un être fantastique, n’ont-ils pas le plus grand tort du monde ? La première cause doit être aussi la plus sage pour le choix des moyens qui conduisent à une fin. S’il est donc vrai, comme c’est un principe incontestable de notre Culte, que Dieu permet la souffrance des innocents, c’est à nous d’adorer sa Sagesse et non pas de nous ingérer de la contredire. L’un de ces Sauvages, raisonnant grossièrement, me disait que nous nous faisons une idée de Dieu comme d’un homme qui n’ayant qu’un petit trajet de mer à passer, prendrait un détour de cinq ou six cents lieues. Cette saillie ne laissa pas que de m’embarrasser. Pourquoi, disaient-ils, Dieu qui peut conduire aisément les hommes à la félicité éternelle en récompensant le mérite et la vertu, ne prend-il pas cette voie abrégée, pourquoi mène-t-il un juste par le chemin de la douleur au but de sa béatitude éternelle ? »

Si les Indiens ne s’étaient guère laissé pénétrer par la foi chrétienne, par contre leurs superstitions et leurs coutumes s’étaient greffées sur la religion. Pendant longtemps, la chasse-galerie s’est baladée dans l’espace. Jusqu’en 1815, on entendait à époque fixe un grand cri se répercuter de Saint-Jean Nouveau-Brunswick à la Nouvelle-Écosse, c’étaient les cris désespérés des Acadiens morts de chagrin d’avoir été arrachés de leur pays natal.

Brûlés par l’alcool et intoxiqués par la nicotine, minés par la tuberculose, comme les pins et les cèdres de la forêt, notre dure civilisation les a tués. Refoulés de plus en plus loin en des réserves qu’ils tiennent de la philanthropie anglo-saxonne, ils auront disparu de l’Amérique britannique dans cent ans, sans qu’on ait su s’ils mouraient en leur aurore ou à leur déclin.

Le gouvernement magnanime paie une rente aux indiennes qui portent sur leur tête la cape de laine aux bords bariolés, où elles cachent leur figure honteuse. À la fonte des neiges, quand les érables ont commencé à couler, on les voit au marché Bonsecours, dans les gares, offrir en vente des mocassins, des coussinets à épingles perlés, violemment coloriés, du sucre du pays de la couleur de leur peau dorée par le soleil et la neige. Elles n’implorent plus le « guerrier blanc » qui les regarde aujourd’hui comme un objet de musée, une sorte de momie ambulante qui a perdu ses bandelettes.