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Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre XII

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CHAPITRE XII.

LE PROCÈS GUIBORD.


Le 18 novembre 1869, quelque temps après l’interdiction de l’Institut canadien par l’épiscopat, un de ses membres, Joseph Guibord, vint à mourir subitement. Le matin qui suivit son trépas, ses amis apportèrent un certificat de décès, signé par le coroner, à l’abbé Rousselot, pour l’enjoindre de procéder à la sépulture. Ce dernier refusa de l’enregistrer et d’autoriser des funérailles catholiques, donnant pour raison que le défunt était membre de l’Institut canadien, et que le vicaire général du diocèse de Montréal avait donné l’ordre de refuser les sacrements et la sépulture en terre sainte à ses membres, sous le coup des foudres de l’Église, au cas où ils mourraient sans avoir brisé avec la Société. Sur la représentation que le curé, remplissant une fonction civile, n’avait pas le droit de se soustraire à ses obligations, M. Rousselot s’offrit de faire enterrer civilement les restes de Guibord dans le terrain, dit « des enfants morts sans baptême, des pendus et des suicidés », faveur que les amis du défunt apprécièrent peu et déclinèrent, parce que Guibord n’appartenait à aucune de ces catégories de cadavres « indésirables ». Un protêt fut signifié à la fabrique de Notre-Dame, le 21 novembre, environ 250 personnes vinrent chercher le corps du défunt à sa résidence pour le conduire « au champ du repos ». Le cortège défila lentement par les principales rues de la ville mais, arrivé au cimetière, il se heurta à la porte fermée, le gardien refusa de laisser pénétrer dans la nécropole le cadavre frappé d’interdiction. Les croque-morts le remirent dans le chariot et le dirigèrent vers le cimetière protestant, où après de courts préliminaires avec les autorités il fut temporairement inhumé.

Quelques jours plus tard, la veuve Guibord prit des procédures contre la fabrique de Notre-Dame pour la contraindre à placer les restes de son mari en terre sainte. La cause fut portée en Cour supérieure, présidée par le juge Mondelet. MM. Joseph Doutre et Laflamme étaient les avocats de la demanderesse, MM. Cassidy, Jetté et F. X. Trudel représentaient la fabrique de Notre-Dame. Après d’éloquentes plaidoiries de part et d’autre, le magistrat donna raison à la veuve Guibord. La cause fut portée en cour de révision et le jugement, cette fois, rendu en faveur de la fabrique. M. Doutre ne se compta pas pour battu ; il en appela de ce verdict à la cour du Banc de la Reine. Il se passa à ce nouveau procès un accident sans précédent dans les annales judiciaires. M. Doutre demanda la révocation des quatre magistrats catholiques sur cinq dont se composait le tribunal. Le savant avocat soutint que leurs convictions religieuses les mettaient dans l’impossibilité de juger avec équité, attendu que le Syllabus de 1864 enseigne que l’État ne possède aucune autorité, même indirectement, en matières religieuses, et qu’en cas de conflit entre les deux autorités civile et religieuse, la dernière doit prévaloir : « Comme le public ne sait pas si les juges sont les représentants de la Couronne ou du Saint-Siège, dans le doute, je récuse, conclut Doutre, l’autorité des juges Duval, Caron, Drummond, Monck, du présent tribunal. » Le jugement définitif dans cette cause célèbre fut rendu par le Conseil privé d’Angleterre, en faveur de Dame Henriette Brown, veuve Guibord, qui, dans l’intervalle, avait précédé son mari dans la tombe bien que décédée trois ans après lui. La fabrique Notre-Dame fut condamnée à payer à l’Institut canadien les frais encourus par les quatre procès, et à enterrer dans le cimetière catholique le corps de feu Joseph Guibord. Le jugement des Lords, très élaboré, et dans une forme modérée, offre des renseignements intéressants sur les droits respectifs de l’État et de l’Église. Le 2 septembre 1875, sans perdre de temps, les membres de l’Institut procédèrent à l’enterrement de Guibord. À deux heures de l’après-midi, quelques centaines de personnes revinrent chercher la dépouille mortelle de Guibord pour la « reconduire » à ce que l’on croyait être sa « dernière demeure ». On remit le cercueil, recouvert du drapeau britannique, dans le chariot surmonté d’une croix et le défilé s’achemina vers la montagne. Une douzaine de voitures escortaient le corbillard. Rendus au cimetière catholique, les gens qui conduisaient le deuil se frappèrent de nouveau le front sur la porte fermée. Trois à quatre cents personnes, rassemblées en deçà des barrières, ne témoignaient pas, par leur attitude, de l’intention de faire une apothéose au mort. M. Doutre, dès lors, se concerta avec ses amis sur la conduite à tenir devant la résistance qu’on menaçait de lui opposer, car il ne voulait pas provoquer d’émeute ni exposer à un mauvais parti ses amis, en minorité dans l’assemblée. Cette minute d’indécision du chef du cortège enhardit l’hostilité de la foule dont la rumeur grondante montait toujours. De nouvelles recrues arrivées de la Côte-des-Neiges et des campagnes environnantes venaient renforcir le nombre des agresseurs. Quelques-uns étaient munis de pics, de bâtons, et leur mimique n’était pas rassurante. Comme M. Doutre ne voulait pas battre en retraite, sans avoir la loi de son côté, il fit demander à M. Laroche, employé du séminaire, la raison de son refus d’ouvrir les portes du cimetière. Celui-ci répondit très adroitement :

— Je ne peux me rendre à votre demande, sans danger pour ma vie.

Devant cette raison supérieure, M. Doutre n’insista pas ; mais il envoya un message au maire et au chef de police pour les mettre au courant de la situation. À quatre heures, comme il n’avait pas encore reçu de réponse des autorités, le corbillard chargé des restes de l’excommunié, prit de nouveau le chemin du cimetière protestant, suivi de la foule vociférante, qui montrait le poing au mort. Mais subitement, sa fureur se tourna sur les gens de la suite funèbre, parmi lesquels se trouvaient nombre de libéraux connus. Une distribution généreuse de coups de poing se fit entre membres de l’Institut et catholiques fanatisés. Le jeune homme qui avait sauté à la tête des chevaux fut blessé au front par une pierre, et son assaillant, un ami de Guibord, à son tour fut battu et roulé dans la poussière. C’est alors qu’apparurent les boutons jaunes de la police, arc-en-ciel qui se montre toujours quand le mauvais temps est passé.

Quelques jours après cette rixe, Mgr Bourget lança une lettre pastorale, dans laquelle il déclarait qu’en vertu du pouvoir qui lui avait été donné par les apôtres, d’après ces paroles : « Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié là-haut, et tout ce que vous délierez ici-bas sera délié au ciel », et parce que c’était la volonté de l’évêque, l’inhumation en terre sainte du renégat Guibord devait être considérée comme nulle et non avenue, qu’elle n’affectait en rien la sainteté de la terre où reposent les fidèles, dans l’attente des trompettes du jugement dernier, mais que seul l’endroit où doit reposer le corps de ce frère infortuné sera interdit et séparé du saint lieu. » À ce propos, un citoyen écrit dans un journal anglais sous la signature de « An Enquirer » : « Je suis dans l’inquiétude à propos de cette pauvre dame Guibord, veuve du défunt imprimeur, morte après son mari dans la religion catholique et enterrée selon les rites de son Église dans une fosse anathématisée. J’ignore comment opèrent les malédictions… Est-ce perpendiculairement ou latéralement ? Dans le premier cas, la veuve de l’excommunié est en mauvaise posture ; dans le second cas, les voisins se trouvent atteints par cette condamnation d’une effet rétroactif. »

Ce procès défrayait la chronique, non seulement d’ici, mais d’Angleterre et des États-Unis. On se demandait : « Guibord sera-t-il ou ne sera-t-il pas inhumé en terre sainte ? » Des paris s’engageaient sur ce squelette comme sur un cheval de course… Le mardi, 16 novembre 1875, à huit heures, les citoyens de Montréal virent de nouveau passer la procession funèbre qui escortait à son dernier voyage le prote, Joseph Guibord. Il est certain que cet homme effacé ne soupçonna jamais les imposantes funérailles qu’on lui ferait ! Le maire, mille hommes sous les armes, cent policiers, suivaient le chariot. La foule se pressait sur le parcours. Lentement, les chevaux escaladèrent le Mont-Royal. Cette fois, l’entrée du cimetière était libre. Un sarcophage creusé dans le roc attendait le cercueil de ce mort combatif. Il y fut déposé au milieu de l’éclair furtif des armes qui brillaient à la porte du cimetière.

Avec Guibord fut enterré l’ultramontanisme, représenté par Monsieur Trudel. Ses successeurs, dont le plus illustre fut Tardivel, ne réussirent pas à faire admettre ici la suprématie de l’Église… C’était peut-être osé dans une colonie anglaise de vouloir faire prévaloir la sanction romaine sur les décrets de la Couronne d’Angleterre. Jetté mit plus de mesure dans la défense des prérogatives de son Église. M. Cassidy, ancien président de l’Institut et l’un de ses fondateurs, qui n’avait pas abandonné la Société après son interdiction, se trouva en singulière posture pour plaider la cause de la Fabrique de Notre-Dame. Il offrait un point vulnérable à la malice de Doutre. L’habile avocat, avec une volupté satanique, s’amusa aussi à retourner le fer dans la plaie. Le procureur de l’Institut était un légiste doublé d’un écrivain. Mais avant d’entrer à la cour pour y plaider cette cause mémorable, il semble avoir laissé à la porte ses frusques brillantes et ses trucs de romancier, pour s’en tenir à la stricte légalité. Le verbiage parfois brillant de Cassidy, la casuistique, fendeuse de cheveux en dix, de Trudel, la phraséologie savante de Jetté vinrent s’éparpiller tels des paquets d’eau sur la pointe aiguë de son ironie. Ce procès était symbolique. Au-dessus de la mêlée, incarnée dans Guibord et l’abbé Rousselot, c’étaient la Réforme et l’Église qui satisfaisaient leurs vieilles rancunes et s’administraient des estafilades comme en leurs plus sombres jours. À ce procès, désormais célèbre, comme à celui des sorciers et des hérétiques, on vit défiler la théorie des théologiens depuis les premiers siècles de la chrétienté, Tertulien, Origène, Saint Bernard, l’Ange de l’École, tous les représentants de la scolastique avec leurs bouquins poudreux, leur arsenal de textes et de syllogismes. Il fallait toute la science du juge Mondelet et son autorité tranchante pour empêcher que les avocats et lui-même fussent pris comme des chats dans le peloton de laine emmêlé de citations de livres saints, des pères de l’Église, des casuistes de tout acabit, dans l’enchevêtrement inextricable des syllogismes de la vieille scolastique. Le magistrat disparaissait presqu’entièrement derrière des piles de gros livres reliés en peau de cochon. Il soufflait un vent de sophisme à faire perdre pied au plus solide. Magistrats, témoins, avocats se mouvaient, se poursuivaient en des cercles vicieux comme des derviches tournants. Un étranger subitement transporté dans cette cour se serait cru le jouet d’une hallucination. N’était-ce pas le marché de Rouen qu’on voyait au loin, et dans l’ombre au fond de la salle, le spectre de l’évêque Cauchon, qui tordait cette fois les os du bras séculier. La victime cette fois ce n’était pas la pucelle Jeanne, mais la province de Québec. Ce reflet rouge dans les carreaux soudés des vieilles maisons, avec leurs pignons en mitres d’évêques, serait-ce la lueur des autodafés, la flamme des bûchers, la crépitement de la pensée et de la chair dans une double torture, sous le tisonnier du bourreau à bonnet pointu de l’inquisition ?

Ce procès clôt une ère qui ne reviendra plus.

Les ultramontains et Mgr Bourget se posaient sur le terrain d’une indépendance absolue du côté de l’État, comme si les prétentions des conciles et du droit canon pouvaient raisonnablement s’imposer à un gouvernement protestant… Ils eurent le tort de pousser leurs exigences jusqu’au point où elles devenaient incompatibles avec les principes de la constitution et l’esprit du traité de Paris. Le jugement du Conseil privé donna une solution à des questions qui, en s’envenimant auraient pu être cause de guerres civiles. La souveraineté de l’État doit être érigée en principe, mais à deux conditions : c’est que, d’une part, il ne sorte pas du droit commun, et que de l’autre, on ne se mêle pas de questions de doctrine. Dès que l’État fait des lois ecclésiastiques, le gouvernement sort de ses attributions et de sa compétence. Il cesse d’être laïque en exagérant ses droits. L’État doit être entièrement neutre et désintéressé. Soldat armé du droit pour garantir la liberté, qu’il commence par la respecter dans sa forme la plus élevée, la conscience religieuse. Il est redresseur de torts et non d’erreurs. Il doit être aussi important de soustraire la foi et les croyants à l’arbitraire d’un gouvernement que de mettre les protestants et les libres-penseurs à l’abri de la tyrannie des catholiques fanatiques et outranciers. Les esprits libéraux ne peuvent être en faveur d’une politique de compression, quels que soient ceux qui veulent l’imposer. Ils s’honoreront en protégeant ceux dont les idées ne sont pas celles de la majorité comme en couvrant du bouclier sacré de la liberté jusqu’à ceux qui l’ont méconnue et foulée aux pieds aux jours de leur triomphe et l’imploreront plus tard à genoux.

La sentence des juges-lords d’Angleterre tomba comme un coup de massue sur la tête de ceux qui étaient loin de prévoir un semblable dénouement. Ils avaient espéré que l’autorité civile, comme il semblait être de tradition au pays, tendrait la main à l’autorité ecclésiastique pour maintenir le Québec dans une soumission absolue. Mais le droit anglais en décida autrement. Le procès avait coûté beaucoup d’encre, de salive et même d’écume. Il avait passionné l’opinion durant cinq ans et mis en relief des figures énergiques, des caractères tout entiers, arc-boutés dans leurs principes, qui ne cédèrent pas un pouce de terrain. Nous devons nous incliner devant la sincérité de leurs opinions. Le sort a voulu que ceux qui jouèrent un rôle important dans ce procès aient eu à souffrir de la malice des gens et de la rigueur du sort, comme si les larmes et les tortures morales étaient la rançon de la gloire et de la vertu. M. Doutre porta à son front comme une marque de Caïn le titre de défenseur de Guibord, qui le désigna à la malice publique. Deux fois, il affronta l’électorat, deux fois il fut battu par des adversaires peu scrupuleux qui exploitèrent le préjugé religieux contre un candidat redoutable par sa franchise, son courage et son esprit…

Il repose au cimetière protestant : l’arbre tombe du côté où il penche. Il s’est souvenu que les Anglais avaient accueilli le malheureux Guibord dans son erraticité et lui avaient offert un coin de terre pour y déposer la bière proscrite. Il leur donna son corps, pour le soustraire aux insultes et aux malédictions posthumes de ses compatriotes ingrats.

Le jour où nous prendrons conscience de nos obligations envers ce promoteur de nos droits et de nos libertés, nous irons porter une couronne de fleurs à celui qui ne recueillit pour fruit de son dévouement encore incompris que les ronces et les épines de la vie.

Mgr Bourget, au physique comme au moral, était de la taille des croisés capables d’endosser des armures d’airain qu’on peut à peine soulever de nos jours et de manier des textes lourds ainsi que des épées en fer. Péladan a dit que les saints sont dangereux pour la puissance temporelle, parce qu’ils n’ont pas assez de souplesse pour faire les concessions nécessaires à la paix des gouvernements et de l’Église. Mgr Bourget fit-il mal de ne pas s’adapter à son siècle, de vouloir un catholicisme intégral, de tenter d’opposer une digue à l’envahissement de l’esprit nouveau ? Il avait pris son caractère d’apôtre au sérieux, persuadé que les canons de l’Église ne sont pas comme ceux de l’île Sainte-Hélène, des engins de guerre rouillés, pour faire peur aux oiseaux. Ce justicier impitoyable dirigea contre l’Institut canadien les foudres de son Église. Il aura contre lui tous les opportunistes à robe violette, à toge brodée d’hermine, à bonnet carré, tous les politiciens caméléons, qui changent de couleur et de peau plusieurs fois, suivant les besoins de leurs ambitions, et tous les clowns de la vie publique. On devra toutefois reconnaître en lui un de ces Canadiens de rude souche dont la race tend de plus en plus à disparaître.

L’isolement où finirent les jours de Mgr Bourget, n’a rien qui doive nous étonner : les honnêtes gens sont toujours seuls. On n’a jamais su la raison de l’éclipse soudaine de cette puissante personnalité, ni celle de sa retraite au Sault-auxRécollets. L’évêque de Montréal eut aussi sa légende. On le prétendait doué d’ubiquité. Sa belle figure connue et aimée avait des empreintes si profondes dans l’âme du peuple, qu’elle apparaissait partout vivante à ses yeux. Le jour de ses funérailles fut une véritable apothéose. Les foules accoururent à la cathédrale pour prier celui qu’elles considéraient déjà comme un saint. Il a aujourd’hui sa statue près du temple aux vastes proportions comme celles de son âme et dont il avait jeté les assises sans s’inquiéter de ce qu’il coûterait, préoccupé seulement d’y loger le grand Dieu, le Dominus Sabaoth, le Jéhovah des armées. Le peuple qu’il avait endetté ne lui tint pas rigueur de son imprudence commise « ad majorem dei gloriam ».