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Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre XIV

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CHAPITRE XIV.

LE SOUFFLE DE LA RÉFORME.


Nous savons par l’histoire que Coligny échoua dans sa tentative d’établir une colonie de Huguenots, au Canada. C’était un beau rêve, digne de ce grand patriote, de vouloir que le meilleur, le plus pur sang de la France n’allât pas féconder un sol étranger. Mais, s’il ne put grouper sur un même coin de terre tous ceux que la persécution chassait de leur patrie, il orienta vers le Canada un certain nombre de Huguenots déracinés du sol. Un exode silencieux se dirigea donc sur les bords du Saint-Laurent dès le milieu du dix-septième siècle. Les protestants prirent possession du sol, sans éveiller de défiance. Ils ne bâtirent ni temples, ni chapelles, « Ils adorèrent Dieu en amour et en vérité dans le secret de leur cœur, » comme le leur conseillaient les livres saints, car ils ne voulaient pas attirer l’attention sur eux, ni rééditer ici la triste et sanglante histoire vécue en Europe. Ils se claquemuraient dans leurs maisons, fermaient les contre-vents pour chanter des hymnes et lire la bible en famille. Ils étaient les seuls à posséder les Testaments dont les premières éditions canadiennes ne parurent à Québec, qu’en 1837. L’Évangile avait été le viatique de leur long et pénible voyage, comme il restait la consolation de leur exil. Là, dans le calme reconquis de leur foyer, ils trouvaient bon d’évoquer le voyage du jeune Tobie, le passage de la mer Rouge, la captivité des Juifs dans le pays des Pharaons, la fuite en Égypte. Ils remarquaient quelque analogie entre les tribulations des Hébreux et les leurs. Puis, quand ils avaient médité sur ces pieux sujets, ils remettaient le gros livre à tranche dorée dans un coffre en bois que l’on cachait en un placard.

Qui n’a remarqué dans les ventes à l’enchère ces précieux bouquins aux frontispices merveilleux, gravés par des artistes en renom et ornés d’eaux-fortes. Si vous les ouvrez, vous voyez sur une page que l’éditeur a laissée en blanc, la généalogie des familles et les autographes de ses membres. D’une main appliquée, le père, sans doute, a inscrit la date des faits mémorables, naissances, mariages, décès, etc. Un vieil amateur de curiosités, toujours à l’affût de nouvelles trouvailles, nous a déclaré que nombre de vieilles familles de Québec et de Montréal possédaient de ces bibles sans en connaître la provenance. Questionnés, les gens ne pouvaient expliquer la présence de ces livres rares dans leur maison. On répondait :

— Je les ai toujours vus, — Ils étaient relégués à la cave ou au grenier. C’est un souvenir de famille…

Dans son autobiographie intitulée : « Cinquante ans dans l’Église de Rome », Chiniquy nous raconte que sa mère lui montra à lire dans une vieille bible. À cinq ans, le futur apôtre de la tempérance récitait des pages entières des livres sacrés, au grand émerveillement de ses parents et de ses voisins. Le curé, instruit des succès de l’orateur en herbe, dont la chaire était une grosse chaise en bois rustique, fut scandalisé d’apprendre que le gamin prenait le sujet de ses homélies dans un livre défendu par l’Église. Il en fit reproche au père et lui demanda de faire disparaître le volume. M. Chiniquy entra dans une grande colère car ce livre, pour des raisons mystérieuses, semblait lui tenir à l’âme.

Toutefois, le jeune Chiniquy n’a pas joué impunément avec le feu : une étincelle jaillie de ce brasier, et conservée sous la cendre, alluma plus tard dans cette conscience un incendie désastreux.

Mais les bibles ne sont pas les seules preuves du passage des Huguenots dans notre pays. Il y en a d’autres plus irrécusables et qui ont laissé des vestiges dans l’âme canadienne. Papineau et plusieurs de ses collaborateurs étaient de même souche que ces novateurs qui avaient changé la face de l’Europe. Étant encore au collège, des ecclésiastiques, constataient que c’étaient des « esprits révoltés, » sans savoir où ils avaient pris leur insubordination intellectuelle. Élevés par des parents et des maîtres catholiques, dans un milieu où la foi était vivace, comment se fait-il que ces âmes, coulées dans le même moule, n’aient pas eu entre elles similitudes de sentiments et d’aspirations ? L’Église, qui avait couvé cette génération de canards audacieux, les regardait avec effarement prendre le large. Apeurée, gloussante, elle voulait les ramener sous son aile, mais ils n’entendaient même pas ces appels désespérés ; ils n’obéissaient qu’à leur instinct, qu’à cette voix obscure de l’atavisme qui les poussait vers de nouveaux horizons, à travers de dangereux récifs. Sans cette hérédité belliqueuse, ce passé de batailles qui avait trempé le ressort de leur volonté, n’auraient-ils pas faibli, vaincus d’avance par les obstacles qui se dressaient devant eux ? L’éclair de cette idée d’un miraculeux présage pour l’avenir de notre patrie avait jailli nous l’avons vu d’un cerveau huguenot. Les événements de 37-38 se résument dans une grande tentative de l’affranchissement de la pensée humaine par une insurrection de l’intelligence contre les régimes oppresseurs qui nous maintenaient dans une infériorité matérielle et morale. Si Papineau n’avait eu qu’un but, nous débarrasser de la tyrannie anglaise, ce but atteint ou manqué, il eut désarmé, mais au contraire il poursuivit l’œuvre commencée, réunit ses amis à l’Institut canadien, élabora avec eux un plan d’action pour mettre en déroute les sombres ennemis de la race, l’ignorance, le préjugé, la superstition ; il prêcha les vertus civiques, le culte de l’honneur, la souveraineté de l’État. La résistance à l’autorité arbitraire est à la racine même de la Réforme. Il faut rendre à Luther et à Calvin ce qui appartient à Luther et à Calvin : le libre examen contient le germe de toutes les revendications sociales. Le souffle de la Réforme était dans l’air. Il arrivait par larges bouffées de la République américaine où sévissait le puritanisme. Les pères du Mayflower avaient transplanté en terre nouvelle, ce vieil arbre aussi desséché et infécond que le figuier de l’Évangile. Le souffle de la Réforme s’était insinué par les statuts d’Élisabeth, dans la constitution canadienne. S’il n’a jamais mordu dans l’âme populaire, il a pénétré l’élite qui vivait dans l’ambiance anglaise. Grâce à lui, un joug moins lourd pesa sur les consciences. Comme partout où le protestantisme a dominé, notre pays bientôt transformé entra dans une ère de progrès rationnel, qui lui assurait un avenir de prospérité. Il faut dire que le protestantisme avait peu de moyens d’expansion et que le gouvernement lui coupait les ailes, dès qu’il avait quelque velléité de s’envoler du cercle étroit où la politique l’avait confiné. L’évêque de Québec, le révérend Jacob Mountain, dans une lettre qu’il écrivait au Lieutenant-gouverneur Milnes au 1803, met au point la situation de l’Église anglicane au Canada :

« Comparée aux fortes organisations, aux revenus considérables et aux pouvoirs et privilèges étendus de l’Église de Rome, l’Église d’Angleterre tombe tout simplement au rang d’une secte tolérée, n’ayant en ce moment pas un shilling de revenu, qu’elle peut convenablement appeler le sien, sans loi pour contrôler la conduite de ses propres membres et même pour réglementer les délibérations ordinaires des chapitres et des marguilliers ; sans dispositions pour la gouverne des délibérations d’une cour ou pouvoir ecclésiastique, afin de faire exécuter ses décisions. Et ce qui est pis encore, et ce qui ne peut qu’alarmer et affliger l’esprit de tout homme sérieux et réfléchi, sans un clergé qui soit par son nombre suffisant pour les besoins de l’État, ou qui, par un droit reconnu, ou par une autorité légitime, puise maintenir sa raison d’être et la dignité d’une Église Épiscopale…

« Votre Excellence verra que les traitements des « rectors » de Québec et de Montréal sont beaucoup trop faibles. Ils n’ont jamais été augmentés, bien que le prix de nombre d’articles nécessaires à la vie soit aujourd’hui trois fois plus élevé qu’il ne l’était autrefois…

« En 1793, il a plu à Sa Majesté d’ériger ces provinces et leurs dépendances en évêché, devant être appelé à l’avenir (lettres patentes) évêché de Québec ». Sous l’autorité d’actes successifs de son gouvernement, il lui a plu de pourvoir à l’établissement de l’Église d’Angleterre, tant en principe qu’en pratique et pour les membres de son clergé à l’avenir.

« Sa Majesté semble avoir l’intention d’accorder à ses sujets de l’Église romaine « une tolérance du libre exercice de leur religion », mais sans les pouvoirs et privilèges comme Église établie, car c’est une préférence que Sa Majesté n’a jugé appartenir qu’à l’Église d’Angleterre seule…

« Mais quel état de choses votre Excellence a-t-il trouvé réellement ?

« La supériorité de l’Église de Rome (car je comprends que tel est son nom légitime et convenable) exerce réellement tous les pouvoirs et privilèges de l’autorité épiscopale la plus entière. Je suis loin de désirer que l’Église catholique soit dépouillée d’aucun des privilèges qui lui ont été accordés si libéralement pour le libre exercice de son culte ou de toute indulgence raisonnable dont il jouit ; je préférerais plutôt souhaiter, si j’en avais la permission, que l’indemnité que le « supérieur » reçoit du gouvernement fut plus en rapport avec la haute munificence de Sa Majesté. Mais, si, en outre de son pouvoir et de son influence extraordinaire, il lui est permis de continuer cette dignité de haut ton, il est permis de se demander ce que devient l’établissement de l’Église d’Angleterre ? Si l’évêque romain est reconnu comme l’évêque de Québec, que devient le diocèse que Sa Majesté a solennellement créé et de l’évêque qu’il lui a plus de nommer ? Autoriser l’établissement de deux évêques du même diocèse, de confessions différentes, serait un solécisme en matière gouvernementale, ce qui, je crois, n’a jamais existé dans aucun pays chrétien. Tenter l’union d’Églises différentes avec l’État serait, je le crains fort, une expérience dans la science du gouvernement aussi dangereuse que nouvelle.

« Si on permettait à tout ce qu’on s’est arrogé d’une manière injustifiable de se continuer, et que par cette permission cet état de choses dût virtuellement recevoir la sanction du gouvernement de Sa Majesté, ce serait une faveur qui, je le dis humblement et respectueusement, me semblerait contraire aux lois et à la constitution de notre pays, ce serait mettre l’évêque du pape (car tel il est) au-dessus de celui du roi ; ce serait à mon humble avis, faire tout ce qui se peut faire pour perpétuer l’erreur et établir l’empire de la superstition ; et conséquemment ce serait accorder aux Canadiens une faveur plus préjudiciable à eux-mêmes qu’aux Anglais, car tout ce qui peut tendre à amener petit à petit une réforme de l’Église romaine serait le plus grand bienfait que pourraient recevoir les Canadiens.

« Je conjure Votre Excellence, de ne pas me croire sous l’influence d’un sentiment dénué de tolérance et de charité dans ce que j’ai dit ici. Je suis trop attaché à l’Église d’Angleterre par principe et par les liens qui m’unissent à elle, pour insister davantage sur la pureté de sa foi et de ses doctrines ; je la crois l’amie la meilleure de la tranquillité et du bonheur de ses gouvernants et gouvernés.

« C’est mon devoir impérieux de veiller à ses intérêts. Je fais maintenant ce qui doit être un dernier appel en sa faveur. J’ai l’honneur de faire cet appel à ceux qui peuvent l’apprécier et qui y feront droit en toute loyauté. C’est pourquoi tout en déclarant de nouveau, n’avoir aucun désir de voir l’Église romaine dépouillée de ses privilèges qu’on peut juger nécessaires à la tolérance complète de son culte, je n’hésite pas à conclure qu’à moins d’appliquer un remède immédiat et efficace aux abus qui se sont graduellement introduits, à moins que l’état positif et la situation relative à la fois de l’Église d’Angleterre, dans ce pays, ne soient incessamment et radicalement changés, tout espoir de maintenir l’établissement de notre Église sera à mon avis irrévocablement perdu.

« L’Église romaine sera à toute fin que de droit la religion établie dans ce pays. Bien que sur son déclin, vraisemblablement, dans les autres parties du monde, elle trouvera ici non seulement un asile sûr, mais sera élevée à la prééminence et assise sur les bases les plus larges et les plus solides qu’il soit possible. »

Mais l’Angleterre avait des problèmes d’une plus grande importance à résoudre. La révolution grondait sourdement et il fallait l’endiguer sans plus tarder. Le gouvernement impérial commençait à se persuader que c’est dans l’homogénéité du Canada français que résidait la vitalité de la conquête anglaise et que son meilleur allié, celui qui lui assurait la soumission de ses nouveaux sujets, c’était le clergé catholique. Quand les États-Unis déclarèrent leur indépendance, les Anglais comprirent que le moment était mal venu de proclamer la suprématie de l’Église d’Angleterre dans le Bas-Canada. En même temps que les mécontentements s’accentuaient chez les protestants, se posait une question politique assez difficile à trancher : Devait-on s’en tenir à la lettre du traité de Paris et donner aux Églises protestantes la suprématie sur l’Église catholique ? Convenait-il, dans une colonie anglaise, d’ouvrir la route à l’extension illimitée de la religion hostile ? Ce n’était ni dans l’esprit, ni dans les traditions de la race anglo-saxonne, ces surérogations de bienveillance et de privilèges accordés au catholicisme, mais l’Église catholique avait eu le bon esprit de faire plaider sa cause par les citoyens les plus représentatifs de l’époque, d’unifier ses droits avec ceux de la nation, en sorte qu’on ne pouvait attaquer la religion sans voir la nation se lever en masse pour la défendre. Le gouvernement se trouvait dans une alternative difficile. Reléguer au second plan la religion d’État du Royaume-Uni, donner la préséance au papisme, c’était une sorte d’abdication de sa dignité comme le fait ressortir délicatement l’évêque Mountain. La conciliation a des bornes. Consacrer la subordination hiérarchique, obligée et normale de la religion protestante à la religion catholique, c’était pousser la tolérance à ses extrêmes limites.

Mais il s’agissait bien de justice, de respect à la parole donnée aux évêques anglicans, de déférence pour la foi d’Élisabeth et d’Henri VIII, quand les intérêts matériels de l’empire étaient en jeu. Les ministres protestants furent assez généreux pour se soumettre à la force des choses, d’autant plus que leur sort était lié à celui du gouvernement. — Rentrés dans le cadre d’une société hiérarchique et absolue, ils acceptèrent momentanément leur place au deuxième rang. C’est l’ordre nouveau qui leur imposa ces sacrifices douloureux, parce qu’ils humiliaient l’orgueil Anglo-saxon et diminuaient le prestige de leur religion aux yeux des nouveaux sujets anglais dont l’âme leur échappait à jamais, ils le savaient bien.

D’ailleurs le gouvernement venait de faire main basse sur les biens des Jésuites et il fallait ménager la brebis tondue et ne pas lui ôter tout à la fois, prérogatives et possessions. Voici la liste des seigneuries, fiefs, fermes, terres, que les pères colonisateurs possédaient dans la Nouvelle-France, le 18 septembre, 1759.

DISTRICT DE QUÉBEC
1. Seigneurie ou fief Notre-Dame-des-Anges ;
2. Seigneurie ou fief Saint-Gabriel ;
3. Seigneurie ou fief Sillery ;
4. Seigneurie ou fief Bélair ;
5. Seigneurie ou fief Isle de Ruaux ;
6. Seigneurie ou fief Cap de la Madeleine ; (District de Trois-Rivières)
7. Seigneurie ou fief Batiscan ;
8. Seigneurie ou fief Pochérigny, à Trois-Rivières ;
9. Seigneurie ou fief Côteau Saint-Louis ;
10. Seigneurie ou fief Isle de Saint-Christophe ;
DISTRICT DE MONTRÉAL
12. Seigneurie ou fief, Prairie de La Madeleine ;
13. Seigneurie ou fief, Village de La Madeleine ;
DISTRICT DE QUÉBEC
14. Arrière fief, Saint-Nicolas ;
15. Arrière fief, Notre-Dame dans Lauzon ;
16. Arrière fief, La ferme de Lavacherie à Québec ;
17. Six arpents de terre à Tadoussac ;
18. Rentes foncières constituées dans Québec ;
19. Le collège des Jésuites, dépendances à Québec ;
20. Un terrain dans Montréal, aujourd’hui occupé par le Champ de Mars, le Palais de Justice, l’Hôtel-de-Ville, etc.
21. Effets mobiliers, argenterie, ornements d’Église, linge, animaux…

La Couronne d’Angleterre prit le prétexte de la condamnation de l’ordre des Jésuites par la cour de Rome, pour s’emparer de leurs biens dans la Nouvelle-France. Cette prise de possession s’effectua sous l’administration du gouverneur Milnes. Il est à remarquer que les Anglais ne contestaient pas l’autorité du souverain pontife quand elle justifiait leurs prétentions. Cette bulle du pape arrivait à point pour empêcher que les Fils de Loyola fussent leurs rivaux sinon leurs suzerains dans la Nouvelle-France. George III, jaloux de ses droits de conquérant, eut la mauvaise grâce de ne pas laisser subsister un État dans l’État.

Voici en quels termes, le gouvernement céda aux Jésuites la jouissance de leurs biens :

« Vu que tous et chacun des biens et propriétés, meubles et immeubles, situés en Canada, qui dernièrement appartenaient au ci-devant ordre des Jésuites nous sont dévolus depuis l’an 1760 et nous appartiennent maintenant, sous et en vertu de la conquête du Canada sous la dite année 1760 ; et sous et en vertu de la cession d’icelui faite par Sa Majesté très chrétienne, dans le traité définitif de paix conclu entre nous, Sa Majesté très chrétienne et Sa Majesté très catholique, à Paris le 10 février, 1763 ; et vu que par une faveur très particulière, il nous a plus gracieusement de laisser les membres survivants de cet ordre des Jésuites, qui régnaient et vivaient en Canada, dans le temps de la dite conquête d’icelle, occuper certaines parties des dits biens et propriétés, meubles et immeubles et recevoir et jouir de rentes, revenus et profits de telles parties d’iceux à et pour leur usage, bénéfice et avantages respectifs durant le temps de leur vie naturelle. Et que tous et chacun des membres survivants du ci-devant ordre des Jésuites… il nous a plus, par notre haute faveur, de permettre au révérend Jean Cazot d’occuper les diverses parties des dits biens et propriétés et de jouir de leurs revenus… »

L’existence du protestantisme dépendait en grande partie des contributions volontaires. L’Église catholique avait divisé la province en sections sous l’égide du gouvernement. Elle était à la fois une puissance religieuse et un gouvernement responsable ni à la couronne, ni au peuple et qui se plaçait au-dessus de l’État. Son influence rayonnait dans toutes les sphères de la société. Elle existait pour le peuple, comme le peuple existait pour elle. Sa richesse était proportionnée à sa puissance. Si on a aboli la tenure seigneuriale, le système paroissial est toujours florissant. Il s’est même étendu aux townships qui avaient pourtant une garantie impériale, les exemptant de ces redevances. La conséquence fut que beaucoup d’Anglais protestants durent abandonner Québec, pour fuir un régime auquel ils ne voulaient pas se soumettre. Un ministre provincial, à qui ils se plaignaient, répondit :

— Tant mieux si les Anglais se trouvent assez mal dans Québec pour nous laisser !…

Le patriotisme a aussi son fanatisme.

Les Églises protestantes, de plus en plus se résignaient à leur rôle effacé. Troisième roue du char de l’État, elles ont renoncé aux pompes de ce monde, comme aux affaires du siècle. Tandis que l’Église catholique remplit le ciel et la terre, ordonne les événements, se substitue aux hommes politiques, s’empare de l’éducation, soumet les lois aux exigences de sa discipline, les autres se cloîtrent dans le silence et s’enlisent dans la routine des cérémonies du culte. Elles n’envoient même plus de pétitions qui restent, sinon sans réponse, du moins sans effet. Leur unique souci est de ne pas jeter de cailloux dans la mare où jadis les grenouilles se battaient pour se donner de nouveaux maîtres, afin de ne pas troubler la sérénité de l’eau et le sommeil de la gent coassante qui ne dort que d’un œil. On ne reconnaît pas le protestantisme de Zwingle, de Huss, de Wesley, dans cette religion assagie, qui cède sans discuter, tout le terrain qu’on lui réclame. On conteste la validité des sacrements, et cette protestante ne proteste pas. Elle vivote, toujours à la veille de fermer ses portes, avec des déficits qu’on essaie de combler par des aumônes, tandis que sa rivale, dans l’anticipation des célestes félicités, et parce que son règne est aussi de ce monde, nage dans l’abondance de bénédictions tangibles qui sont la juste récompense des serviteurs du Seigneur. Cette tolérance n’a rien pour nous déplaire, mais nous demandons si cette passivité absolue des Églises réformées n’a pas brisé le ressort de leur existence, si elles sont susceptibles encore de ces grands mouvements qui ont bouleversé l’univers ? Cette sorte de fatalisme qui paralyse son action nous rappelle celui des religions de l’Inde, dont cette page de l’un de ses poètes nous donne une idée :

« Que l’homme s’applique à se déprendre des choses et de soi-même, qu’il supprime en soi le désir, l’aiguillon de la vie, que lui-même, maître de soi, vainqueur du vouloir vivre, du principe qui l’assemble et le fait renaître, affranchi de l’égoïsme comme de l’illusion, dédié à ce qui n’est pas lui, charitable, il monte vers l’état suprême où le quitte enfin tout sentiment d’individualité, toute idée, toute sensation particulière, toute conscience de quoi que ce soit ; comme un nuage qui se résorbe insensiblement dans l’univers azur, il s’évanouit ; alors de cet évanouissement il ne laisse rien subsister. »

Avec un semblable idéal, flou et inconsistant, on se demande si les religions ont leur raison d’être ou plutôt de ne pas être.

Il n’y a pas lieu de se chagriner de voir les Églises vivre en harmonie. Cette accalmie, après les massacres de la Saint-Barthélemy, les noyades de Nantes, les guerres de religion en Angleterre et en Irlande, semblait marquer une ère nouvelle dans l’humanité.

Les huguenots, surmenés par des siècles de persécutions, éprouvaient un légitime besoin de repos. Ils ne demandaient qu’à faire fructifier dans la paix les qualités d’énergie et d’initiative que la Réforme développe en ses adeptes. Il s’en fallait de beaucoup qu’un fanatisme belliqueux fut l’état d’esprit dominant chez le peuple. Il y eut même des exemples de bon ménage entre les religions catholique et protestante, qui se gardaient comme d’une maladresse de provoquer des conflits entre elles. Catholiques et protestants cohabitaient parfois fraternellement dans les mêmes temples. Les pasteurs, hommes simples, sans extravagances de gestes et de paroles, conciliants et judicieux, se défendaient de toute provocation qui pouvait troubler la bonne entente entre les races.

Mais voilà qu’une vague d’ultramontanisme passe sur le Canada après la révolution de 37 ; elle coïncide avec la recrudescence du prestige de l’épiscopat catholique dans le Canada. Depuis que le clergé avait contribué à la pacification de Québec et que l’Angleterre le considérait comme un allié et n’avait plus rien à lui refuser, les hauts dignitaires ecclésiastiques tranchaient du potentat. Ils ne s’occupaient plus du clergé protestant, dont l’influence négative ne valait pas la peine d’être ménagée. Le « hors de l’Église, point de salut » fut un article important du petit catéchisme, les protestants s’appelèrent « nos frères séparés », les mariages mixtes furent plus rigoureusement défendus. Un catholique ne pouvait assister au service religieux protestant sans pécher mortellement. Quand un protestant faisait fortune, on le plaignait parce « qu’il recevait sa récompense en ce monde », disait-on.

C’est alors que dans les campagnes, éclatèrent ces animosités plébéiennes et brutales suscitées par des fanatiques et des politiciens arrivistes. C’était chez ceux qui se rendaient le moins compte des erreurs de la secte hétérodoxe que les manifestations hostiles étaient les plus violentes. Cet éveil dans les masses d’un sentiment anti-protestant partait d’un mobile assez peu élevé. Depuis plusieurs années, on avait exclu les protestants de la Chambre d’assemblée et des positions publiques. La conséquence fut qu’ils portèrent leur esprit d’entreprise vers l’industrie et le commerce. Par leur sens des affaires et par une volonté active dont personne n’a abîmé le ressort ils arrivèrent plus rapidement à la fortune que les catholiques, ce qui excita leur animosité. Sur cette jalousie industrielle et commerciale, vinrent se greffer, pour lui donner une apparence de justice, des griefs religieux, qui n’étaient pas fondés, car les protestants ne faisaient pas plus de prosélytisme qu’autrefois et se montraient bienveillants et charitable pour tous.

Il y a des gens qui ont une grande puissance de haine. Les protestants ne suffisaient plus pour assouvir leur passion masochique de mordre à belles dents dans la chair et l’âme du prochain. D’ailleurs, changement de proie donne appétit. Les libéraux, ces moutons galeux du troupeau, furent marqués d’une croix noire sur leur maigre échine et désignés à la méchanceté des foules. Le clergé trompé sur leur compte par des politiciens roublards les accabla d’anathèmes. Objets de secrètes et de publiques dénonciations, soupçonnés d’être voltairiens, ennemis des prêtres et de la religion, méprisés, honnis, ils se rapprochèrent des protestants en qui ils trouvèrent des alliés naturels. Ils adoptèrent un programme conforme aux idées des deux partis et dont les principaux articles étaient l’instruction généralisée, la séparation de l’Église et de l’État. Ils restèrent anti-fédéralistes et quelques-uns annexionnistes. Les derniers boulets tirés contre l’Union des Canadas partirent de l’Institut canadien où l’élément protestant était largement représenté.

Mais le comble, c’est que le catholicisme lui-même, par infiltrations successives, s’était aussi pénétré de l’esprit de la Réforme. Le clergé, qui avait toujours été conservateur, vit de ses membres passer à l’ennemi, le parti rouge. Les gallicans et les ultramontains se bombardèrent de pamphlets plus ou moins injurieux au grand désespoir de Rome qui avouait avoir plus de mal avec la petite Église du Canada qu’avec toute la chrétienté. Mais dans l’enchevêtrement broussailleux des discussions théologiques comme dans les buissons du jardin de Marguerite de Faust, une tête au sourire sardonique apparaissait, celle de Luther-Méphisto.

En 1851, parut un journal protestant français « Le Semeur canadien » publié à Napierville, centre d’insurrection, devenu le château fort des « Suisses », à quelques milles de la Grande-Ligne où devait se produire un schisme nombre d’années plus tard. Une vingtaine de familles de cultivateurs, réputés parmi les plus en « moyens », et les plus honorables, se détachèrent de l’Église catholique. « Le Semeur canadien » avait une assez belle tenue littéraire. Ses rédacteurs étaient MM. Lafleur, Bourdon, Normandeau et autres esprits combatifs, qui trouvaient moyen de traiter des questions d’actualité au lieu de se renfermer dans un mysticisme énervant et stérile. Nous pouvons en juger par cet article paru dans le journal du 8 mai, 1851.

(Les Canadiens après la conquête, extrait du Moniteur canadien)

« Lors de la cession du pays par Louis XVI, roi des Français, les Canadiens se trouvèrent dans une position pleine de péril et d’embarras.

« Les Français attachés au gouvernement de la France, et les plus considérables par leur fortune et leurs lumières, retournèrent dans leur Mère patrie ne voulant pas se soumettre à un joug étranger. Il ne resta donc au Canada que les habitants des campagnes, le clergé et les seigneurs.

« Le nouveau gouvernement chercha tout de suite à neutraliser l’influence française, à la mettre à néant, même, s’il était possible. Pour y parvenir avec efficacité, il s’appliqua à gagner le clergé. Il savait comment s’y prendre, il connaissait son faible et y réussit. Le clergé, pour s’asseoir sur les marches du pouvoir, accepta le nouveau venu et lui jura non seulement fidélité, mais dévouement. Il propagea cette œuvre de soumission dans les campagnes et dora le joug de l’étranger afin de le faire accepter par les habitants.

« Les seigneurs qui avaient coutume de fréquenter les châteaux des gouverneurs et des intendants français furent très pressés d’aller briguer les honneurs dans les palais du gouverneur anglais : ils obtinrent la faveur de baiser la semelle de ses souliers et de se ranger parmi ses courtisans et ses adulateurs.

« Les Canadiens avaient honte après leur résistance héroïque de se présenter devant leurs vainqueurs. Ils se cachèrent pour ainsi dire dans leurs terres, et se livrèrent à l’agriculture. Ce qui restait de Canadiens à Québec, à Montréal et aux Trois-Rivières étaient incapables de veiller aux intérêts de leurs compatriotes et pour la plupart, ils subirent le joug comme l’âne de la fable : ils étaient assez indifférents à ce que le bât leur fût imposé par l’Angleterre ou la France. La nation canadienne réfugiée à la campagne espérait peut-être qu’un homme monterait sur le trône de France qui se rappellerait d’elle, mais les bons rois sont rares et oublieux de leurs sujets, surtout quand il s’agit de faire un sacrifice pour les racheter. Les Canadiens attendaient, peut-être, mais ce fut en vain.

« Les Anglais, ces observateurs de première force, s’aperçurent de leurs avantages et en profitèrent avec habileté. Il importait à leur politique d’attirer les colons anglais en Canada afin de se créer des ressources dans les moments de danger et pour y parvenir, ils employèrent toute espèce de séductions. Ceux qui voulaient faire le commerce le firent dans les circonstances les plus favorables. Les Canadiens n’ayant plus de rapports avec la France ne pouvaient plus continuer le commerce. Inconnus en Angleterre, ils ne pouvaient en faire venir des marchandises. Ainsi, le haut commerce fut la propriété des sujets d’origine anglaise qui ne manquaient pas de relations dans la métropole. (On appelait de ce nom Londres la capitale de la Grande-Bretagne.) Cette branche fut une ressource inépuisable de richesses pour les Anglais. Ils firent en peu de temps des fortunes colossales et prirent une position qu’ils ont conservée jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire, que le commerce en détail fut le domaine du commerçant canadien, le grand commerce lui étant quasi interdit par les circonstances fâcheuses où il se trouvait placé.

« Le clergé, qui dominait la conscience des Canadiens, prêcha longtemps la défense du prêt d’argent à intérêt. Ainsi, le peu d’argent que les Canadiens avaient à leur disposition ne pouvait alimenter le commerce. Les Anglais fondèrent des banques en en retirèrent des profits immenses. Les Canadiens les voyaient faire et n’osaient pas les imiter de peur d’engager leur âme à Satan. Enfin, le clergé se ravisa. Il ne damna plus ceux qui prêtaient leur argent à intérêt : il en prêtait lui-même. Mais il était bien tard : les Anglais avaient accaparé la richesse monétaire du pays. »

L’auteur de cet article répond victorieusement, cinquante ans d’avance, à certains traits injurieux lancés souvent à l’adresse des Canadiens français, qui, d’après certains économistes, n’ont pas bien prononcé la « bosse du commerce », parce que leurs compatriotes d’origine anglo-saxonne disposent aujourd’hui de plus forts capitaux qu’eux et sont les maîtres de l’industrie dans le Dominion. Sous sa forme outrée, violente, cet article contient des vérités qu’il faut savoir. On ne doit, en histoire, négliger aucun filon qui peut nous conduire à quelque découverte importante pour la psychologie d’une race. Combien de fois nous avons entendu dire des Canadiens qu’ils étaient apathiques, dépourvus d’initiative, qu’ils travaillaient sans méthode et que c’était la raison de leur infériorité économique ? Ne laissons jamais passer une occasion de réhabiliter les Canadiens auprès de ceux qui s’appellent la race supérieure, et avec raison, mais parce que la chance leur a souri et qu’ils ont eu tous les moyens de réussite.

« Le Semeur canadien » était l’organe avoué des protestants français qui, dans le temps, nous l’avons dit, faisaient cause commune avec les libéraux. Il recommande en ces termes la candidature de M. Dorion, directeur-gérant du journal « L’Avenir » : « Nous aimerions que M. Dorion puisse jouir du privilège de plaider dans notre chambre la cause qu’il a embrassée avec tant de ferveur. Si l’on objectait qu’il est trop jeune, nous répondrions que c’est un défaut dont il se corrigera sans doute tous les jours et auquel il serait absurde de s’arrêter. Il y a tant de perruques ordinairement à l’Assemblée législative, qu’il serait désirable d’y voir de jeunes hommes intelligents et qui puissent réveiller ces vieillards endormis aux bornes du Moyen-Âge. » C’était aussi le temps des polémiques religieuses dans les églises ou les sacristies, le dimanche après-midi d’ordinaire. Deux prêtres dont l’un jouait le rôle du ministre protestant et l’autre, celui du polémiste catholique se donnaient la réplique dans une controverse animée. On se posait de part et d’autres des objections facilement résolues. Pour plus de sûreté, la première était précédée d’une répétition générale. Mais le public se lassa de cet espèce de guignol, ou c’était toujours le même polichinelle, le ministre protestant, qui était hué et battu. Il voulut dès lors un véritable prédicant en chair et en os pour répondre au prêtre. C’est ainsi que Chiniquy, du temps qu’il était l’apôtre de la tempérance, fut invité à Sainte-Marie-de-Monnoir pour soutenir une discussion avec le pasteur Roussy, hôte du curé pour la circonstance. Le sujet de la conférence était : « L’inspiration des livres saints ». M. Chiniquy, qui tenait les foules suspendues à ses lèvres, eut la partie plus chaude qu’il croyait. Venu dans la candeur de sa foi, avec la certitude de confondre son antagoniste, se fiant à son inspiration et à sa facile éloquence, il fut grandement surpris de trouver dans le ministre un exégète habile, et d’une érudition insoupçonnée. Celui qu’il croyait réduire au silence, le tint au contraire sur le gril durant trois heures. Poursuivi à coups de textes jusque dans ses derniers retranchements, l’apôtre de la tempérance ne s’en sauva qu’avec son esprit, un esprit vif et souple, félin, qui retombait toujours sur ses pattes. Il arriva un singulier accident à M. Chiniquy : venu pour combattre l’hérésie, l’arme qu’il dirigeait sur son adversaire lui éclata dans la main : le doute était entré dans son âme pour n’en plus sortir. Ce fut la fin des polémiques religieuses dans les églises. — Les assemblées contradictoires auront peut-être le même sort un jour. — Il advint que souvent, le défenseur du catholicisme, par manque de présence d’esprit, par timidité ou faute d’érudition, ne s’en tirait pas toujours avec les honneurs de la guerre et au lieu de faire des conversions, on perdait des âmes.

Chiniquy, en entrant dans l’Église réformée, y transporta un élément de combativité, qui un instant galvanisa ce corps inerte. Il employa à détruire ses anciennes croyances la même passion, la même fougue qu’à les défendre autrefois. Du bec et des griffes, par la parole et par la plume, il s’attaqua à la religion de son enfance, durant un demi-siècle. Il fut la terreur de l’Église. Mais s’il donna des coups, il en reçut lui-même de violents. À ses arguments, on en opposa de plus frappants. Il aimait à montrer des cailloux, encore teints de son sang, qu’il avait reçus sur le crâne. Il les gardait comme des trophées.

Mais l’âge calma son effervescence. On raconte qu’un soir, étant à prêcher dans une église, une femme s’approcha de sa tribune en tapinois, et vint lui cracher à la figure. En un instant, vingt bras s’apprêtèrent à l’éconduire :

— Arrêtez, dit Chiniquy, avec un large rire qui épanouit sa figure poupine, laissez-moi plutôt remercier madame d’avoir bien voulu me donner des traits de ressemblance avec mon divin Maîtres… Seulement, une autre fois, crachez moins fort… Allez en paix, et que le Dieu d’amour vous garde !…

Nous avons cité cette anecdote pour montrer que l’Église catholique n’a pas le monopole des martyrs. Nous osons dire que dans ce pays, il y a eu plus de martyrs libres-penseurs et protestants que de martyrs catholiques. Chiniquy fit une large trouée dans le troupeau dont il était jadis pasteur. Ce fut la période houleuse du protestantisme au Canada. La vogue de Chiniquy était à son comble. Mais les Anglais n’aiment guère les convertis, parce que, conservateurs et traditionalistes, ils trouvent inopportun et illogique d’abandonner la croyance des ancêtres. Comme si, il y a quelques siècles leurs ancêtres n’avaient pas apostasié. Ce n’est qu’au soir de sa vie, que le McGill conféra à M. Chiniquy les honneurs du doctorat en théologie. Mais avant il avait passé par une période de découragement qui le fit s’exiler du pays pour aller porter dans l’Illinois son zèle apostolique. Il y fonda une colonie de protestants français et transplanta en sol étranger quelques milliers de Canadiens français qui se laissèrent éblouir par sa parole entraînante, dans l’espoir de trouver là-bas un nouvel Eldorado. Ce fut une erreur de sa nature impulsive de vouloir détacher du sol des gens probes, travailleurs, et d’esprit entreprenant. Il n’avait pas songé que cette nouvelle saignée affaiblissait notre santé nationale assez précaire dans ce temps. Mais il revint finir ses jours dans sa patrie. Il avait plus de quatre-vingts ans, l’âge d’un patriarche, quand la mort le prit.

Tout de même, Chiniquy est une figure remarquable, et on ne peut la supprimer de nos annales sans qu’il y ait une lacune dans l’histoire de la pensée canadienne-française. Auteur de plusieurs livres, orateur à l’emporte-pièce, apôtre de la tempérance, polémiste, commentateur de la Bible. On lui a lancé tant de horions, de lazzis et de cailloux pendant sa vie qu’il a bien mérité qu’on jette quelques fleurs sur sa tombe.

Sans exercer une influence prépondérante en chambre, les protestants français, vers le milieu du dix-neuvième siècle, pouvaient faire pencher la balance du côté des idées libérales. Ils apportaient un principe d’honnêteté nécessaire pour l’évolution du pays. Ils disposaient de la presse anglaise et des feuilles protestantes françaises, de journaux comme Le Pays et L’Avenir. Tant qu’ils firent partie intégrale de la nation, qu’ils eurent une voix autorisée dans le chapitre pour faire promouvoir les intérêts français, ils comptèrent et l’on compta sur eux. L’arrivée de M. Joly, huguenot, comme premier ministre, homme intègre et droit, montre l’influence du groupe protestant, capable alors d’imposer ses volontés, et de porter au pouvoir des hommes d’une belle valeur intellectuelle et morale. Puis, subitement, on ne sait pourquoi, sans aucun fait qui ait marqué pour le protestantisme français au Canada les étapes d’un affaiblissement progressif, on constate sa dissolution, comme parti politique et national. À une période de lutte succède un affaiblissement moral et une dépression matérielle, inexplicables pour la plupart des moralistes. Quel que soit le vague des statistiques, dans les dénombrements généraux de la population, on remarque en même temps une diminution marquée des adhérents au protestantisme et la fermeture de plusieurs églises. Virtuellement, il y a eu atrophie et extinction spontanée du protestantisme français au Canada. S’il bat encore de l’aile, c’est comme un papillon fixé au mur par une épingle. Il règne aussi un découragement général en face des temples vides ou convertis en cinémas. Devant cette stagnation débilitante et en face d’un ennemi qui se porte si mal, l’Église a désarmé. Elle suppute qu’à vivre ainsi d’une vie purement végétative, sans un idéal patriotique, il faudra bien peu de temps à l’Église réformée du Canada pour qu’elle meure de sa belle mort. Voici à notre humble avis les causes de l’affaiblissement du protestantisme au Canada :

1. Les anglicans et les méthodistes se sont extériorisés de la vie nationale et du mouvement des idées. Ils n’ont pas coopéré à la formation de notre littérature. Ils se sont tenus en dehors de nos luttes politiques. Comment espéraient-ils obtenir des adhésions en se désintéressant de tout ce qui nous intéresse ? Sans doute, les premiers torts sont du côté des catholiques, qui systématiquement, les ont ostracisés. On sait que les règlements de la société Saint-Jean-Baptiste excluent les Réformés français de cette association nationale, ce qui n’était pas dans la pensée de son fondateur, Ludger Duvernay. Quelques esprits libéraux protestèrent mollement contre ce règlement abusif qui privait notre société nationale d’une élément de vigueur, mais la majorité le maintint. C’était assez difficile de forcer les portes de cette mauvaise volonté trop évidente, et les protestants, par fierté, s’en tirent à une attitude froide et dédaigneuse, attendant l’heure favorable, quelque événement propice, pour rentrer dans le giron de la famille.

2. On confond généralement avec le protestantisme, certaines sectes d’hallucinés et d’hystériques, de névrosés et de mystiques, qui sont à la religion de Luther, ce qu’est une verrue sur la figure d’une belle femme. Comment Papineau, si viril, sain d’esprit et de corps, aurait-il eu de la sympathie pour l’Église réformée, si elle avait accusé de pareilles tares ? Il inclinait pourtant vers le protestantisme de toute la force de sa nature, tout en abhorrant les Anglais. Les ministres pionniers de la civilisation du Canada n’étaient pas des visionnaires.

Notre peuple, qui a hérité du bon sens français, se moque de cette hypertrophie du sentiment religieux. Ces novateurs éloignent du protestantisme, les Canadiens français idéalistes sans être imaginatifs : le mysticisme outré leur déplaît. Ils s’attachent à la forme extérieure du culte, plus qu’à son essence ; leur foi ne laisse pas terre pour se perdre dans les nuages. Ils n’ont pas de ravissements au troisième ciel. Ils sont avant tout partisans de la mesure et du tact.

Un jour, par simple curiosité, nous sommes entrée dans un temple de la Pentecôte d’où s’échappaient des cris et des hurlements, à faire dresser les cheveux. Une sorte d’énergumène, à la porte de l’église, s’exclamait : Entrez, entrez, venez recevoir l’Esprit saint, pour être des hommes nouveaux !…

Comment rendre l’obsession, dans la pénombre du temple, de cette rumeur d’une foule disparate, qui priait à tue-tête, dans un diapason si élevé, que le tympan en était irrité ? Comment dire la hantise de ces faces exsangues, l’aspect atone et blanc de la peau tirée et l’accent circonflexe des sourcils. Le visage des religieuses de certains ordres contemplatifs s’affadit de la même façon sous le linge de la coiffe. De vieilles femmes, les cheveux hérissés en couronne d’épine, criaient : « Seigneur, éloignez de mon mari le démon de l’ivrognerie, sauvez son corps, sauvez son âme ! » Des jeunes filles saisies de spasmes convulsifs se roulaient par terre ; d’autres se pâmaient dans un délire extatique, en proie, on eût dit, à quelque attaque épileptique, à laquelle on attribue une vertu curative, le don de prophétie et la vision intuitive. Des hommes se dressaient, comme mus par un ressort, les yeux désorbités, la bouche agrandie jusqu’aux oreilles, et se mettaient à parler dans une langue étrangère. — On peut en cet état, leur infliger diverses tortures, les pincer, les égratigner, les piquer avec une épingle et ils ne sentent rien. — Un type maigre comme un échalas confessait à haute voix les péchés de sa vie. Une autre racontait le miracle de sa conversion, de quels abîmes de perversion l’esprit était venu l’arracher. Un illuminé disait éprouver de célestes consolations, et de divines voluptés. Ses larmes tombaient drues comme des gouttes d’eau dans une pluie d’été, des mains se crispaient, des bras et des jambes se raidissaient, ainsi que des barres de fer. Une fièvre religieuse, un délire de mysticisme, agitaient tous ces malheureux. De telles scènes, ressuscitées du Moyen-Âge, sont un anachronisme dans notre siècle, et le protestantisme devrait les désavouer, car elles jettent du discrédit sur leur confession. Avoir été les promoteurs du progrès et donner dans ces superstitions, c’est inconcevable ! Être de ces esprits intrépides et généreux qui ont aidé à casser ici la croûte des préjugés séculaires, et souffrir que sous leurs auspices se déroulent des spectacles d’aussi mauvais goût ! Pourquoi avoir voulu que la lumière se fasse dans les esprits, que l’instruction pénètre dans les masses, que le règne de la raison s’établisse dans ce nouveau monde, si d’un autre côté on permet l’abrutissement des foules par le merveilleux et le surnaturel. Les religions doivent évoluer avec les sociétés et celles-là seules peuvent se maintenir, qui s’adaptent à leur milieu. Nous serions bien malheureux si le protestantisme cessait de revendiquer les droits du bon sens après les avoir proclamés si haut.

3. Les protestants français se son anglicisés. C’était fatal. Ils devaient parler la langue de leurs bienfaiteurs et de leurs amis. Il eut fallu une force d’âme voisine de l’héroïsme pour résister à cette force irrésistible qui les attirait vers ceux dont ils partageaient les idées religieuses. Le même accident est arrivé aux Irlandais convertis au protestantisme. Ils ont non seulement oublié le dialecte maternel, mais épousé les idéaux anglais. La conséquence, c’est qu’il n’y a pas eu d’écrivains ni d’artistes chez nos anglicisés. En perdant le génie de notre race, ils n’ont pas pu s’approprier le génie anglo-saxon. Il manquera toujours quelque chose à ceux qui ne savent pas la langue de Molière. De combien de jouissances ils sont sevrés ! Il ne faut pas écouter ces dangereuses sirènes, qui nous chantent le roman de l’entente cordiale par la fusion des races et l’abandon de notre idiôme maternel. Elles veulent ainsi nous détacher du sol et nous entraîner vers le grand tout anonyme de l’impérialisme, où se perdra notre personnalité ethnique.

Soyons protestants, si l’on veut, mais restons français. Ajoutons une corde à notre arc, outillons-nous pour le « struggle for life » en apprenant l’anglais, mais que ce soit la langue surnuméraire. N’oublions jamais ce qu’il en a coûté à nos aïeux pour nous transmettre un instrument de libération. Qu’elle soit comme le génie familier de Socrate, qu’elle vienne à notre aide quand notre courage faiblit.

Craignons également ces défaitistes qui vous diront que les Canadiens sont des dégénérés, qu’ils parlent le patois, aussi différent du « parisian french » que le strass du diamant. Quand pour tirer du grand, ils affectent de mépriser leurs compatriotes, ce sont eux qui méritent notre mépris. Sans doute, notre race n’est pas sans défaut, mais il faut tenir compte de son évolution difficile. Une race noble et fière ne tombe pas du ciel. Les biologistes nous apprennent comment on guérit les peuples avariés, — et ils le sont tous aujourd’hui — comment on les tire de leur passagère déchéance, comment on les crée tout d’une pièce même, quand les gouvernements veulent bien nous aider, et il le voudra si l’élite lui impose sa volonté. Ce remède qu’il s’agit de lui administrer, c’est l’instruction obligatoire.

Substituons donc un vigoureux optimisme au découragement que certains esprits forts veulent nous communiquer, quand ils nous prédisent que dans cent ans, les Canadiens français seront disparus du Canada. Un écrivain français a prédit, au contraire, que les Canadiens français constitueraient une aristocratie en Amérique. Il faut croire aux prophéties quand elles sont consolantes. Mais pour cela, comme disait Goethe : Reste fidèle à toi-même. Sans approuver la législation rigoureuse de Moïse contre les alliances avec étrangers, ni les violences du « Ne Temere » nous croyons que la tache de sang imprimée au front des aïeux ne s’efface pas plus que celle de Macbeth. Le mariage est, peut-être, la plus dangereuse forme de l’assimilation. Tout s’anéantit dans l’amour : le gouffre ne rend plus ses victimes…

N’oublions jamais que nous n’avons pas trop de toutes nos forces réunies pour gagner la partie suprême, celle qui nous assurera la possession du Québec, devenu un prolongement de la patrie française. Pensons à cette parole du Christ : « Toute maison divisée contre elle-même périra ». Les catholiques éclairés devront reconnaître qu’ils n’avaient pas le droit de retrancher du sein de la nation, ceux dont le credo diffère du leur et qui adorent le même Dieu. Ils font l’œuvre de l’impérialisme et consomment le suicide de la race.

La guerre européenne a réveillé le sentiment français chez les protestants de notre nationalité. M. Talbot-Papineau, petit fils de Papineau, qui pratiquait la religion de son père, le seigneur Amédée Papineau, dont l’abjuration fit tant de bruit, fut un des premiers à voler au secours de la France, quand elle lança au monde un appel désespéré, et qu’il ne fut pas seul à entendre. Il mourut sur le champ de bataille. C’était un jeune homme de grand avenir et qui soutenait avec honneur un nom bien lourd à porter.

Les descendants des anciens huguenots se sentirent remuer jusqu’au fond de l’âme par cette France chevaleresque dont les hauts faits égalaient ceux de l’antiquité. C’est alors qu’ils comprirent l’orgueil qu’il y a de se dire français et qu’ils ont institué dans leurs églises des cours pour l’enseignement de notre langue…

L’union des Églises est un problème de moindre actualité que l’union des Canadiens-français. Prenons la patrie et l’idéal français comme point de ralliement. Les Canadiens anglais n’ont pas encore rompu le cordon ombilical qui les tient attachés à l’Angleterre. Le destin nous a libéré de l’entrave qui arrête le développement d’un peuple. Parodiant la chanson, nous pouvons dire : « Mon cœur, mon sang, ma vie au Canada, mon âme à la France. » Aimons-le, le pays d’où nous sommes sortis, mais d’une sentiment purement platonique. La Nouvelle-France est notre patrie, c’est la réalité, l’autre est le souvenir, le rêve, l’une est le passé, l’autre l’avenir. La rivière ne remonte pas à son lit et le nuage qui passe ne revient plus. Soyons Canadiens d’abord, catholiques, protestants, libres-penseurs, peu importe. La conscience est à chacun, mais la patrie est à tout le monde. Si nous savions ce que dans l’ordre social, politique et moral, nous devons aux protestants, les libertés qu’ils nous ont données, parfois à notre corps défendant, nous n’aurions pas pour eux ce sentiment de défiance et d’hostilité qui paralyse leur bon vouloir et nous prive de leur appui moral. Voulez-vous savoir ce que le protestantisme a fait pour la libération de notre société, lisez cette page de La Hontan, vous verrez sous quel régime oppresseur nous vivions avant la conquête :

« Les prêtres persécutent jusque dans l’intérieur et les domestiques des maisons. Ils ont toujours les yeux ouverts sur la conduite des femmes et des filles. Pour être bien dans leurs papiers, il faut communier tous les mois. Chacun est obligé de donner à Pâques un billet de son confesseur. Les prêtres font la guerre aux livres : il n’y a que les livres de dévotion qui vont tête levée, tous les autres sont condamnées au feu…

« Les gouvernements politique, civil, militaire et ecclésiastique ne sont, pour ainsi dire, qu’une même chose au Canada, puisque les procureurs généraux les plus rusés ont soumis leur autorité à celle des ecclésiastiques. Ceux qui n’ont pas voulu prendre ce parti s’en sont trouvés si mal qu’on les a rappelés honteusement. Je pourrais en citer plusieurs qui pour n’avoir pas voulu adhérer aux sentiments de l’évêque et des Jésuites, ont été destitués de leurs emplois et traités ensuite à la cour comme des étourdis et des brouillons… (Ces choses sont encore d’actualité.)

« Les gouvernements généraux qui veulent s’avancer et thésauriser, entendent deux messes par jour et sont obligés de se confesser une fois par vingt-quatre heures. Ils ont des ecclésiastiques à leurs trousses qui les accompagnent partout, et qui sont, à proprement parler, des conseillers. Alors, les intendants, les gouverneurs particuliers et le Conseil souverain n’oseraient mordre sur leur conduite, quoiqu’ils en eussent assez de sujet par rapport aux malversations qu’ils font sous la protection des ecclésiastiques qui les mettent à l’abri de toutes accusations qu’on pourrait faire contre eux.

« On nomme les gens par leur nom à la prédication ; on défend sous peine d’excommunication la lecture des romans et des comédies. Les conseillers du Conseil souverain ne peuvent vendre ou laisser leurs charges à leurs héritiers ou autres sans le consentement du roi. Ils consultent les prêtres et les Jésuites lorsqu’il s’agit de rendre des jugements sur des affaires délicates ; mais lorsqu’il s’agit de quelque cause qui concerne les intérêts de ces bons Pères, s’ils la perdent, il faut que leurs droits soient si mauvais que le plus subtil et le plus rusé jurisconsulte ne puisse lui donner un bon tour. Plusieurs personnes m’ont assuré que les Jésuites faisaient un grand commerce de marchandises d’Europe et de pelleteries du Canada…

« Les gentilshommes ont bien des mesures à garder avec les ecclésiastiques pour le bien et le mal qu’ils peuvent en recevoir indirectement.

« L’évêque et les Jésuites font trouver des partis avantageux aux filles nobles.

« Un simple curé doit être ménagé, car il peut faire du bien et du mal aux gentilshommes dans les seigneuries, desquelles il n’est pour ainsi dire que le missionnaire, n’ayant point de cure fixe en Canada. Les officiers entretiennent aussi avec eux de bonnes correspondances, sans quoi ils ne pourraient se soutenir. »

Il est incontestable que le catholicisme a évolué au Canada depuis le voyage de La Hontan. Il faut attribuer au protestantisme les changements qu’il y a eus dans les mœurs ecclésiastiques. Les Jésuites, proscrits du monde parce qu’ils comprimaient la volonté des peuples et se substituaient aux gouvernements, dans le but inavoué de faire de l’univers une immense théocratie, sont devenus aujourd’hui de conciliants directeurs de conscience, qui n’osent plus s’ingérer personnellement dans la politique et dont la discrétion, le tact, le doigté délicat se bornent à effleurer pour les guérir les plaies de l’âme : la crainte du protestant est le commencement de la sainteté.