Papineau, son influence sur la pensée canadienne/Chapitre XI

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CHAPITRE XI.

L’INSTITUT CANADIEN.


Écrire sur la littérature canadienne et ne pas parler de l’Institut canadien, c’est une omission, qu’avec tout notre bon vouloir, nous ne pouvons qualifier d’involontaire. Ce serait même un crime de lèse-patriotisme, si ceux qui l’ont commis n’avaient le privilège de se réfugier dans l’asile inviolable de leur bonne intention, pour se dérober à l’accusation d’avoir manqué à la probité morale. Si nos chroniqueurs ignoraient l’existence de cette société de beaux esprits qui exerça une influence prépondérante sur la politique et les lettres, durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, ces scribes peu renseignés ne méritent pas d’être pris au sérieux ; s’ils la connaissaient, rien ne justifie ce silence coupable, d’un nihilisme audacieux, qui tend à rayer de nos annales les noms des personnages les plus marquants de l’époque.

L’Institut était fréquenté par Étienne Parent, Gérin-Lajoie, Doutre, Laflamme, Dessaulles, Lusignant, Morin, Tellier, Blanchet, Dorion, Lanctot, Lafleur, Buies, Laurier, pour n’en nommer que quelques-uns. C’est dans ce cénacle, que Papineau prêcha son évangile de libération morale, après l’échec de la révolution. C’est là que ses disciples reçurent avec les langues de feu les dons précieux de l’esprit, l’enthousiasme, la foi, le courage de confesser leurs principes libertaires. On venait de partout pour entendre parler Papineau qui avait miraculeusement triomphé de la potence, croix d’abjection à laquelle ses ennemis voulaient l’attacher. Les liens avaient glissé de ses mains et son corps glorieux avait presque la transparence des corps ressuscités. Il avait vaincu la mort comme l’Anglais. On l’entourait d’une vénération profonde et ses paroles étaient recueillies et conservées dans l’âme de ses fidèles amis. Même, quand le grand homme fut disparu, on sentait planer son invisible présence dans la grande salle. Les échos vivants de sa voix morte traînaient épars dans l’air, comme les dernières sonorités des orgues dans le temple redevenu de pierre, après l’exaltation de ses grandes fêtes.

Pour comprendre la filiation des idées de Papineau, il ne suffit pas de remonter dans le passé pour prendre contact avec ses ascendants, il faut connaître aussi sa postérité intellectuelle, sinon aussi nombreuse que les grains de sable de la mer, au moins aussi brillante que les étoiles du ciel. Tout le passé et l’avenir de notre race sont dans cet homme extraordinaire. Le grain sonore de sa parole qu’il jeta aux quatre coins du Bas-Canada contenait des germes latents de vie qui ne sont pas tous éclos. Ils attendent un rayon de soleil favorable, un sol mieux préparé, débarrassé des souches des vieux préjugés, pour percer l’obscurité de leur prison. Le bec des oiseaux n’a pas de prise sur cette aérienne semence ; l’ivraie et les mauvaises herbes ne sauraient l’étouffer. Si elle ne peut soulever la pierre qui l’écrase, elle se fraiera un chemin à travers ses crevasses pour affirmer l’immortalité du verbe libérateur.

L’Institut canadien fut notre château de Rambouillet moins les précieuses ridicules. Cependant, les soirs de gala, de belles épaules mettaient leur tache claire dans la foule des habits noirs. Les réunions dès lors y gagnaient en belles manières, car les bourgeois de 1830 portaient beaux. Depuis que le général Murray vanta le grand air et la politesse de l’élite canadienne, notre société n’avait rien perdu de son lustre d’autrefois. Les étrangers s’en émerveillaient, surtout s’ils avaient passé par les États-Unis, la terre du sans-gêne, du sans-façon. Leur urbanité, leur savoir-vivre, leur distinction naturelle attestaient leur belle origine. C’est dans ce milieu que le langage, la diction, les manières, les gestes s’affinèrent. C’est dans ce creuset que les pionniers d’hier, les paysans, se dégrossirent, se désincrustèrent de leur rugosité. On arrivait de partout, de Québec, de Trois-Rivières, de Chambly, de Sorel, de Berthier, de L’Assomption, de Saint-Jean, de Saint-Hyacinthe, de Châteauguay, de Saint-Eustache, où il y avait des cercles littéraires affiliés à l’Institut canadien ; étoiles pâlottes, trop éloignées de leur foyer, qui périclitèrent et s’éteignirent pour la plupart. Tous se portaient là, comme le sang d’un cœur immense aux poumons, pour se régénérer, se pénétrer d’un nouvel oxygène et revivifier leur patriotisme. Un lien de sympathie se nouait bientôt entre gens venus de loin, par des chemins « impassables », coupés de profondes crevasses en de légers traîneaux ou de sautillantes calèches, lesquels à chaque cahot menaçaient de déverser leur contenu dans un banc de neige ou dans un fossé de boue, pour entendre une conférence, applaudir les premiers essais d’un jeune écrivain, causer de la politique, en étudier les incessants problèmes, ou se produire eux-mêmes. Ils étaient si heureux de se revoir, de se serrer la main, dans cette enceinte hospitalière !…

Les noms suivants apparaissent sur la charte d’incorporation de l’Institut canadien, en 1854, soit huit années après sa fondation : Joseph Doutre, C. F. Papineau, L. Ducharme, V. P. W. Dorion, A. Cressé, W. Prévost, A. Tellier, S. Martin, A. A. Dorion, J. G. Barthe, P. Mathieu, J. A. Hawley, R. Laflamme, Joseph Papin, J. Emery Coderre, J. W. Hallemand, P. R. La Frenaye, F. Cassidy, Louis Ricard, Eugène Lécuyer et C. Loupret.

M. Dessaule, le président de l’Institut en 1862, nous fait connaître le mobile de sa création : « Il fut formé dans un but d’étude et de travail associés, de perfectionnement moral et intellectuel ; son motto a été : “Le travail triomphe de tout”. Voilà l’idée du présent. Et de là, il est passé à cet autre : “Altius tendimus”, qu’il a gravé sur son sceau, et qui est le mot de l’avenir : Nous tendons plus haut ! C’est-à-dire, qu’après avoir voulu le bien, nous voulons le mieux. Le travail, c’est le moyen, mais le progrès c’est le but. »

Nombre d’amis de l’institut donnèrent des livres à l’Institut. Parmi ces généreux bienfaiteurs on comptait le prince Napoléon. Ce noyau de bibliothèque contenait trois mille volumes bien choisis. Quelle aubaine pour ces amis des lettres, ces chercheurs, et qui n’avaient pour apaiser leur soif de savoir que de vieux livres d’aventures, de voyages ou de dévotion, sans sève comme des racines desséchées. À l’idée qu’ils pouvaient être privés de ce pain de leur esprit, ils étaient indignés, car sortis de la nuit, ils ne voulaient pas y rentrer.

Des Anglais qui se piquaient de libéralisme fréquentaient l’Institut canadien. Ce furent les premières tentatives de rapprochement entre l’élite des deux races, les premiers essais d’entente cordiale, après les sombres événements qui les avaient divisées. Les tyrans d’hier avec un geste cornélien tendirent la main à leurs victimes « Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie. » Ils soutinrent même de leurs deniers la vie chancelante de l’Institut.

Ceux qui disaient vouloir la paix du pays devaient se réjouir de voir se dissiper les malentendus entre conquérants et vaincus. Ceux qui se disaient les sauveurs de notre nationalité auraient dû être heureux de la voir sortir de son infériorité et s’affirmer par des œuvres de l’esprit. Cette éclosion de jeunes talents sur un sol ingrat était de nature à raviver leurs espérances patriotiques, car ceux qui étaient frottés de lettres savaient parfaitement que des peuples sans idéal artistique et sans littérature sont destinés à devenir les manœuvres des peuples instruits. D’où vient que des esprits chagrins prirent ombrage de ce cercle émancipateur d’où sont sortis les plus vaillants défenseurs de nos droits, nos meilleurs écrivains et les types les plus représentatifs de notre race ?

C’est de la fondation de l’Institut que date la transformation de notre patriotisme. Jusque-là, les Canadiens-français s’étaient confinés dans le domaine étroit du provincialisme. En dehors de Québec, de son sol et de ses traditions, rien n’existait pour eux. Cet exclusivisme fut nécessaire, car il concentra toutes leurs forces pour la conquête et la possession de leur territoire. Envoûtés par leur nationalisme, ils avaient oublié la France, peut-être parce qu’elle ne se souvenait pas d’eux. Mais à mesure qu’ils deviennent plus cultivés, leur patriotisme prend de l’envergure. L’image oubliée, comme sous l’action d’un réactif puissant, se détache de l’ombre. L’âme de la race, comme la fleur du tournesol, se dresse vers la France et implore la lumière nécessaire à la vie. Papineau, revenu de la Mère Patrie, avait emporté dans les plis de son manteau un peu de cet air dont les poumons élargis ont besoin pour respirer. Il ranima le feu éteint de l’amour filial, et fit luire aux yeux de l’élite un nouvel idéal. Le sang, dès lors, reprit ses droits, et les Canadiens-Français commencèrent à avoir foi dans leurs origines, à croire qu’ils pouvaient jouer en Amérique le rôle que la France avait rempli en Europe. Ces âmes ardentes avaient des aspirations bien élevées. Elles se sentaient des ailes assez fortes pour atteindre aux sphères supérieures. Il faut se garder de sourire de leur candeur, de leur confiance dans la mission qu’ils croyaient leur être dévolue. Ils comprirent que, pour arriver à ce but, il fallait non seulement rester français, mais s’assimiler la moelle du génie français et prendre contact avec les productions de ses écrivains. Pour représenter une autorité morale ou intellectuelle sur le continent, ils devaient s’identifier à la nation qui avait donné Pascal, Molière, La Fontaine, Voltaire, Hugo à l’humanité. Pénétrés déjà du rôle qu’ils étaient appelés à jouer sur cette scène immense, ils s’associèrent moralement à la France afin d’échapper au péril de l’assimilation. Si notre province devenait anglaise, elle cessait d’avoir une personnalité, pour se mettre à la remorque des colonies voisines, et devenir la Cendrillon de sept provinces-sœurs. Elle ne pouvait avoir d’influence en Amérique qu’à condition de personnifier l’idée française. Que représentait l’idée anglaise, à ce moment ? La monarchie, une liberté qui lui semblait bonne pour elle-même, et le protestantisme. Rien pour activer les battements du cœur d’un peuple jeune et ardent. La monarchie ne lui disait pas grand-chose, depuis que Louis XV, conseillé par la Pompadour, les avait abandonnés à leur triste sort. La liberté ? mais nous habitons la terre même de la liberté. Elle règne en despote sur la république américaine et nous enveloppe déjà dans les plis de son drapeau étoilé. Le protestantisme ? C’était une religion bien froide pour ce pays de neige, et contre laquelle tout le passé s’insurgeait. Il ne semblait guère désirable aux Français du Canada, de n’être qu’un membre de la grande famille saxonne dominant dans ce continent. Mais par la fidélité aux traditions françaises et à la France elle-même l’avenir lui appartenait. L’exemple de la Louisiane qui a conservé sa langue, mais perdu sa nationalité en s’affaissant sur elle-même, au lieu de maintenir le lien moral qui l’unissait à la France, était un salutaire pensez-y-bien. Il fallait avoir un gouvernement français, des écoles françaises, des lois françaises et se réclamer du pays de la lumière. C’est pourquoi l’Institut fut toujours anti-fédéraliste. Ses membres les plus influents refusèrent de se rallier à une forme de gouvernement devenu une menace pour notre nationalité. Ces esprits éclairés avaient prévu le jour où toute politique dévouée aux intérêts français deviendrait difficile à Ottawa, sinon impossible, le jour où Québec n’aura plus un nombre assez grand de députés pour imposer sa volonté. Dès lors, notre province serait condamnée à être à la remorque de la majorité. Les protestants français et nombre d’Anglais distingués qui avaient le sens de la justice plus prononcé que le jingoïsme étaient également hostiles à la Confédération. Le temps avait également fait son œuvre sur le sentiment anglophobe. Il s’était atténué depuis que l’Angleterre avait rappelé chez elle les tyrans de notre race. L’adoucissement de ses mœurs avait amené l’apaisement de nos rancunes. Les membres de l’Institut étaient des esprits trop éclairés pour conserver de la haine, sentiment anti-philosophique, contre ceux dont les grands-pères avaient troublé la source de la confiance et des bonnes relations entre les deux races. On apprit à mieux connaître l’Angleterre, sinon à l’aimer. En comparant le sort fait au Canada à celui d’autres colonies, ils se montrèrent disposés plus favorablement à son égard. Ils en vinrent lentement à la conclusion que de toutes les races qui se meuvent aujourd’hui sur la machine ronde, la plus active, celle qui pèse le plus fortement sur le monde est la race Anglo-Saxonne, qu’elle semble nécessaire à la destinée de notre planète, à la manière de gros poissons qui mangent le menu fretin. Elle est un des rouages les plus importants de la politique des temps modernes. Le sort de beaucoup de nations est lié au sien. Sans elle, l’Amérique agonisait sous la barbare civilisation espagnole ; sans l’évangile de la liberté qu’elle nous apportait, peu disposée souvent à le mettre en pratique, la découverte de Colomb devenait un fait néfaste dans l’histoire, par le sang et les tortures qu’elle aurait coûtés. Bien des nations pourraient disparaître dont l’anéantissement n’aurait pas l’effet désastreux de celui de la solitaire, égoïste et parfois cruelle Angleterre. On n’allait pas jusqu’à dire qu’on pourrait se passer d’elle dans un avenir plus ou moins lointain. Protectrice intéressée de notre destin, elle s’est trouvée à point pour changer les conditions de notre existence, pour empêcher notre race de disparaître dans le grand tout américain. Étrange peuple où semble s’être amalgamés l’esprit des Hébreux, l’âme de Carthage et la force morale des Romains, perfide, humaine, exterminatrice, impitoyable comme la fatalité, elle semble, tant par ses défauts comme par ses qualités, être la race de domination terrestre par excellence. Les leçons du passé n’étaient pas lettres mortes. Les membres de l’Institut, tout en sympathisant avec les Anglais, se gardaient de leurs entreprises assimilatrices. Ils subissaient la domination anglaise comme une période de transition, mais non pas comme un état définitif, avec l’audacieux espoir de leur libération future. Tout en se défendant d’être absorbés par cette race soi-disant supérieure qui a su s’identifier avec tous les autres peuples, ils étaient disposés à tirer le meilleur parti possible d’une situation difficile. Les Anglais bien nés, qui s’intéressaient au développement intellectuel, étaient traités en alliés. Libéraux, anglais, protestants, français se rencontraient sur le terrain neutre de l’Institut pour aviser au moyen de tirer du marasme notre province exténuée et appauvrie. Cet aréopage s’était approprié la garde des traditions la conservation de la langue et la surveillance de l’instruction publique. Ils s’employaient à activer le feu sacré sur lequel l’haleine glacée de bouches invisibles soufflait pour l’éteindre. Ils attirèrent sur leur groupe l’attention de l’Europe et de l’Angleterre et entretenaient une correspondance suivie avec les plus grands politiques du temps. Grâce aux périodiques français et anglais, servis régulièrement, ils se tenaient dans le mouvement des idées. Pour ces gens isolés des centres intellectuels, ce fut un bonheur inespéré que de recevoir de tous les points du globe la dernière expression de la science et le dernier mot de la critique. Les journaux tendancieux comme « Le Semeur canadien », « Le Moniteur canadien », « Le Witness » n’étaient pas exclus de l’Institut canadien, où toutes les opinions étaient libres : on aimait entendre les deux sons de la cloche. C’est ainsi que ses membres purent étudier les sciences sociales et politiques, et se mettre au courant des différentes sortes de gouvernements. L’action de la révolution canadienne fut aussi parfaite par l’Institut. Né au lendemain des troubles de 37-38, il arrivait à point pour coordonner le chaos et dégager un peu de lumière des ténèbres. Ses membres s’attelèrent donc à la tâche difficile de la refonte de la constitution. Pour commencer, ils sapèrent dans ses bases l’inique projet d’Union. On peut dire avec certitude que c’est là que se forgèrent les tables de la loi future. C’est par cette force collective de cent hommes de bonne volonté et de savoir que le char de l’État fut tiré de l’impasse où il se trouvait acculé.

Et penser qu’il n’y a nulle part une plaque commémorative pour nous rappeler l’édifice où se réunissaient ces patriotes éclairés, pour travailler parfois jusqu’au matin à une œuvre qui ne porte pas leur signature, mais n’en a pas moins une durée éternelle. C’est là que se rédigeaient en collaboration les articles du Pays et de L’Avenir, dont l’opinion anglaise et Américaine se préoccupaient. Toute la vie de la nation se trouvait concentrée dans ce groupe, qui était le cerveau du Canada.

Quand on veut tuer une œuvre on trouve toujours une raison. L’Institut canadien fut accusé par l’épiscopat de propager des doctrines subversives et de faire circuler des mauvais livres dans la ville. M. Dessaulles admit la présence possible dans la bibliothèque d’ouvrages interdits par la Sacré Congrégation de l’Index, bien qu’il ne semblât pas croire à l’existence des mauvais livres. Sa conception du bien et du mal n’était pas celle de tout le monde. Pour lui, comme pour Remy de Gourmont, un mauvais livre était un livre mal écrit. Il semblait d’avis qu’il y avait plutôt des mauvais lecteurs que des ouvrages pervers en eux-mêmes, opinion contestable peut-être, mais qui prouve l’excellente nature du président de l’Institut. Il était de ceux qui tireraient du miel du suc des fleurs vénéneuses. De chaque volume, disait-il, une âme bien née pouvait tirer une bonne pensée ou une morale. Mais il eut beau dire, la bibliothèque de l’Institut fut prise à partie par l’évêque, qui voyait là un danger pour la foi de ses ouailles. On semblait alors sous l’impression qu’une population instruite est plus difficile à gouverner qu’un peuple d’ignorants. Cela se peut, mais quand le désir de savoir est éveillé chez les masses, il est imprudent de ne pas le satisfaire. Quand un torrent est déchaîné, il vaut mieux lui creuser un lit que de lui opposer des digues qu’il brisera, emportant tout sur son passage, si l’on tente de lui résister. Mgr Bourget se serait voilé la face de ses deux mains s’il avait pu apercevoir, rangés dans les rayons de la bibliothèque de Saint-Sulpice, les mêmes livres qu’il avait anathématisés et dont la condamnation lui avait valu ce procès en Angleterre, cause de tant de trouble et de tant de scandale. Il apprit, dès lors, que l’intelligence humaine est comme l’air, sa force d’expansion croit en raison de la compression qu’on lui fait subir. Vous pouvez la refouler, essayer de l’écraser, la triturer, pour la pétrir de nouveau, mais elle vous échappe des mains comme une balle de caoutchouc, pour rebondir au-dessus de votre tête. Le temps d’établir des bibliothèques était venu puisqu’on le demandait à grands cris. Il fallait s’exécuter, se résigner à ce qu’on ne pouvait empêcher, pour ne pas être obligé de céder plus tard à la force souvent brutale des choses, lesquelles échappent aux effets des anathèmes.

Les livres de l’Institut canadien circulent toujours. Hospitalisés par l’Institut Fraser, sous leur brave lieutenant, M. de Crèvecœur, ils soutiennent le bon combat contre l’ignorance, selon leur destination. Ce conservateur des livres, sans égal par son dévouement et sa courtoisie, continue l’œuvre commencée par nos pères. Il a servi la France sa patrie en contribuant à assurer la survivance de la langue maternelle à Montréal.

L’évêque s’effraya des tendances révolutionnaires de l’Institut. L’élite semblait avoir changé son fusil d’épaule. Autrefois, l’ennemi c’était l’Angleterre, mais l’ancienne haine s’était muée en un sentiment de bienveillante tolérance. Mgr Bourget crut s’apercevoir que l’antagonisme des libéraux s’était déplacé et visait sourdement son Église. Est-ce exagération de son zèle d’apôtre, aussi ombrageux que la jalousie d’un amant et qui lui faisait prendre au tragique une simple indépendance d’allure, une largeur de vues, une liberté de discussion, auxquelles on n’était pas habitué ? L’évêque fit-il naître par ses préventions un état de choses qu’il redoutait ? Ses soupçons donnèrent-ils un corps à ce qui, jusque-là, n’avait été qu’un vague état d’esprit ?

Quoi qu’il en soit, les membres de l’Institut se crurent injustement persécutés. Les dénonciations dont ils étaient l’objet leur semblaient du parti pris. Ils protestèrent de leurs bonnes intentions envers l’Église et de leur respectueuse soumission, et prétendirent qu’on prenait pour de l’hostilité ce qui n’était qu’un sentiment de tolérance et de bienveillance pour les adeptes de tous les cultes. Les membres catholiques en appelèrent à Rome des allégations de l’évêque, mais avant de recevoir une réponse de la cour romaine, ils apprirent avec stupeur leur condamnation par l’autorité diocésaine, s’appuyant sur un décret du Sacré Collège. Les uns brisèrent avec l’Institut, tandis que les autres tinrent tête à l’orage et aux foudres de l’Église. Toutefois, cette scission fut le commencement de la désagrégation de la Société. Il suffit d’une pierre descellée pour faire crouler un solide édifice.

M. Dessaulles, président de l’Institut, crâna, dédaigneux des excommunications et des anathèmes, et réclama, pour l’Institut comme pour les individus, la liberté de pensée et d’expression. Il considéra comme non avenue la condamnation qui le frappait d’interdiction et avec la violence d’un Ariel se mit à la tête des révoltés. Les séances de l’Institut continuèrent, aussi brillantes que par le passé. Les Canadiens dissidents furent remplacés par des Anglais. Sans servilité, avec un sentiment de la mesure qui leur était une particularité, les Canadiens-français adoptèrent les vues de leurs nouveaux amis, quand elles concordaient avec le bien de tous. Leur présence ne les empêchaient pas d’exprimer des opinions contraires, seulement ils mettaient une sourdine à leur voix pour ne pas réveiller de légitimes susceptibilités de race ou de religion. C’étaient des discussions libres, où chacun apportait ses idées et son érudition, pour le profit de tous.

Les Anglais montaient à la tribune à leur tour et on applaudissait la forme souvent originale de leurs discours ; celui du pasteur protestant, le rév. John Cordner, mérite d’être cité pour les idées d’actualité qu’il expose avec humour. On y remarquera une fine allusion à l’intolérance dont l’Institut venait d’être victime :

« L’empire chinois a voulu se séquestrer du monde extérieur par une immense muraille. Telle que le Chinois la comprend, l’idée de la beauté le conduit à une compression douloureuse du pied à l’aide d’un sabot mécanique. La méthode chinoise a-t-elle la sanction de notre jugement, ou se recommande-t-elle d’elle-même à notre pratique ? Non. Alors, variant le procédé, allons-nous comprimer la tête au lieu du pied, ou élever une barrière infranchissable autour de notre nationalité ou de notre croyance religieuse particulière ?

« Nous pouvons tirer le meilleur parti possible de notre position pour effrayer les faibles et mettre un voile sur les yeux de ceux qui ne sont qu’à demi aveugles. Mais les hommes forts, les hommes clairvoyants, découvriront votre but et au nom de Dieu et de l’humanité, dans l’intérêt d’un intérêt social et progressif, divinement institué, ils nous en empêcheront. Nous pouvons organiser une force sociale pour réprimer la liberté de l’esprit, embarrasser et troubler le gouvernement civil et mettre les populations sous notre contrôle. Nous pouvons tout faire cela, dans l’intérêt de notre classe particulière. Et nous pouvons réussir pendant un temps. Mais à la fin, les forces plus considérables de l’ordre divin prévaudront : la gravitation se venge toujours de toutes les combinaisons de poulies et de leviers… Le préjugé, c’est le portier hargneux qui s’occupe plus de lui-même, fronce les sourcils aux nouveaux venus et les empêche d’approcher. Plutôt que de recevoir un seul rayon de lumière qui lui viendrait de l’étranger, il aime mieux rester à jamais isolé dans son coin noir. Il fait taire la curiosité, étouffe le sens commun, appelle à son aide l’une après l’autre toutes les mauvaises passions pour tenir l’étranger à distance. Cette brutale habitude de gronder après les idées, dès leur première apparition, tend à arrêter un légitime progrès. Absolument parlant, elle ne saurait l’empêcher à la longue, mais elle peut le retarder considérablement…

« Mais la prudence peut-elle survenir et dire : Est-ce qu’un étranger n’est pas un danger ? Inviteriez-vous tout le monde dans votre maison et dans votre intimité ?

« Voyons maintenant ce qu’il y a de vrai. La prudence a raison si elle veut dire qu’un étranger peut être un danger, tandis que le préjugé a tort de prétendre qu’un étranger doit être un danger. La candeur qui est l’hospitalité de l’esprit, ne dit pas que tout étranger doit être une bénédiction, mais seulement que quelques-uns peuvent être une bénédiction. L’histoire et l’expérience l’affirment. »

En 1868, le 17 décembre, l’amphithéâtre de l’Institut canadien n’était pas assez grand pour contenir l’élite de la société qui venait applaudir son président, L. A. Dessaulles, dans un grand discours qu’il prononça sur la tolérance, amenant à l’appui de sa thèse toutes les ressources d’une vaste érudition.

« Pourquoi ces éternelles distinctions entre catholiques et protestants, dans l’ordre purement social ? Les sectes dissidentes ne possèdent-elles pas autant d’honnêtes gens que nous ?… Or, si nous contribuons tous au bien général, cessons donc de nous considérer comme ennemis, respectons mutuellement nos convictions, respectons les personnes, si nous ne sympathisons pas avec leurs doctrines… Et, pourquoi donc faire de l’intolérance aujourd’hui, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, du siècle qui a forcé tous les fanatismes à reconnaître, dans l’ordre des faits, au moins, l’indépendance de la pensée humaine ; du siècle qui a fait disparaître les castes et consacre peu à peu en faveur du peuple le grand dogme de l’égalité politique et civile, du siècle qui a irrévocablement substitué le principe de la persuasion à celui de la contrainte, le siècle conséquemment qui a substitué l’esprit de fraternité à celui de rivalité hostile ; du siècle qui a plus fait pour consacrer les libertés publiques que tous ceux qui l’ont précédé réunis, du siècle dans lequel toutes les causes justes trouvent des sympathies ; les réactionnaires seuls, aujourd’hui, se montrent les ennemis implacables du droit, de la liberté, et souvent de la conscience humaine, du siècle enfin qui a plus fait pour l’avancement de l’humanité que tous les autres ensemble, puisqu’il a, par la presse et par la vapeur, fait parvenir le livre et le journal jusque dans les coins les plus reculés des pays les plus inconnus. Eh bien ! aujourd’hui l’intolérance est un anachronisme, c’est en plus une violation de tous les principes que l’on nous prêche. Elle n’a jamais produit que du mal, le passé est là pour le prouver. »

Voici ce que Papineau disait de l’Institut canadien, en 1866, dans une lettre adressé à son président :

« En plusieurs circonstances remarquables, vous avez pu faire connaître que vous formiez un corps solidement constitué qui, dans la Nouvelle-France, s’associant aux nobles idées conciliatrices que la grande et noble France fait rayonner et prévaloir sur une large portion du monde civilisé. Vous avez témoigné que comme principe de stricte justice, comme gage de paix et de concorde pour les sociétés modernes, vous vouliez pour tous, partout et toujours, la plus entière tolérance religieuse, la compétence de tous les citoyens à tous les emplois, dont ils se rendraient dignes, sans exclusion, ni préférence, à raison des accidents de la naissance ou de la fortune ; que l’intégrité et les connaissances spéciales étaient des conditions indispensables à l’utile exécution des devoirs attachés aux charges publiques, que les prévaricateurs devaient être impartialement accusés, librement défendus et traités suivant leurs fautes devant les tribunaux indépendants ; que beaucoup de ces bonnes choses nous manquaient encore, mais que vous étiez de ceux qui travaillaient à les conquérir. Vous avez été compris et comme premier résultat de vos labeurs, de magnifiques dépôts de savoir encyclopédique vous furent confiés, comme à des hommes bien préparés à les étudier avec profit et prêts à les communiquer avec empressement pour que les fruits salutaires et savoureux, qu’ils ne manquent jamais de donner à qui les recherche avec assiduité, devinssent de plus en plus abondants.

« Quand une scission malheureuse détacha de notre corps plusieurs citoyens, parfaitement recommandables, en dehors de cette erreur, ils furent poussés à le faire sous des circonstances que les études de ma retraite ne m’ont pas montrées avoir été justifiables. L’esprit de tolérance et de conciliation aurait-il permis l’injustice dont vous fûtes l’objet ? La politique ne fut pas changée de ce petit coup d’État. Vous formiez une phalange honnête, forte, démasquant et flétrissant les corrupteurs qui commençaient à s’introduire dans les élections, à s’installer dans le parlement. Vous faisiez l’éloge d’un passé récent où le mal n’existait pas, où ceux qui avaient défendu les intérêts canadiens l’avaient fait, non sans sacrifices, non sans dangers, non sans souffrances, mais au moins sans peur et sans convoitises. Tout pour le peuple, rien pour nous-mêmes. »

En opposition à l’Institut canadien furent fondés : le Cercle littéraire et l’Union catholique. En 1867, par suite de différends entre l’Institut et le clergé, le nombre de ses membres s’abaissa à deux cents. La situation financière se trouvait assez embarrassée à cause de l’expropriation de la rue Notre-Dame qui avait fait perdre 4,000 $ à la société. On fit un appel à la générosité des membres de l’Institut. Huit mille dollars furent souscrits, dont la moitié par les Anglais. La bibliothèque qui contenait neuf mille volumes fut mise à la disposition du public.

En 1868, l’évêque Bourget menaça les membres qui liraient l’annuaire de la Société, rédigé en grande partie par M. Dessaulles, d’être privés des sacrements de l’Église même à l’article de la mort. Il proscrivit de nouveau la lecture des livres de l’Institut. La Société, par la voix de son président, allégua pour sa défense qu’on avait soumis le catalogue de la Bibliothèque à l’archevêque pour le prier d’indiquer les livres défendus qui s’y trouvaient inscrits, mais qu’elle n’avait jamais eu de réponse à cette proposition. Le divorce fut dès lors consacré entre l’Institut et l’Ordinaire…

Beaucoup de membres ne purent se résigner à rester sous le coup de l’interdiction et mirent des points de suspensions à leurs visites à l’Institut. Le juge Dorion, M. Geoffrion, M. Laflamme, pour ne pas compromettre le succès de leur carrière politique, se retirèrent à leur tour. À partir de 1874, la vogue de l’Institut n’eut plus que les rares soubresauts de la mèche expirante. Il s’éteignit sans cette dernière projection classique qui marque l’épuisement de l’huile. Quand la fleur a donné son fruit, on trouve tout naturel qu’elle se fane et que ses pétales soient emportés par le vent.