Par delà le bien et le mal/Avant-propos
Prélude d’une philosophie de l’avenir
Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 10, p. Avant-propos-8).
AVANT-PROPOS
En admettant que la vérité soit femme, n’y aurait-il pas quelque vraisemblance à affirmer que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ne s’entendaient pas à parler de la femme ? Le sérieux tragique, la gaucherie importune qu’ils ont déployés jusqu’à présent pour conquérir la vérité étaient des moyens bien maladroits et bien inconvenants pour gagner le cœur d’une femme. Ce qui est certain, c’est que la femme dont il s’agit ne s’est pas laissé gagner ; et toute espèce de dogmatique prend maintenant une attitude triste et découragée, si tant est qu’elle garde encore une attitude quelconque. Car il y a des railleurs pour prétendre qu’elle n’en a plus du tout, qu’elle est par terre aujourd’hui, — pis encore, que toute dogmatique est à l’agonie. Pour parler sérieusement, je crois qu’il y a de bons motifs d’espérer que tout dogmatisme en philosophie — quelle que fût son attitude solennelle et quasi-définitive — n’a été qu’un noble enfantillage et un balbutiement.
Et peut-être le temps n’est-il pas éloigné où l’on
comprendra sans cesse à nouveau ce qui, en somme,
suffit à former la pierre fondamentale d’un pareil
édifice philosophique, sublime et absolu, tel que
l’élevèrent jusqu’à présent les dogmatiques. Ce fut
une superstition populaire quelconque, datant des
temps les plus reculés (comme, par exemple, le
préjugé du sujet et du moi) ; ce fut peut-être un jeu
de mot quelconque, une équivoque grammaticale,
ou quelque généralisation téméraire de faits très
restreints, très personnels, très humains, trop
humains. La philosophie des dogmatiques n’a été,
espérons-le, qu’une promesse faite pour des milliers
d’années, comme ce fut le cas de l’astrologie, à une
époque antérieure encore, — de l’astrologie, au
service de laquelle on a dépensé peut-être plus de
travail, d’argent, de perspicacité, de patience, qu’on
ne l’a fait depuis pour toute science véritable ; et
c’est à elle aussi, à ses aspirations
supra-terrestres, que l’on doit, en Asie et en Égypte,
l’architecture de grand style. Il semble que toutes les
grandes choses, pour graver dans le cœur de l’humanité
leurs exigences éternelles, doivent errer d’abord
sur la terre en revêtant un masque effroyable et
monstrueux. La philosophie dogmatique prit un
masque de ce genre, lorsqu’elle se manifesta dans la doctrine des Veda en Asie ou dans le Platonisme
en Europe. Ne soyons pas ingrats à son égard, bien
qu’il faille avouer que l’erreur la plus néfaste, la
plus pénible et la plus dangereuse qui ait jamais été
commise a été une erreur des dogmatiques, je veux
dire l’invention de l’esprit et du bien en soi, faite
par Platon. Or, maintenant que cette erreur est
surmontée, maintenant que l’Europe, délivrée de ce
cauchemar, se reprend à respirer et jouit du moins
d’un sommeil plus salutaire, c’est nous, nous
dont le devoir est la vigilance même, qui héritons de
toute la force que la lutte contre cette erreur a fait
grandir. Ce serait en effet poser la vérité tête en
bas, et nier la perspective, nier les conditions
fondamentales de toute vie que de parler de l’esprit et
du bien à la façon de Platon. On pourrait même se
demander, en tant que médecin, d’où vient cette
maladie, née sur le plus beau produit de l’antiquité,
chez Platon ? Le méchant Socrate l’aurait-il
corrompu ? Socrate aurait-il vraiment été le corrupteur
de la jeunesse ? Aurait-il mérité la ciguë ? — Mais
la lutte contre Platon, ou, plutôt, pour parler plus
clairement, comme il convient au « peuple », la
lutte contre l’oppression christiano-ecclésiastique
exercée depuis des milliers d’années — car le
christianisme est du platonisme à l’usage du « peuple »
— cette lutte a créé en Europe une merveilleuse tension de l’esprit, telle qu’il n’y en eut pas encore
sur terre : et avec un arc si fortement tendu il est
possible, dès lors, de tirer sur les cibles les plus
lointaines. Il est vrai que l’homme d’Europe
souffre de cette tension et, par deux fois, l’on fit de
vastes tentatives pour détendre l’arc ; ce fut d’abord
par le jésuitisme et ensuite par le rationalisme
démocratique. À l’aide de la liberté de la presse, de la
lecture des journaux, il se pourrait que l’on obtînt
véritablement ce résultat : l’esprit ne mettrait plus
tant de facilité à se considérer comme un « péril ».
(Les Allemands ont inventé la poudre — tous nos
compliments ! Ils se sont rattrapés depuis — ils ont
inventé la presse.) Mais nous, nous qui ne sommes
ni jésuites, ni démocrates, ni même assez
Allemands, nous autres bons Européens et esprits
libres, très libres esprits — nous sentons encore
en nous tout le péril de l’intelligence et toute la
tension de son arc ! Et peut-être aussi la flèche,
la mission, qui sait ? le but peut-être…
- Sils Maria, Haute-Engadine.
- Juin 1885.
- Sils Maria, Haute-Engadine.