Par fil spécial (Baillon)/25

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 231-238).

ÉLECTIONS



Demain, jour d’élection : corvée. On affiche le tableau de service :

  M. Cédron   de 09h. m. à 00h.
M. Ranquet de 11h. m. à 02h.

Pour chacun, beaucoup d’heures. Nous ne le disons pas, nous le pensons :

— Salaud.

Comme nos confrères, l’UPRÈME a son candidat. Cela n’est pas venu d’un coup. Nous avons recommencé à parler du Bonheur Social, puis des moyens de ramener ce Bonheur Social sur la terre, puis de ceux qui étudient les moyens de ramener ce Bonheur Social sur la terre, enfin d’un certain, disons M. Durant qui, mieux que personne, connaît les moyens de ramener ce Bonheur Social sur la terre. Cette prose, d’abord, a pris quelques lignes, puis cent, puis le double ; maintenant elle remplit des colonnes, sans compter les placards, un peu partout, en bouche-trous.

VOTEZ POUR DURANT

Plus que jamais, il a fallu distinguer les choses que l’on dit et celles que l’on ne dit pas. Hier, nous avons failli paraître en retard, parce que Jean Lhair, rendant compte d’un meeting, avait écrit cent lignes de trop et ne savait où les couper.

M. Durant est avocat. Il se présente pour la première fois. Il est l’ami des patrons :

— Charles… Louis… Georges…

Quand ils passent à trois, cela gazouille.

Le chapeau à la main, il a pour nous des mots qui se font aimer. Il nous écrase les doigts :

— Vous allez bien ?

Si nous répondions : « Très mal ! » sans doute préconiserait-il un remède.

D’où sort-il ?

— Le petit Durant, dit Jean Lhair, qui connaît son monde.

M. Durant a toujours eu des opinions. Du lycée au barreau, on a le temps d’en prendre. Il n’est pas nécessaire qu’elles soient restées les mêmes. Elles sont comme sa personne : le ventre déjà d’un gros, les joues encore d’un maigre…

— Eh bien ! Cédron ; voteras-tu pour Durant ?

— Bulletin blanc, mon cher !

— Et toi, Jean Lhair ?

— Tu ne voudrais pas, hein ?

— Pourtant, ton compte rendu ?

— Foutaise !

Le jour venu, grand branle-bas. Il n’y a pas que l’élection de M. Durant, il y a celle des autres. À cinq heures, malgré le tableau de service, M. Sinet me lance un clin d’œil : « On se passera bien de moi », et décampe. Les autres sont à leur poste, en ville, plus loin ou devant les téléphones, Villiers m’aidera au X… 23-75. Il arrive, mené par sa femme, qui, très jalouse, trouve étrange que, pour des élections, on ait besoin, toute la nuit, de son homme.

— Mais si, Madame, je vous assure.

— Jusqu’à quatre heures ?

— Et peut-être au delà.

Villiers a le sourire.

Jusqu’à neuf heures, nous travaillons dans le calme. Le téléphone lance un chiffre, puis se tait ; Jean Lhair s’amène avec « comme qui dirait une petite information » ; par-ci par-là, une dépêche. Puis cela se tend : le téléphone, coup sur coup, des télégrammes en pluie, des chiffres à n’en pas sortir. Je tâche d’y mettre de l’ordre : paquets pour les résultats-ville, paquets pour la province, paquets pour… C’est un peu compliqué, car voici les patrons. Un autre jour, ils s’enfermeraient dans leur bureau. Aujourd’hui, mes paquets sont plus que de l’information. Ils veulent savoir, prennent dans le tas, embrouillent, supputent. Comme toujours, ces premiers chiffres sont la balançoire : un parti l’emporte, un peu plus tard, c’est l’autre.

À dix heures, coup de feu : les résultats de vingt côtés à la fois, les téléphones sans arrêt, des bousculades. Il y a une querelle avec Jean Lhair : « Je t’assure, c’est une grosse information », une autre avec Ranquet qui pleure après un petit coin pour ses « Dernières Nouvelles Sportives ».

C’est le moment qu’a choisi M. Durant. Pauvre homme ! L’an dernier pensait-il aux élections ? On l’a poussé : « Mais si… mais si… » et maintenant, quelle catastrophe, si l’électeur répondait : « Mais non !… » Il n’a pas eu la force de rester chez lui. Il arrive, énervé d’avoir attendu, énervé de marcher, énervé d’être ici et, par-dessus le marché, rauque de son dernier meeting.

— Eh bien ! où en sommes-nous ?

Cela sort comme s’il voulait expliquer quelque chose à un sourd, dans une église.

— Heuh ! Un tel semble élu ; notre parti pourrait l’emporter.

— Oui, mais moi ?

Pour M. Durant, il n’y a pas Un tel ou le parti, il y a M. Durant. Vlan ! dans mes papiers :

— Ça, c’est pour moi… ça, c’est pour moi.

Pour peu, il jetterait au panier les autres.

— Voyons, Charles, ce sont des informations…

— C’est juste.

Mais il y a aussi les téléphones ! On sonne : il arrache le cornet à Villiers :

— Allô ! Vous dites ?… Des résultats ?… Oui, mais moi… les résultats de M. Durant…

— Voyons, Charles, le correspondant ne sait pas ; il téléphone de la province.

— C’est juste.

Au coup suivant, il recommence.

D’après la balançoire, on voit un Durant et son ventre, puis un Durant et ses joues. À un moment, elles sont bien maigres. Moins rauque, il semble qu’on l’entendrait :

— Foutu !

Honteux de leur candidat, les patrons finissent par lui dire :

— Allons à la direction, Charles. Nous empêchons ces Messieurs de travailler.

Mais là aussi, un homme travaille, et bientôt on l’entend : « Oui, mais moi… oui, mais moi » dans un petit réduit de l’autre côté du mur, où les cannes et les chapeaux ne laissent pas de place au téléphone.

Le candidat bouclé, je fais un tour à l’atelier. Une élection ne se met pas en pages, sans quelque mauvaise humeur. Rogniez grogne. Je l’attrape par la manche :

— Je viens de la direction, Rogniez : si Durant est élu, on boira du Champagne.

Les hommes savent. Quand un chiffre est bon :

— Du Champagne ! Du Champagne ! chantent les linotypes.

Quand ça flanche, ils tapent dessus, un peu comme ils taperaient sur ce c… de Durant qui n’est pas fichu de leur gagner du Champagne.

Devant sa trois, Edmond se balance. Sans doute a-t-il fêté le candidat de l’UPRÈME. À pleines poignées, il attrape ses articles si dangereux à tomber en pâte, et, comme il voit entrer M. Dufour, il regarde avec tendresse venir ce bon M. Dufour ; il se retient mal d’embrasser cet excellent M. Dufour, et celui-ci tout près :

— N’est-ce pas ? s’émeut Edmond, si notre Durant l’emporte, nous aurons le Bonheur Social ?

Puis il va, contre un mur, s’ouvrir, dans l’estomac, une place pour ce futur Bonheur Social.

Minuit : M. Durant. Sera-t-il élu ? Les derniers scrutins ont parfois des chiffres à surprises. On attend. Sa bonne balle, M. Vachard arrive ; il écrira l’article. Victoire, défaite, ballottage, sa plume est prête. On passe des sandwiches. Villiers, qui va partir, se bourre. Dans le réduit, de l’autre côté du mur, on entend une voix de maboule :

— Oui, mais moi… Oui… mais moi…

M. Vachard me regarde… Je regarde M. Vachard.