Par fil spécial (Baillon)/24

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 223-229).

LA GLOIRE



Au secrétariat, un matin. M. Sinet s’occupe de sa corvée la plus désagréable : l’illustration. Il n’a qu’une photo : il en faut quatre. Quel ennui ! Cédron entre :

— Voilà, Monsieur Sinet, j’ai les photos ! Et d’une et de deux !

— Bon ! Et après ?

— Comment « et après ? » Vous ne voudriez pas qu’à moi seul…

— Bien sûr, mon petit. Mais il me faut mon nombre. Les deux vôtres, celle-ci, il m’en manque une.

— Bast ! Monsieur Sinet, vous avez des ressources.

— Bien entendu ! Mais c’est embêtant. Enfin…

Il se décide pour le tiroir à ressources, prend des photos, les rejette :

— Pas ça… pas ça.

Il en retient une :

— Peut-être, celle-ci.

Air de doute.

— Qui est-ce, Monsieur Sinet ?

— Peuh ! Un bonhomme…

*

M. Sinet a étalé ses photos. Les patrons entrent :

— Eh bien ? Monsieur Sinet, qu’avons-nous de rare ?

— D’abord ceci.

Première photo.

— Un enfant ? Qu’a-t-il fait, ce petit ?

— Battu par une marâtre. Il en est mort.

— Excellents, les enfants martyrs ! Peut passer. Ensuite !

— Ceci.

Deuxième photo.

— Que nous veut cette dame ?

— Étranglée pendant la nuit.

— Parfait ! Dommage qu’elle soit si laide. Peut passer. Et après ?

— Ceci. Un curieux modèle de jupe. Là, la hanche ; là, une couture. Trois rangs de boutons… très chic.

— Heuh ! Enfin, soit. Et après, vous n’auriez pas quelque…

— J’ai beaucoup mieux, Regardez-moi ça !

Quatrième photo : celle du tiroir à ressources. Geste de l’escamoteur qui va cacher une carte dans sa manche.

— Hé ! Monsieur Sinet, pas si vite ! Qui est-ce ?

— Le général Amalfi Bomarossa, Monsieur Dufour.

— Amalfi quoi ?

— Amalfi Bomarossa. Le chef de l’expédition italienne en Tripolitaine. Ce qu’ils avancent, ces bougres ?

— Non, Monsieur Sinet.

— Ils n’avancent pas ?

— Qu’ils avancent ou reculent, cela m’est égal ; mais hier nous avons donné un autre Italien…

— Dame ! ils…

— Avant-hier encore !

— Un Turc, Monsieur Dufour !

— Italien, Turc, c’est de la rengaine.

— Dame, Monsieur, ces gens se battent.

— Possible. Mais nos lecteurs en ont assez.

— Comment ! Mais c’est de la pleine actualité. Les autres photos : cette dame, cette jupe, peuh ! Nous devons soigner notre information internationale… Et puis, je vous ferai, là-dessus, un de ces articles : j’ai de quoi !

M. Dufour, qui se méfie de ce « de quoi ».

— N’abusez pas, Monsieur Sinet. Et pour le portrait, soit. Mais demain plus d’Italien.

— Soyez tranquille.

*

M. Sinet, comme un renard qui saurait se servir du téléphone :

— Photogravure ? Les documents sont prêts.

*

Le même jour, au marbre. M. Sinet et le chef terminent la une. Dialogue habituel :

— Ça peut aller… L’Italien en bonne place… Jetez ça… Blanchissez…

Un coup de vent amène Ranquet :

— Hé ! Monsieur Sinet. Ne serrez pas ! J’ai quelque chose pour la une !

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?

— Un record de Cyclard. Très important : 2 minutes 7, au lieu de 3 minutes 2.

— C’est du sport, ça !

— N’fait rien. Ordre de la direction : doit passer dans la une. Et on donne le portrait : voici le cliché.

Le chef qui l’a déjà casé bien des fois :

— Encore cette brute ! Où mettrons-nous ça, Monsieur Sinet ?

— Ne vous en faites pas. Nous allons ouvrir un trou. Tenez, là : à la place de l’Italien et de l’article.

— Qui ne passent pas ?

— Non ! Pas intéressants. À la fonte !

L’article avec ses quelques cent lignes :

— Kling ! Klang ! Kling-Kling !

Le cliché d’une seule pièce.

— Bing.

*

Des jours plus tard. M. Sinet, a très chaud devant la une :

— Embêtant, Rogniez ! Jamais nous ne la remplirons.

— Je vous l’avais dit, Monsieur. La copie venait mal : il fallait prévoir.

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! Qu’allons-nous fourrer dans ce trou ?

Rogniez, en chef qui connaît son métier :

— Dites donc, Monsieur Sinet. C’est encore « le petit chef » qui devra sauver son secrétaire… Et l’Italien de l’autre jour ?

— L’It… Tiens, oui : ces bougres se battent toujours. Ils ont même pris un patelin. Ça va. Comme texte, euh !… comment s’appelait-il, Rogniez ?

— Ma foi, Monsieur…

— Moi non plus ! Du diable, si je me souviens. Tant pis ! allons toujours…

Il réfléchit une seconde, griffonne quelque chose qu’il répète à mesure :

— Voilà : « Por-trait du-gé-néral… heuh !… Ben-ti-vo-glio, qui a pris Homsk ». Que l’on compose ce texte en gros caractères.

— À la bonne heure. Le public saura à quoi s’en tenir.

Quelques secondes après, les rotatives :

— Clac… clac… claclaclaclac… claaac…

Puis sous le porche, dans la rue, dans deux rues, dans toutes les rues :

— …UPRÈME… sortant d’presse !… ande victoire !… Bentivoglio !!…