Par fil spécial (Baillon)/02

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 17-22).

NOTRE JOURNAL



Nous sommes un grand journal. Nous l’affirmons au faîte de notre façade. Le titre et, en dessous :

LE JOURNAL LE MIEUX INFORMÉ

De grosses lettres. L’homme qui les fixait est dégringolé avec un I. Par terre, il semblait tout petit à côté.

L’UPRÈME n’est pas notre nom. Le vrai était trop long ; les marchands qui le criaient, attrapaient mal à la gorge. Ils ont retenu deux syllabes. C’est mieux. Rond hors de la bouche, cela vous entre pointu, dans l’oreille.

Les directeurs, eux-mêmes, disent :

L’UPRÈME.

Certains journaux font les modestes. Où sont leurs locaux ? Comment fonctionnent leurs machines ? Ils cachent tout. Ils ont tort. Un journal-le-mieux-informé se doit au public. Larges enseignes, belles vitrines, nombreux étages. Sans la rentière qui s’obstine à vieillir au 9, nous aurions un bloc d’une seule pièce, sur les boulevards.

Être un journal-le-mieux-informé n’est pas simple.

Il faut des locaux : de petits locaux, de grands locaux, de beaux locaux, des locaux avec des cuivres comme de l’or, des tapis comme du velours, d’autres où c’est le contraire de l’or et de ce velours.

Dans ces locaux, il y a des sous-locaux : grands bureaux, petits bureaux ; dans ces bureaux, des armoires : armoires où fourrer des livres, armoires où classer des journaux, armoires dont on ne saura jamais que faire.

Il y a des coffres-forts. De gros coffres-forts, de petits coffres-forts, de grandes caisses, de petites caisses ; tous les jours, pour le public, la grosse caisse.

Il y a des divisions : l’administration, en guerre avec la rédaction ; la direction, en guerre avec la rédaction et l’administration ; l’expédition, en guerre avec l’administration, la rédaction, la direction.

Il y a des ateliers : l’atelier où l’on compose, l’atelier où l’on grave, l’atelier où l’on cliche, celui où l’on met en pages, celui où l’on imprime.

Dans tous ces locaux, il y a des gens. Des gens qui entrent, des gens qui sortent ; de grands bonshommes, de petits bonshommes, de gros bonshommes, de sales bonshommes.

Il y a des gens qui écrivent, des gens qui pensent ; dans un bureau, un type qui se gratte le nez ; quelque part, sur une chaise, un type qui pleure.

Il y a le personnel : des directeurs, des secrétaires, des rédacteurs, des correcteurs, des administrateurs, des metteurs, des entremetteurs.

Quand on entre, il y a des huissiers qui disent : « Où allez-vous ? » quand on sort : « D’où venez-vous ? »

Il y a des portes où c’est défendu d’entrer ; d’autres s’ouvrant toutes seules : « Venez donc : entrée libre ! »

Il y a des téléphones, des oreilles pour les cornets de ces téléphones, des mains qui portent aux oreilles ces cornets de téléphone.

Il y a des machines. Des machines à écrire, des machines à calculer, des machines à dicter, des doigts pour ces machines, des cerveaux et des yeux pour les doigts de ces machines.

Après les petites, il y a de grandes machines : des rotatives, des foreuses, des fraiseuses, des transporteuses, des linotypes.

Il y a des moments : des moments où l’on court, des moments où l’on rit, des moments où l’on se tait si fort que l’on pense à la mort.

À cause de ces moments, il y a des horloges. Ciel ! comme il y a beaucoup d’horloges ! De grandes horloges, de petites horloges, de sournoises derrière une porte, de graves sur des planchettes, et, à certaines minutes, des yeux sévères pour ces horloges.

Il y a des halls où ça sent tout le monde, des salons où ça flaire la poudre, des cours où ça pue l’urine. Il y a l’odeur qui se lève de ces tonneaux d’encre, celle qui couve dans ces bobines de papier, celle, puissante, qui monte des machines dont les bielles ont des sous-bras en sueur.

Il y a des femmes : de grandes femmes, de jolies femmes, de petites femmes, de vilaines femmes et — comme, pour les hommes, de sales bonshommes, — de sales bonnes-femmes.

Il y a des choses qu’il n’y a pas : l’allumette quand on voudrait du feu, un livre qui aurait toutes ses pages, le coin de verdure où l’on serait bien, une conviction, un confrère vraiment confrère, un oiseau qui chante, une cloche qui prie…

Grand bonhomme, petit bonhomme, sale bonhomme, quand on entre là dedans, on est très fier — le premier jour.