Par fil spécial (Baillon)/04

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 35-41).

QUELQUES BUREAUX



Où l’on entre, le nez précède. Quel dommage ! Cette petite cour ne sent pas bon.

Cet escalier pue le papier ; il sent aussi l’encre, puis ce quelque chose d’aigre et de fort, le relent des machines qui ont chaud.

Au bout de l’escalier, le couloir sombre. On le connaît. Là-haut, le réflecteur, sans la lampe. Au fond, la porte, où il y a toujours quelqu’un. À droite, une plaque :

SECRÉTARIAT

Allez-y franchement. Si, timide ou poli, vous frappiez, le Monsieur, de l’autre côté, vous répondrait :

— …spèce d’idiot.

Le …spèce d’idiot ne serait plus moi.

C’est là. Existe-t-il des mares, des bruyères, des champs ? Une grande salle, parce qu’il faut de la place pour ces grands murs. Mur à droite, mur à gauche, mur derrière, mur devant ; celui-ci troué de fenêtres pour qu’on sache que, tout de suite après, il vient encore des murs.

Dans le mur à gauche s’ouvre la porte à laquelle on ne doit pas frapper. Le secrétaire, les directeurs, les rédacteurs, les raseurs, trop de monde passe par là. C’est une porte très utile. Si j’ose dire : il pend une aventure au nez de cette porte !

Dans le mur à droite, une autre porte. Clic… clic… clic clic clic : on dirait qu’il pleut sur des vitres. Ce sont les linotypes. L’atelier est à côté.

Murs, portes, fenêtres, ce qui reste de place est occupé par des meubles. Ils sont nombreux et, tous, très nécessaires.

1o Le mur du fond.

Notre page d’agenda. Elle est grande. On y lit des adresses, des dates, des numéros de téléphone. M. Sinet y enregistre les noms dont l’orthographe est difficile. Il y a des pense-bête de ce genre : « Demain, à neuf heures… » Il signale en grosses lettres rouges qu’un certain Robusse est un cochon ; en lettres non moins grosses, mais bleues, que celui qui a écrit cela en est un autre. Il porte encore un dessin dont le sujet vigoureux dénote sans qu’on s’y trompe qu’il s’agit de certain rédacteur paillard qui s’appelle Jean Lhair.

2o Le casier à journaux.

Une liasse de journaux vient d’arriver.

— Prends, petit.

Le secrétaire les passe au groom qui a mission de les ranger dans le casier pour qu’au besoin on les retrouve. Mais justement, sur un journal, on voit une belle image, et c’est bien amusant…

Nouvelle liasse.

— Prends, petit.

Cette fois, il n’y en a pas qu’une image : il y en a beaucoup… Le secrétaire n’a garde de gronder. Il sait : le journal que l’on cherche, on ne le trouve jamais. Et d’ailleurs, à quoi bon ?

3o La bibliothèque.

À quoi sert-elle ? Un soir, j’y ai laissé un reste de fromage. Le lendemain, M. Sinet y avait piqué au bout d’une allumette ce simple commentaire : Pouah ! Les souris ont bien voulu du fromage, mais pas du commentaire. Dans dix ans, il y sera encore.

Tout de même, on trouve quelques livres. Voici A. L. P., trois tomes d’une Encyclopédie qui possédait probablement d’autres lettres. Ce triste cartonnage enveloppait un Atlas dont survit, bien conservé, un morceau de l’Afrique. Ces quelques feuillets sont les reliques d’une brochure : Guerre à l’alcoolisme, avec « hommage respectueux de l’auteur ». En somme, ce qu’il faut pour que le secrétaire, qui doit tout savoir, apprenne ce qu’il ne saurait pas. Il n’a garde. Comme pour le casier, il est fixé : le renseignement que l’on cherche, on ne le trouve pas. D’ailleurs à quoi bon ?

4o La table.

Les pieds vissés, elle se campe au milieu de la pièce. Six grands journaux étalés ne s’y gêneraient pas. C’est là-dessus que nous transformons en copie ce que les naïfs appellent leur article. Bien que ne travaillant pas ensemble, nous aimons chacun notre coin ; M. Sinet, à gauche, là où le linoléum du parquet porte, en ronds noirs, le souvenir de ses cigarettes ; moi, à droite, où le bois est brûlé par les miennes. Notre outillage est simple. Ni roues, ni bielles. Des ciseaux, un crayon, au bout d’un pinceau une larme de colle. Tout est là, en bonne place.

Ces deux appareils ? Des téléphones. Pour les profanes, le petit est un téléphone privé. Rébarbative, pour nous, c’est une bouche que les patrons allongent jusqu’ici avec des ordres. Le grand est plus sympathique, le cornet en oreille sur les rumeurs du monde. Il arrive que, l’esprit tendu sur notre copie, nous devions planter tout là pour nous entendre demander :

— Allô ! Nous sommes au café. Nous tenons un pari. Voulez-vous nous dire en quelle année, quel mois, un certain M. Pascal a inventé la brouette ?

Dame ! un journal bien informé.

5o Le strapamouf.

Les rédacteurs ont à remettre au plus tôt leur copie au secrétaire, qui doit la passer, sans retard, aux linotypes. C’est important. Comme contrôle, on marque l’heure : le rédacteur, dans un coin, au crayon ; le secrétaire, officiellement avec un cachet-montre, dit le strapamouf. Dans quel bazar a-t-on déniché ce monument ? Haute poignée de bois, armature de cuivre, conscient — croirait-on — de son importance, il domine la table, comme un clocher son paysage. Le pot à colle est un vague édicule, à côté. Il opère avec fracas. « Stra » son ressort qui s’écrase ; « Pa » le cachet qui tamponne ; « Mouf » le ressort détendu qui se remet en place. Il dit son nom. Ou plutôt, il le dirait ; car, instrument si utile, il ne parle jamais.

Les autres rédacteurs ont, en plus petit, des pièces dans le même genre. Même table, mêmes ciseaux, même casier, et pour la bibliothèque que l’on consulte, le même « à quoi bon ? » Jean Lhair, qui fait la politique, conserve dans la sienne un extrait du Code pénal ; le fait-diversier Cédron, le revolver d’un suicidé ; les autres, des romans, des cigarettes, des billets, le tome S de l’Encyclopédie, à cause d’un certain mal qui commence par cette lettre. Un seul rédacteur a beaucoup d’ordre : Ranquet. Il fait les Sports et le Sénat. Portraits, discours, performances, il classe tout. On le sait. Quand on a besoin et qu’il est loin, on se faufile, on bouleverse. Si bien qu’avec son ordre. Ranquet, en fin de compte, a le plus grand désordre.

Ceci pour les bureaux que le public ne voit pas. Les autres, on les connaît. C’est un peu comme chez certaines jolies femmes : un beau sourire, les dents fausses.