Par fil spécial (Baillon)/09

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 73-81).

JEAN LHAIR



Au fond, qu’est-il, Jean Lhair ? Notre aîné à tous ? Bien. Et après ? Un journaliste-né ? Il le prétend ; mais entre sa naissance et son premier papier, que rêvait-il, ce journaliste-né ?

On ne peut dire que Jean Lhair soit un triste. Écoutez-le : il rigole. Ni un homme joyeux : voilà sa grosse voix qui ronchonne. Ni un pessimiste absolu, car il finit par plaisanter :

— Après tout, ce sont des foutaises.

Ni triste, ni joyeux, ni pessimiste, il est un peu de tout cela et — chose curieuse — un peu de tout cela en même temps.

— Oh ! les femmes ! hume Jean Lhair, les narines en naseaux de cheval.

Il ne s’en cache pas : il est paillard. Pour un rien, il se tape sur les cuisses ou même ailleurs. Pourtant, regardez la lumière de son œil. On s’imagine très bien Jean Lhair devant une femme, candide et nu comme un petit enfant.

D’autres fois, on pense à un moine, assez pieux pour dire :

— L’abstinence a du bon, mon enfant ; mais la bouteille vaut mieux.

Puis, tout à coup, ces peaux qui pendent, ce ventre mou, ce regard lourd : où donc a-t-on rencontré ce vieillard ?

Pour le Jean Lhair maussade, il y a des vérités réglées une fois pour toutes. Si la pluie est de l’eau, le vent de l’air, le soleil du feu, c’est uniquement pour mouiller, glacer, ou brûler, ce pauvre être appelé Jean Lhair. Pour lui, si bien qu’aille une affaire, elle va toujours très mal.

— Notre journal se vend. Tant pis. Plus il y a d’acheteurs, moins il y en aura, quand il n’y en aura plus !

Quant aux autos, aux avions, à toutes ces découvertes de l’engeance humaine, quelles foutaises !

Ainsi le téléphone ! Certes, ces demoiselles sont gentilles. La bouche en cœur, Jean Lhair s’y entend à minauder :

— Mademoiselle, vous qui êtes si aimable, tel numéro, s’il vous plaît.

Même à la surveillante que l’on peut s’imaginer revêche, avec des lunettes, il dira qu’elle est belle. Mais ce récepteur qu’on se colle à la bouche ! Votre corps qui se morfond sur une chaise pendant que votre voix se promène seule au long d’un fil ! Autrefois, cette promenade on la faisait et Jean Lhair aime le grand air où l’on est libre.

Et les patrons ! En voilà des bougres ! Pires que le vent ; plus hargneux que le soleil ou la pluie. Quand il y a un banquet, qui envoient-ils ? Cedron, ce paresseux ? Villiers qui n’écrit que des foutaises ! Non, ils envoient Jean Lhair ! Vite dans son habit, il faut qu’il aille !

Bien entendu, on ne mange pas mal.

— Une timbale financière, c’est délicieux, mon cher !

Mais le papier à rédiger, ces discours qu’on écoute, et cela juste au moment où il serait si bon de digérer en humant sa coupe de Champagne ! Et puis, on fume là dedans, et la fumée lui brûle les yeux :

— Tenez, dit Jean Lhair, qui se vide les poches. Si ce n’est pas scandaleux ! Regardez-moi ces cigares ! Je les ai chipés pour vous.

Un jour, avec d’autres journalistes, Jean Lhair eut mission de visiter un pays à vignobles. Ces cochons de marchands s’honorèrent de faire déguster à ces Messieurs des échantillons de leurs vins : du blanc, du rouge, du rosé : une bouteille de chaque cru.

— Tu comprends. J’ai dû les vider toutes, et il n’y avait pas que les grandes ! Il y en avait de petites, mais remplies de je ne sais quel marc du diable. Si c’est pas dégoûtant ! Me charger d’un tel reportage. À mon âge !

Chef d’information, Jean Lhair n’aime pas qu’on le commande ; plus volontiers, il commande les autres :

— Toi, mon petit, tu feras ce compte rendu ; toi, mon vieux, celui-là.

Il se réserve les reportages politiques. Quelle misère ! Les idées qu’il répand sont le contraire des siennes. Il en a des crampes de conscience :

— Les Jean-foutre ! hurle-t-il en parlant des patrons. Moi je suis pauvre : je dois me taire pour gagner mes croûtes. Mais eux, avec leur galette, ils pourraient tout. Et au lieu de cela !…

Quand il se fâche ainsi, il devient soudain très vieux.

— Mon cher, tu exagères. Ils l’ont dit : un journaliste mène l’opinion.

— L’opinion ? fait Jean Lhair. L’as-tu vue, l’opinion ? Ça vole dans l’air : aigle, oison, colombe. Nous l’attrapons, nous l’habillons, plumes blanches, plumes noires au goût du jour. Puis on la lâche : « Le bel oiseau ! Le bel oiseau ! » Le lendemain, du blanc, du noir, le goût a passé au vert. Vite les plumes vertes : « Le bel oiseau ! Le bel oiseau ! »

— Tout de même, il y a des idées : on pousse au choix d’un ministre ; on préconise un rapprochement avec un peuple voisin…

— Ballon d’essai ! Quand le vent est bon et que ça monte, avec le gros bout du porte-plume, on pousse : « Le beau ballon ! C’est moi qui l’ai lancé ». Le vent tourne ; vite le porte-plume du côté de la pointe : « La baudruche ! Je l’avais dit. La voilà qui crève ! »

— N’importe, il y a des idées qu’on affirme…

— Ouais ! Celles que, d’avance, on sait au gré des lecteurs : Napoléon est mort… Un et un font deux… Celles-là, on y va carrément : « Un et un font deux… Un et un… » Et encore ! Pour les idiots qui nous lisent, un et un, ça fait peut-être deux plus quelque chose.

Dans les couloirs de la Chambre, Jean Lhair devient fringant. Il est chez lui. Moins enfant, au lieu du journaliste qui interroge, il eût été le député qui répond.

— Eh ! quelle nouvelle, Monsieur le Ministre ?

Jean Lhair l’a connu, marchand de savon, gratte-papier, ou moins.

Certains jours, M. le Ministre se déboutonne. Il parle… parle. Et ce que Jean Lhair, vieillard, serait tenté de ne pas croire, Jean Lhair, enfant, le gobe et le répète.

Il y eut un moment solennel dans la vie de Jean Lhair. C’est le jour où descendit dans un Palace, avec ses malles armoriées et un jeune homme qui ne l’était pas, une fille de roi, en rupture de cour. Les journalistes se ruèrent. Jean Lhair seul fut reçu :

— Altesse !

— Oh ! ne m’appelez pas Altesse…

— Elle était étendue, poursuit Jean Lhair, les bras nus, tout de son long sur un divan. Et belle ! Elle m’a tout dit, comme à un ami… oui, comme à un ami, répète Jean Lhair qui larmoie, puis, tout à coup, se met à rire.

— Eh bien ! qu’est-ce qui te prend ?

— Peuh ! Les grandes dames, on sait d’avance qu’elles ont pris leur bain et que leur linge sent bon. Tandis que…

Et il rêve, les narines en naseaux vers je ne sais quels « tandis que » à surprises, qui n’auraient pas pris leur bain.

Un matin, Jean Lhair découvrit sur le mur de son bureau une affiche à inscription morale, système Taylor. Chacun avait la sienne. Passe chez les autres. Celle de Sinet était très bien.


SOYEZ BREFS, VOS MINUTES SONT AUSSI PRÉCIEUSES QUE LES NÔTRES

Elle visait, en somme, les raseurs !

Mais la sienne !

RESPECTEZ VOS DEVOIRS, SI VOUS VOULEZ
QU’ON RESPECTE VOS DROITS

C’était une attaque directe !

Des heures durant, on entendit un Jean Lhair très vieux parler de démission, hurler que c’était indigne, accueillir les arrivants d’un lugubre :

— Mon cher, as-tu vu leurs affiches ?

Puis, sans doute, il n’y songea plus. Quelques jours après, il eut à s’enfermer dans le vestiaire, qui, satyre comme il l’était, lui servait à autre chose qu’à suspendre sa canne ou son chapeau. Mieux qu’une Altesse l’accompagnait. Il était fort ému et, déjà, levait un œil que troublait un commencement d’extase, quand il vit l’affiche choisie pour l’endroit :

UNE PLACE POUR CHAQUE CHOSE
CHAQUE CHOSE À SA PLACE

— Hé ! hé ! pensa Jean Lhair.

Et cette fois, il sourit… et obéit.

Tel quel, Jean Lhair est un cynique. S’il n’emploie pas les mots grossiers, c’est qu’il en connaît de bien plus gros ; quand on lui dit : « Tel bougre a fait une blague ; la famille demande le silence » ses doigts font signe : « A-t-elle payé ». Et cela n’est pas beau ! Mais voici qu’un jour, il s’amène, tenant par la main une fillette, vraiment trop verte, même pour un Jean Lhair satyre :

— Oh !

— Hé ! c’est la mienne !

Il l’installe sur ses genoux et, par les yeux qui la regardent, il n’est pas plus vieux que s’il était son petit frère.

Ce sont ces yeux-là qui comptent.