Par fil spécial (Baillon)/14

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 123-135).

QUELQUES AUTRES



Un qui ne fait rien.


Les patrons lui ont dit :

— Vous nous chercherez des nouvelles dans les journaux anglais.

Mais, depuis, ils ont trouvé là-bas un correspondant qui leur téléphone ces nouvelles ; ce qui est, en effet, plus pratique. Alors, ils ont dit :

— Laissez là ces journaux. Un de ces jours, nous fixerons votre service. En attendant, soyez régulier.

Il l’est. Il arrive à 9 heures, s’installe, bâille. À midi, il s’en va ; à deux heures, il revient. Quand on lui dira quoi, il le fera.

Les autres sont parfois très occupés :

— Mon vieux, tu ne fais rien. Va donc nous chercher du tabac.

Mais si, pendant ce temps, on avait besoin de lui ?

Une fois, c’est arrivé. Passant en coup de vent, M. Dufour lui a jeté :

— Vite, le Figaro. Cherchez-moi le carré satirique.

Un Figaro, il sait ce que c’est. Mais un carré satirique ? Depuis des mois, il cherche.


Gneip.

— Allô ! c’est Gneip ici ?…

Cela lui sort par le nez et va toucher quelqu’un à l’autre bout du fil. On sait. Il note ce qu’on lui dicte : de petits chiffres qui vont par deux : 0-3 ; 3-4 ; 1-2.

Puis, à un autre numéro, il recommence :

— Allô ! C’est Gneip ici ?

Il est lourd ; il est gras ; un peu comme un cochon. On le palpe :

— Dis donc, vieux. Et le saloir ?

— Allô ! C’est Gneip ici.

C’est tout comme réponse.

Vers 5 heures, à force de chiffres, il en a plein des pages. En ce moment, les rédacteurs se démènent pour faire passer leur dernière copie. Ses chiffres sont sa copie à lui ; il s’agite plus que les autres, court aux machines, pointe les épreuves, agace le correcteur, car ce serait grand dommage si les milliers de gens qui attendent, pour cela, le journal, pouvaient croire que c’est quatre fois, et non trois, que le C. V. B. a foutu sa balle entre les poteaux du R. V. P.


Gustin.

Il a des doigts pour s’en servir ; il s’en sert.

— Tu serais gentil, Gustin ; veux-tu te charger de ce petit reportage.

— Moi ! s’indigne Gustin. Primo, je fais les Conseils généraux.

Il lève le pouce.

— Secundo : le cours des Halles

Il lève l’index.

— Tertio : des traductions pour quand il y a de la place.

Il lève le médius.

On peut faire le compte : par semaine, le pouce lui prend une heure ou deux ; l’index pas davantage ; quant au médius pour « quand il y aura de la place », il n’y a jamais de place.

— Voyons, Gustin. Pour cette fois…

— Primo, recommence Gustin.

Et, déjà, son pouce se lève…


Marchand.

— Marchand, avez-vous lu ce livre ?

— …m’en fiche !…

— Que pensez-vous, Marchand, de ce nouveau ministre ?

— …m’en fiche !

— Tiens, sur le toit, un moineau !

— Je le guettais, dit Marchand. Regardez son ergot et cette plume : ce n’est pas un moineau ; c’est un…

Il disserte ; il s’anime. Classe, famille, sous-famille, il donne un cours. Pour Marchand, si le Bon Dieu a pris la peine de créer le monde, c’est pour y lancer des canards, des alouettes, des éperviers et que Marchand les observe.

Il en a plein ses chambres. Où il passe, ça sent la plume, la fiente et aussi le camphre, car pour les oiseaux, de Marchand, la vie n’est pas obligatoire.

Marchand se frotte les mains.

— Après-demain, je suis en congé.

Il a des enfants, un peu d’air leur ferait du bien. Il ira seul. Il mettra de grosses bottes et traînera dans les bois, sous les taillis qu’il sait. Il a découvert un nid. Quoi de plus intéressant qu’une mère qui distribue un ver à ses petits ? Il ne s’émeut pas ; il observe. Il connaît les mares où les oiseaux se baignent. Quand il les a bien vus, il les attrape. Il les aime si fort qu’après les avoir étudiés à l’extérieur, il les ouvre pour voir comment ils sont faits à l’intérieur.

Un jour, un garde forestier s’amène au secrétariat et jette, sur la table, six pauvres grandes bêtes, avec de jolis becs de perruche, tuées au nid. Éperviers ? Milans ? Marchand les identifie, trouve le coup étonnant, demande qu’on photographie l’homme avec ses oiseaux, écrit là-dessus cent, deux cents lignes. Il y va de si bon cœur qu’on serre le reste pour donner en entier son article.

Ce jour-là, pour Marchand, il y eut quelque chose de vraiment bien dans le journal.


Le Bibliothécaire.

… Car il y a une bibliothèque, une vraie, avec des livres : les « hommages respectueux » que s’obstinent à envoyer les pauvres auteurs. Une vaste salle. Sauf, le bibliothécaire, personne n’y peut entrer. D’où vient-il ? Une verrue sur le nez, il porte une bosse sur le dos, comme une verrue plus grosse. Il aime la symétrie. Il se tracasse pour ses volumes. Comment les ranger ? Il a essayé par sujet : le coup d’œil n’était pas beau. Puis, suivant la teinte des couvertures ; cela ne valait pas davantage. À présent, il a trouvé : les grands avec les grands, les petits avec les petits, par rang de taille. C’est mieux. Mais si, de format pareil, il pouvait les réduire à la même épaisseur !


Grand reportage.

Sur la fenêtre, la neige en rideau. Le gaz brûle. Roupie au nez, bleu de fièvre, Robusse tape comme un fou sur sa machine à écrire. Je lis par-dessus son épaule : …foule en délire. Notre auto file en quatrième vitesse. Il fait chaud : par-dessus le parfum des orangers en fleurs, nous arrive le souffle embaumé de la Grande-Bleue…

— T’en as de la veine, Robusse.

Il est trop rauque. À peine, si on comprend : « chameau ».

C’est Robusse qui traduit en long ce que les télégrammes lui transmettent en court. Un mot en devient cent ; plus, s’il le faut. Il possède dans la tête les accessoires qui font bien : drapeaux en berne, drapeaux au vent, temps magnifique pour les fêtes, brouillard pour les deuils, sourire entendu du diplomate, assemblée nombreuse, foules en délire, applaudissements sur tous les bancs. Il trouve aussi des mots. À soleil, il préfère Phébus, ce qui flatte le lecteur ; ou l’astre rayonnant du jour, ce qui remplit une demi-ligne. Les aviateurs deviennent les Rois de l’air, comme les cyclistes les Rois de la route.

— Mais pourquoi, Robusse ?

— Peuh ! ça fait bien.

Ils sont encore : ceux-ci, les ténors de la pédale ; ceux-là, les soprani de l’altitude.

Au-dessus de sa copie, Robusse n’oublie pas, entre parenthèses et souligné pour qu’on le compose en italique :

(De notre envoyé spécial.)

Une dépêche arrive : « Le Pape a un clou sur la cuisse gauche ». La dépêche suivante : « Le Pape a un clou sur la cuisse droite ». À gauche ? À droite ? Robusse est perplexe :

— Prends la moyenne, Robusse : « Le Pape a des hémorroïdes ».

On arrête, au saut du lit, un assassin de marque. On fouille les tiroirs, on trouve un revolver hors d’usage, dans l’un ; dans l’autre, un paquet de cartouches.

Version de Robusse : On arrête un assassin de marque. Il s’est défendu avec rage. Il tenait un browning chargé, il en avait un autre en réserve. Tout ceci, en plus des mots et avec des : « Je t’arrête ». « Tu m’arrêtes… », bien entendu.

— Qu’est-ce que tu feuillettes-là, Robusse ?

— Un nouveau Code télégraphique.

— Ah !

— C’est bien combiné et moins coûteux que des mots. Chaque fait est représenté par un chiffre. Tu feuillettes cela comme un dictionnaire. Regarde : voici pour les réceptions officielles : 03 signifie accueilli, 04 acclamé.

— Et si on le ramène à coups de pied ?

— Ça y est : 09. De même pour d’autres faits. Voici le chapitre aviation : moteur en panne, descend faute d’essence, tué.

— Et jamais on ne se trompe ?

— Cela peut arriver.

— Ah !

— C’était avant toi. Il s’agissait de quelque chose comme la traversée de la Manche en avion : une grosse affaire

— Blériot ?

— N’importe ! On avait envoyé des reporters, de vrais. Jean Lhair à un bout, Ratin à l’autre.

— Ratin ?

— Un drôle de bonhomme. Comme cela traînait à cause du vent, il envoyait des télégrammes d’attente. Le dernier du soir se terminait par ces mots : « Note pour la Direction : envoyez fonds ».

— D’après le Code ?

— Ce n’était pas prévu. Un matin, je reçois une dépêche de Ratin : 0131, il est parti et, beaucoup plus tard, de Jean Lhair : 0132, il est arrivé. Mon vieux, je ne sais si tu t’en souviens : cette aviation qui commençait, nous emballait. Je m’emballe ; je décris le départ, le vol au-dessus de la mer, la foule sur la falaise, un petit point qui approche dans le ciel, les cris qui montent, les chapeaux qui s’envolent, l’aviateur qui descend. C’était très beau.

— Ton article ?

— Mon article et le reste. La copie donnée, je traîne un peu, je fume une cigarette, puis je pars. Dans l’escalier, je rencontre un porteur avec un télégramme : « Donne-moi ça, petit ». J’ouvre et qu’est-ce que je lis ? Jean Lhair avait bu du vin ; il avait pris un numéro trop bas. Il rectifiait : au lieu de 0131, il est arrivé, il fallait lire 0132, il n’est pas arrivé.

— Fichtre ! Ta belle copie au diable ! Tu cours aux machines, tu la retires ?

— On allait rouler. J’avais mis trois heures à l’écrire. J’y tenais ; et, après tout, qui aurait pu prouver que j’avais reçu ce deuxième télégramme ?

— Et tu as laissé passer une nouvelle qui était fausse ?

— Oh ! fait Sinet qui a entendu ; il y a des nouvelles qui sont vraies avant qu’elles arrivent.


Agences.

Que fait-on au Chili ? Que se passe-t-il en Polynésie ? Où irait-on s’il fallait, dans tous les coins du monde, envoyer des reporters ? Les Agences y suppléent. Reliées par fil à leurs, correspondants, maniant, au surplus, avec sagesse, les ciseaux et la colle, elles centralisent les nouvelles et deviennent, si l’on peut dire, le journal des journaux.

Cette copie nous arrive, tapée à la machine sur un papier à l’odeur aigrelette, dans un vilain français que l’on peut appeler du français d’Agences. C’est fort bien. Mais pourquoi, certains jours, cette dissertation sur les blés d’Amérique et cette tirade diplomatique, à quoi tend-elle ? Travail subtil pour le secrétaire.


Un jour.

Au secrétariat, certain jour.

Trois heures, Robusse arrive, Gneip arrive, Cédron arrive. Ce n’est pas leur heure : ils arrivent. Voici M. Léfime qui arrive ! Voilà M. Galerville qui arrive ! Ceux-là, rarement, ils arrivent ; aujourd’hui ils arrivent. M. Sinet qui, à trois heures, travaille généralement seul, ne s’étonne pas de tout ce monde qui arrive.

— Tiens ! mon cher Galerville !… Bonjour, Monsieur Léfime… Hé ! Robusse, mon petit…

À chacun suivant son rang…

On prend une chaise. On cause. Pas beaucoup :

— Ça va ?

— Oui.

— Pas de nouvelles ?

— Heu !

Un peu comme des gens qui attendent. On lorgne le petit téléphone qui, d’aventure, pourrait dire quelque chose. On n’en parle pas : ce serait gênant.

— Il fait beau, annonce quelqu’un.

— Oui.

M. Léfime tire son mouchoir et sent bon. Il fait la critique des concerts :

— Hier, commence-t-il, j’ai entendu…

Mais le petit téléphone intéresse bien plus ; c’est lui qu’on surveille.

Trois heures et demie. Jean Lhair arrive. Un autre jour, il serait à la Chambre : il a raté la Chambre. Jean Lhair est cynique. Il montre l’appareil ; ses doigts font un signe :

— Est-ce que ?

— Pas encore, répond Sinet.

— M…, alors !

Le mot n’atteint pas le sourire délicat de M. Galerville qui est poète et continue de sourire :

— Ah ! bonjour, Jean Lhair.

À deux, ils rejoignent M. Léfime, qui sent toujours fort bon.

— Elle avait une de ces robes… raconte M. Léfime.

On l’écoute, on répond. Mais ce sacré petit téléphone ! On est distrait.

— Drelin !

C’est lui ! Non, c’est l’autre, le grand. On se tait pour ne pas troubler le secrétaire.

— Allô !

Il prend des notes, puis raccroche :

— Des blagues.

Un autre jour, on demanderait : « Quelles blagues ? » Aujourd’hui, on est sérieux. On regarde M. Sinet partir à l’atelier. Comme il revient, par la porte qui retombe, on entend la voix de M. Dufour. Elle est perçante : elle vient de loin :

— Il est aux machines, suppute quelqu’un.

— Il serait mieux ailleurs, grogne Jean Lhair.

Et, tout à coup, la voix arrive de cet « ailleurs ».

— Ça brûle, dit Jean Lhair, qui perd son droit d’être maussade.

Hélas ! ça brûle, mais ça s’éteint

… Quatre heures ! Après quatre heures vingt, on le sait, le téléphone ne dit jamais rien. M. Léfime marche de long en large. Partout où il passe, cela sent bon. Robusse et Cédron se regardent avec l’air de se dire… Le poète Galerville s’accoude à la table, la joue dans la main, comme s’il avait mal aux dents.

— Nous faire attendre !… s’indigne Jean Lhair. Je trouve ces procédés…

Quand soudain : « Drelin », ça y est !

M. Sinet n’a-t-il pas entendu ? C’est à lui de répondre. Comme il tarde ! Si, pendant ce temps, à l’autre bout, on s’impatientait ! Enfin, il décroche et ce n’est pas long.

— Allô !… Oui… Bon…

Il ne se presse pas. Il regarde parmi tous si quelqu’un est là. Il rallume sa cigarette.

— Monsieur Léfime, on vous demande.

M. Léfime ne s’informe pas : « Qui me demande ? » Il sait. Il va, le pas alerte. C’est même étonnant comme, certains jours, M. Léfime a le pas alerte. Et ce qu’il sent bon ! Les autres se sont épanouis. Ils ne causent plus, ils bavardent, Jean Lhair, le cynique, s’est tapé sur le ventre.

— N’aura du nanan.

Seul, M. Galerville, qui est riche et poète, reste riche et poète. Il parlait tout à l’heure, il continue de parler ; mais quelque chose de léger comme une aile frétille au bout de ce qu’il dit : après M. Léfime, c’est à M. Galerville.