Par mer et par terre : le batard/VI

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CHAPITRE VI

OÙ MESSIEURS MARAVAL ET IVON LEBRIS SE DESSINENT.


Les exigences de notre récit nous contraignent maintenant à abandonner pour quelque temps l’Amérique et à nous transporter d’un bond à Cadix dans la maison de M. Maraval, le banquier français, l’un de nos plus importants personnages.

Depuis quelques jours, cette maison, si calme d’ordinaire, n’était plus reconnaissable ; il y régnait une activité extraordinaire ; les employés semblaient pris d’une espèce de fièvre, tandis que M. Maraval lui-même entassait chiffres sur chiffres et feuilletait d’énormes registres in-folio en compagnie de son principal caissier.

M. Maraval se retirait des affaires ; il cédait sa maison à son premier employé, dont il avait, depuis deux ans déjà, fait son associé, et auquel il avait accordé la main de sa fille doña Asunta.

Ce jeune homme se nommait Hector Mallet ; il était orphelin et fils de l’un des plus vieux amis de M. Maraval, qui le lui avait recommandé en mourant.

Hector Mallet avait été élevé dans la maison du banquier, auquel il avait voué une profonde reconnaissance et un dévouement sans bornes pour tous les bienfaits dont celui-ci l’avait comblé. C’était un homme de trente ans, bien fait de sa personne, de manières douces et élégantes, aux traits empreints d’une rare bienveillance et d’une physionomie à la fois énergique et loyale ; il était doué d’une haute capacité financière ; de plus, actif, travailleur, et surtout adorant sa jeune femme, qui l’adorait aussi. Leur mariage avait été un mariage d’amour.

Donc M. Maraval cédait sa maison à son gendre au moment où nous le remettons en scène.

En sus des deux millions donnés par lui en dot à sa fille, M. Maraval laissait dans la maison de son gendre une somme de quatre millions aux intérêts fixes de cinq pour cent, dont le capital, après dix ans, serait remboursé par annuités en huit ans ; de plus, il avait donné à titre gracieux, aux jeunes époux, son magnifique hôtel de Cadix et une charmante quinta, d’une valeur assez considérable, qu’il possédait entre Puerto-Santa-Maria et Xérès, sur le bord de la mer.

C’était agir en véritable prince de la finance ; une maison possédant de tels éléments de réussite, et honorablement connue dans le monde entier, devait certainement prospérer.

Il est vrai que M. Maraval pouvait procéder comme il le faisait, sans aucunement s’appauvrir.

Sans parler de plusieurs propriétés très-belles, en Touraine, dans le Languedoc, en Béarn et surtout à Paris et aux environs, propriétés toutes d’un excellent rapport, il avait mis à part et placé dans la maison Rothschild une somme de deux millions destinée à servir de dot à son fils Armand, alors capitaine d’état-major dans l’armée française, quand il plairait à celui-ci de se marier ; M. Maraval se retirait avec une somme ronde et liquide de dix millions, non compris la dot donnée à sa fille et les quatre millions laissés dans la maison qu’il cédait à son gendre.

Cette fortune plus que respectable avait été honorablement gagnée en trente ans par M. Maraval ; il est vrai que l’époque était bonne et qu’il avait été merveilleusement aidé par les événements.

Bref, M. Maraval, dont la liquidation touchait à son terme, se préparait à quitter l’Espagne et à retourner en France, pour y planter des choux, ainsi qu’il le disait en riant.

Un matin du mois de juillet, vers midi, M. Maraval achevait de déjeuner, en compagnie de sa femme, doña Carmen, de sa fille, doña Asunta, et de M. Hector Mallet, son gendre.

Le banquier était radieux ; il se frottait les mains, tout était terminé depuis la veille, son gendre avait pris définitivement la direction de la maison, dont la raison sociale avait été modifiée ainsi : « Maraval et Hector Mallet », afin de ne pas dérouter les nombreux correspondants du banquier par un changement trop brusque.

— Voilà qui est fait ! dit M. Maraval en reposant vide, sur la table, le verre de vieux rhum qu’il avait l’habitude de boire comme couronnement du déjeuner. Avant un mois nous serons installés à Paris.

— Si tôt que cela, cher père ? dit doña Asunta avec une légère inquiétude.

— Peut-être plus tôt ! reprit M. Maraval en souriant.

— Oh ! le vilain père ! fit la jeune femme avec une moue charmante.

— Vous êtes bien pressé de nous quitter, cher père ? ajouta M. Hector Mallet affectueusement.

— Ne croyez pas cela, mon gendre ! Vous le savez, j’ai coutume de mener les choses rondement ; mais rassurez-vous, mes arrangements terminés là-bas, vous ne tarderez pas à me revoir, la meilleure part de mon cœur reste ici ; et, grâce à Dieu, les communications sont faciles.

— Voilà qui est parler, tatita chéri s’écria doña Asunta avec joie.

— D’ailleurs, je ne suis pas encore parti ; le port de Cadix est vide, je ne sais trop quand je pourrai fréter un navire, car j’ai, Dieu merci, un monde de choses à emporter.

— J’espère bien, dit gaiement M. Mallet, qu’il s’écoulera beaucoup de temps encore avant que vous réussissiez à trouver ce navire si désiré.

— Et que vous nous resterez bien des mois encore, tatita, ajouta doña Asunta en l’embrassant.

— C’est bien, niña cariñosa ; mais peut-être, ajouta-t-il en souriant, votre mère n’est-elle pas de cet avis ?

— Oh ! moi, dit doña Carmen avec sentiment, bien que je sache que je reverrai souvent nos chers enfants, j’aurais été bien heureuse de ne pas me séparer d’eux.

— Égoïste ! fit en riant M. Maraval ; méchante mère, qui oublie son fils qui l’aime tant et a si grand désir de l’embrasser !

— Dieu me garde d’oublier Armand ! je l’aime trop pour cela, vous le savez, Jose.

En ce moment un domestique entra.

— Que voulez-vous Esteban ? lui demanda M. Maraval.

— Senor amò, répondit le criado, il y a là un caballero qui insiste pour être reçu, malgré les ordres que vous avez donnés ; il dit que lorsque vous saurez son nom, vous ne ferez pas difficulté de le voir ; il m’a remis sa carte.

M. Maraval prit la carte, jeta les yeux dessus, et se levant aussitôt :

— Où avez-vous fait entrer ce caballero ? demanda-t-il.

— Dans le salon bleu, señor mi amò.

— Conduisez-le dans mon cabinet, et priez-le de m’attendre un instant.

Le valet salua et se retira.

— Cette personne est un vieil ami que je ne puis ne pas recevoir, dit M. Maraval ; je suis donc forcé de vous fausser compagnie, mais pas pour longtemps, je l’espère bientôt je vous rejoindrai dans votre boudoir, chère Asunta.

— Allez, cher père, et revenez-nous le plus tôt possible ; puisque vous voulez absolument vous séparer de nous, c’est bien le moins que vous nous apparteniez pendant les quelques instants que vous avez encore à passer en Espagne, dit la jeune femme avec une moue charmante.

M. Maraval se leva, serra la main de son gendre, traversa quelques pièces et couloirs, et entra dans son cabinet, où l’attendait avec une vive impatience son visiteur.

— Quelle charmante surprise ! Eh quoi ! vous ici, monsieur le duc ! s’écria-t-il en serrant la main du gentilhomme.

— Chut ! cher monsieur Maraval, répondit celui-ci en souriant ; il ne doit y avoir ici, vous le savez, que votre vieil ami don Carlos de Santona.

— Bien ! à votre aise, cher don Carlos ; je sais garder un secret. Mais asseyez-vous donc, je vous prie, ajouta-t-il en lui poussant un fauteuil.

Notre ancienne connaissance, don Carlos de Santona, dont la modestie s’effarouchait du titre de duc, s’assit en face du banquier.

— J’arrive de Madrid, dit-il.

— Aujourd’hui ?

— À l’instant. Je ne me suis arrêté nulle part ; je suis descendu devant votre porte avec l’intention de vous demander une hospitalité de quarante-huit heures. Mais, à présent, je ne sais si je dois le faire.

— Pourquoi donc cela, cher don Carlos ?

— Dame ! parce que je crains de vous gêner. Votre maison, que toujours j’ai vue si tranquille, me parait en pleine révolution. Vous serait-il arrivé quelque accident fâcheux, cher monsieur Maraval ?

Celui-ci se mit à rire.

— Rassurez-vous, dit-il : la révolution s’est terminée par mon abdication ; j’ai cependant conservé assez de pouvoir, soyez-en convaincu, pour offrir à un ami tel que vous l’hospitalité à laquelle il a droit.

— Comment ? de quelle abdication parlez-vous ? demanda le vieillard avec surprise.

— En un mot, cher señor, je me retire des affaires ; j’ai cédé ma maison à mon gendre, auquel, je l’espère, vous conserverez votre bienveillance, et je me prépare à retourner en France, où je me propose de me retirer. Vous me surprenez en pleins préparatifs de départ.

— Eh quoi ! partez-vous donc tout de suite ?

— Oh ! non, pas avant un mois ou six semaines, répondit-il en souriant, de sorte que vous pouvez sans crainte accepter mon hospitalité.

— Voilà qui me rassure ; j’accepte donc, mon ami. Quant à votre gendre, c’est un charmant jeune homme, que je tiens en haute estime ; vous avez, à mon avis, fait un bon choix en le mettant à la tête de votre maison, si honorablement connue depuis tant d’années il peut en toute sûreté compter sur mes amis et sur moi.

— Vous me comblez, cher señor mais, pardonnez cette question à ma vieille et sincère amitié, je vous trouve triste ; auriez-vous éprouvé quelque nouvelle douleur ?

— Hélas ! mon ami, s’écria tristement le vieillard, pour moi, depuis longtemps, vous le savez, les douleurs viennent en troupe ; c’est même à propos de nouveaux et affreux malheurs qui me frappent, que vous devez cette importune visite d’aujourd’hui. J’ai tout quitté pour venir près de vous chercher ces consolations dont j’ai un si grand besoin, et dont toujours vous, mon ami éprouvé, vous avez été si prodigue envers moi.

— Mon Dieu ! vous m’effrayez, don Carlos.

— Rassurez-vous, cher don José, je suis trop et depuis trop longtemps accoutumé à souffrir, pour me laisser abattre ; la douleur me tuera peut-être, mais elle ne me terrassera pas. Vous avez appris, il y a quatre ans, la mort de la duchesse. Hélas ! j’ai été bien coupable envers elle, j’en ai fait une martyre sur la terre et une sainte dans le ciel ; en mourant, elle m’a pardonné ; mais Dieu n’oublie pas, lui, il me réservait un châtiment terrible et d’atroces douleurs !

— Que voulez-vous dire, mon ami ?

— J’avais deux fils, deux braves et fiers jeunes gens, sur lesquels reposait tout l’espoir de ma race ; tout mon bonheur et toute ma joie se fondaient sur ces deux têtes chéries !

— Eh bien ? demanda le banquier avec anxiété.

— Ils sont morts ! murmura le vieillard d’une voix navrée.

— Morts ? tous deux ?

— Oui ! morts tous deux en même temps ! en soldats ! tués peut-être par le même boulet, en combattant comme des lions !

— Oh ! c’est affreux !

— Affreux, oui !

— Mais peut-être cette nouvelle n’est-elle pas certaine ; il faudrait s’informer, voir, attendre sa confirmation.

— La nouvelle est officielle, mon ami, répondit le vieillard avec un sourire désespéré ; l’aîné, don Rafael, l’héritier de mon nom, a été tué sur la brèche, à la tête du régiment de la Reina, dont il était colonel, à la prise d’assaut par les insurgés colombiens des retranchements de la ville du Callao, lors de la surprise du port par les forces combinées du Chili, du Pérou et de la Colombie.

— Pauvre père ! murmura tristement le banquier.

— Ce n’est pas tout, reprit le vieillard, dont les sanglots brisaient la voix : son frère Horacio, colonel du régiment de l’Infante, qui accourait au secours de Rafael, fut frappé au même instant, presqu’à la même seconde, par un boulet et littéralement coupé en deux !

— Oh ! s’écria M. Maraval.

Il y eut un court silence.

Redevenu maître de sa douleur après un instant, don Carlos de Santona reprit d’une voix sourde :

— Je ne vous ai pas tout dit encore.

— Eh quoi ! quel épouvantable désastre me reste-t-il à apprendre !

Le vieillard se leva avec agitation, fit quelques pas à travers le cabinet, puis, tout à coup, s’arrêtant devant le banquier :

— Y a-t-il longtemps, lui demanda-t-il d’une voix tremblante, que vous n’avez reçu de nouvelles de votre ami le capitaine Olivier ?

M. Maraval se leva en pâlissant.

— Que voulez-vous dire ? s’écria-t-il aurions-nous un autre malheur à déplorer encore ?

— Répondez-moi, mon ami, je vous en prie !

— Depuis près de trois ans, je suis sans nouvelles de lui, répondit-il avec une crainte secrète.

— Eh bien ! je suis plus heureux que vous, reprit le vieillard avec amertume, j’en ai reçu, moi !

— Vous ? des nouvelles d’Olivier ?

— Pourquoi non ? Ne savez-vous pas que jamais je ne l’ai perdu de vue ?

— Pardonnez-moi, je crois que je perds la tête en ce moment ! Ces nouvelles sont mauvaises, sans doute ?

— Hélas ! oui, mon ami !

— Mon Dieu ! serait-il mort lui aussi ?

— Je l’ignore ; depuis plus de quinze mois il a disparu.

— Disparu Olivier ! C’est impossible !

— Cela est ; écoutez-moi. Ce que vous allez apprendre est affreux.

— Oh ! maintenant, je suis préparé à tout ! répondit le banquier avec un sourire navrant.

— Peut-être, mon ami, fit le vieillard avec amertume.

— Vous me faites frémir.

— Votre ami assistait lui aussi à la surprise du Callao.

— Olivier ?

— Ne commandait-il pas un corsaire colombien ?

— Je n’y songeais pas. Eh bien ?…

— Il a combattu comme un tigre et contribué pour une large part à la réussite de cet audacieux coup de main.

— Vous connaissez sa haine implacable pour les Espagnols ? dit le banquier avec intention.

— Hélas ! pourquoi les aimerait-il ! Au plus fort de la lutte, il reçut d’une corvette espagnole, qu’il avait incendiée et qui coulait, une bordée de mitraille presqu’à bout portant cette bordée fit des ravages affreux sur le pont du corsaire, et, ajouta le vieillard d’une voix basse et presque inintelligible, car son courage était à bout et les forces lui manquaient, et…

Il hésita.

— Et ! demanda M. Maraval d’une voix anxieuse.

— Olivier et sa bien-aimée femme, frappés tous deux par un éclat de bois, roulèrent sur le pont entrelacés dans les bras l’un de l’autre…

— Morts !… s’écria le banquier avec explosion.

— Non ! murmura don Carlos, doña Dolorès seule était morte, foudroyée sur le coup ! L’ange était remonté au ciel !

— Pauvre chère enfant ! s’écria le banquier. Mais Olivier ?

— Olivier vivait ; mais ses blessures étaient affreuses ; il avait reçu dans la cuisse un éclat de bois de la muraille de son navire ; les médecins prétendaient lui faire subir une effroyable opération, lui désarticuler la cuisse au col du fémur.

— Et Olivier a consenti ? s’écria-t-il avec un tressaillement nerveux.

— Non ; un miracle le sauva : le hasard voulut qu’une Indienne lui fût amenée par son matelot Ivon Lebris, dont elle avait guéri plusieurs blessures fort graves ; cette femme entreprit la guérison de votre ami : elle réussit, on ne sait par quels moyens.

— Dieu soit loué !

— Ne vous réjouissez pas, don Jose : si les blessures du corps furent guéries, les blessures du cœur demeurèrent incurables. Olivier, à peine debout, passait des journées entières à pleurer sur la tombe de sa femme.

— Pauvre Dolorès, pauvre Olivier surtout ! Dolorès est heureuse, et lui souffre un horrible martyre !

— Vous avez raison, mon ami ; pauvre Olivier, en effet, car il est seul !

— Que devint-il alors ?

— Il pleura ainsi longtemps ; puis, un jour, il reprit le commandement de son navire et partit.

— Dans quelle direction ?

— On l’ignore.

— Peut-être a-t-il succombé à sa douleur.

— Ce n’est pas probable ; puisqu’il a eu le courage de s’éloigner de la tombe de sa femme, c’est qu’il a voulu lutter corps à corps avec sa douleur et la dompter.

— A-t-il quitté le Callao depuis longtemps ?

— Plus de quinze mois.

— Quinze mois ! C’en est fait ! il est mort, quoi que vous en disiez !

— Je ne partage que trop votre avis à cet égard j’ai fait faire de nombreuses recherches elles sont demeurées à peu près infructueuses, à la vérité. J’ai cependant appris de source certaine que son corsaire, le Hasard a été aperçu dans différents parages, à diverses époques.

— Il y a une lueur dans ce vague renseignement. L’équipage du Hasard doit savoir où est son capitaine, et, qui sait ? peut-être le corsaire est-il toujours commandé par lui. Cette longue croisière à travers toutes les mers du globe ne serait alors qu’un moyen héroïque employé par Olivier pour tuer sa douleur.

— Je n’avais pas songé à cela ! s’écria le vieillard en se frappant le front. Ainsi, vous croyez que si on réussissait à joindre le corsaire…

— On aurait des nouvelles positives d’Olivier, j’en réponds ; mais il faut avant tout découvrir dans quels parages se trouve le Hasard.

– À Lisbonne ! interrompit une voix mâle à Lisbonne, où il est mouillé depuis quinze jours. Quant à des nouvelles, j’en apporte, et des plus certaines.

Les deux interlocuteurs se retournèrent avec surprise, presque avec épouvante ; mais ils poussèrent un cri de joie en reconnaissant l’auteur de cette singulière interruption.

C’était Ivon Lebris, toujours fler et résolu ; mais pâle, maigri, le regard éteint et la tristesse empreinte sur le visage.

Connu de tout le monde dans la maison du banquier, le Breton était entré tout droit, sans être interrogé ; il s’était rendu au cabinet du banquier, où il était arrivé précisément à temps pour intervenir dans la conversation, ainsi que nous l’avons rapporté plus haut.

À peine M. Maraval laissa-t-il au marin le temps de s’asseoir.

— Comment osez-vous venir en cette ville et jouer ainsi votre tête, mon ami ? lui dit-il. Si vous étiez surpris, vous seriez arrêté et exécuté sans autre forme de procès.

— Je le sais, répondit Ivon Lebris sans autrement s’émouvoir, mais cela m’est complétement indifférent. Il s’agit de mon matelot : cette raison, pour moi, prime toutes les autres. Je viens tout exprès pour vous demander conseil. Voilà quinze mois que j’ai mis le cap sur Cadix ; mais ces démons d’Espagnols…, pardon señor don Carlos de Santona, font bonne garde sur leurs côtes ; le Hasard est signalé partout, je n’ai pu réussir à me faire jeter à terre ; mais, comme je tenais essentiellement à vous voir, j’ai laissé le Hasard à Lisbonne, j’ai frété un chasse-marée pêcheur, et me voilà. À présent, causons, voulez-vous ? Je n’ai pas de temps à perdre.

Je ne demande pas mieux, répondit M. Maraval en souriant malgré lui ; mais avant tout, il importe que nous sachions bien tout ce qui s’est passé depuis votre retour en Amérique ; il me serait impossible de vous donner le conseil que, dites-vous, vous attendez de moi, si je n’étais pas complétement renseigné.

— C’est juste ; écoutez donc.

— Un instant encore ; vous devez avoir besoin de quelques rafraîchissements ?

— Ma foi, je ne ferai pas de cérémonie avec vous ; je suis à jeun depuis quarante-huit heures, de sorte que je meurs à peu près de faim.

— Alors, suivez-moi, je vais vous faire servir tout ce dont vous avez besoin.

— Mille fois merci !

Tous trois passèrent dans la salle à manger, où presque aussitôt Ivon Lebris fut attablé jusqu’au menton, en face d’un plantureux repas.

Sa première faim calmée, le Breton, tout en continuant à manger et à boire, entama bravement son récit, en remontant, à la prière de M. Maraval, au moment où celui-ci s’était séparé d’Olivier dans cette même ville de Cadix.

Ses deux auditeurs, littéralement suspendus à ses lèvres, écoutèrent ce long récit avec la plus sérieuse attention, sans l’interrompre une seule fois, se bornant à échanger, à certains passages, des coups d’œil expressifs.

Quand Ivon Lebris arriva à la visite de l’alcade de Santa-Buenaventura, à la remise de la lettre et à l’émotion qu’elle lui avait fait éprouver, le marin retira cette lettre de son portefeuille et, la présentant au banquier :

— D’ailleurs, lui dit-il, la voici, lisez-la.

M. Maraval prit la lettre, la déplia d’une main tremblante et la lut à voix haute.

Elle ne contenait que quelques lignes, et cependant le banquier et son ami frissonnèrent à la lecture de cette missive étrange :

« Matelot,

» À la réception de cette lettre, pars sans m’attendre, je ne reviendrai pas ; le désespoir me tue je vais chercher un soulagement à ma douleur dans le désert, que je n’aurais jamais dû quitter. La civilisation s’est constamment montrée cruelle pour moi ; je me réfugie dans la barbarie, qui toujours m’a été tendre et affectueuse. De tout ce monde que je quitte, je ne regrette que toi, mon pauvre vieux matelot, si naïvement bon, et si fidèle toujours, et Joseph Maraval, cet ami de toutes les heures, si dévoué lui aussi. Tu trouveras, dans le premier tiroir à droite de mon secrétaire, des papiers te constituant seul propriétaire de notre cher Hasard et de tout ce qui se trouve à bord. La course ne vaut plus rien maintenant ; crois-moi, fais autre chose le commerce, par exemple. Je t’aimerai toujours, quoi qu’il arrive ; je suis certain que tu ne m’oublieras pas.

» Ma lettre te semblera peut-être froide et sèche pardonne-moi, matelot : si tu savais ce que je souffre ! Si tu revois don Diego Quiros ou M. Maraval, tu leur diras que je suis mort ; tu ne mentiras pas, puisque je n’existe plus, en effet, pour le monde civilisé, par lequel j’ai été tant martyrisé. Mais mieux vaudrait éviter de te rencontrer avec ces chers, oh ! bien chers amis ; si tu le veux, cela te sera facile.

» Adieu, cher Ivon, mon pauvre vieux matelot, hélas ! jamais nous ne nous reverrons ; mais jusqu’à mon dernier soupir, de loin comme de près, je ne cesserai jamais de penser à toi et à Maraval.

» Fais mes adieux à nos braves camarades lis-leur les papiers qui te constituent propriétaire et maitre à bord en mon lieu et place, et dis-leur bien que je les aimais comme des frères, et que je ne les quitte qu’à regret ; mais il le faut la vie civilisée m’est insupportable. Adieu encore. Surtout, ne perds pas ton temps à me chercher, ce serait inutile.

» À bord du brick-goëlette le Hasard, devant Santa-Buenaventura,

» (Baie de Santa-Buenaventura, Californie),

» le 11 septembre 182…
 » Charles-Olivier Madray,
 » capitaine-propriétaire du brick-
 » goëlette le Hasard. »


Un assez long silence suivit la lecture de cette lettre.

Les trois hommes, perdus dans leurs pensées, demeuraient la tête basse et les yeux pleins de larmes.

— Avez-vous quelque chose à ajouter, mon cher Lebris ? demanda enfin M. Maraval d’une voix défaillante.

— Quelques mots seulement, reprit le marin en s’essuyant les yeux à la dérobée. Olivier, ainsi que je l’appris plus tard, ne s’était arrêté que pendant deux heures dans le Presidio, le temps nécessaire pour changer ses vêtements européens contre un costume complet de coureur de bois. Il avait un rifle américain excellent, un bowie knife un couteau de chasse, de la poudre et des balles en quantité ; une gibecière gonflée de vivres et garnie de tous ces instruments indispensables à un chasseur : assiettes de bois, chaudron en fer, gobelet, couteau, fourchette, cuiller, briquet, amadou, trousse garnie de ciseaux, dés, aiguilles, alène, que sais-je, moi ; quelques chemises et mouchoirs, deux paires de bottes toutes neuves, et les Essais de Montaigne, édition Elzevir, ouvrage qu’il affectionnait particulièrement.

Comme tous ces objets, et bien d’autres encore que je n’ai pas mentionnés, étaient assez encombrants, Olivier acheta un magnifique mustang des prairies à demi sauvage, ainsi qu’un harnais complet, une reata en cuir tressé, et deux grandes couvertures en laine.

Olivier, avant de quiter le navire, s’était muni de cent cinquante onces en or, qu’il avait placées partie dans une large ceinture en cuir qu’il portait autour des hanches, partie dans la valise où ses habits étaient renfermés, et solidement amarrée sur la croupe de son mustang.

Olivier, vous le savez, aime beaucoup les diamants, c’est le seul faible que je lui connaisse ; il en a donc beaucoup. Certains d’entre eux sont d’une grande valeur ; cette collection vaut un prix considérable. Avant de quitter le bord, il a renfermé toutes ces pierres dans un sachet de peau de rat musqué, qu’il s’est pendu ensuite au cou par une chaîne d’acier ; il a donc voulu se prémunir ainsi contre toute éventualité.

Après avoir pris congé de l’alcade et lui avoir confié sa lettre, Olivier a passé deux excellents pistolets de Lepage à sa ceinture ; puis, sans détourner la tête, il s’est enfoncé résolûment dans la forêt vierge, en compagnie de la vieille Indienne, qui trottait allègrement devant le mustang, lui frayant le passage et éclairant la route.

Depuis ce jour, nul ne l’a revu.

Toutes mes recherches ont été en pure perte. C’est alors, monsieur, que j’ai pensé à vous et que l’idée m’est venue de vous demander conseil.

— Avant de vous donner ce conseil, veuillez d’abord, mon cher Lebris, me faire connaître vos intentions.

— Ce sera bientôt fait, dit-il en allumant un cigare.

— Bien, allez.

— Si ma présence vous gêne, monsieur, dit le vieillard, je me retirerai. Et il se leva.

— Non point, señor, s’écria vivement Ivon Lebris n’êtes-vous pas un ami d’Olivier ?

— Oui, dit-il en soupirant, et un des plus dévoués.

— Alors, señor, il ne saurait y avoir de secret entre nous.

— Merci, répondit avec émotion don Carlos de Santona.

— Avant tout, cher monsieur Maraval, vous comprenez, n’est-ce pas, que je n’accepte pas le cadeau qu’Olivier m’a fait de son navire le Hasard ?

— Pourquoi donc cela ?

— Pour cent raisons, dont la première doit suffire : je ne le veux pas. Je suis Breton, vous le savez : quand j’ai dit une chose, c’est entendu ; je ne reviens jamais sur ma parole, et puis j’ai mon idée.

— Très-bien ! C’est probablement sur cette idée que vous désirez me consulter ?

— Précisément.

— Je l’ai devinée mais c’est égal, allez toujours.

— Vous l’avez devinée ? voilà qui est fort, par exemple !

— Non, cher Lebris ; quand on connaît votre cœur et qu’on sait combien vous aimez votre matelot, c’est au contraire très-simple : vous voulez retrouver Olivier, vos recherches dussent-elles durer un an, et redevenir son compagnon au désert comme vous l’avez été si longtemps sur mer.

— Eh bien ! oui, monsieur, c’est vrai ; voilà ce que je veux faire. Mon matelot ne doit pas rester ainsi seul et abandonné, je ne le veux pas ; il m’aura près de lui ; s’il lui plait de demeurer au désert, nous y demeurerons ; si l’envie lui prend de se mêler de nouveau à la grande famille civilisée, nous y rentrerons de compagnie.

— Je vous approuve, mon cher Lebris. Cette idée noble et généreuse est digne de vous ; mais ce n’est pas tout de vouloir, il faut pouvoir. Comment ferez-vous ?

— Bah ! j’ai fait quatre fois le tour du monde ; la mer est beaucoup plus grande que la terre, j’ai toujours su y trouver mon chemin ; je m’orienterai, voilà tout ! Je ferai comme les sauvages ; d’ailleurs je l’ai mis dans ma tête, cela sera. À présent, dites-moi comment je dois me retourner pour retrouver bientôt mon matelot ? voilà ce que je désire savoir.

Don Carlos fit à M. Maraval un signe d’intelligence que le matelot, occupé à se verser un verre de rhum, ne remarqua pas.

— Mon cher Lebris, répondit le banquier, ce que vous me demandez mérite réflexion ; c’est beaucoup trop sérieux pour que je puisse ainsi vous répondre tout de suite ; voulez-vous m’accorder deux ou trois heures ?

— Quatre, si vous le désirez, cher monsieur Maraval ; rien ne me presse positivement. Je profiterai même, si vous me le permettez, de ce temps de répit pour prendre un peu de repos ; je m’aperçois maintenant que je suis très-fatigué.

— Qu’à cela ne tienne. N’êtes-vous pas chez vous ?

Le banquier sonna et fit conduire le marin dans une des chambres d’amis, toujours prête à recevoir les visiteurs.

Ivon Lebris se jeta sur un lit, et s’endormit presque aussitôt.

— À nous deux dit le banquier à don Carlos de Santona dès qu’ils furent seuls. Pourquoi avez-vous désiré me parler en particulier ?

— Parce que, répondit le vieillard avec agitation, je trouve l’idée de ce jeune homme sublime et que je veux l’aider à réussir.

— Cela est facile.

— Oui, en l’accompagnant.

— Vous voulez l’accompagner, vous ? s’écria M. Maraval au comble de la surprise.

— Moi, oui, mon ami ; ne suis-je pas seul au monde ? s’écria-t-il d’une voix fébrile. Je ne suis venu que pour vous dire : Ayez pitié de ma douleur, aidez-moi à réparer mon crime, rendez-moi…

— Asseyez-vous et causons sérieusement, interrompit M. Maraval ; cette affaire est très-grave, elle a besoin d’être étudiée et examinée.

— Soit ! Causons, cher don Jose, mais il faut…

— Patience ! vous dis-je.

L’entretien se prolongea longtemps entre les deux hommes ; il durait encore lorsque, quatre heures plus tard, Ivon Lebris, reposé et rafraîchi par un bon sommeil, vint frapper à la porte du cabinet où les deux hommes s’étaient retirés.

— Est-ce que je vous dérange ? demanda-t-il.

— Non pas, au contraire. Nous nous sommes beaucoup entretenus de votre projet : il est excellent je vous aiderai dans son exécution.

— Bon ! fit-il gaiement ; alors, je réussirai…

— Je l’espère. Vous n’avez rien à faire par la ville, n’est-ce pas ?

— Rien absolument.

— Alors, ne sortez pas : il faut avant tout songer à votre sûreté et à celle de votre bâtiment.

— C’est juste.

— Je vous ferai obtenir aujourd’hui même des lettres de protection nord-américaine ; votre navire sera dénationalisé il prendra le nom…

— De Lafayette ! interrompit vivement Ivon Lebris.

’Va pour Lafayette ! c’est un nom de bon augure, reprit en souriant le banquier ; il portera le pavillon étoilé des États-Unis. Le señor don Carlos de Santona s’intéresse beaucoup à Olivier ; il veut nous aider à le retrouver, autant que cela lui sera possible ; il possède un yacht de plaisance, en ce moment à Séville ; ce yacht descendra cette nuit à Cadix. Demain, vous partirez, avant le lever du soleil, pour Lisbonne, en compagnie du señor don Carlos ; ce caballero se chargera de toutes les démarches nécessaires pour la régularisation de vos papiers de bord ; il a beaucoup d’influence ; il aplanira, en moins d’une heure, toutes les difficultés.

— Je le remercie sincèrement ; jusqu’à présent tout marche à souhait.

— Maintenant, écoutez bien ceci : du brick-goëlette vous ferez un brick.

— C’est facile.

— Vous vendrez tous vos canons, excepté deux ou trois que vous conserverez contre les pirates ; vous changerez la peinture du bâtiment ; vous boucherez les sabords et congédierez l’équipage, que vous réduirez à vingt-cinq hommes, tout compris ; enfin, autant que possible, vous donnerez à votre navire l’air…

— Honnête d’une jeune fille à marier. C’est convenu. Pauvre Hasard ! fit-il avec un soupir de regret. Enfin, c’était l’idée d’Olivier ! quand il le saura, je suis sûr qu’il sera content.

— J’en suis convaincu ; mais ce n’est pas tout.

— Bon ! Qu’y a-t-il encore ?

— Moins que rien. Vous prendrez charge pour la Nouvelle-Orléans.

— C’est convenu. Est-ce tout ?

— Oui. Combien de temps vous faut-il pour opérer tous ces changements ?

— Un grand mois.

— Fort bien ; mettons six semaines.

— Soit, j’aime mieux cela.

— Dans six semaines j’irai vous rejoindre à Lisbonne, où nous combinerons notre plan définitif. Cela vous convient-il ainsi ?

Parfaitement. Comptez sur moi. Je vous remercie du fond du cœur ; je vous devrai de revoir mon matelot.

-Tous trois nous aimons Olivier, c’est pour lui que nous travaillons.

Ivon ne perdit pas un instant ; à l’époque convenue, tout fut terminé, dans les meilleures conditions.

Six semaines plus tard, lorsque M. Maraval arriva à Lisbonne, il eut beaucoup de peine à reconnaître l’ancien Hasard, tant sa métamorphose était complète ; ce qui n’empêchait pas le brick le Lafayette d’être un charmant navire.

Ivon avait conservé M. Lebègue, MM. Mauclère et Kernock, maître Caïman, Furet, Cupidon le nègre, et vingt hommes de l’ancien équipage, tous dévoués à Olivier et prêts à se faire tuer pour lui.

— Bien, dit Ivon Lebris à M. Maraval, une heure à peu près avant l’appareillage ; je crois cher monsieur, qu’il serait grand temps que nous causions de notre plan de campagne ; l’ancre est à pic et bientôt nous serons sous voile.

— Bah ! répondit le banquier en lui serrant la main ; rien ne presse. Je pars avec vous !

– Bien vrai ? s’écria le Breton avec joie.

— Dame ! à moins que vous ne refusiez de me prendre à bord, répondit-il en souriant.

Ivon Lebris n’y tint plus ; il se jeta dans les bras du banquier, lequel était au moins aussi ému que lui.

Au moment où le brick faisait son abatée et orientait ses voiles, don Carlos, en prenant congé des voyageurs, se pencha à l’oreille de M. Maraval, lui dit d’une voix étouffée :

— Vous me le ramènerez, n’est-ce pas ? Songez que je compterai les minutes jusqu’à votre retour !

— Espérez ! je tenterai l’impossible pour réussir, répondit le banquier en lui serrant la main.

Une heure plus tard, le brick le Lafayette, poussé par une bonne brise, disparaissait à l’horizon.

Don Carlos de Santona, triste et presque désespéré, repartit le lendemain pour Cadix, sur son yacht.