Par mer et par terre : le batard/VIII

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CHAPITRE VIII

DE QUELLE FAÇON EXCENTRIQUE OLIVIER ET BELHUMEUR SE RENCONTRÈRENT.


Depuis plusieurs jours, Olivier, ainsi que cela arrive souvent aux chasseurs, et les fervents imitateurs de saint Hubert dans le noble art de vénerie nous comprendront, Olivier, disons-nous, s’était laissé emporter à la poursuite d’un magnifique jaguar qui, de remise en remise, et rusant sur ses passées, lui avait fait faire plus de trente lieues à travers, nous ne dirons pas des chemins, il n’en existe pas dans les savanes, mais des terrains défoncés, marécageux et encombrés de toutes espèces de détritus ; ces parages ayant été à une époque, pas encore très-éloignée, occupés par des castors.

Enfin, après quatre jours d’une chasse obstinée, l’entêtement de l’homme l’avait emporté sur la ruse de l’animal le jaguar avait été tué raide d’une balle entre les deux yeux, à trois cents pas, ce qui, certes, est un beau coup.

Olivier, après avoir enlevé la peau de l’animal et l’avoir frottée avec de la cendre et crochetée sur le sol, afin de la laisser sécher au brûlant soleil de midi, s’était assis à l’ombre d’un immense mahogany, avait ouvert sa gibecière et se préparait à déjeuner, la rude course qu’il avait faite le matin à la piste du fauve lui ayant donné de l’appétit, lorsque tout à coup son attention fut attirée par plusieurs coups de fusil tirés à courte distance de l’endroit où il se trouvait, et comme si l’on tirait à la cible ; chaque coup de feu était accompagné d’exclamations, de cris et de rires joyeux.

Olivier, sans autrement s’émouvoir, regarda autour de lui, ce que, jusqu’alors, préoccupé qu’il était par la chasse, il n’avait pas songé à faire.

Il se trouvait dans une immense clairière marécageuse qui avait jadis été un lac, mais que le soleil avait complétement desséché ou à peu près, à la suite de quelque perturbation du sol, ainsi qu’on en rencontre tant encore aujourd’hui dans les forêts vierges de l’Amérique du Nord ; autour du chasseur et à une distance de plusieurs lieues de tous les côtés, s’étendaient les majestueuses frondaisons d’un vert sombre d’arbres d’une hauteur et d’une grosseur énormes, serrés les uns contre les autres et dont la plupart étaient âgés de plusieurs siècles.

Il ne fallut que quelques instants à Olivier pour se rendre compte de la topographie de la contrée environnante, et par conséquent se reconnaître.

À quatre ou cinq cents pas au plus de l’endroit où il avait établi son campement provisoire, un peu sur la droite, et blotti au milieu des fourrés, devait se trouver un atepetl, ou village d’hiver, de l’une des plus féroces tribus des Indiens du sang ou Pieds-Noirs, celle des Kenn’as-Serpents.

Le chasseur avait eu, à différentes reprises, des rapports amicaux avec ces farouches Indiens ; bien qu’il n’éprouvât pour eux qu’une médiocre sympathie, en somme ses relations avec cette tribu n’étaient nullement hostiles, d’autant plus que ses chefs n’ignoraient pas ses relations avec une autre tribu de leur nation, celle des Kenn’as-Castors.

Olivier savait donc de longue date que les Indiens dans le voisinage desquels il se trouvait étaient une des tribus les plus farouches, les plus cruelles et les plus belliqueuses de la grande nation des Piekanns.

Ce point éclairci, il se sentit saisi d’une inquiétude vague. Les Peaux-Rouges sont d’ordinaire très-avares de leur poudre, qu’ils achètent fort cher aux traitants ; ils n’en font un usage aussi immodéré que celui qu’ils en faisaient en ce moment que dans des circonstances graves.

Le chasseur, sans hésiter davantage, résolut de s’assurer au plus vite de ce que signifiaient ces coups de fusil, répétés à des intervalles presque égaux, et qui duraient depuis près d’une demi-heure.

Renonçant provisoirement à déjeuner, il replaça ses provisions dans sa gibecière, et, trouvant inutile de monter à cheval, il saisit ses armes et s’élança au pas gymnastique dans les fourrés.

Quelques minutes lui suffirent pour atteindre le village, dans lequel il pénétra.

Mais à sa grande surprise, il ne rencontra personne près de qui il pût se renseigner.

Tous les callis étaient déserts.

Femmes, enfants, vieillards, guerriers, toute la population était réunie sur la place du village, en face du Calli-Medecine et de l’Arche du premier homme.

Dès qu’Olivier eut réussi à s’introduire sur la place, tout lui fut expliqué.

Les Indiens procédaient sans doute a l’exécution d’un ennemi.

Un malheureux quelconque était attaché au poteau de torture, et avant de le brûler vif, selon leur coutume, les Indiens se divertissaient à le martyriser.

Olivier se fraya un passage au moyen de solides bourrades distribuées généreusement autour de lui ; il se glissa comme un serpent à travers la foule compacte qui encombrait la place, et, grâce à la vigueur de ses poignets, il réussit à arriver au premier rang des curieux.

Alors un spectacle horrible frappa ses regards.

Un jeune homme, un blanc Bois-Brûlé était étroitement lié au poteau de torture et servait de cible vivante aux Peaux-Rouges, qui tiraient sur lui, de manière cependant à ne pas le blesser, tout en faisant siffler leurs balles le plus près possible de sa tête.

Cet exercice barbare durait depuis plus d’une heure déjà.

Le prisonnier avait véritablement une grande beauté virile et fière : ses longs cheveux blonds tombaient en épaisses boucles sur ses épaules, son teint était animé, sa physionomie intrépide ; ses regards lançaient des éclairs de défi, et un sourire railleur relevait ses lèvres rouges et laissait voir ses dents d’une éblouissante blancheur ; une barbe fauve et molle couvrait le bas de son énergique visage.

En un mot, c’était un homme de cœur !

Aussi les Indiens, exaspérés par son silence et son mépris ne lui ménageaient pas les insultes, et, pour en finir avec lui, ils se préparaient à lui infliger les plus atroces tortures, pour essayer d’ébranler cet indomptable et railleur courage.

Olivier, nous l’avons dit plus haut, était dans de bons rapports avec ces Indiens ; s’ils ne l’aimaient point, tout au moins ils le respectaient et le traitaient avec considération, lorsque le hasard le conduisait chez eux.

Sans réfléchir davantage, le jeune homme s’élança en avant, et d’un bond il se plaça bravement devant le prisonnier, qu’il couvrit de son corps, en s’écriant d’une voix forte :

Skenonkha ! – arrêtez —[1] !

Olivier jouait sa vie en ce moment, il le savait ; mais que lui importait !

Le principal chef de la tribu fit un geste.

Un silence profond s’établit aussitôt.

Les Sachems s’approchèrent alors du chasseur, qu’ils saluèrent affectueusement.

– Pourquoi mon frère a-t-il fait cela ? demanda courtoisement le plus âgé des Sachems.

— J’ai eu tort, chef, je le reconnais répondit Olivier ; mais j’ai cédé à un premier mouvement irréfléchi.

— Bon ! répondit le Sachem en souriant ; mon frère est sage, il avoue qu’il s’est trompé ; il est le bienvenu chez ses amis rouges ; les Piekanns l’aiment, il n’y pas de peau sur le cœur entre eux et lui.

— Je vous remercie de ces affectueuses paroles, chef, reprit le chasseur, mais je me permettrai de vous faire observer que vous ne m’avez pas compris.

— Ehaa ! Le chasseur s’expliquera, il n’a pas la langue fourchue ; ses amis essaieront de le comprendre.

— Je le désire, chef ; je viens vous demander une grâce.

— Une grâce ? dit le chef en fronçant légèrement le sourcil ; le chasseur est l’ami des Piekanns, il a fait beaucoup pour eux ; ses amis le reconnaissent.

— Je sais que vous m’aimez, chef ; moi aussi je vous aime, je vous l’ai prouvé.

— Mon frère l’a prouvé ; que demande-t-il ?

Olivier eut quelques secondes d’hésitation ; il craignait que sa demande fût mal accueillie par ces Indiens féroces, chez lesquels la haine des blancs est presque honorée à l’égal d’une vertu ; mais il n’était pas homme à biaiser et à faire de la diplomatie, il préféra aller droit au but.

— Chef, dit-il avec tristesse, ce Visage-Pâle est mon ami ; mon cœur est blessé de le voir ainsi souffrir. Qu’il soit libre, et je dirai : Les Piekanns sont non-seulement des grands braves, des guerriers invincibles, mais encore ce sont des hommes sages et justes ; ils écoutent les prières d’un ami, ils enlèvent la peau qui couvre leur cœur, pour lui être agréable et voir son cœur s’épanouir de bonheur.

Ces paroles furent suivies d’un assez long silence.

Les Sachems échangeaient entre eux des regards sombres.

La foule regardait attentive.

Le jeune prisonnier, ne comprenant rien à ce qui se passait, demeurait impassible en apparence, mais, dans son for intérieur, il était en proie à une secrète et vive inquiétude.

Enfin, le principal Sachem fit un geste, et s’avançant majestueusement jusqu’au centre de la place, suivi par Olivier et les autres chefs de la tribu :

— Écoutez tous, dit-il en étendant le bras pour réclamer le silence. Les Piekanns, chéris du Wacondah, sont issus de la grande Tortue sacrée ; le monde repose sur leur écaille ; ils sont braves, ils sont sages, ils sont justes entre toutes les nations rouges ; mais les Piekanns sont hommes, et par cela même sujets à l’erreur : un voile était devant leurs yeux. Ils ont pris un jaguar pour un lâche coyote, un ami pour un ennemi, un espion ! mais le voile qui couvrait leurs yeux et les rendait aveugles s’est déchiré. La Panthère-Bondissante, le chasseur pâle, le frère et l’ami des Piekanns, a révélé la vérité aux Sachems de la nation ; le prisonnier est trop brave pour être un misérable espion ; d’ailleurs il est l’ami de la Panthère-Bondissante, et par conséquent c’est un guerrier loyal ; et lui aussi il est l’ami des Piekanns. La Panthère-Bondissante réclame son frère : ce frère doit lui être rendu ! Qu’il soit donc libre, que ses armes lui soient restituées ; la justice l’exige, l’honneur des guerriers de ma nation le veut. Ce guerrier est maintenant l’ami et l’hôte des Indiens Piekanns ; traitons-le donc comme tel. Ai-je bien parlé, hommes puissants ?

— Oui ! oui ! que le prisonnier soit libre ! l’ami de la Panthère-Bondissante ne sera jamais un ennemi pour les Piekanns !

Ces paroles furent criées avec enthousiasme par la foule, variable comme toujours, et que le discours passablement embrouillé du Sachem avait d’autant plus électrisée et convaincue, que, comme toujours encore, elle n’en avait pas compris un seul mot.

Dans tous les pays, la diplomatie est la même, à cette différence près que les diplomates sauvages sont beaucoup plus forts que les nôtres, et entendent bien mieux que ces derniers l’art, aussi vieux que le monde, de jeter de la poudre aux yeux, et prouver aux masses que deux et deux font trois.

Le Sachem fit un geste.

Olivier se hâta de s’élancer vers le poteau de torture, et, sur un dernier signe du Sachem, il coupa avec son poignard les liens du prisonnier.

Puis il se tourna vers les chefs, et, d’une voix haute, sonore et légèrement émue :

— Merci à vous, Sachems, dit-il, vous êtes des hommes sages et aimant la justice ; merci à vous aussi, guerriers, vous me payez généreusement aujourd’hui, en une seule fois, des quelques services que, dans différentes occasions, j’ai été assez heureux pour vous rendre. Vous êtes quittes envers moi ; mais je ne me considère pas comme quitte envers vous : vous me donnez mon ami ; mon cœur déborde de joie ; quoi qu’il arrive, je resterai toujours le frère dévoué des Piekanns !

La foule accueillit naturellement ces paroles chaleureuses avec de frénétiques acclamations.

Le jeune prisonnier, soutenu par Olivier, car ses liens avaient été si rudement serrés que la circulation du sang n’était pas encore rétablie dans ses membres, et qu’il ne se tenait que très difficilement debout, prit à son tour la parole.

Du reste, la foule s’attendait à ce qu’il parlât ; c’était presque un devoir pour lui.

Le prisonnier le savait, il jugea donc convenable de s’exécuter de bonne grâce.

— Sachems, et vous, guerriers, dit-il d’une voix haute et ferme, vous m’avez rendu la liberté ; je puis donc maintenant le déclarer loyalement et sans déshonneur, je ne suis et je n’ai jamais été un espion ; en aucunes circonstances, les Piekanns ne m’ont causé ni mal ni dommage ; je ne puis donc être votre ennemi. Les hasards de la chasse m’ont conduit malgré moi, et sans que je m’en doutasse, dans le voisinage de votre atepetl d’hiver, dont j’ignorais complétement la position, ces parages m’étant assez mal connus ; vous m’avez soupçonné d’espionnage, cela devait être, les apparences étaient contre moi ; maintenant je suis votre hôte, je vous remercie de votre acte de justice. Désormais les Piekanns auront toujours en moi un ami fidèle ; chaque fois que l’occasion s’en présentera, je vous le prouverai par mes actes ; j’ai dit.

Ces paroles furent chaleureusement applaudies ; on restitua au chasseur canadien ses armes et tout ce qu’on lui avait pris ; cela fait, les deux blancs furent conduits en grande cérémonie dans le Calli-Medecine, où l’hospitalité la plus large et la plus généreuse leur fut offerte.

Ils restèrent jusqu’au soir dans le village puis ils prirent congé de leurs hôtes, avec force assurances d’amitié, car les Peaux-Rouges sont très-complimenteurs ; et ils se rendirent au campement provisoire choisi d’abord par Olivier dans la forêt, près de l’ancien étang des Castors.

Pendant tout le temps que les chasseurs étaient demeurés dans le village, constamment épiés et surveillés par les Indiens, ils n’avaient pu échanger entre eux que quelques paroles froides, cérémonieuses, et toujours sur des sujets futiles : les Peaux-Rouges se tenaient sur leurs gardes, le moindre mot aurait suffi pour leur donner l’éveil et les porter à supposer que les deux chasseurs les avaient pris pour dupes ; mais lorsque, après une longue traite faite au galop de leurs excellents mustangs, ils se furent assez éloignés pour se croire à l’abri de tout espionnage, et qu’ils se trouvèrent le soir, assis près d’un bon souper, devant leur feu de bivouac, le calumet à la bouche, leurs langues se délièrent enfin, et ils causèrent entre eux à cœur ouvert.

— Je vous dois la vie, dit rondement le Canadien, je ne l’oublierai pas ; je suis à vous depuis la plante des pieds jusqu’à la pointe des cheveux. Je suis un Canadien Bois-Brûlé de la rivière Rouge ; je me nomme Belhumeur, souvenez-vous de ce nom, la Panthère-Bondissante : quand vous aurez besoin d’un homme qui se dévoue pour vous, j’ai une peau à votre service, ne la ménagez pas, car cette peau est la mienne.

— Vous êtes un brave cœur, Belhumeur cela me plaît ! À mon tour de vous dire mon nom : les Peaux-Rouges seuls m’appellent la Panthère-Bondissante ; les chasseurs de notre couleur m’ont surnommé la Chaudière-Noire, sobriquet sous lequel je suis généralement connu dans les Prairies, parce que je porte derrière mon sac cette marmite de fer assez noire, comme vous pouvez le voir, ajouta-t-il en riant.

— À votre aise, répondit-il gaiement ; va pour la Chaudière-Noire, quoique ce soit un singulier nom pour un franc coureur des bois comme vous ! Touchez là, je vous prie, ajouta-t-il en lui tendant la main.

— Avec le plus grand plaisir, Belhumeur, s’écria Olivier en riant. Il paraît que je suis arrivé à temps, hein ?

— Sacrebleu ! je le crois ; je frissonne encore rien que d’y penser ! Dix minutes plus tard, ils allaient me mettre des esquilles de pins sous les ongles ; aussi je suis votre ami, la Chaudière ; sans vous tout serait fini pour moi à présent, et ce serait dommage, car je suis jeune, mon ami, et, je vous l’avoue franchement, la vie m’est douce.

— Je le crois ! À votre âge on n’a pas encore de sujet de tristesse, on voit tout en bleu ! Moi aussi je suis votre ami, Belhumeur ; votre caractère joyeux et franc me plait, plus que je ne saurais vous le dire ; je suis heureux de vous avoir sauvé. Je suis Français, c’est-à-dire presque votre compatriote, puisque les Canadiens sont les Français de l’Amérique ; j’ai un nom que je ne vous ai pas dit : ne m’en veuillez donc pas de ne point vous le dire, je l’ai presque oublié moi-même.

— Bon, très-bien ! je n’ai rien à vous demander sur vos affaires. Vous vous nommez la Chaudière-Noire ; les autres noms que vous croyez me devoir cacher me sont parfaitement indifférents ; j’aime mieux ne rien savoir, mon cher compatriote ; de cette façon, je ne commettrai ni sottises ni indiscrétions. Il y a longtemps que j’ai entendu parler de vous ; votre réputation est grande dans le désert ; tout le monde vous aime et vous respecte… Depuis un temps assez long, je désire vous connaitre. J’étais loin de m’attendre à ce que nous serions mis ainsi en face l’un de l’autre. Après cela, de cette façon ou d’une autre, peu importe, sacrebleu ! je suis content d’être votre ami ! Quels démons que ces Piekanns !

— Oui, ils ne sont pas tendres ! répondit Olivier en riant ; et cependant vous voyez que, parfois, ils ont du bon !

– Hum ! je ne sais trop… Ce qui est certain pour moi, c’est que personne autre que vous n’aurait aussi bien réussi à me sortir ainsi de leurs griffes !

La conversation continua encore longtemps sur ce ton.

À compter de ce jour, Olivier eut un compagnon fidèle.

Belhumeur et lui chassaient presque continuellement ensemble ; ils avaient formé une espèce d’association, fort lucrative à cause de leur adresse à se servir de leurs armes.

Quand ils avaient réuni une certaine quantité de fourrures, le Canadien se chargeait de les aller échanger au plus prochain comptoir de traite : le Canadien prenait du plomb, de la poudre, du tabac, parfois des étoffes ou des couvertures ; le surplus de l’argent provenant de la vente, ils le laissaient en compte entre les mains du directeur du comptoir.

Les choses durèrent longtemps ainsi ; plusieurs années s’écoulèrent sans amener de changements notables dans l’existence que menait Olivier.

Ses blessures morales étaient sinon guéries, du moins complétement cicatrisées ; une rêveuse mélancolie avait peu à peu remplacé la violence de sa douleur première.

En somme, Olivier était heureux, autant du moins que le comportent les imperfections inhérentes à notre misérable organisation humaine.

Jamais Olivier ne s’informait à Belhumeur de ce qu’il voyait ou de ce qu’il faisait dans les comptoirs de traite où il allait échanger leurs fourrures : le chasseur s’était bien définitivement désintéressé des choses de la civilisation et n’y attachait plus qu’une très-médiocre importance.

Vers la fin de 182., les deux coureurs des bois avaient chassé dans les prairies du haut Missouri. Leurs chasses avaient été très-fructueuses ; ils possédaient un nombre considérable de fourrures précieuses, dont il importait de se débarrasser au plus vite.

Il fut convenu entre les deux amis que les peaux seraient embarquées dans une pirogue sur le Missouri ; que Belhumeur descendrait la rivière, entrerait dans le Mississipi et irait vendre les fourrures à Little-Rock, qui était le plus prochain comptoir de traite.

Olivier attendrait, en chassant, son retour à l’endroit même où ils campaient en ce moment.

Un canot fut aussitôt construit à la mode indienne ; les peaux furent chargées dessus, et Belhumeur descendit le courant du Missouri.

Son absence dura six semaines.

Il arriva un soir, après le coucher du soleil. Olivier l’attendait en fumant, assis devant le feu du bivouac.

Après avoir copieusement soupé, Belhumeur fit le récit de ce qui lui était arrivé pendant sa longue absence, récit assez dénué d’intérêt pour Olivier, qui l’écoutait plutôt par complaisance que par tout autre motif ; cependant tout à coup il se redressa, parut écouter attentivement les aventures assez embrouillées que lui débitait son ami, et soudain il l’arrêta net en lui disant :

— Pourquoi ne pas vous informer de ce que pouvaient être ces hommes, et dans quel but ils ont entrepris cette dangereuse excursion dans les prairies de l’Ouest ?

— C’est ce que j’ai fait, mon ami ; mais les renseignements qui m’ont été donnés m’ont semblé un peu vagues, et surtout très-peu satisfaisants.

— Voyons un peu ces renseignements, reprit Olivier.

— Les voici en quelques mots, mon ami.

— D’abord dites-moi si vous les tenez d’une personne digne de foi, ce qu’il est important de savoir.

— C’est vrai. Je les tiens de master Groslow lui-même.

— N’est-ce pas le directeur du comptoir de traite ?

— Lui-même, mon ami ; il semble même, autant que j’ai pu m’en assurer, s’intéresser beaucoup à ces voyageurs.

— Voilà qui est singulier.

— C’est master Groslow qui s’est personnellement chargé d’organiser leur expédition.

— Bon ! Ces étrangers sont sans doute quelques savants, envoyés par la France ou l’Angleterre pour se livrer à des recherches scientifiques dans les Prairies. Vous savez que, plusieurs fois, nous avons rencontré des naturalistes ou des…

— Je sais, interrompit Belhumeur, ce que vous voulez dire ; mais les gens dont je parle ne sont pas des savants. D’après ce que m’a assuré master Groslow, ce seraient plutôt des gens chargés d’une mission mystérieuse et sur laquelle, naturellement, ils gardent le plus profond secret. Ils n’ont que peu de bagages et aucune de ces machines bizarres que les savants traînent partout avec eux, on ne sait pourquoi ; de plus, pendant tout le temps qu’ils sont restés à Little-Rock pour organiser leur expédition, ils interrogeaient beaucoup les Indiens et les coureurs des bois, non pas en hommes qui essaient de s’instruire sur les pays qu’ils se proposent de parcourir, afin de se prémunir contre les dangers qu’ils pourraient rencontrer, mais bien plutôt en gens qui se soucient fort peu des choses, mais s’intéressent particulièrement aux individus.

— Voilà qui est bizarre.

— Très-bizarre, en effet. Master Groslow, qui les a beaucoup vus et s’est souvent entretenu avec eux pendant leur séjour à Litle-Rock, est très-intrigué et en somme, il ne sait quel jugement porter sur eux.

— Ces inconnus sont-ils nombreux ?

— Sept en tout : un homme d’un certain âge, qui semble le maitre des autres et auquel ceux-ci obéissent ; deux autres plus jeunes semblant être des marins, et quatre domestiques, dont l’un est un enfant de seize ou dix-sept ans tout au plus. Ils ont remonté le Mississipi jusqu’à Little-Rock sur un beau brick, que master Groslow m’a fait voir, et qui est amarré bord à quai, près du comptoir, en attendant le retour des excursionnistes.

— Mais il me semble que rien n’est plus facile que d’interroger l’équipage de ce brick : les matelots sont généralement assez causeurs.

— C’est vrai, mais ceux-là font exception à la règle ; on les a vingt fois interrogés, en s’y prenant de toutes les façons, on n’a rien obtenu d’eux ; ils causent tant qu’on veut et de tout ce que l’on veut avec la plus grande facilité, excepté de ce dont on voudrait les faire parler : ou ils feignent de ne pas comprendre, ou ils arrêtent brusquement les questions qu’on leur adresse, en répondant sèchement qu’ils ne savent rien et que les affaires de leurs officiers ne les regardent pas.

— Ces inconnus sont donc leurs officiers ?

— Il paraîtrait.

— Ont-ils engagé beaucoup de monde pour leur excursion dans les prairies de l’ouest ?

— Deux chasseurs canadiens, pas davantage.

— Hum ! c’est peu pour un tel voyage ! Ces chasseurs sont-ils au moins des hommes auxquels on puisse se fier ? les connaissez-vous ?

— Certes, et vous aussi. Ce sont de braves gens ; c’est master Groslow qui les a engagés lui-même.

— Leurs noms ? Vous les avez retenus, sans doute ?

— Pardieu ! ce sont deux cousins à moi : Charbonneau et Poil-de-Vache ; mais leurs noms de guerre sont Sans-Piste et l’Éclair-Sombre.

— Ce sont deux hommes solides, honnêtes et sur lesquels on peut compter ? Depuis combien de temps ont-ils quitté Litle-Rock ?

— Seize mois. Depuis on n’a reçu que deux fois de leurs nouvelles, et cela par hasard ; les dernières nouvelles ont six mois de date ; les voyageurs se trouvaient alors dans les prairies californiennes.

— Pourquoi master Groslow parait-il si inquiet sur leur compte ?

— Quant à cela, je l’ignore ; je suppose seulement que cela provient de ce que les Sioux et les Piekanns se sont alliés, depuis quelques mois, et font une guerre horrible aux blancs des frontières, aussi bien du côté du Mexique que de celui des États-Unis.

— Oh ! oh ! voilà qui est grave.

Puis il ajouta, avec une insouciance trop grande pour ne pas être un peu forcée :

— Pourquoi n’irions-nous pas chasser un peu de ce côté, quand ce ne serait que pour nous renseigner sur le plus ou moins de vérité de ces nouvelles ?

— Et casser la tête à quelques-uns de ces démons de Sioux ! Je ne demande pas mieux, pour ma part ! Autant chasser de ce côté, pendant la prochaine saison, hommes et fauves ; nous trouverons abondance de gibier.

— Eh bien ! c’est dit ! s’écria Olivier en réprimant un vif mouvement de satisfaction ; nos affaires sont terminées par ici ; demain, au lever du jour, nous nous mettrons en route.

Olivier, sans en comprendre les motifs, avait été fortement intéressé par ces nouvelles, que son compagnon lui avait données un peu à bâtons rompus et sans y attacher aucune importance réelle.

Le chasseur, au contraire, avait été frappé par un de ces pressentiments que l’on éprouve, sans savoir d’où ils viennent, à l’approche d’une grande joie, d’une grande douleur ou d’un danger terrible.

Lui, d’ordinaire si indifférent à tout ce qui avait trait à la vie civilisée, se sentait ému malgré lui ; il voulait se mettre à la recherche de ces étrangers, les retrouver et même les défendre au besoin.

Une seule phrase, bien courte, prononcée peut-être au hasard par Belhumeur, avait suffi pour opérer une révolution complète dans l’esprit d’Olivier.

— Ces voyageurs singuliers sont des marins, avait-il dit.

Ces mots avaient ouvert un horizon immense au jeune homme ; ces inconnus étaient subitement devenus ses amis, presque des frères pour lui ; malgré tous ses efforts pour reprendre son indifférence passée, il se sentait irrésistiblement attiré vers eux, et souvent un nom montait de son cœur à ses lèvres, et il se surprenait à le prononcer tout bas, sans même y songer.

Ce nom était celui de son matelot Ivon Lebris : ce cœur si dévoué, cette âme si loyale, ce dévouement si profond, que rien n’arrêtait jamais !

Et au fond de son cœur, une voix répétait à Olivier : C’est lui ! c’est Ivon ! il te cherche ! t’obstineras-tu donc à ne pas le revoir, quand il brave tant de périls pour te rejoindre et t’embrasser ?

Alors une douce mélancolie s’emparait du jeune homme, un sourire triste errait sur ses lèvres, et il murmurait tout bas, si bas que c’est à peine s’il s’entendait lui-même :

— Quoi qu’il arrive, je veux revoir Ivon, mon matelot, mon ami le plus cher !

Cependant, ainsi que cela avait été convenu entre les deux compagnons, le lendemain de leur fameuse conversation ils s’étaient mis en route pour aller chasser dans les immenses prairies du Rio-Gila, où se trouvent de vastes et giboyeux territoires de chasse, constamment disputés les armes à la main entre les quatre plus puissantes nations indiennes de ces contrées, autant par leur nombre que par le courage indomptable de leurs guerriers :

Les Comanches, les Pawnies, les Apaches et les Sioux ou Dacotahs ou Tetons, car ils sont connus sous ces trois noms différents.

Les Comanches et les Pawnies sont les deux plus braves et les deux plus loyales nations du désert américain ; leur civilisation est très-avancée. Les Comanches et les Pawnies ne boivent pas de liqueurs fortes ; ils sont généreux, et, bien que haïssant cordialement les blancs, ils ne leur font jamais une guerre de trahison ni d’embûches, et en aucune circonstance ils ne leur refusent l’hospitalité dans leurs villages.

Quant aux Apaches et aux Sioux, ce sont des Indiens ivrognes, pillards, astucieux et d’une cruauté affreuse ; en un mot, ce sont les Bédouins des savanes américaines, sans pitié comme sans foi.

Au milieu de ces quatre nations se glissent et fourmillent les bandits blancs ou métis, chassés des villes par leurs méfaits : venant là pêcher en eau trouble, et s’associant tantôt avec une nation, tantôt avec une autre.

Entre les Indiens et les bandits, les chasseurs et les coureurs des bois qui se risquaient dans cette contrée, qui pour eux était un véritable coupe-gorge, se trouvaient fort empêchés ; ils avaient besoin non-seulement d’un courage à toute épreuve, mais encore d’une extrême prudence et d’une connaissance approfondie de toutes les ruses qui forment le fond de la tactique indienne, pour échapper sains et saufs aux piéges et aux embûches incessamment dressés sous leurs pas.

Depuis cinquante-sept jours, Olivier et Belhumeur étaient en marche ; ils avaient franchi des distances immenses, bravé des périls de toutes sortes, et supporté des fatigues auxquelles seuls pouvaient résister des hommes aussi vigoureusement charpentés et aussi accoutumés à la vie du désert, que l’étaient nos deux chasseurs. Ils apercevaient à l’horizon les ruines, encore visibles et s’émiettant peu à peu au soleil, d’une ville fondée bien des siècles auparavant par les Chichimèques, pendant une de leurs mystérieuses migrations vers la terre d’Anahnac, qu’ils allaient civiliser.

Aux derniers rayons du soleil couchant, les chasseurs voyaient briller les eaux jaunâtres et bourbeuses du rio Gila, à son confluent avec le rio Puerco ; au milieu d’une immense plaine couverte de sable d’un gris sale, mêlé de débris de poteries de toutes sortes, ils voyaient se dresser, comme une sentinelle solitaire, veillant sur la ville morte, la masse lourde, massive, mais encore presque intacte du bâtiment étrange auquel on a donné le nom caractéristique de maison de Moctecuzoma. Puis, tout au fond, sur la gauche, verdissaient les sombres frondaisons d’une immense et presque impénétrable forêt de chênes noirs.

Les chasseurs, fatigués d’une longue course, établirent leur campement provisoire sur le bord même du Gila, que provisoirement ils ne voulurent pas traverser ; ils allumèrent leur feu de veille, préparèrent leur souper, et donnèrent à leurs chevaux leurs soins minutieux de chaque jour.

Belhumeur avait choisi avec beaucoup de discernement l’endroit où le campement devait être établi : du côté de la forêt dont les chasseurs avaient émergé au coucher du soleil, le bivouac était complètement masqué par un épais et inextricable fourré d’arbres épineux, cactus vierges, aloès géants et autres ; du côté de la rivière, un chaos de hauts rochers sans ordre, mais à travers lesquels on pouvait facilement circuler, leur offrait un abri impénétrable à la curiosité féline des espions indiens ; les chevaux avaient été placés dans un enfoncement assez profond, où ils étaient parfaitement en sûreté sous l’œil de leurs maîtres ; le feu avait été allumé dans un autre enfoncement, derrière quelques quartiers de roches, et se trouvait ainsi complétement invisible.

En somme, grâce à leurs précautions si bien prises, les deux chasseurs étaient dans une forteresse presque inabordable de tous les côtés, et dans laquelle il était impossible de soupçonner leur présence, à moins de les savoir positivement là.

Le souper fut triste et silencieux ; les deux hommes étaient inquiets et préoccupés ; cependant ils mangeaient de bon appétit, car la faim est un besoin impérieux, qu’il est important de toujours satisfaire au désert, ne serait-ce que pour conserver les forces nécessaires pour faire face aux dangers de toute sorte dont on est constamment entouré.

— Que pensez-vous de la piste que nous avons relevée ce matin ? dit enfin Belhumeur en allumant son calumet, car le souper était terminé depuis un instant déjà.

— Je pense, répondit Olivier en hochant la tête, que c’est une piste de chasseurs blancs, et qu’elle est croisée, en deux endroits, par de nombreuses traces de Sioux et d’Apaches, et j’en conclus que ces chasseurs blancs sont chaudement poursuivis.

— C’est aussi mon avis, dit Belhumeur ; j’ajouterai que ces chasseurs ne doivent pas être très-éloignés de nous, et que probablement ils sont campés quelque part aux environs de notre bivouac.

— Qui vous fait supposer cela ?

— Pardieu ! la piste est toute fraîche ; ils n’ont pas dû passer plus de deux heures avant nous.

Olivier posa vivement la main sur le bras de Belhumeur, en murmurant d’une voix basse comme un souffle :

— Chut ! Regardez nos chevaux.

En effet, les deux chevaux avaient subitement cessé de manger ; leurs oreilles étaient couchées en arrière ; ils tendaient le cou et semblaient aspirer l’air autour d’eux.

— Un espion ! murmura Belhumeur en saisissant son rifle.

— Non ! répondit presque aussitôt une voix mâle, à une courte distance.

Les deux chasseurs s’étaient, d’un bond, embusqués derrière les rochers, le rifle à l’épaule.

— Ami ou ennemi, cria Olivier avec menace, montrez-vous et dites-nous ce que vous voulez.

— Me voici, répondit la même voix d’un ton ferme et calme à la fois.



  1. Ce mot a plusieurs significations : tout beau ! doucement ! arrêtez !