Par mer et par terre : le batard/XVII

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CHAPITRE XVII

COMMENT OLIVIER SUIVIT LES RECOMMANDATIONS DE SON PÈRE ET PROFITA DE SA SUCCESSION.


La mort du duc de Salaberry-Pasta fut considérée, en Espagne, comme un deuil national.

En effet, ce grand homme d’État avait joué un rôle considérable dans les événements qui agitèrent les dernières années du dix-huitième siècle et les premières du dix-neuvième.

Son nom s’était trouvé mêlé avec éclat à tous les faits importants de cette époque troublée.

Soit comme soldat, soit comme diplomate, le duc de Salaberry-Pasta, toujours sur la brèche, avait constamment combattu au premier rang des propagateurs des idées nouvelles proclamées par le génie sublime de la Révolution française, à la face épouvantée du vieux monde, et qui, mal comprises encore, rayonnaient cependant déjà de lumière, et chaque jour conquéraient de nouveaux et enthousiastes adeptes à la cause, sainte entre toutes, de la liberté !

Devant cette mort, toutes les haines se turent ; on oublia pour un temps le mot, resté sinistrement célèbre, prononcé par le duc à la tribune des Cortès, et qui causa sa chute du pouvoir, pour ne plus se souvenir que du vaillant soldat, dû profond politique, du patriote sincère, et de ses dernières années, si douloureusement assombries par l’effroyable assassinat de sa fille.

Le gouvernement voulut que les obsèques de ce grand citoyen, si regretté de tous, fussent faites aux frais de l’État. Elles eurent lieu avec un luxe véritablement royal. Le deuil, conduit par le marquis de Soria, devenu duc de Salaberry-Pasta par la mort de son père, fut suivi non-seulement par toute la grandesse et toute la noblesse espagnole, mais encore par une foule immense de citoyens appartenant à toutes les classes de la population ; témoignage suprême de sympathie donné à l’homme dont le patriotisme éclairé, la droiture et la bonté laissaient un si touchant souvenir dans tous les cœurs.

La famille Pacheco y Tellez originaire du royaume de Galice, possédait, à quelques lieues de Santiago de Compostela, un vieux château nommé Peña-Serrada, nid de vautour perché au sommet d’une montagne escarpée, construit sur les ruines d’une station romaine, et dont la fondation remontait, dit-on, à l’an 470 de notre ère. C’était de cette formidable forteresse qu’étaient sortis cette longue et héroïque suite de Ricos-hombres qui, pendant tant de siècles, avaient si vaillamment contribué à la grandeur de la monarchie espagnole ; c’était sous les voûtes cyclopéennes des sombres souterrains de Pena-Serrada que, tour à tour, les Pacheco venaient reposer, ensevelis dans leur armure.

Le nouveau duc de Salaberry se prépara donc à transporter le corps embaumé de son père et celui de sa sœur doña Santa dans leur dernière demeure, au château de Peña-Serrada.

Le jour même de la mort de son père, Olivier avait expédié un courrier à Cadix avec une lettre pour M. Hector Mallet, gendre de M. Maraval.

La veille du jour-fixé pour le départ de Madrid, le courrier revint de Cadix, porteur de la réponse du banquier. Un sourire pâle se joua pendant une seconde sur les lèvres d’Olivier en lisant cette réponse, et il se retira dans son appartement sans prononcer un mot.

Le lendemain, au lever du soleil, il partit pour le château de Peña-Serrada, où l’inhumation du vieux duc et de sa fille infortunée devait définitivement avoir lieu.

Lorsque les cérémonies funèbres furent terminées, que les parents et les amis de la famille Pacheco eurent pris congé et se furent retirés définitivement les uns après les autres, le nouveau duc se trouva seul, avec quelques domestiques, dans la vieille demeure féodale.

Les anciennes souffrances d’Olivier, ravivées par la poignante douleur de la mort de son père, l’avaient plongé dans une sombre mélancolie ; son isolement au milieu de ce sinistre désert, loin de lui peser, était pour lui une consolation.

Errant comme une âme en peine à travers ces tristes et sombres appartements au mobilier gothique, au milieu de cette poussière froide et lugubre de tant de générations éteintes, il se laissait aller avec une joie douloureuse à se rappeler toutes ses années écoulées, toutes ses douleurs subies, toutes ses souffrances endurées ; et il se demandait s’il ne serait pas meilleur pour lui, dont le cœur était mort et tous les espoirs déçus, de dormir de l’éternel sommeil aux côtés de son père, sous les voûtes cyclopéennes de Peña-Serrada, que de s’obstiner à végéter au milieu des vivants, dont il ne comprenait plus les joies et par lesquels il avait été toujours trahi et abreuvé d’outrages ; chaque jour sa tristesse se faisait plus grande, ses pensées plus désolées, et il se disait avec découragement :

— Où vais-je ? À quoi bon m’obstiner à vivre ? À quoi tendraient mes efforts ? je ne puis plus avoir de but !

Ainsi se passaient les jours pour Olivier dans cette antique forteresse, chaque heure devenant plus triste et plus lourde, sans qu’il eût le courage de réagir contre cette désespérance toujours croissante.

Trois mois s’écoulèrent ainsi.

Un soir, debout sur une des plates-formes des tours du château, il laissait au loin se perdre son regard dans les brumes des premières ombres de la nuit, lorsque son oreille fut frappée tout à coup d’un grand bruit de grelots mêlé aux cris des arrieros excitant leurs mules.

— Quelques voyageurs traversent la montagne, murmura-t-il.

Puis il ajouta après un instant, avec un léger haussement d’épaules :

— Que m’importe ?

Il se retira sombre et pensif plus que de coutume dans ses appartements.

Mais là une grande joie l’attendait.

À peine eut-il laissé retomber derrière lui la lourde portière masquant la porte de son cabinet de travail, qu’il poussa un cri de surprise.

M. Maraval et Ivon Lebris lui tendaient les bras.

La reconnaissance fut des plus touchantes.

Olivier rayonnait ; il n’était plus seul, il retrouvait ses deux amis fidèles, ceux dont le dévouement ne lui avait jamais manqué.

Après de longues embrassades et de chaudes poignées de mains, lorsque le calme fut un peu rentré dans les esprits, on entama enfin le chapitre des explications.

Par suite d’un de ces hasards comme la Providence se plaît si souvent à en préparer, quoi qu’en disent les esprits forts, dix jours après le retour à Madrid du courrier expédié par Olivier, M. Maraval était arrivé à Cadix, dans l’intention de passer deux mois chez son gendre. Ainsi qu’il le faisait à chaque voyage, l’ancien banquier avait pris passage sur le Lafayette, toujours placé sous le commandement d’Ivon Lebris.

M. Hector Mallet avait aussitôt fait lire à son beau-père la lettre qu’il avait reçue d’Olivier ; il y eut alors une longue et sérieuse discussion entre les trois hommes à propos des mesures à prendre ; MM. Maraval et Mallet étaient d’avis de partir immédiatement pour Madrid. Ivon Lebris pensait le contraire ; les termes ambigus dans lesquels la lettre était conçue le portaient à supposer que son matelot, pour des motifs que lui seul pouvait apprécier, n’osant pas dévoiler sa pensée tout entière, le courrier risquant, pour une cause ou pour une autre, d’être intercepté, avait formé quelque projet qu’il se réservait de faire secrètement connaître à ses amis ; il croyait donc qu’il fallait aller, non à Madrid, où leur présence éveillerait certainement la curiosité et peut-être les soupçons de quelque ennemi caché, mais se rendre directement et le plus promptement possible à la Coruña, pour de là gagner le château de Peña-Serrada, où ils trouveraient certainement Olivier, seul avec quelques domestiques, et dans lequel ils pénétreraient sans attirer l’attention.

Cet avis fort sage avait prévalu. Le brick était tout prêt à appareiller. MM. Maraval et Lebris étaient, le jour même, remontés à bord ; ils avaient mis le cap sur la Coruña ; deux jours après leur arrivée, ils avaient quitté ce port, revêtus de costumes de paysans gallegos, et ils s’étaient gaiement mis en route à pied et le bâton à la main pour le château de Peña-Serrada, où ils venaient d’arriver sains et saufs, et surtout sans être reconnus par personne, si ce n’est par le valet de chambre d’Olivier, qui les avait aussitôt conduits à son appartement.

Olivier félicita ses amis de l’avoir si bien compris, et à son tour il leur raconta ce qui s’était passé depuis deux ans dans sa famille ; de plus il leur fit confidence de la détermination qu’il avait prise ; ce fut en vain que M. Maraval essaya de combattre cette détermination, que le lecteur connaitra bientôt.

— Mon ami, lui dit Olivier avec un accent de tristesse indicible, vous saurez bientôt pourquoi cette détermination est irrévocable, si étrange qu’elle vous paraisse en ce moment. Et changeant subitement de ton : C’est singulier, ajouta-t-il, il m’avait semblé entendre des clochettes de mules.

— Tu ne t’es pas trompé, matelot, dit en riant Ivon Lebris : nous avons en effet rencontré des voyageurs ; mais, après avoir passé devant le château, ils sont allés chercher un gîte pour la nuit, au Pueblo de Santiago, à deux lieues d’ici, sur l’autre versant de la montagne.

En ce moment le valet de chambre d’Olivier entra ; il tenait à la main un plateau d’argent sur lequel étaient posées deux lettres.

— Vous ferez préparer un appartement près du mien pour ces deux caballeros, dit Olivier. Comment sont arrivées ces lettres ?

— Un arriero les a apportées, monseigneur.

— Ah ! très-bien ; donnez l’ordre de servir le souper. Allez !

Le duc décacheta les lettres et les parcourut rapidement des yeux, avec un sourire d’une expression singulière ; puis il les jeta d’un air indifférent sur la table.

— Demain, mes amis, dit-il, vous saurez pourquoi j’ai pris la détermination qui en ce moment, et avec raison, vous surprend si fort, et que vous, mon cher Maraval, vous avez si vivement combattue. Ivon, tu écriras ce soir après souper, à ton second Lebègue, de tout préparer. Messieurs, nous quitterons demain Peña-Serrada au coucher du soleil. Maintenant, allons nous mettre à table.

Le souper fut très-gai. Olivier semblait avoir oublié toute préoccupation ; la joie de revoir ses amis, après une si longue absence, avait complétement changé son humeur ; il riait et poussait ses amis à rire et à boire ; il écouta, le sourire sur les lèvres, le récit amphigourique fait avec beaucoup d’entrain par Ivon Lebris, du voyage de seize lieues que lui et M. Maraval avaient accompli pédestrement en trois jours pour venir de la Coruña à Peña-Serrada, et des péripéties à la Gil Blas dont ledit voyage avait été émaillé.

On se sépara de bonne heure pour la nuit, non pas cependant sans qu’Ivon Lebris eût écrit à son second maître Lebègue pour lui ordonner de préparer la grande cabine, et de tout parer pour l’appareillage ; la lettre fut remise à un courrier qui partit aussitôt à franc étrier pour la Coruña.

Le lendemain, vers deux heures de l’après-midi, Olivier et ses amis, retirés dans un charmant fumoir attenant au cabinet de travail, dont il n’était séparé que par une lourde tapisserie de Beauvais, causaient entre eux, en français, de choses assez indifférentes, tout en fumant d’excellents régalias, lorsque le valet de chambre entra et, tenant la portière soulevée :

— Monseigneur, dit-il, Mme la duchesse arrive à cheval, escortée par deux domestiques ; elle n’est plus qu’à deux cents pas du château.

— Vous introduirez, aussitôt son arrivée, Mme la duchesse dans mon cabinet de travail.

— La vigie a signalé aussi le seigneur don Juan de Dios Elizondo, monsieur le duc ?

— Ah ! fit à demi-voix Olivier, ils viennent de compagnie ! Et il reprit à voix haute : Vous prierez le señor don Juan de Dios Elizondo d’attendre quelques instants dans le salon aux deux balcons ; vous ne l’introduirez que lorsque je sonnerai.

Le valet de chambre salua et sortit.

— Alerte ! dit Olivier à ses amis ; demeurez ici, et prêtez l’oreille à ce qui se dira bientôt dans mon cabinet : la scène sera très-intéressante ; il vous sera facile d’entendre, cette portière seule nous séparera. Surtout ne dénoncez votre présence sous aucun prétexte, et, quoi qu’il arrive, ne venez que si je vous appelle.

Et, sans attendre leur réponse, il souleva la portière et passa dans le cabinet de travail.

Il s’assit, écrivit quelques mots sur un papier qu’il plia, le plaça dans une enveloppe sans le cacheter, et, après avoir écrit une courte suscription, il posa cette lettre près de lui, l’écriture tournée du côté de la table ; cela fait, il ouvrit un livre qu’il parut lire avec le plus grand intérêt.

Quelques minutes s’écoulèrent ; enfin une portière fut soulevée, et le valet de chambre annonça :

— Sa Grâce doña Maria de Ferteuil-Sestos, duchesse de Mondejar.

La duchesse entra ; elle était jeune encore, et fort belle ; en ce moment, malgré l’assurance qu’elle affectait et le sourire stéréotypé sur ses lèvres, il était facile de s’apercevoir qu’elle était en proie à une vive émotion.

Le valet de chambre lui avança un fauteuil et se retira.

Olivier s’était levé vivement, à l’entrée de la duchesse, et s’était, de l’air le plus gracieux, avancé à sa rencontre.

— Eh quoi ! ma cousine, s’écria-t-il, c’est bien réellement vous ? Malgré votre mot d’hier, j’avoue que je doutais encore.

— Pourquoi donc cela, mon cousin ? répondit-elle gaiement en jouant avec son éventail.

— Parce que je cherche vainement dans mon esprit quel motif assez sérieux a pu vous contraindre à quitter ainsi la cour pour entreprendre un aussi long voyage, surtout dans la saison où nous sommes.

— Bon ! Qui sait, mon cousin ? peut-être n’est-ce qu’un caprice de femme ennuyée !

— Hum ! vous me permettrez d’en douter, ma cousine ; mais votre mari, ce cher duc, que pense-t-il, lui, de votre fuite ?

— Je l’ignore, mon cousin, car il y a plus d’un mois que je ne l’ai vu ; le ministre des affaires étrangères l’a chargé d’une mission auprès de notre ambassadeur à Paris.

— Ah ! fit Olivier avec une intonation singulière, il est en France ? Y restera-t-il longtemps ?

— Je l’ignore, mon cousin ; cela dépendra, je crois, de certaines circonstances.

— Ah ! fit-il encore, et vous êtes venue ainsi…

— Accomplir un vœu fait à Santiago de Compostela, mon cousin, interrompit-elle vivement.

— Lequel des deux, ma cousine, reprit-il avec une légère pointe d’ironie : le Majeur ou le Mineur ? Si le vœu avait été fait par votre mari, je ne serais pas embarrassé : je le crois dévot à Santiago le Mineur.

La duchesse rougit légèrement.

— Et sur quoi repose cette croyance, je vous prie ? dit-elle avec une certaine hésitation.

— Mon Dieu, ma cousine, je ne sais trop comment vous expliquer cela, c’est fort difficile.

— Ah ! fit-elle.

— Oui, ma cousine, ce cher duc est un grand esprit, une vaste intelligence, un diplomate profond pour lequel les questions les plus ardues de la politique ne sont que jeux d’enfants. Vous le savez, en politique les voies détournées, les menées souterraines sont surtout employées ; de sorte…

— Que Santiago le Mineur étant honoré dans l’église souterraine de Compostelle, tandis que le Majeur l’est dans celle dont les clochers s’élèvent dans les airs, vous concluez que, par amour pour la ligne courbe, le duc doit être dévot à…

— C’est cela même, ma cousine ; ainsi vous avez fait un vœu à Santiago le Majeur ?

— Oui, mon cousin, et je me suis dérangée tout exprès de ma route pour vous faire une visite.

— Voilà qui me charme, ma cousine, et dont je vous suis très-reconnaissant ; cependant il me semble que, dans le mot que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, vous me parlez d’une affaire importante.

— Croyez-vous ?…

— Je n’en suis pas sûr, mais il est facile…

— Non, ce n’est pas la peine, mon cousin je me souviens maintenant d’avoir, en effet, écrit cela ; je ne sais pourquoi, car véritablement je n’ai rien de particulier à vous dire…

Il y eut un assez long silence ; la duchesse semblait être de plus en plus mal à son aise.

— Tenez, ma cousine, dit enfin Olivier avec un bon sourire : jouons cartes sur table, voulez-vous ?

— Certes, je ne demande pas mieux ! s’écria-t-elle d’une voix fébrile, car je ne sais véritablement comment…

— Entamer la mission difficile dont vous a chargée votre mari ; je vous éviterai cet ennui, ma cousine, interrompit-il toujours souriant.

— Eh quoi ! mon cousin, vous savez ?

— Je sais tout, ma cousine ; vous allez en juger, écoutez-moi bien. Votre mari tremble en ce moment, non pas de ce que sa fortune est plus qu’à demi engloutie dans les tripots où la passion du jeu l’entraîne chaque jour, et qu’il entrevoit déjà la misère étendre vers lui ses doigts crochus. S’il a sollicité du ministre une mission en France, ce n’est pas pour essayer de rétablir cette fortune perdue : non ; c’est parce qu’il a commis une action honteuse, un crime odieux, qu’il n’est pas certain que l’impunité lui soit acquise, et qu’il a peur.

— Mon cousin !…

— Pardonnez-moi, ma cousine ; je vous aime et je vous admire, parce que vous êtes aussi bonne et aussi loyale que vous êtes belle, et qu’en somme ce n’est pas votre faute si la fatalité vous a enchaînée à un misérable.

— Mon cousin s’écria-t-elle avec douleur en cachant son visage dans ses mains.

— Il faut que vous sachiez bien quel homme infâme on vous a donné pour mari, ma cousine ; cet homme auquel mon père avait remis en fidéicommis une somme de 600,000 piastres fortes pour m’être remise à moi, savez-vous ce qu’il a fait ? il a soustrait la lettre contenant le reçu de cette somme, il l’a brûlée ici même, dans cette pièce où nous sommes ; et lorsque mon père lui a réclamé son dépôt, il a nié l’avoir reçu.

— Oh ! ceci est infâme, en effet, si cela est ; mais je ne puis le croire, il m’a juré sur son honneur…

— Son honneur ! s’écria Olivier avec une mordante ironie.

Et ouvrant une cassette en fer, posée près de lui sur la table, il en tira un papier, et le présentant tout ouvert à la duchesse :

— Vous connaissez l’écriture de votre mari : lisez, ma cousine.

— Le reçu ! s’écria-t-elle éperdue en fondant en larmes, oh !…

Et elle tomba à demi évanouie sur le fauteuil.

— Perdue !… déshonorée !… répétait-elle avec égarement. Infamie ! infamie ! Un Ferteuil-Sestos ? oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Rassurez-vous, ma cousine ; revenez à vous, je vous en supplie, lui dit le jeune homme d’une voix douce : vous ne serez, je vous le jure, ni perdue ni déshonorée !

— Mais ce reçu, comment se trouve-t-il entre vos mains ? Oh ! il faut qu’il paie ! je le veux ! S’il le faut, j’avouerai tout à la reine !

— Écoutez-moi, ma cousine : Quand mon père remit les 600, 000 piastres à votre mari, il lui fit faire un reçu qu’il se chargea lui-même de mettre à la poste ; le marquis de Palmarès attendait mon père dans son carrosse. Le marquis, je ne sais pour quel motif, avait une très-mauvaise opinion de votre mari ; il se fit confier la lettre par mon père, puis il se rendit au ministère, fit ouvrir la lettre, sans endommager le cachet, par un employé expert, retira le reçu, qu’il remplaça par une feuille de papier blanc, puis, la lettre recachetée, il la jeta à la poste ; le soir même, il remit le reçu à mon père.

Le lendemain, votre mari se présenta à l’hôtel Salaberry, sous je ne sais plus quel prétexte. On le fit attendre dans le cabinet de mon père. Derrière une tapisserie, le duc de Salaberry et le marquis de Palmarès regardaient : ils virent votre mari s’approcher de la table sur laquelle une trentaine de lettres, le courrier du matin, étaient placées ; votre mari écarta les lettres, chercha la sienne, s’en empara, et, craignant d’être surpris, il la jeta au feu sans la lire ; plus tard, je vous l’ai dit, convaincu d’avoir anéanti le reçu, il nia le dépôt. Malheureusement mon père ne put retrouver ce reçu dans ses papiers, il fut contraint de se taire ; mais, avant de mourir, il me recommanda de le chercher, ce que je fis, et, vous voyez, je l’ai retrouvé. Mais cet homme a commis un autre crime, encore plus odieux, s’il est possible, que le premier ; de ce second crime vous aurez dans un instant les preuves.

— Mon cousin !… dit-elle avec prière.

— Patientez encore quelques instants, ma cousine ; je vous le jure une fois encore ce reçu que j’ai retrouvé vous fera libre et heureuse.

— Que voulez-vous dire ?

— Silence, séchez vos larmes et écoutez attentivement.

Il sonna.

— Mon cousin, je vous en supplie…

— Silence et bon espoir, ma cousine.

La portière fut levée et le valet de chambre annonça :

— El señor don Juan de Dios Elizondo, escribano real.

Le notaire parut, son inévitable serviette sous le bras, après avoir respectueusement salué.

— Soyez le bienvenu, señor don Juan, lui dit Olivier d’un air affable. Avez-vous apporté toutes les pièces que je vous ai demandées ?

— Oui monseigneur, répondit-il en regardant de côté la duchesse, dont le voile était baissé.

— Vous avez fait tout ce que je vous ai ordonné ?

— Certes, monseigneur, répondit-il encore en jetant un nouveau regard sur la duchesse.

Olivier intercepta ce regard au passage.

— Ne vous occupez pas de madame, dit-il un peu sèchement : vous ne la connaissez pas, et elle ne s’occupe nullement de ce que nous faisons.

Tout en parlant, Olivier avait retiré de la cassette en fer les papiers qu’elle contenait.

— Avez-vous examiné les testaments ?

— Oui…, monseigneur, répondit-il en pâlissant.

— Très-bien ! voyons ces papiers ; voici mon acte de naissance, mon acte d’adoption, etc., etc.

Et au fur et à mesure qu’il annonçait les papiers, il les faisait tomber pêle-mêle dans la cassette en fer.

— Revenons aux testaments, reprit-il.

— Je suis à vos ordres, monseigneur.

— À propos ! s’écria tout à coup Olivier, il paraît que vous avez fait une excellente affaire dernièrement, une affaire de 100,000 piastres fortes ?

— Moi, monseigneur ! s’écria le notaire tout déferré.

— Dame, on me l’a assuré ; cent mille piastres que vous a données le duc de Ferteuil-Sestos y Mondejar, pour un service que vous lui avez rendu, dit-on ?

— Monseigneur !

— Quel peut donc être ce service ?

— Mais, monseigneur…

— C’est juste, cela ne me regarde pas. Revenons aux testaments ; mon père me nomme son légataire universel.

— Mais, monseigneur, je crois, il me semble…

— Olivier le regarda : le notaire était vert ; il tremblait.

— Tiens ! tiens ! tiens ! fit Olivier avec un sourire railleur ; vous n’avez donc pas lu les testaments ?

— Pardon, monseigneur ; c’est précisément… parce que… j’ai… lu que…

— Que quoi ? fit le jeune homme en le regardant fixement.

— Vous… vous… êtes… déshérité, monseigneur…

— Ah ! bah ! dit Olivier en riant, vous croyez ?

— Hélas ! monseigneur, j’en suis sûr !

— Voyons un peu ?

Et s’emparant vivement de la serviette du notaire, qui, d’un geste machinal, essaya de s’y opposer, il prit les deux testaments qu’il examina curieusement pendant quelques minutes, en lançant par intervalles au notaire un regard qui le faisait frissonner.

— Eh ! eh ! fit-il enfin, je comprends maintenant pourquoi le duc vous a donné cent mille piastres fortes, ce n’est pas trop payé ; señor don Juan de Dios Elizondo, vous êtes un fripon et un faussaire !

— Monseigneur !

— Un faussaire ! je le répète, parce que vous avez arraché trois feuillets dans chaque testament ; que vous avez gratté et changé les numéros d’ordre ; de plus, vous avez changé c’est-à-dire falsifié certains legs.

— Monseigneur, je ne souffrirai pas !…

— À genoux, coquin, et implore ta grâce, si tu ne veux pas être immédiatement arrêté.

— Arrêté, moi ? un notaire royal ! Prenez garde à vos paroles, monseigneur.

Olivier sourit avec dédain.

— Misérable ! dit-il avec un profond mépris, tu es aussi sot que voleur ; écris ta démission.

— Moi ? jamais ! De quel droit ?

— Tu es donc complétement imbécile ! Tiens, gredin, voici le véritable testament, et il est olographe ; les autres pauvre niais, ne sont que des copies.

Et, retirant le testament d’un tiroir, il le lui montra.

— Ah ! s’écria le notaire avec épouvante ; et, s’aplatissant sur le tapis : Grâce monseigneur ! grâce ! pour ma femme et mes enfants.

— Ah ! tu as peur à présent, misérable. Réponds, qui t’a poussé à ce crime ?

— Le duc de Ferteuil-Sestos y Mondejar, monseigneur.

— Par qui les feuillets ont-ils été arrachés ?

— Par le duc, monseigneur. Pitié !

— Toi, qu’as-tu fait ?

— J’ai falsifié les numéros d’ordre et les legs.

— Combien as-tu reçu pour cette infamie ?

— Cent cinquante mille piastres. Pardon, monseigneur !

— Reconnais-tu que tu es en mon pouvoir ?

— Hélas !

— Tu vas en être plus certain encore.

Et il cria :

— Entrez, caballeros !

La portière du fumoir se souleva ; le banquier et le marin parurent.

— Nous avons tout entendu et nous attesterons au besoin dit M. Maraval.

La duchesse étouffa un cri de douleur.

Le notaire se roulait sur le tapis avec des cris convulsifs.

— C’est bien, dit Olivier, lève-toi et écris…

— Ma démission s’écria-t-il.

— Non, ta confession ; je veux des garanties. Un certain Pedro Morkar t’a fait des offres ; je te donne quinze jours pour lui vendre ton étude et te faire oublier. Écris et signe.

— Et vous me pardonnerez monseigneur ?

— Oui, à cette condition. Hâte-toi !

Le notaire était pris ; il baissa la tête, écrivit la confession demandée et la signa. Olivier lisait par-dessus son épaule.

— C’est bien, dit-il ; si tu tiens loyalement les conditions que je t’ai imposées jamais je ne parlerai.

Il serra le papier et le reçu du duc dans son portefeuille, qu’il renferma dans un tiroir.

— Maintenant que nous voilà d’accord, dit-il avec un sourire railleur, revenons à nos affaires. Tous ces actes sont-ils en règle ?

— Parfaitement, monseigneur, répondit légataire encore tremblant, humble et courbé.

Olivier jeta tous les papiers, testaments et autres, dans la cassette en fer.

— Voici un testament fait par mon père en faveur de ses petits-enfants, dit-il en lui présentant un nouveau testament.

Le notaire examina le testament.

— Monseigneur, dit-il, ce testament est annulé par le vôtre.

— Hum ! Au cas où le mien n’existerait pas, celui-là aurait-il son effet ?

— Certes, monseigneur, il aurait force de loi.

— Ainsi il serait inattaquable ?

— Oui, monseigneur, puisque, à votre défaut, les enfants de votre sœur sont les plus proches héritiers de votre père.

— Vous en êtes certain ?

— Il n’y a pas le moindre doute à avoir, monseigneur mais je vous le répète, ce testament est annulé par celui fait en votre faveur.

— C’est vrai ; voyons-le encore.

— Le voici, monseigneur.

Tout en causant ainsi, Olivier roulait nonchalamment une cigarette entre ses doigts ; il jeta le testament dans la cassette avec tous les autres papiers, puis il tordit un morceau de papier blanc, l’alluma au feu de la cheminée et l’approcha de sa cigarette, puis il le laissa tomber tout enflammé dans la cassette dont les papiers prirent feu aussitôt.

Ivon Lebris, le banquier, le notaire lui-même s’élancèrent ; Olivier les retint.

— Laissez brûler, dit-il froidement.

— Mon Dieu ! monseigneur, c’est la ruine !

— Non, répondit-il avec un sourire énigmatique, c’est la liberté ! c’est le devoir !

La duchesse s’était glissée silencieusement dans le fumoir, personne n’avait remarqué sa disparition.

Cependant la flamme avivée par Olivier, avait accompli son œuvre ; de tous ces papiers précieux il ne restait plus que quelques pincées de cendres au fond de la cassette.

Olivier renversa ces cendres dans la cheminée, et, s’approchant du notaire :

— Que ce qui vient de se passer entre nous vous serve de leçon, lui dit-il. Vous avez le testament fait en faveur de mes neveux. Conduisez-vous en honnête homme…

— Je vous le jure, monseigneur.

— J’y compte ; souvenez-vous ; je vous pardonne, allez.

Le notaire salua et se prépara à sortir.

— Un instant ! s’écria la duchesse en reparaissant un papier à la main et le présentant au notaire, signez, lui dit-elle.

Le notaire lut.

— Certes dit-il, et de grand cœur.

Et il signa, puis il sortit, se félicitant sans doute d’en être quitte à si bon marché et résolu à faire son devoir.

— À vous, caballeros, dit la duchesse en s’adressant au banquier et à Ivon Lebris.

— Qu’est-ce cela ? demanda Olivier.

— Le procès-verbal de ce qui s’est passé ici, mon cousin, répondit la duchesse ; peut-être un jour sera-t-il bon que vous puissiez prouver à vos neveux ce que vous avez fait pour eux aujourd’hui.

— Bah ! fit-il avec mélancolie, qu’importe ! Croyez-vous que j’ignore qu’ils seront ingrats un jour ?

— C’est égal ! dit M. Maraval, conservez ce papier signé de nous quatre.

— Soit !

Il le prit et le plia.

— À mon tour, maintenant, ma cousine, je conserve le reçu de votre mari ; mais je vous donne cette lettre en retour… Seulement, ne le laissez pas/vous la voler…

La duchesse, après avoir lu, se jeta dans les bras d’Olivier.

— Oh ! vous avez bien dit que je serais heureuse et libre ! Merci ! merci ! mon cousin, s’écria-t-elle avec effusion.

— Surtout, qu’il sache bien qu’à la première plainte de vous j’enverrai le reçu à la reine régente.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au coucher du soleil, les trois amis, montés sur d’excellents chevaux, quittaient le château de Peña-Serrada et se lançaient à fond de train sur la route de la Coruña.

Quelques jours plus tard, le brick jetait l’ancre devant Bayonne.

— M’accompagnez-vous demanda M. Maraval à Olivier.

— Non, dit-il en hochant la tête.

— Quelles sont vos intentions ?

— M’embarquer pour Lima. J’ai écrit plusieurs lettres à don Diego Quiros sans avoir reçu de réponse, cela m’inquiète ; il doit m’accuser d’ingratitude.

– Hélas ! mon ami, votre voyage serait inutile : une réponse est venue, je l’ai interceptée pour ne pas vous affliger.

— Encore un malheur ! murmura-t-il en pâlissant.

Un affreux, mon ami. Rassemblez tout votre courage. Pendant une de ces révolutions subites où s’épuisent les nouvelles Républiques hispano-américaines, don Diego Quiros a été tué, on ne sait comment ; votre fils, sauvé par un des peones de don Diego, a été conduit par cet homme chez un de ses parents habitant une province éloignée dont on ignore le nom, de même que celui du pauvre et dévoué peon.

— Oh ! s’écria Olivier avec désespoir, qu’ai-je donc fait à Dieu pour qu’il m’accable ainsi ?

C’était son premier cri de révolte ; mais, se remettant presque aussitôt :

— Eh bien ! soit, dit-il, je lutterai jusqu’au bout. J’ai à présent une mission sainte à accomplir, je chercherai mon fils ! Si j’échoue, on se bat en Amérique, j’y trouverai bien une tombe !

— Pourquoi ne pas retourner en Espagne ?

— Qu’y ferais-je de plus que ce que j’y ai fait !

— C’est vrai, répondit le banquier ; vous vous êtes comporté en homme de cœur et d’honneur, mon ami. Combien d’autres, à votre place, n’auraient eu ni ce courage ni cette loyauté !

— Tant pis pour eux ! J’ai fait mon devoir ; ces titres et cette fortune me pesaient : puissent-ils faire le bonheur de ceux auxquels je les ai rendus ! Jamais je ne retournerai en Espagne. C’est au Pérou que je veux me rendre.

— Je t’y conduirai, moi, matelot ! s’écria Ivon Lebris en se jetant dans ses bras.

En effet, quinze jours plus tard, Olivier, résistant aux prières de M. Maraval, s’arracha de ses bras et s’embarqua sur le Lafayette, qui, le soir même, mit à la voile pour le Callao.

A-t-il réussi, a-t-il échoué dans la suprême recherche qu’il entreprenait ?

C’est ce que, peut-être, nous dirons un jour au lecteur.

FIN.