Paravents et Tréteaux/2

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 13-26).

LE CHAPEAU




Dit par M. C. Coquelin, de la Comédie française.




Mise en scène : Un chapeau à la main.





Eh bien oui ! je le suis depuis mardi dernier !
C'est un fait bien acquis, impossible à nier,
Je le suis pour de bon, pour de vrai, sans réplique.
Devant deux bons témoins, par bon acte authentique,
Dûment enregistré, timbré, tous droits perçus,
Dont coût : quelques cents francs… et le bonheur en sus.

Marié !… qui l’eût dit ?… Moi, le célibataire
Le plus obstinément endurci de la terre ;
Moi qui, dans un salon de ménages farci,
Traînais comme une odeur damnable de roussi ;
Moi qui manquais déjà, sans raisons acceptables,
Cinq ou six unions tout à fait… confortables ;
Moi qui, chaque matin, en dépit de mes soins,
Avais un jour en plus et des cheveux en moins ;
Moi qu’enfin à jamais les mères de famille
Méprisaient, pour n’avoir pas épousé leur fille…
Marié ! marié ! dé-fi-ni-ti-ve-ment !

« Pourquoi, m’allez-vous dire, un pareil changement ?
Quel intérêt soudain, quelle puissante cause
Détermina chez vous cette métamorphose
Et vous fit, vieux garçon, changer ainsi de peau ? »

Quelle cause ?… Cherchez !… Devinez !…
Quelle cause ?… Cherchez !… Devinez !…Un chapeau !


Un chapeau, comme tous les chapeaux de la terre,
En soie, avec des bords, de la forme ordinaire,
Enfin absolument pareil à celui-ci.
« Un chapeau ? »

« Un chapeau ? »Vraiment oui !

« Un chapeau ? » Vraiment oui !« Comment cela ? »

« Un chapeau ? » Vraiment oui ! « Comment cela ? »Voici !

Un soir de cet hiver j’allais dîner en ville.
Excellente maison, réception grand style,
Avec concert le soir… et tout ce qui s’ensuit.
À l’heure du dîner j’arrive, on m’introduit ;
Front bas et talons joints, je salue, et je pose
Mon chapeau sur un meuble. On se présente, on cause,
Huit heures moins le quart… on dîne. C’est fort bien !
Quant au repas, ma foi, je n’en dirai trop rien…


Le hasard me donnant deux voisines… muettes,
Je fis sur le menu des études complètes…
À la fin du dîner, je le savais par cœur.
Le festin terminé, bien que pauvre fumeur,
Je dus d’un fort cigare entretenir les flammes
Pour ne pas demeurer tout seul avec les dames.
Puis, retour au salon vers dix heures trois quarts.
Le concert commençait. Foule de toutes parts.
Les dames, bras à bras, blanches et bien rangées,
Rappelaient vaguement les boîtes de dragées.
Debout contre une porte, et, de l’autre côté,
Un immense monsieur strictement cravaté,
Un cuirassier sans doute, aux moustaches cirées,
J’aperçois, dans le fond, les boucles éplorées
D’une dame chantant un air sentimental.
Je ne voyais qu’à peine et j’entendais fort mal…
J’applaudis cependant, par bienséance pure.
Puis un habit correct, d’agréable tournure,
Parut… et dit des vers.
Parut… et dit des vers.C’est la mode aujourd’hui.

Le moindre amphitryon ne peut rester chez lui
Sans vous servir le soir, en guise d’ambroisie,
Quelques échantillons nouveaux de poésie,
Que récite un monsieur, vibrant avec excès,
Et venant plus ou moins du Théâtre-Français.

Or, les vers, voyez-vous… — j’ai honte à vous l’apprendre, —
Les vers, moi… ça m’endort !

Les vers, moi… ça m’endort !Je me sentis donc prendre
En écoutant ce vague et doux bruissement,
Malgré tous mes efforts, d’un engourdissement,
D’une étrange torpeur qui saisit tout mon être.
Je le sentais, j’allais dormir… ronfler peut-être !
Ah ! sortons, sortons vite… ou sinon ! D’un regard
Je cherche mon chapeau… Déplorable hasard !
La console où tantôt, en faisant mon entrée,
Je l’avais déposé, m’apparaît entourée
D’un triple rang touffu, formidable, profond
De dames s’éventant, les yeux vers le plafond.

Obstacle infranchissable et charmant assemblage
De cheveux s’élevant comme un échafaudage,
De diamants, de fleurs, de colliers… et plus bas
D’épaules… mais qu’alors je ne regardais pas,
Car mon chapeau tout seul absorbait mes pensées !

Il était là, montrant ses formes élancées,
Au pied d’un candélabre à colonnes, tout fier,
Tout reluisant encor du dernier coup de fer…
Et je le regardais doucement, d’un œil tendre,
Et murmurais tout bas :
Et murmurais tout bas :« Que ne puis-je te prendre !
Que ne puis-je te mettre, — ô chapeau bien-aimé ! —
Sur ma tête, et quitter ce salon renfermé ! »

Et le magnétisant d’un regard plein de flammes :
« Viens, petit, viens ! franchis ce triple rang de femmes !
Ou bien vole au-dessus, ou bien passe au travers…
Viens en bas, dans la rue… on n’y dit pas de vers ! »


Et toujours ronronnait l’éternelle tirade…
Et, dormant à moitié, de plus en plus malade,
Suppliant, dévorant mon couvre-chef de l’œil :
« Viens, petit, viens à moi !… Nous trouverons au seuil
De cette maison chaude où la foule s’entasse
Un bon petit air frais qui réveille et délasse…
Vois ! La nuit est superbe et le trottoir est sec !
Nous reviendrons à pied, tranquillement, avec
Le silence amical de la lune qui brille…
Viens !… »

Viens !… »— « Avez-vous fini de regarder ma fille ?
Par la sambleu, monsieur ?… » dit une grosse voix
Tout à côté de moi… Je tressaille, et je vois
Mon immense voisin, le cuirassier, tout rouge,
Qui me lance un regard terrible… Je ne bouge
Et doucement : « Moi ?… Mais… je ne sais même pas
Où se trouve…
Où se trouve…— Ma fille ?… Eh ! palsambleu ! là-bas !
Devant cette console… avec un ruban rose !

Faites donc l’innocent !
Faites donc l’innocent !— Mais, monsieur…
Faites donc l’innocent ! — Mais, monsieur…— Je suppose
Que vous ne nierez pas…
Que vous ne nierez pas…— Pourtant !
Que vous ne nierez pas… — Pourtant !— Nous connaissons
Ce que valent, monsieur, vos étranges façons !
— Mes façons ?
— Mes façons ?— Oui, monsieur ! Cinq unions manquées
Ne sont pas, croyez-m’en, sans être remarquées…
— Permettez…
— Permettez…— Vous passez, depuis déjà longtemps,
Pour un petit monsieur des plus compromettants…
— Moi ? mais…
— Moi ? mais…— Et maintenant, vous osez, plein d’audace,
Regarder hardiment ma fille, face à face ?
— Eh ! sapristi ! monsieur ! je n’ai pas un moment
Regardé votre fille, entendez-vous ?
Regardé votre fille, entendez-vous ?— Vraiment !
Que regardiez-vous donc ?

Que regardiez-vous donc ?— Puisqu’il faut vous le dire,
C’est mon chapeau, monsieur !
C’est mon chapeau, monsieur !— Morbleu ! vous voulez rire ?
Votre chapeau, monsieur ?
Votre chapeau, monsieur ?— Oui, monsieur ! mon chapeau ! »

Je sentais que le sang me montait à la peau…
Il m’agaçait un peu, ce père de famille,
Voulant qu’à toute force on regardât sa fille !

L’habit noir, dans le fond, rhythmait toujours ses vers.

Et mon voisin et moi, nous jetant de travers
Des regards courroucés, marmottions à voix basse :
« C’est ma fille, monsieur !
« C’est ma fille, monsieur !— C’est mon chapeau !
« C’est ma fille, monsieur ! — C’est mon chapeau !— De grâce,
Parlez un peu moins haut ! » fit un monsieur nerveux.
« Vous m’en rendrez raison sur-le-champ ! Je le veux !

Me dit le cuirassier…
Me dit le cuirassier…— Hé ! qu’à cela ne tienne !
— Demain, vous recevrez ma carte !
— Demain, vous recevrez ma carte !— Et vous la mienne ! »

C’était, vous le voyez, un bon duel en train.

Une seconde après, avec fort peu d’entrain
D’ailleurs, dans le salon les bravos éclatèrent.
L’habit avait fini. Les groupes s’agitèrent,
Brouhaha général, promenade au buffet,
Le rempart féminin s’écarte tout à fait :
Enfin, je vais pouvoir aborder la console !
Je jette à mon rival un froid salut, je vole
Vers l’objet de mes vœux, franchis d’un pied coquet
Les traînes serpentant gaîment sur le parquet,
Je vais toucher au but…
Je vais toucher au but…« C’est ce chapeau peut-être
Que vous cherchez, monsieur ?… »
Que vous cherchez, monsieur ?… »Et je vois apparaître

Au bout d’un bras charmant, délicat, bien formé,
— Un vrai bijou de bras, — mon chapeau bien-aimé !
Je relevai les yeux… c’était le ruban rose !

« Allez, monsieur, allez !… j’ai bien compris la cause
Qui vous faisait toujours regarder par ici ;
Vous dormiez tout debout, tenez… comme ceci…
Ah ! que j’aurais voulu, pour calmer votre peine,
Vous l’envoyer là-bas, ce chapeau, par la chaîne
Des dames, à travers le salon, main à main,
Il eût tout doucement fait son petit chemin…
Mais j’avais un peu peur, vous devez le comprendre,
Qu’on ne le remarquât… Bon ! je vous fais attendre…
Bavarde que je suis ! Vous tombez de sommeil,
Voici ! Bonsoir, monsieur ! »
Voici ! Bonsoir, monsieur ! »Ange, ange au front vermeil !
Elle avait deviné mon angoisse cruelle,
Et de tous mes regards n’en prit pas un pour elle !

Ô sublime candeur ! Pure naïveté !

Je reçois de ses mains l’objet tant souhaité,
Et retournant tout droit à mon grand adversaire :

« Eh bien ! monsieur, eh bien !… je veux être sincère !
Oui, vous aviez raison !… oui ! car ce n’était pas
Mon chapeau qu’à l’instant je regardais là-bas,
Mais c’était — pardonnez à ma franchise extrême ! —
Votre fille, monsieur, votre fille… que j’aime !
— Vous, monsieur ?… »
Vous, monsieur ?… »Il tourna vers moi ses gros yeux ronds,
Puis, me tendant la main :
Puis, me tendant la main : « Nous en recauserons ! »

Et l’on en recausa si bien, qu’on sut s’entendre
Et que le résultat ne se fit pas attendre !
Or c’est mardi dernier, comme je vous le dis…
Ma femme est un trésor ; ma vie, un paradis…
Mon beau-père — un mouton, malgré son air austère, —
Pas cuirassier du tout, est chef au ministère ;
Enfin, — mérite rare et qui n’a pas de prix ! —

L’excellent homme est veuf, donc… vous m’avez compris.

Or ce bonheur complet, que mon cœur ne peut taire,
C’est toi, simple chapeau de soie… ou bien ton frère,
Qui me l’avez valu !… Pauvres gibus anglais !
Parfois l’on rit de vous et l’on vous prétend laids :
On dit que de trop près vos formes surannées
Rappellent les tuyaux ornant les cheminées…
En vous jugeant ainsi peut-être on n’a pas tort :
Mais moi, reconnaissant jusqu’au jour de la mort,
Je veux, — malgré votre air formidablement bête, —
Avec un saint respect vous porter sur ma tête !