Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/08

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Ill.-107).
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Syndicat des Rastas
Groupe sympathique.


VIII


Une drôle de gueule. — L’ange gardien d’un marlou. — Avis salutaire du dernier chevalier français. — Horizons nouveaux de Blanqhu. — La rastatocratie cosmopolite.


L’état pitoyable dans lequel le médecin de la famille Picardon avait trouvé Blanqhu avait nécessité son transport immédiat à l’hôpital.

Lorsqu’il eut repris connaissance, la belle Émerance lui avait laissé l’alternative d’être remis aux agents de la police ou d’observer le silence le plus absolu sur ce qui venait de se passer.

L’Ambrelinois avait trop peu de force de caractère pour penser à la vengeance. D’ailleurs, il comprenait l’énormité de son crime.

Il fit signe, plutôt qu’il ne l’exprima, qu’il se soumettait à la dernière condition.

Ses blessures étaient horribles, mais leur gravité était plus apparente que réelle.

Le médecin constata qu’un œil était sorti de son orbite, que le cartilage du nez s’était écrasé, que la lèvre supérieure était fendue en deux endroits, jusqu’au-dessus de la gencive, et que sept dents lui manquaient.

Il jugea que c’était un Apollon fichu.

Mme Picardon en fut intérieurement affectée.

Le beau mâle ne fut ni mieux ni pire lorsque les spécialistes l’eurent retapé. L’œil de verre qui avait remplacé l’œil perdu, virait visiblement vers le nez, attirant l’autre à lui, par strabisme suggestif. Son nez était resté difforme. Les soudures des deux blessures à la lèvre supérieure montraient la gencive et le faisaient grimacer.

Il n’était plus beau l’Apollon d’Ambrelin, il ressemblait à Guignol.

L’interne qui surveillait ses derniers pansements, avait eu raison de dire :

— Ça lui fait une drôle de gueule.

Aglaé Matichon, qui venait journellement le voir, trouvait aussi que ça lui faisait une drôle de gueule.

Mais la bonne fille s’était fait une raison pour ne pas abandonner son pays.

Comme elle le plaignait, il lui avait dit, presque consolé de sa mésaventure :

— Il me reste toujours soixante mille francs du rabiot, mes décorations et mon trousseau.

Cette énumération lui avait valu la considération de la cocotte, qui mijotait un plan dont on aurait un jour à s’étonner.

Pour expliquer l’état dans lequel elle l’avait trouvé à l’hôpital, Agénor lui avait fait un conte de brigand. Il avait été assailli la nuit au boulevard de la Chapelle par une bande de rôdeurs qui l’avaient laissé pour mort sur le pavé.

— As-tu prévenu Mme Picardon ? lui avait demandé Aglaé.

— Elle m’avait renvoyé la veille. Elle s’est convertie ; elle fait maintenant des neuvaines à la Vierge, avait répondu l’Ambrelinois pour éviter toute explication.

Maintenant, avec sa drôle de gueule, la cocotte jugea que la carrière du bellâtre était fermée.

Elle avait loué pour lui, dans la maison qu’elle habitait, un logement de garçon, dans lequel avaient été transportés ses effets qu’elle avait fait prendre à l’hôtel Picardon.

C’est là qu’Agénor se retira à sa sortie de l’hôpital.

Pour déguiser sa difformité oculaire, il porta des lunettes bleues.

Cela ne l’embellissait pas.

Aglaé Matichon, qui était encore quelquefois demandée chez Mme Lamirale par le baron Tamponneau, lui parla de l’Apollon restauré à la diable.

— Tiens, justement, j’ai pensé à lui il y a quelques jours. Dites-lui de venir me trouver, je lui donnerai de l’occupation, avait répondu le financier.

En se rendant chez le baron, Agénor était passé chez le prince d’Aspergeberg pour prendre des nouvelles de la duchesse de Rascogne, sur laquelle il comptait encore pour des passes jubilatoires payées.

À sa vue, le dernier chevalier français leva les bras en l’air en signe de stupéfaction.

— C’est un crime d’avoir ainsi massacré un si beau modèle ! s’écria-t-il.

Quand l’Ambrelinois lui eut débité le conte qu’il avait déjà fait à Aglaé Matichon, le prince lui dit :

— Vous pouvez réclamer aux gredins qui vous ont si bien arrangé, de fameux dommages et intérêts, car ils vous ont tout à fait démonétisé.

— Oh ! il me reste mes moyens, protesta Agénor.

— Possible, mais il ne faut plus penser à encadrer nos grandes dames.

— Ce ne sera pas, je crois, l’avis de Mme la duchesse de Rascogne. Je la verrai.

— Ici, impossible, elle n’y vient plus.

— Je passerai chez elle.

— Ah ! mon pauvre garçon, si vous tenez à conserver ce qui vous reste, évitez de vous rencontrer avec son ami qui ne quitte pas l’hôtel. Lord Crowfield a juré de vous casser les reins la première fois qu’il vous rencontrerait.

L’ex-clerc en savait assez pour son édification. La correction de Picardon suffisait.

Il s’empressa de détaler, prétextant son rendez-vous avec le baron Tamponneau.

— On ne f… donc jamais ces Anglais à la porte ! se dit-il lorsqu’il fut dans la rue.

On se doute bien que le patriotisme n’était pour rien dans l’objurgation de l’Ambrelinois.

Lorsqu’il fut en présence du baron, il fut un peu interloqué, malgré le beau ruban rouge tout neuf qu’il avait arboré à sa boutonnière, en remarquant l’ironie de son sourire.

— Ça vous change un peu, cette nouvelle figure, lui dit le financier.

— Ce n’est pas de ma faute, Monsieur le baron.

— Je le sais, c’est celle de Picardon.

— Comment !… vous savez ?

— Oui, on m’a raconté la petite scène… Ah ! mon gaillard, vous n’y allez pas de main morte : la mère, la fille… Et qui encore ?

— Ce n’est pas moi ; c’est M. Picardon qui n’y est pas allé de main morte. Mais Monsieur le baron voudra bien prendre note que je ne lui ai rien dit.

— C’est juste ; vous avez promis de vous taire ; mais Mme Picardon ne vous a rien promis, elle. Mais laissons cela, je vous veux du bien et je veux vous employer.

— Monsieur le baron peut être assuré de mon zèle à le servir.

— Nous verrons cela. Si vous réussissez dans la mission que je vais vous confier, je vous achèterai une étude de notaire en province. Je sais que vous avez fait votre droit et que vous avez été clerc à Ambrelin.

L’avenir s’irradia de nouveau aux yeux d’Agénor.

Il était tout oreilles.

— Vous ne devez pas beaucoup chérir mon ami Picardon, n’est-ce pas ? lui dit le financier après un moment de recueillement.

— Pour sûr, répondit l’ex-clerc.

— Vous avez déjà dû l’observer, car je sais que vous espionniez la famille et son entourage pour le compte de mon ami, le grand Sabot du Conseil.

— C’est-à-dire que le ministre de l’Intérieur m’a prié de lui donner mon avis… J’étais attaché à son cabinet.

— Comme quoi ?

— Comme reporter.

— Je vois que vous vous parisianisez… Abrégeons… Que pensez-vous de mon ami Picardon ?

— C’est un imbécile et une brute.

— D’accord, répondit le baron railleur. C’est bien l’avis que vous avez donné sur son compte à mon grand ami Sabot.

— J’ai fait mieux. Je lui ai dit que M. Picardon était bête à manger du foin.

— À merveille ! Je vois que vous vous y entendez, quoique le jugement que vous avez porté sur moi dans un rapport nécessite quelques corrections.

— Je n’ai jamais mal jugé Monsieur le baron.

— Jugé n’est pas le mot, vous avez écrit que j’étais une franche canaille, un voleur, un débauché fini, un homme sans principes.

— C’est indigne, on a tronqué mon rapport ; c’est de M. Van Chippendal que je parlais.

— Je sais que c’est le nom sous lequel vous me désignez. Mais cela n’a aucune importance pour moi. C’est pour vous mettre en garde contre les emballements de votre imagination et vous éviter de vous faire casser les reins après la figure, que je vous dis cela. Maintenant arrivons au sujet qui doit nous occuper. Vous connaissez le comte Rastadofsky ?

— J’ai eu quelques relations avec lui.

— Et avec sa femme ?

— Ce n’est pas sa femme, c’est une putain de Bade.

Les yeux du baron clignotèrent et un sourire de satisfaction apparut sur ses lèvres.

— Elle aime les jolis garçons ?

— Je crois qu’elle aime encore mieux l’argent.

— On dit cependant qu’on fait une noce endiablée chez elle.

— Je sais qui paie les violons.

— Ses amants ?

— Non, le ministre de l’Intérieur dont elle et son mari sont des agents secrets.

Cette révélation parut n’enchanter que médiocrement le grand financier.

— Oh ! la garce ! murmura-t-il.

Il fut un moment à se reprendre et il trouva que décidément Blanqhu était un garçon précieux.

— Elle reçoit chez elle le général X…, le président de chambre Z… et aussi mon ami Picardon.

— Bien d’autres encore.

— C’est dommage que vous vous soyez ainsi laissé massacrer la figure. Vos relations avec elle vont devenir difficiles maintenant.

— C’est vrai. Lorsque je me suis présenté chez elle en sortant de l’hôpital, elle m’a bêtement reçu en me disant qu’il était impossible de coucher avec une pareille gueule. Mais il me reste le comte, nous sommes de mèche.

— Alors vous le voyez toujours chez Mme Lamirale ?

— Monsieur le baron sait donc tout ? fit Agénor avec un sourire cynique. Au fait, il sait que chacun a ses fantaisies, et je ne suis pas riche, moi : j’ai une fortune à faire.

— N’oubliez pas alors ce que je vous ai promis et travaillez en conséquence. Il faut que je sache tout ce qui se passe chez le comte Rastadofsky, tenants et aboutissants. Vous viendrez ici chaque jour me faire votre rapport. En attendant mieux, je vous ouvre un crédit de vingt mille francs sur ma caisse. Soyez circonspect et discret, répondit le baron dont les yeux avaient pris une expression résolue.

— Monsieur le baron peut compter sur moi. Mais connaît-il le comte Rastadofsky ?

— J’attends à son sujet les rapports de mes agents en Russie.

— Inutile d’attendre plus longtemps. Le soi-disant Russe est tout simplement un agent de la police politique, nommé Pierre Crockmuchl ; c’est un Autrichien de Gallicie.

— Allons, je vois que vous êtes sur le bon chemin. Bonne chance et au revoir !

Blanqhu était radieux ; il commençait à se trouver important.

— Cette fois, je suis dans les grandes affaires, les bonnes, se dit-il en descendant les marches du perron de l’hôtel, devant lequel stationnait une voiture de maître, groom à la portière, pour en laisser descendre la personne qui l’occupait.

Tout à coup il se trouva en présence de la baronne Tamponneau, qui à sa vue, ne put maîtriser un mouvement de répulsion.

— Le pauvre garçon ! se dit-elle, en passant vivement devant lui.