Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/18

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Ill.-213).
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Syndicat des prêteurs.
(Groupe sympathique.)


XVIII


Situation financière d’une héritière. — Le Rouspettard fulmine. — Un printemps qui promet. — Projet de sensationnelle festivité. — Picardon dans le bloc. — Quelle affaire ! La justice marche. — Les Blanqhu aussi.


On croyait Me Cordace, suffisamment lesté de billets de banque, voguant vers le Nouveau-Monde.

Piroton s’était rendu deux fois au rendez-vous que Mme Blanqhu lui avait fixé. Malgré les séductions qu’elle avait tentées sur l’usurier, il avait continué à ne plus vouloir marcher. Il y avait équivoque dans l’obligation de prêt et il en avait profité pour réclamer, dès la première année, les intérêts à 1033 pour cent. C’était une gaffe d’Agénor… Enfin, les plus malins font de ces boulettes.

Aglaé avait fait sa caisse.

Elle possédait sept millions en espèces.

Elle avait encore des diamants et des bijoux pour douze cent mille francs.

Quant à ses propriétés, elles étaient restées hypothéquées pour leur prix d’achat, sauf l’hôtel qui laissait un petit écart.

Elle avait dépensé deux millions en dix-huit mois, dont près d’un million en dons et cadeaux.

Et elle s’était obligée au remboursement de cent et vingt-deux millions sur les cinquante millions de l’héritage.

Ce n’était plus de l’arithmétique ; c’était de l’algèbre.

Elle se trouvait, avec raison, volée comme au milieu d’un bois.

Après Piroton, c’était Machineau qui était venu la relancer, puis le père Chambart, et encore Carramiché ; des prêteurs à 580 pour cent seulement.

C’était intolérable la position n’était plus tenable.

Puis, le Rouspettard publiait chaque jour qu’il y avait de grands voleurs à Paris ; que, même, il n’y avait que cela.

C’était effrayant !

Toutes les bonnes retiraient de la Caisse d’épargne les gros sous qu’elles avaient économisés en faisant danser l’anse du panier, et les belles-petites, les louis que leur avait valus la danse du ventre.

Aglaé jugea que le moment était venu de se montrer.

Le printemps — un printemps enchanteur, rempli de promesses, juste comme le portefeuille des grands usuriers — faisait sortir les termites parisiens de leurs alvéoles de plâtre. On commençait à respirer autre chose que de l’acide carbonique et les miasmes des brasseries.

Les pronostiqueurs météorologiques avaient annoncé un printemps pluvieux, et naturellement c’était le contraire qui se produisait.

Les prêteurs sérieux de l’héritage Matichon étaient tout à la joie, aux espérances superlicoquentantieuses ; ils savaient que Me Cordace était allé recueillir les millions de la grande succession, s’offrant même à racheter les créances de Piroton et des autres prêteurs à 800 pour cent de perte.

Dans le grand monde et le monde des métalliques, on était tout aux commentaires de la grande fête annoncée que les Blanqhu allaient donner pour clore la saison hivernale.

À l’hôtel Fornicula, c’était un va-et-vient continuel de décorateurs et de fournisseurs, chacun se disait que ce serait superbe, que les Blanqhu ménageaient à leurs amis une surprise éblouissante.

On parlait d’une ascension du Santos-Café no 15 qui devait clôturer la fête.

Les belles mondaines étaient dans le ravissement.

Picardon ricanait.

On l’excusait en faveur de l’intention ; on savait que c’était son genre de témoigner son contentement.

Il y avait énormément du singe dans le grand avocat ; en ses grands effets oratoires il se mandrillait le nez, le menton et les fesses. Cependant on ne l’avait jamais vu marcher à quatre pattes : ce qui faisait augurer qu’il serait un grand homme d’État.

D’ailleurs tout était grand en lui.

Il avouait modestement qu’il était la grâce, l’élévation, l’esprit, le talent, l’élocution, l’éloquence, la diplomatie, la finesse, le génie.

Sur cette opinion de lui-même, on en avait fait un député.

On en ferait sûrement un Chapeau.

Cependant des ombres apparaissaient à l’hôtel Fornicula : les revenants qui annoncent les catastrophes.

On y avait vu un huissier horrible, puis deux, puis trois, puis six.

L’un avait saisi deux chaises, un autre le salon, un troisième les casseroles, un quatrième une brosse à dents.

Opposition, puis opposition sur opposition ; la justice marchait. Et quand la justice marche, en fait de métallisme on peut attendre, et au besoin se fouiller.

Paris s’occupe peu de ces futilités, excepté quand les journaux en font des affaires d’État.

C’était justement le cas du Rouspettard ; il les annonça, les détailla, les enjoliva, les aggrava. La France était à deux doigts de sa perte.

Il paraît que ces deux doigts sont d’une bonne épaisseur, car depuis cinquante ans ils sont toujours là, s’opposant au cataclysme final. Peut-être sont-ils les Alpes et les Pyrénées !

Aglaé faisait tambouriner partout sa fête.

Le Rouspettard écumait ; il adressait les apostrophes les plus véhémentes à Chapeau vi, au grand Sabot XXXXe, à sa ménagerie, à la magistrature qui…, à la magistrature dont…, à la gauche, au centre, à la droite de la Chambre et du Sénat.

Ils ne voyaient donc pas, les idiots, que la France croulait !

Il y eut le parti des blanqhus et le parti des anti-blanqhus : ceux-ci devaient être des culs noirs.

Les métalliques profitèrent de l’effervescence générale pour opérer une petite conversion, dont bénéf : quatre-vingt-deux millions.

C’était leur héritage.

On racontait des choses rotondales, pyramidales, longitudinales, verticales, pharamineuses. Les quarante muffles de la coupole se bouchaient les oreilles et avaient remisé les vingt-six bobichons alphabétiques de leurs combinaisons chinoises.

Ce fut un bon temps ; on avait de la copie sur le marbre.

Les folliculaires opposèrent l’armée à la nation, la nation à l’armée, la Chambre au Sénat, le Sénat à la Chambre, la magistrature à elle-même, Pierre à Paul, Jacques à Jean, Louis à Antoine, Émile à Charles, Marguerite à Toinette.

Et, enfin, on parla de Piroton.

Piroton avait dit ceci, Piroton avait dit cela, Piroton allait faire ceci, Piroton allait faire cela.

C’était l’avis de Machineau. Le père Chambart l’affirmait. Carramiché promettait des révélations sensationnelles.

Cependant Piroton ne bougeait pas.

Il devait y avoir quelque chose là-dessous.

Chapeau vi fut accusé d’y avoir mis le doigt, Sabot XXXXe le pouce, et les autres la langue.

Les autres, c’était tous ceux qui n’étaient pas dans les eaux.

Il y eut des signes avant-coureurs ; il plut un dimanche et il fit un soleil resplendissant un vendredi.

La justice, qui commençait à s’émouvoir, envoya un agent surveiller l’hôtel Fornicula.

Cet agent rencontra un automobile qui l’écrasa.

Il y eut enquête et contre-enquête, puis, naturellement, un nouvel agent fut envoyé avenue du Trocadéro.

Cet agent, aussi infortuné que son camarade, fut rencontré par une bande d’Apaches de Belleville, qui le massacrèrent.

Nouvelle enquête.

Un troisième aborda place de l’Alma.

Il la trouva conforme, en tous points, à l’idée qu’il s’en était faite ; la Seine la bordait.

Sur la berge, il y avait un pêcheur qui s’y nourrissait de l’espoir d’attraper un poisson.

L’agent se mit de moitié dans son jeu, et le regarda manœuvrer.

Le quatrième jour, le pêcheur prit une ablette.

La justice se décida alors à marcher.

Quand elle arriva, huit jours après, à l’avenue du Trocadéro, l’hôtel Fornicula était fermé.

Les Blanqhu étaient partis pour la campagne, renvoyant leur valetaille, et les deux nièces à la proxénète qui les avait fournies, avec une belle somme pour aller les perdre à l’étranger.

Picardon se révéla alors dans l’immense clarté de sa pensée. Présidant le banquet des tourneurs de bâtons de chaises, il avait textuellement dit :

— Citoyens, l’Europe nous regarde.

C’était profond comme le : Soldats, du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent !

C’était aussi aveuglant. On s’imagine aussi facilement l’Europe avec deux yeux et des lunettes, pour y mieux voir, que quarante siècles assis sur la pointe des pyramides.

On est l’éloquence ou rien du tout.

Dès ce jour, le grand homme fut déclaré providentiel, et l’on sait, qu’en France, les hommes providentiels sont présidentiels par destination.