Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/20
Lancement d’un ballon d’essai.
XX
Depuis son retour à Ambrelin, Me Cordace, entièrement absorbé par ses préparatifs de voyage et l’expédition des affaires de son étude, paraissait avoir oublié Paris, ses grues et les festivités garçonnières qui en avaient fait le plus joyeux notaire de France. Maintenant, livré à des réflexions qui l’assombrissaient, chaque jour, de plus en plus, son esprit, assailli de doutes poignants, voguait, inquiet, vers les régions inconnues de son exploration projetée.
Trois semaines, un mois s’étaient passés, et il se hâtait de plus en plus lentement, se remémorant les incidents qui avaient suivi la révélation du fameux héritage. Repris de l’influence aphrodisiaque de la sirène Aglaé, il les voyait maintenant prendre des proportions fantastiques sous la forme d’énormes lapins à longues pattes.
Enfin, il se décida au départ, se promettant bien de faire une bonne escale à Bordeaux, où la volupté chante aussi haut qu’à Paris.
Cette résolution prise, il se rendit au Grand Q, le café d’Ambrelin, fréquenté par les notables du lieu, pour y prendre l’apéritif.
Il y était à peine installé, que son clerc accourut l’informer qu’un monsieur très bien, décoré, l’attendait à l’étude pour une affaire très pressée.
— C’est bien ! Le temps de prendre mon absinthe et je rentre.
Et sans plus se soucier de la visite annoncée, le notaire dégusta son apéritif avec la lenteur que cette opération comporte.
À sa rentrée à l’étude, il trouva son visiteur, qui paraissait impatienté, se promenant de long en large dans la salle commune au clerc, à l’expéditeur et aux clients.
Il s’empressa de le faire entrer dans son cabinet.
Alors, seulement, il le reconnut pour avoir fait la bombe avec lui dans les brasseries et les restaurants de nuit de Montmartre.
C’était le joyeux Portas, chef des investigations politiques au Ministère de l’Intérieur ; celui qui disait : J’ai vu emménager trente-six ministres dans la boîte, avec une voiture à un cheval, et je les ai vus déménager avec dix fourgons de bagages.
— Tu déjeunes avec moi, ma vieille branche ? lui dit Me Cordace, enchanté d’avoir quelqu’un avec lequel il pût passer quelques heures agréables dans la solitude d’Ambrelin qui commençait à lui peser.
— J’allais m’inviter, car j’ai à t’entretenir de choses sérieuses.
— Tu es arrivé à point. Demain, tu ne m’aurais plus trouvé. Je m’absente pour trois, peut-être pour six mois.
— Tu lèves le pied ?
— Cela pourrait bien arriver, si la mission dont je me suis chargé ne réussit pas.
— Diable ! te serais-tu laissé embobiner dans une sotte affaire ?
— Je saurai cela, lorsque je serai revenu de l’Amérique du Sud, où je vais pour l’affaire dont je t’ai parlé un soir.
— Tu pars toucher l’héritage des Blanqhu ?… Alors, tu ignores ce qui se passe chez eux.
— Il y a plus d’un mois que je ne les ai vus : ils me croient maintenant parti.
— Eh bien ! tu peux dire que tu as une fière chance que je sois arrivé à temps pour t’empêcher de courir le lapin qu’ils t’ont posé.
Le notaire devint subitement pâle.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
— Que les Blanqhu sont en fuite depuis quinze jours, et qu’à ce moment on est en train de perquisitionner à leur hôtel du Trocadéro et aux autres propriétés qu’ils possèdent.
— En fuite !… avec les fonds des emprunts ? Oh ! les canailles… Mais tu es mal renseigné… ils ne sont peut-être qu’absents.
— Ne t’émotionne pas, l’affaire se passera à la coule comme toutes celles où il y a des magistrats, et des hommes politiques compromis. Je crois même que c’est une bonne affaire pour le ministère ; il comptera quelques chiens couchants de plus dans les tribunaux et au Parlement.
— Mais je me fous de ton ministère : ce n’est pas lui qui remboursera les pauvres diables qui m’ont confié leurs fonds pour ces rossards.
— Combien ?
— Près d’un million.
— Ne t’inquiète pas, les banquiers qui sont dans l’affaire feront des sacrifices pour l’étouffer.
— Alors, ils reviendront ?
— Lui, je ne sais pas, mais, elle, ne doit pas être bien loin de Paris, si j’en crois un mot qui a échappé à Mme Picardon.
— Et c’est pour m’apprendre cette catastrophe que tu t’es dérangé ?…
— Pas précisément. Je suis chargé par un haut personnage de t’instruire de ce que tu as à faire, pour te sortir du guêpier où tu t’es fourré, et en même temps pour servir des intérêts supérieurs, qui pourront bien te valoir la croix.
— Je suis donc devenu un homme important ?
— Tu es devenu quelqu’un, c’est déjà quelque chose. Joue artistement ton rôle et tu pourras arriver à la députation.
— Parle, je t’écoute. Tu me révèles des horizons républicains d’une hauteur pyramidale.
— Blague à ton aise, j’aime cela. D’ailleurs, tu le sais comme moi, ce sont des hommes à tout faire qu’il faut aux politiciens à tout oser.
— Alors, le haut personnage, c’est ton ministre ?
— Lui et d’autres, c’est un bloc : cela n’a pas d’importance.
— Sacré Portas ! Tu me remets du cœur au ventre.
— Mettons-nous à table, cela m’en remettra aussi, car je me sens une fringale à dévorer mon prochain ; nous continuerons notre conversation en déjeunant.
— Un moment, tu vas être servi. J’ai quelques vieilles bouteilles de derrière les fagots qui nous chanteront au cœur. Tu permets que je te laisse un moment ?
— Va, va ! Recommande à ta Margoton de soigner le fricot. Il faut être sérieux quand il s’agit du roulement de la gueule.
Me Cordace eut vite fait ; il envoya sa bonne, son clerc et son expéditeur, en escouade, à l’hôtel du Sabot d’Or, dont la cuisine faisait accourir à Ambrelin tous les commis voyageurs en tournée dans l’arrondissement.
Un quart d’heure après, la table de la salle à manger était dressée comme pour un repas de fiançailles, et les deux viveurs étaient cambrés devant leurs assiettes.
— Mazette ! Tu les choisis bien, tes bonnes, dit Portas à son ami, en jetant un coup d’œil gourmand sur l’Hébé domestique qui, accorte, proprette comme une bergère de Watteau, s’occupait au buffet des détails du service.
— Oui, c’est chaud et affriolant, mais cela ne vibre pas. Parle-moi des Parisiennes pour la manœuvre.
— Des parisiennes de Concarneau, de Fouilly-les-Oies et de Pépin-aux-Clarinettes.
— Des Hautes et des Basses Thinettes, si tu veux. Mais Paris les change.
— Envoies-y ta bonne : elle se complétera. Pour moi, je l’aime mieux moins garce.
— En tout cas, c’est de toute sûreté ; elle est comme de la famille.
— Comme de toute ta famille. J’admire tes mœurs patriarcales.
— Ce sont de bonnes, d’excellentes mœurs. Demande plutôt au Père La Pudeur.
— Sa binette de larbin ne me dit rien qui vaille ; il faut se défier de ces monteurs de coups qui la font au capucin.
— La vieille bête a peut-être eu des malheurs dans le persil ; il en est resté comme un enragé.
— Tout ce que j’en sais, c’est qu’il ne vaut pas cher ; c’est un vieux matou qui s’est fait des griffes en roulant dans les gouttières. Mais laissons ce sujet, il me dégoûte, le bonhomme. Parlons de ce qui m’amène dans ton patelin. Tes amis ont joué la Fille de l’Air. Ce qu’ils sont devenus ne regarde personne pour le moment. La Blanqhu est une femme forte qui peut devenir un merveilleux outil dans les mains de gens habiles ; elle vaut mieux que les huit ou dix millions dont elle a soulagé des imbéciles rapaces et des loups-cerviers de la Finance. Tu la reverras un jour dans la gloire parisienne. Ne va pas la bouder, elle te revaudra les quelques petits tours de chatte qu’elle t’a joués.
— Oh ! je ne lui en veux pas, à elle, elle m’a fait passer de bons moments. Mais c’est son rossard de mari qui me met la moutarde au nez. M’a-t-il proprement roulé avec sa vilaine gueule.
— Tu t’y es bien peut-être un peu prêté !
— Oui, je me suis emballé… Mais, tu sais, quand une femme vous tient à la peau, adieu prudence… Un peu de ce Beaune première pour oublier ?
La bouteille fut dégustée.
Les yeux de Portas s’allumèrent.
— Revenons à notre affaire, dit-il en retendant son verre au notaire. Les Blanqhu disparus et désormais inviolables — et pour cause — c’est toi qui vas écoper.
— Hein ?
Me Cordace semblait médusé. Les yeux écarquillés, immobile, la bouteille en l’air, prêt à remplir le verre de son invité, il se sentait défaillir.
— Ne t’inquiète pas, ce ne sera qu’une farce judiciaire, comme il s’en joue tant dans les coulisses du Palais, reprit Portas qui se sentait en veine de gaieté.
— Voyons voir d’abord, fit Je notaire pas du tout rassuré.
— Voilà, on t’inculpera, on te désinculpera, on te réinculpera : tu te prêteras en bon garçon à la comédie destinée à faire la pluie sur le feu de paille que l’affaire Blanqhu va allumer, et en fin de compte, après que tu auras pris des arrangements avec les petits prêteurs au moyen des fonds que le Syndicat métallique mettra à ta disposition, on te proclamera le Saint Vincent de Paul notarial. Tu pourras même te faire un bon magot sur l’opération.
— Diable ! diable ! Comme tu arranges cela !
— Ce n’est pas moi, c’est mon grand homme de ministre et les blocards métalliques qui ont arrangé cette petite combinaison.
— Mais les magistrats se prêteront-ils à la comédie ! Tu sais, ces chats, patelinards dans les relations sociales, se transforment en guignols sinistres et cyniques lorsque leur boîte et leur souquenille d’alchimiste les protègent.
— C’est comme pour les valets de bonne maison, et la République est une bonne maison pour ces rôtisseurs de balais ; hargneux et canailles lorsqu’on leur laisse la bride sur le cou, mais bas et rampants lorsque la main du maître se fait sentir. Il n’y a plus cent magistrats en France qui soient libres de leur conscience ; je connais toutes les ficelles qui les font mouvoir.
— Mais le public !
Portas s’esclaffa.
— Le public… !
Paris et sa banlieue, qui s’appelle la France…, du boudin, qui frissonne lorsqu’on le fait mijoter dans la poêle et qui finit aussitôt par crever comme une vessie. Le public… ! Mais, mon vieux, la France n’a plus que des colères de clown, autrement il y a longtemps qu’on aurait assisté à un beau chambard. Laisse donc ton public, et marche d’assurance. Tu es du bloc, désormais. Vive le bloc !
— Je ne demande pas mieux, mais mon éducation blocarde a été fort négligée ; il me faut quelques jours pour m’y faire.
— Inutile de réfléchir : moi, je ne réfléchis plus. Nous naviguons en pleine imbécillité, il n’y a pas de raison à opposer à ce régime. Plus de conscience, buvons, mangeons, vivons en moines heureux de la Thélème républicaine, et foutons-nous du reste ; nous mourrons gras… Un petit bonjour à cette vieille bouteille de Pomard qui me fait de l’œil.
— Tu me décides ; je me fie à toi, répondit Me Cordace en débouchant la bouteille.
— N’aie pas peur, ma caille, je te sacre, au nom de mon ministre, tabou dans la confrérie du micmac. On va pendant des semaines et des mois te faire assister à des scènes de magie noire, faire défiler devant tes yeux les doctrines les plus inimaginables, compulser en ta présence un tas de paperasses à désopiler la rate d’un trappiste en train de creuser sa fosse, te mettre en présence d’un tas d’individus problématiques que tu n’as jamais vus ni connus. Tu vas, en un mot, voir dérouler sous tes yeux toutes les roueries, les canailleries, les casuismes, les tours de bâton qui composent la science judiciaire, la procédure et la loi de la congrégation des jésuites rouges, noirs, blancs et tricolores, en robe rouge ou noire. On paierait gros pour assister à ce spectacle : toi, on te l’offre gratis avec du rabiot. Tiens-toi ferme, noble, digne, sépulcral, comme un curé qui assiste à un enterrement de première classe, comme un juge d’instruction qui barbote, comme un procureur qui triche, comme un juge dont on a graissé les pattes ou la vanité, comme un journaliste qui a laissé sa conscience accrochée à la caisse des fonds secrets. Nous nous retrouverons le soir à Montmartre et nous boirons à la santé de la France, à plat ventre, avec les monacos de la cagnotte métallique, gorgée des imbécillités nationales.
— Cré Dieu ! Quel orateur tu me fais ! Tu es donc de l’opposition ?
— Je suis j’m’enfoutiste ; car j’en ai trop vu et je sais. Mais par moments le mépris et le dégoût me remontent à la gorge. D’ailleurs, il n’y a pas de choix à faire, les foules sont aussi méprisables que les coquins qui les exploitent. Plus rien dans le ventre que des tripes.
— Tu deviens lugubre.
— C’est toujours comme cela, lorsque je suis gai… Tu n’as rien de mieux à nous verser ?
— Attends la bouteille du curé ; un aïeul qui fait honneur au nom de Cordace.
— Voyons cette vénérable relique.
Le notaire sonna.
Il avait dû donner ses instructions.
Au même moment la bonne entra portant, comme le saint-sacrement, dans un panier à bourgogne, et flanquée du clerc et de l’expéditeur, une bougie allumée à la main, une bouteille poussiéreuse, de Romanée-Conti 1821, pansue comme un moine de Turpenay.
Portas, allumé, embrassa la servante sur les deux joues et lui mit une pièce de cent sous dans la main.
— Ton nom, petite, que je lui donne une place dans mon cœur, lui dit-il, égrillard.
— Louise Pinson, Monsieur, pour vous servir, lui répondit la demi-vierge campagnarde, rouge comme une cerise.
— Pour me servir… oh ! sublime naïveté champêtre ! J’y penserai, mon enfant… De ton côté, souviens-toi que Portas n’a jamais menti aux femmes que pour mieux les servir.
Une tournée de la dive bouteille fut servie à la ronde. Élixir enchanté, les rayons d’or du soleil de la merveilleuse comète coulèrent en résurrectionnistes dans les veines des buveurs.
Le cortège se retira. Dans la cuisine, le clerc et la bonne se becquetèrent en larrons d’amour.
— Cette petite a fait frémir ma chemise ; il y a longtemps que ça ne m’est arrivé, dit Portas, rêveur, lorsqu’il se trouva seul avec son ami.
— Elle a du galbe et c’est frais comme un œuf sortant du poulailler, répondit Me Cordace que l’éloge de sa maîtresse-servante faisait délicieusement vibrer.
— Elle en dégoterait dans la zone galante et ailleurs, parmi les plus suggestives.
— Cela finira peut-être par un mariage de vieux garçon.
— Tu pourrais tomber plus mal comme plastique, mais comme vertu, je crois qu’elle t’en fera voir de toutes les couleurs. J’ai sondé son œil fripon et je m’y connais.
— Elle, c’est l’innocence même ; elle ne sait que ce que je lui ai appris.
— Dans ce cas, elle peut prendre son brevet d’instruction supérieure. Tu es un professeur émérite.
— Peut-être ! Mais elle m’est dévouée, elle m’aime.
— Si c’est ainsi, elle est vraiment innocente, car tu ne vaux pas plus cher que moi qui ai tous les vices.
— On a aussi des vertus.
— Et des solides encore !
— Puis on a du cœur.
— Je compte cela comme un vice ; il m’a toujours fichu dedans. Je t’ai parlé tantôt avec mon cœur. Si un autre que toi m’avait entendu, je serais dégommé dans les vingt-quatre heures, car les mouchards surabondent en France, tout le monde s’en mêle. On a parlé du Conseil des Dix avec ses sbires, de la Restauration avec sa congrégation occulte de la Foi, des régimes de délations, d’espionnage, de suspicions et d’investigations les plus exécrables, mais je crois qu’ils sont encore au-dessous de ce qui existe aujourd’hui en France.
— Je ne vois pas cela, moi.
— Mais, moi, qui ai farfouillé dans toutes les consciences depuis trente ans, qui, souvent, ai été l’agent des combinaisons scélérates du régime, qui ai lié les combinaisons, pattes graissées et boutonnières fleuries, je n’ai plus la fiche consolante de l’illusion. Et si, au lieu d’être venu à toi, en ambassadeur de paix, j’y étais venu en gendarme, tu aurais vite appris ce que valent la liberté et les lois de la IIIe République dont j’ai l’honneur d’être un bien mince budgétivore.
— Mais si le régime est si canaille, je n’ai pas grande confiance à avoir en tes promesses.
— Tu peux marcher d’autorité. Il se prépare un coup, d’une canaillerie à faire pâlir toutes celles qui ont assuré la domination du jésuitisme rouge qui régit la France. Comme cheville d’entre-croisement de cette monumentale coquinerie, tu n’as à craindre que les honneurs déshonorants. D’ailleurs, si on se jouait de toi, je serais là ; je possède des secrets à faire rentrer les plus audacieux dans la poussière.
— Avec un tel pouvoir, tu restes simple fonctionnaire ?
— Tu as entendu parler de l’Éminence grise de Richelieu ? Moi, je suis l’Éminence grise de tous les Richelieu en toc qui se sont succédé à la place Beauvau. J’ai deux figures, une d’emprunt pour toutes les gredineries gouvernementales, l’autre, franche, pour les amis, et une troisième qu’on connaîtra un jour… As-tu encore une relique du curé ? Je sens que j’ai besoin de faire redescendre ma bile.
— Tu sais, tout ce que tu viens de me dire est scellé dans un tombeau, fit le notaire en se levant pour aller déterrer dans son caveau le merveilleux Romanée-Conti.
— Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même ; un grand cœur dans un tempérament de vache.
— Merci ! Dis de chevreuil, ne serait-ce que par politesse.
— Mettons de chameau et n’en parlons plus. Mais va donc ! Tu ne vois pas que je me dessèche.
Me Cordace s’empressa de courir à sa cave, dont, en maître prudent, il conservait les clefs.
Alors, Portas se redressa sombre, menaçant, le poing tendu dans l’orientation de Paris.
— Ah ! tas de jeanfoutres, vous croyez me tenir par le secret de vos cavernes de bandits, et la complicité de vos crimes. Vous avez compté sans votre hôte, car je vous tiens tous maintenant, vermines de vices, chargés de crapulisme, murmura-t-il les dents serrées.
Le notaire rentra, chargé de la précieuse bouteille.
Il retrouva son convive, assis, cassant entre ses doigts nerveux, noisettes, amandes et noix, avec un air d’insouciance parfaitement joué. Au premier verre du fameux bourgogne, son visage s’éclaira ; au deuxième, il s’illumina de bonté et de franchise ; au troisième, il pensa à coucher avec la bonne.
— Tout de même, drôle de République, où tous se disent républicains et où personne ne l’est, disait Me Cordace, dont le cœur chantait clair.
— Tu as mis le doigt dessus, mon vieux. La marée de honte et de dégoût déborde. La chapelle républicaine ne se compose plus que de ceux qui en vivent. Magistrats, fonctionnaires, généraux, ministres, politiciens, employés sentent tous que le système croule, que la catastrophe est imminente. Tout cela se surveille en surveillant les autres et la frousse les pousse aux dernières déraisons, aux imbécillités des régimes qui s’effondrent sous le poids de leurs crimes. Arrive un homme à poigne, et toute cette pourriture s’écroulera comme un château de cartes. C’est le métallisme qui tient aujourd’hui en main les destinées de la France. Ce n’est pas propre, je le sais, mais c’est vigoureux, parce que l’internationalisme lui infuse chaque jour un sang nouveau. Les financiers seuls ont la conception exacte de l’avenir.
— La France possède cependant encore assez de sang généreux pour se délivrer des forbans qui l’oppriment ?
— Non, il n’y a plus, en France, que des énergies de remorque : celles des audaces généreuses sont tuées en elle. La révolution se fera de l’extérieur. J’ai assez sondé l’étranger dans les missions secrètes dont j’ai été chargé, pour connaître l’esprit qui anime l’Europe à notre égard.
— Mais notre armée ?
— Tu verras cela un jour, ce sera drôle.
— Tu vas me faire le plaisir d’accepter mon hospitalité pour cette nuit, j’ai une chambre d’ami. Je t’accompagnerai demain à Paris. Il faut que j’y prenne le vent de l’affaire. Et puis j’ai à voir le député Picardon ; il possède de fameux tuyaux.
— Ah ! tu connais Picardon, le fameux Picardon le roublard, Picardon le rossard !
— C’est lui qui m’a mis la puce à l’oreille au sujet de l’héritage Blanqhu.
— Il y a de cela ?
— Un mois, à peu près.
— Il connaissait alors tous les dessous de l’affaire.
— Tu crois ?
— J’en suis certain.
— Pourquoi alors m’a-t-il conseillé d’aller dans l’Argentine pour m’assurer de l’existence de l’héritage ?
— Parce que ta présence en France dérangeait sa combinaison. Les Picardon et les Blanqhu sont maintenant dans les meilleurs termes.
— J’en tombe des nues. Alors les Blanqhu sont en France ?
— Parfaitement. Mais je vois que tu n’as jamais su apprécier la femme Blanqhu, la sémillante Aglaé Matichon. Vas voir ton Picardon, il te ménagera plus d’une surprise. Je te dirai plus tard comment la maîtresse femme en rosseries, qu’est ton ancienne maîtresse, a su mater le lascar des fourberies politiques.
— Tu sais donc tout ?
— Et même davantage. Mais, laissons cela. J’accepte ton hospitalité pour faire honneur ce soir aux reliques de ton aïeul le curé. Tu renverras de bonne heure tes employés et nous brûlerons tous les papiers, intimes ou autres, qui pourraient fournir une indication sur ta vie, tes affaires ou tes relations.
— On perquisitionnera donc ici ?
— C’est élémentaire. Non pour chercher les preuves de la culpabilité des Blanqhu : les perquisitionneurs les détruiraient plutôt eux-mêmes, mais pour s’en servir afin de mieux te tenir sous leur coupe.
— Mais tout cela est infâme !
— C’est le régime. Tu vas entrer dans le concert des fauves, il faut te faire une philosophie. L’essentiel, c’est d’être aussi fort qu’eux.
Le tempérament de Portas était exceptionnel ; plus il buvait, pourvu que ce fût des vins généreux, — et il ne buvait rien d’autre — plus sa lucidité était claire, son sang-froid positif. Seulement, la volupté s’allumait en lui en chauffeuse ardente, tyrannique. Son corps vibrait, électrisé.
Il avait soixante ans et n’en paraissait guère que quarante, mais la nature était restée forte, ardente en lui, ravivée par la sève de ses énergies.
Il était sec, nerveux, quoique trapu. Puis, il était Corse de corps et d’âme ; la vengeance bouillonnait en lui depuis trente ans.
Il buvait toujours, et Me Cordace, qui était un vide-bouteille émérite, lui tenait tête.