Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/Texte entier

La bibliothèque libre.
(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Frontisp.-319).


Syndicat des Métalliques.
(Groupe sympathique.)



PRÉFACE

L’AMOUR ET L’ARGENT


Amour et argent, tout est là : la loi et les prophètes. Dieu et le diable. Ce sont les ultimes percutantes de la morale humaine.

Comme l’argent, l’amour a sa cote, ses laboratoires et ses mystères. Les deux sont en équivalence.

Amour-sentiment, vieille lune, rêve d’adolescent qui ignore, et qui se fond, comme le mirage, en face des réalités décevantes de l’existence. Alors marchandise, il est tout à l’affiche, à la réclame.

Comparativement à l’argent, le creuset dans lequel il se moule, l’amour a une valeur fictive et une valeur réelle ; fictive par présomption spiritualiste, réelle en son animalité. L’amour vaut par l’argent ; l’argent n’acquiert sa valeur mirageuse que par l’amour, suprême agent des industries qu’il sustente. Le Métallisme, le bronzage des cœurs et des intelligences, est la résultante de cette combinaison ; on n’est quelqu’un ou quelque chose que par l’amour ou par l’argent ; qui ne peut se recommander de l’un ou de l’autre, est un paria social, une non-valeur.

L’amour va à l’argent, c’est logique ; pas d’argent, pas de Suisse. L’argent est le grand sympathique.

Entendons-nous, il y a fagot et fagot ; l’amour n’est pas amourette et l’argent n’est pas la pièce de cent sous.

Écoutons d’abord les cloches chantonneuses.

Les amuseurs par le roman ont émis sur l’amour des fantaisies si abracadabrantes, ils ont prêté à l’argent des caractères si funambulesques, que, tenebras induco, le genre est resté à l’état de plaisanterie macabre.

Les moralistes — il y a des gens qui ont cette prétention — ont fait de l’amour une chose si spirituellement bête, ils ont donné à l’argent des autres des définitions si diaboliques, pour l’amener par dérivation canonique dans leurs caisses, qu’on peut les ranger dans la vaste catégorie des fumistes dogmatiques.

Mais voici les prophètes : les académiciens, un peu gâteux dans leur infatuation des mots. Ils sont, par présomption, la jeunesse éternelle ; ils pensent comme à vingt ans et comme il y a huit cents ans.

On connaît leur légende, la chanson du berceau. L’amour, c’est Louison la bergère, à l’horizon borné par Blaise, Pierre, Lubin, Lucas, les coqs du village.

C’est encore la fiancée candide, que la pudeur secoue et dont la main tremble dans celle de l’épouseur.

Un point : c’est tout.

On connaît la suite.

Les escadrons de la zone galante encadrent les Louisons de toutes les bergeries premières, et la mondanité à toutes guides place à son pinacle les tendres épousées dont le front ne rougit plus et dont la main est maintenant sûre.

Mais les académiciens ne connaissent pas ça ; la lettre en eux tue l’esprit.

Trois fois hérétique serait celui qui leur soutiendrait que l’amour, comme l’argent, n’est qu’une compétition de sensations réfléchies qui s’exacerbent dans la jouissance et par la concurrence.

Et cependant c’est ainsi ; les anathèmes n’ont jamais été des raisons.

Cette thèse leur paraîtra sans doute nouvelle, différente de leurs méthodes doctrinaires, en opposition avec la scolastique dogmatique des arrondisseurs de périodes, des ciseleurs de phrases, des orfèvres académiques. C’est même évident et j’estime que ce cheveu dérange la symétrie de leur conception artistique.

Ils sont libéraux cependant, du libéralisme du sénateur macabre en retour d’âge, qui a attaché le grelot de la chasse au vrai esthétique, menaçant du sécateur législatif ceux dont l’esprit se refuse à la castration sixtine et au rabotage monacal ; incitant, par des réquisitoires d’Escobar, les juges fossiles à torturer les textes des lois pour en extraire une quintessence juridique arbitraire ; soufflant sur les crânes doctrinalisés le vent des réactions et des apeurements séniles.

Il est beau d’être pur ; c’est de l’extravagance de le croire, car tout est relatif : la pureté comme la pourriture, qui bien souvent s’amalgament.

On se prétend dans un troisième siècle de lumière. Y voit-on plus clair parce qu’une chandelle, sur laquelle on place périodiquement le boisseau obscurcisseur, est allumée ?

Qu’on compare la logomachie absolutiste des siècles, qui n’avait pas cette chandelle pour les éclairer, et celle des écoles doctrinaires à prétentions philosophiques ; la forme diffère, mais le fond est exactement le même. C’est la même équivoque dans les mots, la même préciosité, la même interprétation pharisaïque, la même ineptie de définition, le même amphigouri.

Demandez aux sectateurs des deux écoles, ce qu’ils entendent par morale publique et vous les verrez, la figure s’enfarinant, invoquer des autorités, dont le nom même est une supposition, un argument d’avocat.

Si nous nous adressons à l’Académie, cette accoucheuse de vieux motifs de rhétorique répondra avec son imperturbable inconscience : La morale est la science qui enseigne la règle à suivre pour faire le bien et éviter le mal.

C’est aussi rigolo que les « Joyeusetés de l’escadron ». La conception de la plupart des palmipèdes officiels ne va pas au delà du mot. Ils sont toujours de 1635 ; ils n’ont pas appris que la science n’est que du probabilisme qui s’appuie sur une suite d’observations de faits dont l’expérience vient démontrer chaque jour le défaut de corrélation. Ils ont oublié que le bien et le mal, pris dans leur sens général, n’ont qu’un sens conventionnel, relatif aux lieux et aux circonstances, conséquemment sans sanction absolue.

D’après l’Académie, la morale publique ne serait donc que du probabilisme abstractif ; autant dire une idée préconçue très discutable et plus arbitraire encore.

La définition vraie est que la morale publique se compose tout simplement des ordonnances et des arrêts de police… Une fameuse autorité philosophique !

Doit-on s’étonner si, avec de pareils pontifes, tout est à l’absurde ? Ce sont ces liquéfacteurs sociaux qui ont défini la pudeur vergogne et la chasteté vertu ; alors que, trop souvent, la première n’est que le raffinement de la coquetterie, et l’autre, le masque de la lubricité.

Le mot amour les fait sourire, celui de volupté leur fait rouler des yeux blancs, et cependant l’un est synonyme de l’autre.

De par la morale officielle, il est permis d’être amoureux, défense est faite d’être voluptueux.

Comprenne qui peut, car l’amour ne va pas sans volupté.

La volupté est cependant un des propulseurs suprêmes du mouvement, l’aimantation des deux pôles qui se précipitent pour l’accomplissement des phénomènes générateurs. L’absurde est de l’attribuer à une surexcitation accidentelle, alors qu’elle est un principe vital. Vouloir en réglementer le cours, c’est ouvrir la porte toute grande à l’infection prostitutaire, à la libidinosité intime.

La réglementation doctrinale et officielle n’a d’ailleurs jamais produit autre chose. Voyez les maisons de tolérance, voyez les couvents !…

Le dévoiement de la volupté vers le mysticisme implique une dépravation cérébrale préparatoire et une corruption fatale des sens.

Mais l’empire du mot est tellement tyrannique en France qu’il fait loi contre tout bon sens. Les mots d’acception absurde, idiote y sont les plus consacrés : on en trouve des boisseaux dans toutes les lois.

Voyez le mot pornographie, à quoi rime-t-il ?

Le porc a des mœurs qu’on peut avantageusement comparer à celles du cheval, du bœuf, et de l’homme, beaucoup plus raffinées que celles du singe et du chien. Mais voilà : un abruti d’académie quelconque a trouvé le mot sonore, et il l’a posé, en lapin, aux idiots qui croient savoir, parce qu’ils ont entendu une péroraison de charlatan.

Au lieu d’aller chercher midi à Berlin ou à Singapour, les apôtres de la repopulation de la France feraient mieux, prêchant d’exemple, d’imiter virtuellement le modeste cochon si calomnié. Alors, ils pourront enseigner comment se produisent les petits citoyens roses et joufflus. Si du cochon ils ont la vertu, il ne leur faudra pas grand effort pour aboutir au résultat réclamé.

Mais des nèfles ! tous ces lascars-là sont de l’école de Malthus : la pornographie esthétique dans sa radieuse virtualité doit leur dire comme le fouet à un chien.

N’importe ! celui qui a trouvé le mot était mûr pour Charenton, et celui qui l’a glissé dans le texte de la loi devait être une sale bête.

Allez parler d’amour à des podagres qui ruminent un tas de frivolités bestiales sur un mot innocent !

Quand les académiciens d’école ne sont pas absurdes, ils sont obtus.

L’amour, suivant leur formulaire de 1635, toujours de dogme dans la confrérie, est un sentiment du cœur, un penchant de la nature qui porte les sexes l’un vers l’autre.

Un sentiment qui est un penchant, quel galimatias ! Encore ne peut-on dire plus clairement aux gens qu’ils ne sont que des bêtes.

C’est d’après des propositions aussi extravagantes que les législateurs, en passant par Justinien, Théodose et Napoléon, aussi bafouillards d’archaïsmes l’un que l’autre, ont réglementé l’usage et les conséquences de la copulation.

Cujas, qui n’était pas de Toulouse pour rien, a élucubré sur cette cuisine nauséabonde des aphorismes juridiques à renverser un gendarme dans l’exercice de ses fonctions matrimoniales.

Au fait !

Si l’amour est un sentiment du cœur, c’est-à-dire une perception, une sensibilité, une impression cardiaque, il n’y aurait que ceux dont ce viscère sympathique est dynamométriquement réglé qui seraient capables d’aimer. Et si, par superfétation, ce sentiment à l’animalité humaine, toute spiritualisée qu’elle puisse être, est subordonné à un penchant de la nature, on observerait les mêmes prédispositions érotiques canines, mais uniquement aux époques du rut, dans l’homme et dans les animaux, tandis que l’excitation sexuelle est permanente en l’être humain.

Il est évident qu’il manque quelque chose d’essentiel pour lier la mixture alchimicale des apothicaires de l’Université.

Ils n’ont oublié qu’une seule chose, c’est qu’avant tout l’homme est un cerveau.

Peut-être le savent-ils, mais ils sont liés par le pacte réactionnaire, par l’absolu doctrinaire universitaire. Comme les jurisconsultes, ils en sont encore au lit de Procuste, à la métaphysique moyenâgeuse, alors qu’avec la théologie de l’absurde on satisfaisait Dieu et le diable, source d’où découlent les extravagances du lien conjugal, la chaîne des forçats de l’amour. Le cerveau, l’esprit, était d’invention diabolique.

Cependant tout l’homme est là. Le siège de l’amour, de l’attraction et des combinaisons spéculatives voluptueuses, qu’on le nomme amour divin ou autrement, est le cerveau dont le cœur n’est que le répercuteur.

La corrélation entre l’impression cérébrale et l’action artérielle cardiaque est toute mécanique. Les passions ne sont pas infuses dans le sang ; elles sont la résultante d’images réflexes imprimées au cerveau qui, dans les heurts violents, en reflue l’ébullition au cœur et aux sens.

La passion est constante dans l’homme, parce qu’elle dérive du siège de son intelligence, seul principe conforme à la loi du libre arbitre. Admettre l’animalité humaine serait absoudre tous les crimes.

Les perturbations cérébrales ne peuvent infirmer ma thèse, car elles ne se produisent que par concentration volontaire des images, dont l’intelligence déprave l’action normale.

C’est dans ce travail interne du cerveau que se détermine la sélection érotique, cet amour d’insinuances et de caresses, cet amour frivole, cet amour insidieux provocateur de la lascivité, cet amour-plaisir qui engendre les amours turpides. L’action génératrice n’est que l’accident de l’amour.

Les champs de vision de l’érotisme s’étendent à mesure que les perturbations cérébrales acquièrent plus d’intensité, que l’accumulation des images au cerveau accélère le désir.

L’alcoolisme est le perturbateur érotique par excellence du cerveau. Mais il n’y a pas que les spiritueux qui propulsent l’érotisme, il y a encore les aphrodisiaques dont le plus subtil est l’argent.

L’alcoolisme métallique se révèle par la propension du sujet métallisé au luxe, au plaisir, à la domination. Tous les autoritaires sont des érotomanes invétérés ; il n’y a pas d’exception.

En somme, quel que soit son degré de passionnalité, la volupté érotique est une des grandes forces du mouvement. Vouloir l’annuler administrativement, c’est dire à un volcan en éruption de s’éteindre. Tout ce qu’on peut faire pour le bon ordre, est de lui enlever son cachet mystérieux.

Quoi qu’on en dise, l’érotisme bonifie l’être humain : il y a peu de muffles parmi les érotomanes.

Le mot d’ordre est au pharisaïsme, à la tartuferie puritaine. Pauvre France ! t’ont-ils assez conquise, pour t’imposer la plus ignoble des prostitutions : celle du caractère !

Martial d’Estoc.

Les Métalliques




INTRODUCTION


La chaîne métallique. — Attraction parisienne. — Salons d’affaires et salons politiques. — Maquerelles salonnesques. — Les petits papiers. — La vertu des décorations. — Idiosyncrasie métallique. — L’esprit de l’argent.


Si, grâce aux métalliques, Paris est la Californie de la prostitution, la France est le Pactole des agioteurs, qui se divisent à l’infini, englobant le monde politique et le monde des affaires.

L’action du monde politique dans les tripatouillages financiers et industriels a été suffisamment mise en lumière dans ces vingt dernières années, pour que j’appuie sur ce sujet. Celle des officiers ministériels et des cléricatures n’a plus besoin non plus d’être démontrée. Il n’est pas un banquier qui ne sache que pour le lancement d’une affaire, soumise à l’action parlementaire, les frais d’études doivent être majorés d’une somme égale, destinée à rétribuer les influences politiques patronales auxquelles, en outre, est attribuée une portion des parts bénéficiaires, et que les frais généraux comporteront un tant pour cent, à titre de dons somptuaires, aux judicatures appelées à en corriger les aléas picaresques prévus. Le tout discrètement articulé : frais de publicité.

Cet éclairage du Palais-Bourbon, du Luxembourg, du Palais de Justice, et de leurs chapelles se fait maintenant à giorno ; le métal aurifère est roi absolu.

Ces transactions, que les gens simples continuent à appeler corruption, prévarication, forfaiture, simonie, comme si ces expressions triviales n’avaient pas été tacitement abrogées du langage parlementaire, ont créé, entre les parties prenantes, une solidarité et des relations qui les lient jusque dans les actes intimes de l’existence ; c’est ainsi que les salons, les sociétés particulières et les clubs, l’un poussant l’autre, se sont emplis d’un monde nouveau, les imprégnant de son esprit pour arriver à les régenter.

Cette magie d’absorption a complètement changé le caractère de festivité attribué aux réunions mondaines, qui, de palais enchantés, se sont métamorphosées en comptoirs, sinon en œatides de Circé, où se traite indistinctement la vente des actions, des consciences et des corps : chacun s’évertuant à placer sa marchandise le plus avantageusement possible.

Il est de ces salons, qui sont des centres réputés d’affaires, rassemblant, dans une communauté morale, politiciens, financiers, gens de Bourse, avoués, notaires, et gens de toutes robes, autour desquels la féminité, associée galante ou courtière, forme une corbeille fleurie.

Ces bénéficiaires de la société en commandite, qui s’est greffée sur la société nationale phylloxérée, sont l’aristocratie du jour, portant le costume de cérémonie, comme les anciens preux portaient le costume de cour, entourés de courtisans, de coryphées, de caudataires, de courtisanes et de nouveaux prêtres de Mammon ; tous bronzés, métallisés de cœur et d’âme.

Paris seul, le point d’universelle attraction, le centre rayonnant de la galanterie raffinée et de la prostitution galante, peut donner satisfaction aux désirs de luxe, de plaisir et d’érotisme des métalliques, qui se sont partagé la France en fiefs tributaires. Et l’exode se fait incessante, par flux et par reflux.

Ceux qui sont à demeure dans la grande cité qui rappelle tous les hauts lieux de pèlerinage de la libidinosité et des lubricités secrètes, sont des princes blasés, partant sceptiques, rêvant nouvelles frénésies de chair. Ceux forcés au séjour de province y accourent, assoiffés, se plonger aux piscines d’amour, dont les eaux ne sont pas précisément de source.

Cette affluence a fait ressusciter la maquerelle d’affaires, disparue depuis les scandales de la Régence : matrone importante, aux affinités politiques et judiciaires, souvent affublée d’un mâle jouant le rôle effacé de sigisbée, paraphant de son nom la colossale escroquerie qui fait des femmes attirées dans ses salons, sous prétexte de soirée, de bal et de concert, l’enjeu de combinaisons prostitutionnelles.

Les salons politiques ne sont qu’une variante de cette exploitation picaresque. Des hommes d’État, et non des moindres, y ont été pris au trébuchet, s’y sont irrémédiablement compromis, médusés par les œillades d’intrigantes savantes et artificieuses, qui, tout en captant leur confiance, collectionnaient traîtreusement les petits papiers : papillons de leurs faiblesses.

Le rôle que les petits papiers jouent dans le monde métallique est symptomatique de la confiance et de la sécurité qui y règne, comme aussi de la criminalité attachée à la plupart des entreprises qui s’y sont mijotées. Les femmes, mêlées aux marchandages d’influences et de consciences qui s’y maquignonnent, excellent dans le récolement, le collectionnement, les négociations de vente et de reprise des petits papiers, anesthésiant la prudence et faisant taire les scrupules sous le charme de leurs caresses érotiques, dans des abîmements de chairs.

Tout financier, dont les entreprises présentent des aléas menaçants, possède dans ses bureaux un service de dossiers de petits papiers ; la plupart insignifiants, pour qui connaît les mœurs de la confrérie. Mais telle est la frousse que ce genre de chantage inspire aux hommes d’État, aux politiciens et aux magistrats qui se sont trouvés mêlés à un titre quelconque à ces entreprises, que le mot seul de scandale financier les fait trembler.

Le commerce des décorations y joue un rôle non moins suggestif.

La décoration, rouge, bleue ou verte, est pour les métalliques un brevet de course à la confiance et à la fortune publique, et, telle, elle vaut cent fois son pesant d’or.

Il est donc peu probable qu’elle s’octroie pour les beaux yeux du titulaire, généralement, dans l’espèce, étranger à l’honneur, aux arts, aux sciences et à l’agriculture, si ce n’est celle de la carotte. Elle est, évidemment, le paiement d’un service rendu ou à rendre, un signe de ralliement et de reconnaissance, un échange d’équivalents.

Pour la gent moutonnière, un monsieur décoré apparaît encore comme un homme de mérite, d’honneur et de principes impeccables : de là, la course effrénée au ruban qui talonne tous les bons Français qui veulent épater et tondre leurs concitoyens, quelque convaincus qu’ils soient de la nullité de leurs titres à l’obtention de cette faveur.

On pourrait croire que les métalliques français sont ainsi privilégiés comme corsaires de la fortune publique. Point. Les cosmopolites, qui teintent si fortement la confrérie métallique, ont un fonds inépuisable de ces sortes de pavillons ; pour un ruban qu’un Français arbore à sa boutonnière, ils en fixent six à la leur, le tout réuni en rosette ; aussi sont-ils bien plus tabous.

Ces constatations sont simplement consignées ici pour mémoire, sans pensée aucune d’en faire la critique. Au contraire, je trouve cela très gai, d’une drôlerie infinie.

Je ne dis pas non plus que tous les métalliques soient sans honneur, sans mérite, sans vertu. La colle de crétin : « L’honneur est une île escarpée dont, sorti, on ne peut rentrer », est une devise de mirliton scolaire.

L’honneur est affaire de latitude et de tempérament, philosophiquement discutable comme celui que les femmes attribuent aux cent et six façons de coucher avec un homme. Il est et ne peut être que contingent aux faits de l’existence, faillible et défaillante, dont il suit, sans en rompre l’unité, les péripéties mouvementées : ainsi que le vaisseau, ballotté sur une mer orageuse, et que le naufrage seul dans l’abîme décapite de son pavillon. Ce n’est pas une bosse ni un accroc qui fausse une arme : et dans la bataille de la vie qui n’est pas bosselé ? L’honneur n’est ni une quotité ni une qualité ; c’est un argument.

Quant aux mérites, chacun a les siens. Ceux du peuplier ne sont pas ceux du chêne, quoique se balançant à la même hauteur.

Il en est de même des vertus. Il n’y a que les morts qui n’en ont plus.

Si la moralité est très relative dans les métalliques, en revanche ils en ont une conception assez large pour se servir de celle des autres et s’en faire une barrière pour la sécurité de ce qui leur appartient.

Leur tension cérébrale les névrose jeunes, au point d’être torpillés au contact de la femme qui exerce souvent sur eux un empire dont ils sont les victimes, assujettis encore par leur érotisme constitutionnel qui en fait des êtres doubles, alternant de pingrerie et de bongarçonnisme, de brusquerie et d’affection, de maussaderie et de jovialité, de défiance et d’abandon, incidence qui révèle en eux une idiosyncrasie perturbaturée.

L’idiosyncrasie particulière aux métalliques se manifeste par une propension à tout rapporter à l’argent, à lui sacrifier toute pudeur, à croire que toute conscience est à vendre, pourvu qu’on y mette le prix.

C’est la morale du baron Tamponneau, la grande lumière du Métallisme. C’était aussi celle de Napoléon, qui l’appliqua dans les cours et parmi la diplomatie continentale : corruption dont le succès parut prouver qu’il était dans le vrai.

Le j’m’enfoutisme, que les métalliques affichent, n’est souvent que l’affectation d’un scepticisme qui prend sa source dans le mépris qu’ils éprouvent pour l’humanité. C’est souvent aussi un truc pour se débarrasser des importuns qui les assaillent.

L’esprit de l’argent leur tient lieu de tout.

L’esprit de l’argent compense la connaissance de toutes les sciences, la pratique de toutes les vertus. Il régit souverainement le monde, édicte les mœurs, décrète la morale publique ; il est l’arbitre de la paix et de la guerre, il aplanit les montagnes, comble les précipices, sépare ou rassemble les continents.

Il est la foi, l’espérance et l’amour ; il lie, concilie, imprime au cœur la joie et la tristesse, l’allégresse et le désespoir.

Il embrasse l’humanité d’une chaîne enchantée dont chaque chaînon porte en lui la vie et la mort. Il moralise et corrompt. Il est l’héroïsme et le crime, l’amour et la haine, le triomphe et l’abîme.

Il hausse et abaisse, il ouvre les portes de diamants aux moindres et creuse le tombeau au génie ; il fait d’un soldat un empereur et de Bélisaire un mendiant ; il pulvérise les grandes cités et en fait des déserts ; il abat et réédifie les bastilles, condamne, proscrit et immortalise.

Il est Mammon, dieu défiant l’Autre, dont il éclipse la puissance.

Comme les dieux de l’Olympe, les Métalliques, dépositaires de cette toute-puissance, portent en eux toutes les appétences satyriques.

Tous leurs effets, latents ou foudroyants, sont calculés.

Leur philanthropie elle-même est un calcul ; c’est la part du feu qu’ils abandonnent à la meute enchaînée mais hurlante des réprouvés de la terre, toujours refoulée et toujours à l’assaut du Paradis perdu.

Le baron Tamponneau eut un jour un mot qui résume la philanthropie métallique :

— C’est de l’ensemencement, répondit-il au marquis de Catenète qui le félicitait sur ses libéralités périodiques prônées par les journaux mondains.

L’esprit de l’argent est essentiellement aphrodisiaque ; il est par excellence la déterminante de la prostitution ; aussi bien de celle qui s’étale dans les palais et sur les marches du trône, que de celle qui court les rues ; et ses effets sont réflexes.

Je ne range pas, parmi les métalliques, les Harpagons et les Shylocks, s’il en existe encore ; Gobseck est devenu un brillant Lucingen moderne. L’usurier classique lui-même s’est transformé ; s’il prête toujours à cinquante pour cent, il paie la différence en or.

Ce préambule, définissant les caractères des Métalliques, paraîtra bien grave pour un ouvrage léger ; ce qui va suivre semblera bien léger pour un sujet sérieux. Ainsi se compose la vie, et c’est la vie dans son activité dévorante que j’expose, avec la sérénité du sage, dont tout le mérite est de ne plus être jeune, et la placidité de l’amiral Borgnasse, astronome distingué, photographiant des culs pour en faire des étoiles, dont il se propose de consteller l’observatoire de Meudon.



I


Une maison solide. — La dynastie Tamponneau. — Royauté de l’argent. — Sens métallique merveilleux. — Intendant régence. — Les rêveries du baron. — L’attraction métallique. — Constatation de forme. — Outsiders et Pomponnettes de courtine. — Philosophie mondaine. — Les femmes qui éclairent.


À la mort du baron Michel Tamponneau, deuxième du nom de la dynastie régnante, sa fortune évaluée, sur inventaire, à douze milliards, déduction faite des reprises de sa veuve, la baronne douairière, née de la Bergerie, fut partagée entre ses quatre fils : Lucien, Jacques, Antoine et Philippe.

Lucien, l’aîné, hérita pour sa part de la maison de banque et de trois milliards, représentés par des valeurs d’État, d’industrie et financières, une centaine d’immeubles de rapport à Paris, la propriété seigneuriale d’Amblèves, et les châteaux de la Romelière, de Turpinaudet, de Glimor et de la Salzenière.

Pour obéir au vœu de leur père, les Tamponneau laissèrent leurs fonds dans la banque, à charge par Lucien de les faire fructifier.

Le fonds de roulement de l’établissement financier ainsi constitué était de neuf milliards.

Pendant que l’aîné des Tamponneau, resté au poste d’honneur, gouvernait souverainement la machine paternelle, aux multiples complications, aux attaches universelles, dont chaque coup de piston avait sa répercussion dans le monde entier, ses frères, non moins bien apanagés, vécurent en princes royaux à qui rien ne peut être refusé, s’alliant à la grande noblesse et procréant une descendance dont les filles épousèrent des ducs, des princes et des comtes.

Les Tamponneau avaient les plus beaux châteaux de France, les chasses les plus giboyeuses, des hôtels princiers, les femmes les plus élégantes.

Ils eurent les plus beaux chevaux, les plus riches équipages, les plus séduisantes maîtresses, les tableaux les plus estimés, les livres les plus précieux, les fantaisies les plus rares, les joyaux les plus recherchés, tout ce que l’or peut donner.

Ce faste impérial, laborieusement sélectionné par leurs cochers, leurs intendants et des experts attitrés, ne pouvait manquer de leur faire attribuer un goût et des connaissances artistiques raffinés, aussi les journaux mondains ne cessaient-ils de les prôner comme des élites de l’esprit et du goût.

Cependant, de tout le luxe qui les entourait, les Tamponneau ne connaissaient que l’apparat.

Qu’avaient-ils besoin de connaissances particulières ou générales sur ces matières, alors que les plus grands talents de l’Europe s’offraient pour les servir, dans tout ce qui demande un effort musculaire ou cérébral ?

Leur or suffisait à tout. Jacques fut de l’Académie, Antoine, de l’institut, et Philippe, président des Congrès de savants.

Mais dans les Conseils d’administration des puissantes Compagnies industrielles et financières qu’ils patronnaient, leur supériorité les auréolait en dieux du métal. Nul ne connaissait mieux qu’eux la science des chiffres, l’algèbre et la littérature des affaires. Nul n’avait une conception plus nette de leur exploitation. Nul n’était doué d’un esprit de résolution aussi magistral.

L’habileté de leur diplomatie les avait rendus nécessaires à toutes les cours et à tous les gouvernements. Pas un emprunt important n’était négocié sans leur concours.

Cette supériorité, intellectuellement mécanique, ils la devaient à la science de l’argent, infuse en eux.

Ils n’en possédaient pas seulement la science, ils en avaient le sens intime. Rien qu’au doigté, Jacques reconnaissait une pièce fausse. Rien qu’à la vue, Antoine évaluait exactement la somme d’une pile d’or ou d’argent, si haute qu’elle fût. Philippe y devinait un cheveu intercalé.

Le plus merveilleux était Lucien ; il distinguait au flair un faux billet de banque.

C’était d’atavisme ; leur père, feu Michel Tamponneau, doué sous ce rapport de la double vue, avait déterré plusieurs fois des trésors cachés.

Lucien était le plus en vue des Tamponneau. Il incarnait les quatre grands Tamponneau et tous les Tamponneau juniors.

Il ne se targuait pas, comme ses frères, de goût scientifique et littéraire, mais il en avait.

À l’instar de Louis xv, de Louis-Philippe et de Léopold Ier de Belgique, il s’était passionné pour les ouvrages de style érotique, dont il possédait la plus curieuse collection.

C’étaient ses livres de chevet, les seuls qui eussent le don de calmer ses exacerbations névrotiques, de dissiper ses soucis d’affaires et de fixer ses préférences.

En fait de femmes, son jugement était impeccable.

On ne lui connaissait que cette intempérance.

Un jour, un Bérenger à la coule étant venu lui offrir la présidence d’honneur d’une ligue imaginaire contre l’abus des petites dames, il l’investit, ipso facto, surveillant des servantes d’une de ses métairies. Trois mois après, elles étaient enceintes.

Cette conclusion l’avait dégoûté des empiriques de la vertu.

Sa philanthropie était plus distinguée.

L’intendant de ses menus plaisirs, le marquis de Catenète, Lovelace de boudoir, secondé par des rabatteuses de choix, d’une discrétion et d’une sûreté de jugement qui ne se rencontrent que dans les maquerelles du grand monde et des sacristies, courait Paris, sans négliger les agences de la zone galante, à la recherche de numéros suggestifs ; ce qui n’était pas toujours d’une découverte facile, car le goût du patron devenait complexe à mesure qu’il se blasait.

Souvent assis à son bureau, il échappait à l’absorption mécanique de ses combinaisons financières et restait des heures, les yeux fixés à la rosace du plafond, rêvant extatique.

En ces délicieux repos, son imagination lubrique, toujours active, créait des merveilles, faisait s’entr’ouvrir les cieux aux houris incandescentes. Un échevèlement de galbes charmants, de torses resplendissants, de chevelures d’almées, de gorges et d’embruns tentateurs, de suavités sensuelles, évoluant dans le rythme souri des prêtresses d’Éros, communiquaient à son visage cette béatitude d’enfant endormi qui fait dire qu’il rêve aux anges.

La vision évanouie, il condensait ses souvenirs et en faisait une composition idéale.

Mais Paris est l’Empyrée féminin. Bien souvent cette idéalité olympique se présentait inopinément à lui.

L’appât de l’or a des attractions si puissantes, qu’il donne de l’audace aux plus timides, de la rouerie aux plus innocentes, matagrabolise la pudeur des prudes et invergogne les vierges. Et parmi les étoiles qui constellent Paris, combien il en est que le billet de mille affole, et qui, lorsqu’elles ne peuvent payer de leur personne, sacrifient héroïquement leurs filles à Mammon !

Combien aussi parmi les ingénues, vierges autant que femme peut l’être, rêvent dans le silence de leurs méditations cabalistiques : chevaux, équipages, bijoux et dentelles, invoquant le dieu saturnal des pluies d’or !

Il en avait tant vu, l’opulent Tamponneau, de ces impeccables nudités d’encan, de ces houris dont aucun voile ne gazait les ardentes beautés, que son jugement en faisait l’arbitre des érotomanes du Métallisme.

Admirateur de la ligne, il avait établi de l’ensemble galbeux, qui physiquement constitue la plus haute valeur de la femme, une classification coordonnée, qu’il n’avait pas hésité, attendu sa sûreté, à offrir à M. Bertillon comme sujet infaillible de commensuration et de physionomie intime.

Ce fut au mérite de ce génial travail qu’on attribua la croix de commandeur de la Légion d’honneur qui lui fut depuis octroyée et dont il souffrit le martyre avec la résignation d’un héros.

Il aurait complété Rabelais, s’il en avait eu l’esprit, comme expéditeur de causes salées, minuteur de saquements cubilaires, et de génitoires culottantes.

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Mais sa remarque, qu’il n’avait jamais vu deux culs se ressembler, mérite qu’on s’y arrête, car elle explique le sentiment qui pousse les hommes à la recherche du nouveau.

Le nouveau, c’est la femme des autres, ou mieux, toutes les femmes qu’on ignore.

Les hommes sont d’incorrigibles algébristes, des déterminateurs perpétuels de valeurs d’x. Et c’est probablement parce que l’amour est un calcul, qu’il entre dans les attributions spéciales des métalliques.

La discussion de ces aphorismes en est simple, et son application des plus faciles dans la bonne société, où on a généralement une philosophie d’état des plus commodes, très appréciable, vu la discrétion que les hommes d’éducation mettent à ne jamais parler de leur femme.

Par contre, la glorification des femmes d’autrui en fait de savants panégyristes.

Les femmes mariées doivent leur savoir un gré infini de ces indiscrétions ; sans elles, elles risqueraient fort d’être tout à fait oubliées.

Les métalliques sont des apologistes effrénés des charmes apparents et voilés de leurs maîtresses. Ils sont en cette matière d’une jobarderie déconcertante.

Grâce à eux, il est peu de femmes du monde qu’un affilié du Métallisme ne puisse complètement déshabiller en pleine rue, sous le costume le plus sévère, comme dans les salons, sous la toilette la plus correcte, en décrire le galbe, en analyser les nuances, en signaler les particularités charmeresses.

Cette loquographie passionnante est d’un entraînement magique dans le sport du flirt à prédispositions érotiques ; les outsiders de la galanterie mondaine et les Pomponnettes de courtine lui doivent la cour de chevaliers de l’écu dont elles sont entourées, et les sigisbées à l’as de cœur qui partagent leur royale opulence.

Le baron Lucien avait deux de ces maîtresses d’apparat, qu’il savait ne posséder qu’à titre de fermier général : la comtesse Laure de Salmondi, née princesse Praïssla, la splendide outsider du quartier Marbeuf, dont le mari, joueur décavé, puisait sans relâche dans la bourse du financier, et l’adorable Louise de la Rive de Valbonnais, née Jeannette Van den Broeck, Pomponnette vertueuse à trois cents louis par mois, portant avec une élégance drapée les couleurs de son patron.

Aucune des particularités physiques et érotiques de ces deux beautés parisianisées n’était ignorée des familiers du baron, auquel elles servaient de réclame et dont les argentangines échos mondains ne parlaient qu’avec admiration.

Ces indications somptuaires avaient impulsé les écouteurs, devenus voyeurs par suggestion. Ceux qui n’avaient que leurs beaux yeux et le mérite d’un appendice dodrontal, l’emportèrent sur les princes du Métallisme auprès des deux grandes hétaïres. Ce qui prouve que l’argent n’est pas tout.

Cela était bien égal au baron ; ses maîtresses attitrées étaient des meubles. Il ne trouvait pas plus malséant que ses amis couchassent avec elles, que de les voir s’asseoir sur les fauteuils de ses salons. On n’en était que plus intime.

Son épouse, la toute belle Suzanne Woerston, une Anglaise idéale, comme les filles d’Angleterre savent l’être, quand elles se mêlent d’être divines, d’une élégance raffinée qui en avait fait une des reines adorées de Paris opulent, femme de haut style d’ailleurs, ne s’occupait en aucune manière des affaires financières ou particulières de son mari. Royale cavale de l’hérédité monarchique, elle se prêtait soumise à la constitution matrimoniale, aux stricts rapprochements marsupiens du régime concordataire. Par accord tacite autant que mondain, les amis de l’un étaient les amis de l’autre, la part faite de familiers qui restaient cantonnés dans leurs attributions, comme jadis les gentilshommes de la chambre de Monsieur et de la chambre de Madame.

Ceux de la baronne avaient certainement pour eux la jeunesse, des qualités et des aptitudes d’ordre purement physique qui ne se rencontraient que très superficiellement en ceux du baron.

L’idole des Phaons et des Adonis de salons était, pour eux, une protectrice aussi éclairée qu’éclairante.

Un homme cependant la tenait en échec : le cocher de la duchesse de Rascogne.



II


Vocation d’Agénor Blanqhu. — Les joyeux notaires. — Métallisation notariale. — Me Cordace d’Ambrelin. — Le progrès. — Machinations séniles d’un ex-talon rouge. — L’épatant Blanqhu. — Commencement d’affaires.


Les moyens légitimes de faire fortune, de sortir de l’ornière commune ne pouvaient s’harmoniser avec le tempérament et la morale spéciale d’Agénor Blanqhu, le clerc du notaire d’Ambrelin ; ses appétences et ses dispositions le marquaient pour une scène autrement virilipotente que celle du chef-lieu de canton qui l’avait vu naître.

Beau, comme il n’est permis qu’à Apollon de l’être dans les classiques, mais râpé comme un rat d’étude de province, il n’avait encore pu se produire qu’auprès de la belle Madame Ragot, du Soleil d’Or, où il prenait pension ; ce qui ne l’empêchait pas de rêver palais, houris sidérales, festivités et gloriosités mondaines.

Il croyait sincèrement avoir une mission vengeresse à remplir auprès des Métalliques, dont les combinaisons avaient mis sa famille sur la paille.

Son patron, Me Cordace, lui avait bien fait entrevoir la possibilité d’un bon mariage qui lui permettrait de lui succéder. Mais cette perspective n’avait rien de bien assuré pour le clerc, qui savait par expérience que les héritières en ont par-dessus les épaules des notaires de province, dont la réputation, depuis quelque dix ans, ne laisse rien à désirer, comme lendemain de Mardi-Gras !

Mais le beau Blanqhu avait été beaucoup plus attentif aux confidences que le cupidant notaire lui faisait à son retour de ses périodiques galopades à Paris.

Les notaires de province, si gourmés en présence de leur plumaille ministérielle, sont, une fois le pied posé sur l’asphalte parisien, les plus joyeux des fêtards. Ils sont une providence pour les cocottes disponibles et les grands chabannais. On les rencontre inévitablement au Moulin-Rouge et aux Folies-Bergère.

Les affaires de leur ministère — que d’affaires, Mesdames les notairesses ! — gagent officieusement leurs perpétuels pèlerinages à la capitale. Ce sont d’heureux coquins très décorables, même décorés.

En leur absence, les bonnes poires de leur patelin notarial les fauchent. Mais Paris-Éros les acclame chaleureusement, car ils sont joyeux, les notaires de province. Ils ont gîte dans le périhélie de la zone galante, où colombes et colombines, aux minois chiffonnés et aux dessous copurchics, leur donnent les félicités du septième dessus. Et aussi, quelles bournifailles !

D’ailleurs, Paris n’a rien à refuser aux joyeux notaires : ce sont des galetteux rupins auxquels la galette ne coûte guère. On y parle sérieusement de donner à la section du Métropolitain, qui part de Bullier pour aboutir aux Batignolles, le nom de Tuyau des joyeux notaires.

Tous ne peuvent pas s’imposer des dépenses archisomptuaires, mais c’est égal, tous marchent.

La cocotterie parisienne est toute aux joyeux notaires — en extra. Les ambulantes n’ont d’œillades, de sourires et de baisers que pour eux. Et, ma foi ! on se contente parfaitement d’un dîner de matelot, quand le beefsteak final se présente dans de bonnes conditions.

Cette révolution dans les mœurs notariales ne s’est autant révélée, que depuis que les notaires sont entrés dans le mouvement du métallisme.

Il est constant aujourd’hui que la grande généralité des études notariales de province sont autant agences d’affaires qu’officines ministérielles. Il s’y traite autant d’affaires financières : prêts hypothécaires, délégations de loyers, avances sur successions ouvertes, subrogations et ventes de créances et de rentes, négociations de valeurs de Bourse et paiements anticipés de coupons à échoir, que dans n’importe quelle agence sérieuse d’affaires, dont souvent les officiers ministériels sont les associés ou les intermédiaires intéressés.

Outre les bénéfices que ces transactions leur rapportent, les notaires ont encore celui des actes qu’elles nécessitent, ce qui leur assure une clientèle obligée.

Qu’on ne se hâte pas de condamner ces laborieuses pratiques ! Si elles ont parfois des conséquences déplorables pour la corporation, elles aident puissamment beaucoup d’études de province à se soutenir et à garder le décorum que la position de leurs titulaires impose.

Dans le struggle-for-life général, les officiers ministériels, comme les magistrats réduits à la portion congrue, ont dû prendre position dans la mêlée, et on doit leur rendre la justice qu’ils y apportent autant de discrétion que de bongarçonnisme. On ne peut guère leur reprocher, aux uns et aux autres, que de ne pas être des Catons de vertu. Mais l’âme française n’est pas l’âme romaine dont il ne faut accepter la fermeté morale classique que sous bénéfice d’inventaire, car les Romains des temps héroïques étaient éminemment doués de ce patriotisme spécial, dont ont hérité les Français, les Allemands et les Anglais, de s’affirmer, dans chacun de leurs actes, supérieurs aux autres peuples et de convertir, dans leurs annales, leurs crimes en brillantes épopées, leurs vices en vertus. Généralement l’histoire officielle des nations n’est qu’un sublime monument de craques où les craqueurs sont légion.

Cette atténuance doit aussi s’étendre aux métalliques de profession. Si on trouve ordinairement des millions, dont on parle trop, dans le passif de ceux qui ont trop violemment bilboqueté avec le Code, on y trouve aussi de nombreuses traces de bienfaits dont on ne parle jamais.

Pour juger équitablement un homme, il faut mettre dans la balance les faits qui composent son actif et son passif moraux. Il en est qui paraissent d’une correction parfaite dans tous leurs actes, mais à qui il serait impossible d’attribuer une vertu morale, même un fait bienfaisant ; ce sont des honnêtetés faites de cent coquineries quotidiennes.

Me Cordace était le type du notaire brasseur d’affaires. En relations suivies avec toutes les grandes agences financières de Paris, il était un client assidu du train circulaire des notaires qui rayonne sur toute la France.

Jouisseur par suggestion métallique, il passait chaque semaine deux jours de béatitude et de débraguettement rabelaisiens dans les cocottières sélectes.

Son programme, sauf quelques suppléments motivés par les circonstances, était constamment le même. Après s’être vivement débarrassé de quelques affaires transitoires, qui étaient le prétexte de son voyage, le Quartier Latin le retrouvait dans un restaurant discret, assis devant un copieux déjeuner, en compagnie d’anciens camarades d’école morosophes et de quartinettes moult folles. Puis la bande joyeuse se répandait dans les tavernes escholières jusqu’à l’heure de la brouée absinthinale, que le joyeux notaire allait siroter au boulevard, à la Paix ou au Riche, dans la contemplation de la patrouillade des petites dames, de leurs performances, s’intoxiquant d’effluves parfumés qui le libidinosaient.

Le moment où Paris jouisseur s’éveille le surprenait ravi des choses aperçues, devinées, intérieurement décidé à en palper les galbes.

Pendant qu’à son Ambrelin pétaudier pointaient fauves, semblables aux yeux d’un loup dans la forêt, quelques lumignons étiques, Paris s’illuminait, dans une fièvre étincelante de gaz, d’électricité, de chairs nacrées et d’or, conviant la grande vadrouille noctambule aux beuveries de Gamache et aux saltations d’Éros.

Le notaire allait, joyeux, suivant le torrent humain, s’érotisant au frôlement des chasseresses dont les habillés tailleur dessinaient les formes dianesques dans une royale opulence de hanches, de fesses, de cuisses, de seins et d’umbiculaires tentateurs, bercé du somnambulisme de demi-veille des nycticoroces qui le conduisait aux Folies-Bergère et au Moulin-Rouge, où, chairs prenantes, il allait chavirer dans un restaurant de nuit, devant un souper préparatoire des délices de la cupidonade névrotique.

Dans les derniers temps, une avarie carabinée l’avait sagement déterminé à se contenter d’une part d’action à la possession du capital d’une quasi demi-mondaine, Aglaé Matichon, qui avait déserté, deux ans auparavant, sa machine à coudre d’Ambrelin, pour s’adonner à l’art plastique et cupolent de la zone galante.

De retour à sa pétaudière notariale, Me Cordace ne tarissait pas auprès de son clerc, la seule personne d’Ambrelin qu’il crût capable de le comprendre, sur Paris, ses pompes et ses œuvres.

Le notaire était concluant, il parlait des femmes comme les cuisinières de leurs marmites, les artilleurs de leurs canons et les maquignons de leurs cavales, se répétant pour imposer sa conviction intime, qu’il n’y avait rien de tel qu’une casserole suffisamment préparée au feu pour faire mijoter un bon culobrion : rara avis.

Ce langage rabelaisien, dont un livre admirable consacre le ton, est devenu, depuis que le gaulois en a appelé au bon sens de la préciosité académique, d’un usage courant dans toutes les classes de la société. Les clubs fashionables n’emploient pas de locutions plus raffinées que celles qui ont cours sur le boulevard. Le purisme académique reste le langage parlementaire obligatoire, sauf pour le Palais-Bourbon où une certaine tolérance facilite les relations amicales entre partis opposés.

Avec les femmes du monde, qu’on emploie la métaphore ou le mot de texture latine, on est toujours compris ; il est cependant de bon ton de ne pas appeler une cuisse un jambon.

Ceci dit pour disculper Me Cordace de toute grossièreté d’éducation.

Ses confidences folichonnes ouvrirent des horizons passablement cascadeurs au maître clerc, dont tout le langage érotique ne se composait jusque-là que de cornages de maris débonnaires, d’idylles sous les feuilles et de culbutages de servantes, mais elles ne lui paraissaient d’aucune utilité pour son projet de faire fortune per fas et nefas.

Il s’était bien un instant arrêté à l’idée de se servir d’Aglaé Matichon, dont les corsets, les dentelles, les dessous parfumés, les bas de soie à jours et ce qu’ils contenaient, minutieusement décrits par le patron, lui avaient donné un avant-goût des suavités parisiennes, mais sa stratégie arrêtée l’avait prévenu contre les cocottes, qu’il estimait plus propres à rafler la galette qu’à en donner.

Bien plus profitable lui fut la fréquentation du marquis de la Tétonnière, vieux beau en passe de sénilité amoureuse, que le jeu et les femmes avaient confiné à son hôtel d’Ambrelin.

En passant par l’étude pour la signature d’un acte, il avait été émerveillé du physique du beau clerc. Des relations, d’abord un peu cérémonieuses, n’avaient pas tardé à suivre cette rencontre fortuite.

Le marquis aimait la jeunesse, la beauté et l’esprit, parce qu’il avait été jeune, beau et qu’il possédait l’esprit du diable des roués de salons. Comme les vieilles douairières qui ont longtemps brûlé le balai, il ne pouvait se trouver en communication avec un jeune homme ou une jeune fille impressionnante, sans vouloir se mêler de les pousser dans le monde qu’il avait quitté, et qui, pour lui, résumait l’idéalité terrestre.

Agénor ne lui eut pas aussitôt confié ses projets de fortune, qu’il pensa à lui ouvrir une issue protectrice.

Mais le sujet n’était pas d’un placement facile, car il prétendait ne pas jouer dans le monde le rôle d’accessoire, mais celui de cavalier.

Son protecteur improvisé eut beau lui dire qu’on n’entrait pas dans le grand monde comme dans un moulin, le clerc s’obstina, jurant qu’il y entrerait par la porte ou par la fenêtre, cette fenêtre fût-elle sur le toit.

Le faire présenter, il ne fallait pas y songer ; le clerc était pelé comme un rat. Pour toute soutenance, il avait des appointements de cent cinquante francs.

Le marquis réfléchissait, combinait, algébrait, et ne trouvait aucun moyen d’être utile à son protégé.

Mais le hasard, qui vient toujours au secours des opiniâtres, lui suggéra une de ces rosseries diaboliques dont les roués seuls sont capables. Agénor, en rappelant l’ancienne opulence de sa famille, lui ayant parlé de ses connaissances chevalines et de son adresse à conduire l’équipage paternel, il conçut sur-le-champ le projet de l’adresser comme cocher à la toute belle duchesse de Rascogne, lubriculaire émérite dont il avait été autrefois passionnément amoureux et qui l’avait honteusement remplacé dans ses préférences, comme trop caduc, par un rustrotiki du Danube.

Le même jour, il écrivait à son ex-idole, restée son amie, lui vantant la beauté, la virilité et la dextérité d’automédon de son protégé.

La réponse ne se fit pas attendre ; quatre jours après, Agénor, à qui le marquis avait confié son plan, apprit qu’il était agréé.

Particulièrement stylé par son protecteur, auquel il demanda le secret, le beau clerc quitta Me Cordace, prétextant une grande situation qui lui était offerte en Amérique.

Son Nouveau-Monde était Paris, dont-il avait tout à connaître et où il arriva léger d’argent, mais riche d’espérances et de résolution.

Quelques jours de répit lui étaient nécessaires avant de s’engouffrer dans son aventure. Il avait beaucoup à observer pour être à la hauteur de sa nouvelle situation.

Il ne pouvait, en l’occurrence, trouver une commutatrice plus appropriée à sa position que sa payse, la débrouillarde Aglaé Matichon. Pourquoi n’irait-il pas la relancer ? Il y trouverait peut-être la table et le logement, en attendant.

À tout hasard, il se dirigea vers la rue de Vienne, où la cocotte perchait.

Il la trouva au lit, en repos d’un coucheur qui venait de partir.

On parla du patelin, de Me Cordace, et de mille autres choses qui se chuchotèrent culcitra pluma, lorsque Agénor, dont la beauté marluchienne avait porté à la peau de la gouge, eut pris auprès d’elle la place encore chaude du coucheur disparu.

Un Apollon qui se nommait Agénor, quel régal !

Aglaé apprit en quelques heures au beau clerc les trente-six façons de faire l’amour à Paris.

Lejeune licencié en droit comprit alors ce que l’enseignement universitaire présentait de lacunes.

Il en eut honte pour ses professeurs.

Son instruction, pour être complète, demandait encore quelques leçons, et il pensait au moyen de se les faire donner pro Deo, lorsqu’un lapin de taille se présenta à son esprit.

— Je suis passé par Paris pour m’embarquer au Havre, d’où je me rendrai en Amérique pour recueillir l’héritage de mon oncle Craquefort. Je n’ai sur moi que la somme nécessaire à mon voyage, mais à mon retour je te revaudrai tes gentillesses, lui dit-il du ton cavalier d’un héritier sûr de son fait.

Aglaé, médusée par ce mot d’héritage, ne flaira pas le lapin.

— De combien est ton héritage ? lui demanda-t-elle curieuse.

— Deux millions et les intérêts échus depuis la mort du bonhomme… Tiens ! une idée : tu me bottes ; si tu veux, tu seras ma maîtresse. Dans un mois, je serai de retour à Paris, nous louerons un appartement dans un quartier riche.

Agénor avait débité cela d’un ton de patronage qui avait ravi la bonne fille.

— Si je veux être ta maîtresse ! Mais tout de suite, mon petit homme. Ne t’inquiète de rien, je me charge de te faire faire une noce avant ton départ, comme si tu avais déjà tes deux millions, avait-elle répondu en l’embrassant partout où sur son corps il y avait place pour un baiser.

Les descendeurs de pantes ont le coup du père François, les politiciens, le coup du ministre, dont la paternité appartient à Constans le tombeur du boulangisme, les escrocs ont maintenant le coup de l’héritage, et il porte toujours.

La grue s’était vendue pour un plat qui ne valait certainement pas les lentilles de Jacob. Dès ce moment, elle fut aux petits soins pour l’intrus, trimant pour ramener à la passe et à la nuit afin que son nouvel amant pût se gondoler dans Paris.

Quand, au bout de huit jours, le beau clerc eut suffisamment nocé et qu’il se fut rendu compte que tout l’art de conduire des cochers parisiens consiste à écraser méthodiquement les piétons, il annonça à Aglaé qu’il partait pour l’Amérique.

La cocotte l’accompagna à la gare Saint-Lazare, où elle le vit prendre le train à destination du Havre, qui le débarqua à Asnières, d’où il revint à Paris par le tramway abordant à la Madeleine.

Deux heures après, il se présentait à l’hôtel de la duchesse de Rascogne, au boulevard des Invalides.



La chauffe intime.


III


La duchesse de Rascogne. — Physiologie financière de la noblesse de France. — Les héritiers des patrimoines seigneuriaux. — Les dépossédés. — Une chauffeuse émérite. — Le beau cocher. — Le prince d’Aspergeberg. — Retour chez Aglaé Matichon. — Une idée qui devait germer. — Angoisses érotiques.


Isabelle de Beauport, veuve du duc Jean de Rascogne, était une grande blonde, au galbe opulent, fascinateur, énamoureusement douée de ce tempérament ardent dont la lame et le fourreau défient le temps.

Elle avait l’âge sibyllin des grandes amoureuses, qui comme les duchesses de Longueville, de Chevreuse, de Montbazon, et la toujours jeune Ninon de Lenclos, ont perpétuellement trente ans.

On la croyait très riche par l’opinion qu’on se faisait de sa fortune à l’éclat de ses réceptions, au train de sa maison, et à la publicité mondaine faite autour de son nom.

Elle ne possédait cependant que son hôtel du boulevard des Invalides et le domaine bien réduit de Clavière.

Mais si elle était médiocrement pourvue du côté des apanages, en revanche, elle était riche de dettes, qu’en femme supérieure, virilement trempée, elle faisait virer, et qu’elle équilibrait avec une science et une dextérité tout à fait ministérielles, par reports, conversions et extinctions mortuaires de ses créanciers, s’inspirant des gouvernements dans les renflements de son budget et la superbe extension de sa dette flottante.

Florissante et rayonnante comme la France, dont elle était une des filles adorées, elle prélevait, catholiculée, la dîme sur les cœurs et l’impôt sur la volupté.

Cette anormalité nobiliaire s’explique.

Contrairement à l’opinion générale, la noblesse de France est pauvre — relativement pauvre, s’entend. — Il n’existe plus trente maisons du vieux blason, dont la fortune réponde à l’idée qu’on se fait de la richesse seigneuriale, et encore, les privilégiés de la caste sont-ils de petites gens comparés aux hauts barons du Métallisme.

Cette situation a des effets apparents et des causes intimes.

La propriété foncière qui, autrefois, donnait à la noblesse une influence prépondérante et un suprême cachet de richesse, réduite par la Révolution à des proportions bourgeoises, a encore depuis subi des amoindrissements continus sous l’influence de causes ataviques déterminantes.

Au retour de l’émigration, les nobles, peu faits pour comprendre le mouvement industriel du nouvel ordre des choses, continuèrent leurs ancêtres, mangeurs d’argent émérites, dans leurs prodigalités somptuaires, s’illusionnant d’aléas, toujours reculés, qui leur faisaient espérer les reprises sur la spoliation nationale. Leur crédit allant en s’affaiblissant avec la disparition des espérances que le retour des Bourbons avait fait naître, ils se virent bientôt forcés à l’emprunt hypothécaire dont les conséquences furent le morcellement et l’aliénation de ce qui leur restait de leur patrimoine, au profit des marchands d’argent qui visaient à la royauté républicaine, et dont, de liquidation en liquidation, ils devinrent les vassaux, les courtisans faméliques.

Cette expropriation est partout flagrante ; les documents du cadastre et des bureaux des hypothèques sont là pour prouver que les trois quarts des domaines seigneuriaux ont été substitués aux Tamponneau, aux Agarène, aux Guespin, aux Locule, aux Escafignon, aux Robidilliards et aux Van Boulenbeck de la finance.

Hormis quelques grandes maisons qui se soutiennent encore, ce qui reste d’apparent à la noblesse comme propriété foncière est purement nominal, immeubles et terres y sont hypothéqués jusque par-dessus les cheminées.

Les dépossédés, hommes, vivent au jour le jour de maigres revenus, de pensions secourables, souvent d’expédients. Il en est qui se sont faits brasseurs d’affaires, à la solde des Métalliques auxquels leur nom sert de gluau dans la composition des conseils d’administration des exploitations picaresques : les pôvres !

Les femmes qui ne veulent pas se résoudre à l’obscurité n’ont d’autres ressources que la diplomatie salonnesque d’affaires ou la prostitution intime.

La duchesse de Rascogne était une femme forte suivant l’esprit, d’une entregence entraînante. Elle connaissait les hommes et le prix de sa beauté.

Comme séductrice, elle était chauffeuse jusqu’au bout des ongles. Elle affectait dans ses relations intimes un bongarçonnisme à dégeler le pôle nord.

Artiste de son corps, elle pouvait l’exposer à toutes heures du jour et de la nuit aussi miroitant qu’une République d’or à la Semeuse sortant de la frappe, aussi odorant qu’une tubéreuse fraîchement éclose.

Elle se trouvait dans le petit salon, assise devant la cheminée, sur une chaise à haut dossier, coiffée à la romaine, les tempes découvertes, la gorge nue en cœur, la jupe de sa matinée relevée, les jambes, adonisées de soie et de dentelles, tendues au feu, lorsqu’on lui annonça le « nouveau cocher ».

Elle ne dérangea sa pose que pour se donner le malin plaisir d’un quart de conversion ; ce qui la mit en pleine lumière.

— Faites entrer, dit-elle.

Agénor, stylé par le marquis de la Tétonnière, s’était bien promis de poser pour le torse, mais il n’avait pas franchi le seuil de la porte qu’il s’arrêta immobile, frappé d’éblouissement.

— Approchez, mon garçon, fit la duchesse, intérieurement flattée de l’impression qu’elle avait produite sur l’Ambrelinois.

L’ex-clerc avança de quelques pas, encore médusé, les yeux hébétés, fixés sur le pli suggestif de l’entre-deux du pantalon de la sirène, dont la voix charmeuse chantait à son oreille.

Il finit cependant par lui tendre une lettre du marquis de la Tétonnière.

La duchesse la prit et parut la lire avec attention.

Elle avait croisé les jambes, et dans son retrait, le bas du pantalon laissa à nu au-dessus du bas noir une scintillante lisière de chair rose.

Tout entier à ce nouveau point d’attraction, Agénor ne s’aperçut pas que la Mélusine le détaillait du coin de l’œil.

Un peintre, en ressouvenance de beautés masculines attiques, n’aurait pu trouver un modèle plus parfait, une tête plus fine, une carnation plus pure, des formes mieux proportionnées. Sa blonde chevelure bouclée lui donnait un air de candeur pubère.

C’était un Adonis, mais la bouche était trop sensuelle et son regard paraissait manquer de franchise.

Puis, il était fagotté…

La duchesse pensa qu’il y aurait là toute une éducation à faire.

— Vous vous nommez ? lui demanda-t-elle.

— Agénor Blanqhu.

— Quoi ?

— Blanqhu. Mes ancêtres étaient Valaques.

— C’est tout indiqué, répliqua la grande dame, un sourire équivoque aux lèvres.

— Il n’y a pas de sot métier, Madame la duchesse, quand on est pauvre.

— Parfaitement ; je fais plus de cas d’un bon cocher que d’un sot parvenu… Savez-vous conduire au moins ?

— Puisque je suis cocher, je dois connaître les chevaux.

La duchesse, qui voulait faire parler l’Ambrelinois pour juger de la qualité de son esprit, lui adressa cette question baroque :

— Que savez-vous des chevaux ?

Agénor resta interloqué, mais ayant remarqué que son interlocutrice souriait malicieusement, il répondit bravement :

— Je sais qu’il y a de nobles bêtes, comme il y a de belles femmes.

L’Ambrelinois s’acclimatait évidemment.

Puis, le vieux roué qui s’était fait un jeu de jeter le naïf vaniteux, dont il avait scruté l’abjection morale, aux appétences érotiques de la panthère salonnesque, lui avait dit :

— Pour arriver à la fortune, mon garçon, il n’y a plus que les femmes. Quand elles ne viennent pas à nous, on les prend de force et elles nous savent gré d’une violence qui les dispense des préliminaires que la conquête d’un homme impose.

Il n’avait rien oublié de cette théorie, et il se sentait d’autant plus disposé à la mettre en pratique, que, par ses manœuvres, la duchesse semblait l’inviter à la prendre.

— Oui, il y a des femmes si belles, si tentantes, qu’on les outragerait sans remords, ajouta-t-il en proie à une sorte d’égarement, le regard perdu dans le fouillis des dessous parfumés de la duchesse.

Celle-ci éclata de rire, mais si moqueuse, que l’Ambrelinois serait rentré dans ses bottes s’il en avait eu.

— C’est bien ainsi qu’il faut aimer mes chevaux et leur parler, mon garçon. Avec votre ardeur, le fouet de l’écurie de la maison de Rascogne sera bien tenu, lui dit-elle, en se levant majestueuse et fière.

— Madame la duchesse peut être assurée que je mettrai tout mon zèle à mériter sa confiance.

Cette réponse troubla la sirène qui se crut devinée.

Le jeu lui plaisait, mais elle était trop grande dame pour se jeter comme une grue dans les bras d’un larbin, tout beau qu’il fût.

— C’est bien, vous pouvez disposer de votre journée pour vous installer. J’ai fait prévenir le tailleur de venir vous prendre mesure pour votre livrée, dit-elle, d’un ton devenu glacial.

Ce mot livrée fit l’effet d’une douche sur le cerveau surchauffé de l’ex-clerc.

Mais il était de la race terreuse, avide, opiniâtre, louvoyante, en laquelle l’humiliation fouette plus vivement les appétences.

Il allait se retirer, lorsque la duchesse l’arrêta :

— M. le marquis de la Tétonnière vous a dit mes conditions, c’est deux cents francs par mois, la table et l’entretien, lui dit-elle.

Elle sortit du salon sans se retourner, laissant Agénor se demander ce que cela voulait dire, car le marquis ne lui avait pas parlé de gages.

C’était une habile chauffeuse que la duchesse.

Le tailleur avait des instructions. Trois jours après, le cocher se pavanait dans sa livrée noire, d’une coupe et d’une élégance parfaites, sur le siège du landau de la patricienne, aussi fier que s’il eût conduit le char du Soleil au milieu des dieux de l’Olympe.

Sa beauté tranchante, bien plus que sa dextérité et sa sûreté de main, le fit vivement remarquer des amies de la duchesse.

Au Bois, il n’y eut qu’un cri d’admiration : « Le beau cocher ! » Et le nom lui resta.

Isabelle de Rascogne fut adulée à l’égale d’une reine. On la complimenta, on l’accabla d’éloges.

Son cocher lui faisait honneur.

C’était flatteur pour son amour-propre, mais il fallait encore qu’il lui fît plaisir.

En rentrant à l’hôtel, le prince d’Aspergeberg, l’actuel provéditeur de la duchesse, lui avait dit :

— Continuez, mon ami, vous encadrez parfaitement.

Il encadrait !

Ce n’était pas pour encadrer qu’il s’était fait cocher.

— Il est toqué, cet animal-là, s’était dit l’ex-clerc.

C’était un ingrat, car le prince l’affectionnait comme tout ce qui paraissait plaire à sa belle maîtresse. C’était non seulement un galant homme, il avait encore en brave don Quichotte la bonté, la sagesse et les folles ardeurs.

Comme le chevalier de la Manche, il était grand, mince, efflanqué, il en avait la tête osseuse, le front large et la tête chaude, rêvant tournois, joutes et couleurs de la maîtresse de son cœur. Il aimait Isabelle de Rascogne en paladin, adressant à la lune les tendresses de son brave cœur.

Il était la deuxième providence ménagère de la duchesse depuis le marquis de la Tétonnière.

Les gens de service de l’hôtel l’adoraient. Cela ne les empêchait pas de le caricaturer et de le nommer le meunier du Moulin d’Amour.

En fait de moulin, il en avait une charge sur les épaules ; il n’était pas de fantaisie coûteuse que la belle veuve n’exigeât de lui pour prix de l’admiration platonique dont il se saturait.

Tout était au bleu dans le cerveau et dans l’espace du rayon visuel du prince. Il appelait sa Dulcinée, son oiseau bleu, sa dame bleue, sa colombe bleue. Il croyait au sang bleu de l’aristocratie nobiliaire. Aussi son juron favori était-il : Sangbleu ! qu’il répétait à tous propos.

Il était heureux ; que pouvait-il désirer de plus ?

Quant au beau cocher, il commençait à s’apercevoir que si la duchesse embaumait la rose, lui se trouvait sur un lit d’épines. À force d’aspirer les odeurs capiteuses de la sirène, sa sensualité aidant, il s’était vu pris d’ivresse érotique.

La grande dame continuait à le chauffer par son bongarçonnisme, pour se donner ensuite le plaisir bien féminin d’écraser son adorateur muet sous ses impertinences de rouée.

Pour se refroidir, Agénor était allé retrouver Aglaé Matichon, à laquelle il avait avoué que son oncle d’Amérique était une couleuvre.

— Ce n’est rien, lui avait dit la bonne fille, mais c’est toujours bon à savoir.

Elle n’en avait pas dit davantage, mais elle ruminait un plan colossal.

Le beau cocher devint son marlou.

Aglaé lui apprit toutes les façons de faire l’amour à Paris.

Comme il avait toutes les dispositions de l’emploi, il se retira aussi savant que son professeur.

Au lieu de le calmer, l’érotisme de la cocotte était entré dans son sang, lui avait donné la fièvre lubrique.

En se retrouvant en présence de la duchesse, il se sentit capable de tout, pourvu que celle-ci lui en donnât l’occasion.

La panthère mondaine connaissait le regard libidineux avec lequel il la déshabillait dans sa pensée, mais elle était ce jour-là de mauvaise humeur et ce fut d’un ton méprisant qu’elle lui dit :

— Mon garçon, vous êtes ici pour conduire mes chevaux et non pour rester planté devant moi comme un héron devant une baleine.

Le beau cocher baissa la tête.

Comme si elle voulait corriger ce que ses paroles avaient de dur, la duchesse lui tendit son soulier qui s’était délacé.

Elle avait relevé sa jupe assez haut pour qu’il pût voir sa jambe jusqu’au-dessus du genou.

Il se sentit enveloppé d’un parfum aphrodisiaque qui lui nébula la vue et le cerveau.

Il eut bien de la peine à trouver les deux trous d’œillet nécessaires à l’opération qui lui était demandée.

Quand il eut fini, il suait à grosses gouttes.

C’était une occasion cependant, et il l’avait laissée échapper.

Désespéré, il se demanda s’il ne ferait pas mieux d’abandonner la partie de ce côté et d’accepter les offres de la baronne Tamponneau ou de la marquise de la Fessejoyeuse, qui lui avaient fait des conditions plus avantageuses pour entrer à leur service.

Mais sa ténacité d’agrarien lui fit honte de sa lâcheté.

— Je l’aurai, je la dompterai, se dit-il rageusement.



IV


La Trinité d’Éros. — Les calculs d’Agénor de Blanqhu. — Deux impairs galants. — Doit-on ôter sa chemise pour coucher avec une grande dame ? — Angoisses de la sordidité. — La leçon de flagellation.


Comme le théâtre et le bal, l’amour était une distraction de dilettante pour la duchesse, les péripéties du drame intime qui se jouait sous ses yeux avaient autant de saveur pour elle que la passion dans l’action. D’ailleurs ses nombreuses occupations d’affaires l’occupaient assez pour lui rendre faciles les retards du plaisir.

Les jours de ses grandes réceptions, les notoriétés de la noblesse, du métallisme, de la haute magistrature et du clergé emplissaient ses salons, aussi réputés par le savant assemblage d’élégantes mondaines, qui y venaient tendre leurs gluaux, que par les charmes personnels de la maîtresse de la maison.

Isabelle de Rascogne régnait en souveraine dans la sphère éthérée de la mondanité joyeuse, s’exubérant des raffinements du paganisme attique, les chairs divinisées en leur discret déshabillé, captivantes en leurs odeurs d’aphrodisisme galant, sataniques d’esprit tentateur.

Là, toutes les bouches sourient, tous les yeux ont des scintillements d’étoile, la parole est charmeuse.

C’est le palais enchanté des génies où le diamant, les émeraudes, les saphirs, amassés de génération en génération, rayonnent, éblouissent, peuplés de lutins roses, papillonnant autour des noirs chercheurs de trésors.

La baronne Tamponneau et la marquise de la Fessejoyeuse partageaient avec la duchesse cette royauté olympienne.

Les hommes les désiraient toutes trois ; et toutes trois se faisaient sataniquement désirer.

Elles étaient la trinité d’Éros, se répandant en émanations voluptueuses mystérieuses, qui les révélaient sans les laisser comprendre.

Leur souffle donnait la foi aux plus incrédules, leurs yeux prodiguaient l’espérance ; elles se réservaient pour l’amour de leur choix.

Éros devait être grand, lorsque toutes trois étendues sur un lit de fleurs, l’élu s’abîmait sous leurs embrassements de lionnes et leurs baisers de feu.

Le beau cocher n’avait qu’à oser pour être l’élu. Malheureusement pour lui, il manquait d’entraînement et d’éducation mondaine.

Pour comble d’indignité, sa sordidité d’agrairien le privait des lumières qui font aimer l’art pour l’art.

Lui, ne pensait qu’au lard que la possession de la duchesse devait lui procurer.

— Quand je la posséderai, il faudra bien qu’elle marche, se disait-il en ses irritations de mâle terreux.

La possession était son cauchemar : avec la femme, il croyait qu’il tiendrait la bourse.

Et il y a comme cela des milliers de gueux en habit noir, qui chaque soir colimaçonnent dans les salons mondains.

Deux occasions s’étaient déjà présentées au beau cocher de posséder sa proie, mais il n’avait osé : il faisait jour.

La première datait du commencement du printemps. Il avait trouvé la duchesse endormie, étendue, dans un abandon tentateur, sur le divan du jardin d’hiver.

Il l’avait longtemps fouillée de ses regards lubriques, s’enivrant des parfums de son corps, et il s’était retiré à pas de loup, chancelant.

Cette contemplation l’avait allumé.

Retiré dans sa chambre, il s’était reproché sa faiblesse.

Il calcula le pour et le contre.

Il se souvint d’une maxime du marquis de la Tétonnière : « Les femmes qu’on ne peut posséder par la séduction, on les viole. Ce n’est qu’une crise de larmes à essuyer. »

Il se promit bien de saisir la première occasion aux cheveux.

Quinze jours après, s’étant rendu dans le boudoir de la duchesse, où chaque matin il venait prendre ses ordres pour la journée, il la trouva de nouveau endormie sur un divan, mais nue dans une apparence de chemise de fine batiste.

La crainte du bruit, du scandale, l’arrêta un moment dans sa résolution de viol.

Une idée de rustre lui vint : la bâillonner. C’était toute sa science de séducteur.

Il se retira frémissant, voyant rouge, pour se rendre à la sellerie où il savait trouver ce qui lui était nécessaire pour réduire sa victime à l’impuissance de se défendre.

Quand il revint au boudoir, la duchesse n’y était plus.

Il jura qu’à la troisième occasion, il ne lui ferait plus grâce d’une minute.

Il porta constamment sur lui le bâillon qu’il avait confectionné.

Mais l’occasion ne se présentait pas.

Il pensa à s’introduire la nuit dans sa chambre pendant que la domesticité serait livrée au sommeil. Pour plus de sûreté, il ferait prendre un narcotique à la femme de chambre qui lui faisait les yeux doux.

Il rumina longtemps son projet, évaluant ce qu’il pouvait perdre ou gagner dans son accomplissement.

Un soir que la séduisante chauffeuse s’était retirée de bonne heure dans son appartement en renvoyant sa camériste, il invita celle-ci à un punch intime dans sa chambre, offre qui fut immédiatement acceptée par l’amoureuse soubrette, qui visait à un conjungo obligatoire. Le beau cocher paraissait lui aller comme un gant.

L’effet prévu arriva ; la femme de chambre, tombant de sommeil, s’endormit après avoir bu son premier verre.

Agénor la coucha sur son lit, prit les clefs de l’appartement de la duchesse, qui se trouvaient dans sa poche et sortit en assourdissant ses pas.

Il connaissait les lieux de l’exploit qu’il méditait ; un quart d’heure après, il entrait dans la chambre de la grande mondaine qu’il trouva couchée, lisant à la clarté d’une veilleuse.

La présence du beau cocher ne parut nullement la surprendre.

— Enfin, vous vous êtes décidé, mon garçon, lui dit-elle en fermant son livre. Il y a longtemps que je vous attends.

Cette réception inattendue idiotisa l’Ambrelinois, qui, ne sachant quelle contenance tenir, prit le parti de tomber à genoux pour témoigner de ses sentiments pacifiques.

Mais il avait le malencontreux bâillon à la main et ne savait où le fourrer.

La duchesse le vit et elle ne put maîtriser l’hilarité qui la secouait depuis la mimique de son adorateur. Elle se sentit intérieurement flattée de la révélation que l’objet lui fit du degré de passion qui animait le beau cocher.

— Pas d’enfantillage, mon garçon, lui dit-elle, charmeuse. Déshabillez-vous ; vous vous reprendrez au lit.

Cette invitation à la valse cubilante rapapillota immédiatement l’Ambrelinois qui, en douze temps et autant de mouvements, se débarrassa de ses vêtements.

Quand il n’eut plus rien à ôter que sa chemise, il demeura perplexe.

Il se remémora les conseils prudhommesques de la comtesse de Nimporte qui, dans son précieux livre sur les usages du monde, dont il avait acquis récemment un exemplaire.

Il ne se souvint pas d’y avoir trouvé aucune donnée sur la matière qui l’occupait.

C’était capital cependant : Conserve-t-on ou ôte-t-on sa chemise pour coucher avec une femme du monde ?

Agénor fut tiré de son irrésolution par la voix de la duchesse, qui lui dit, impatientée :

— Est-ce que votre chemise vous tient au dos, mon garçon ?

Il était fixé.

Le rustre avait un appétit d’ogre de la chair de sa coucheuse ; il se colla contre elle, l’étreignit frénétiquement, en l’appelant sa chère Isabelle, sa poulette chérie.

— Ne soyez pas si tendre, mon garçon, sans quoi nous allons fondre. Et appelez-moi simplement Madame la duchesse.

Cet avis, donné d’une voix calme, refroidit un moment le beau zèle du cocher, qui, déjà, se préparait à jouter en l’honneur de sa maîtresse.

Mais ce ne fut que l’instant de l’éclair.

La lutte fut épique, la duchesse connut les trente-six façons de faire l’amour à Paris.

Elle ne s’était jamais trouvée à pareille fête.

Au petit jour, Agénor se retira.

La chambre, témoin des ébats érotiques, se trouvait dans un désordre inexprimable.

— Je reviendrai toutes les nuits, si cela peut être agréable à Madame la duchesse, avait dit le beau cocher en cherchant ses effets pour se revêtir.

— Gardez-vous-en bien, mon garçon, vous reviendrez quand je vous en donnerai l’ordre.

C’était sévère, mais juste : l’ex-clerc n’était plus qu’un domestique que sa maîtresse payait pour être à ses ordres. Il n’était survenu d’autre changement dans sa position que la charge de lui assurer la provende d’amour, comme il avait celle de donner l’avoine à ses chevaux.

C’est la réflexion que le beau cocher s’était faite, et elle ne lui paraissait pas couleur de rose.

— Nous verrons bien qui sera le maître, s’était-il dit.

En sortant du nid voluptueux, la duchesse lui avait recommandé d’atteler pour six heures. Elle se complaisait dans son rôle de grande amoureuse à étonner par sa vaillance. Lorsque apaisée, rafraîchie par le bain, après ses nuitées d’amour, elle apparaissait, épanouie comme une rose superbe qui a reçu la rosée du matin, dans sa promenade matinale au Bois, elle paraissait de la nature des déesses immortelles pour lesquelles les jours sont sans nuit.

En la voyant descendre du perron de l’hôtel, le beau cocher s’était posté à la portière de la voiture pour lui prêter galamment le secours de sa main.

Un regard hautain de sa compagne de nuit le rappela à la réalité de sa position.

— Votre place est sur le siège de la voiture, mon garçon, et non à la portière, lui dit-elle de son ton de grande dame.

Et elle fit signe au groom resté à l’écart de s’approcher.

Ces mots « mon garçon » horripilaient l’ex-clerc.

Ils lui rappelaient la meunière d’Ambrelin qui avait la réputation de coucher avec son premier garçon et qui ne se faisait pas faute de l’appeler propre à rien.

Agénor monta sur son siège, en maugréant son refrain de mauvaise humeur :

— On verra bien qui sera le maître.

L’observation de la duchesse l’avait tellement troublé, que, sur le boulevard des Invalides, il écrasa un ouvrier sans le faire exprès.

Cet accident coûta trois mille francs à la grande dame.

Il lui coûtait cher, le beau cocher, mais c’était un étalon superbe, et cette qualité plaidait pour lui.

Agénor reçut quatre fois, pendant la quinzaine qui suivit, les ordres de chevauchée nocturne de sa maîtresse, et, à chaque séance, il s’était efforcé de la dompter, sans être parvenu à obtenir d’elle un mot de tendresse.

Le mirage de la fortune, qu’il croyait pouvoir saisir un jour, le soutenait.

— Je ne l’aurai pas volé, se disait-il en ses moments d’ensoleillées sordides.

La rébellion contre le joug servile grondait en lui ; il pensa qu’il en avait assez donné à la duchesse pour avoir le droit de s’imposer à elle suivant sa volonté.

Une nuit, résolu à parler haut et ferme, il se présenta à la porte de sa chambre,

La trouvant fermée au verrou, il frappa en appelant : Madame la duchesse ! Madame la duchesse !

Il entendit parler haut dans l’intérieur, puis un pas traînant s’approcher.

Se doutant qu’il venait de faire un impair, il allait se retirer, lorsque la porte s’ouvrit, et il se trouva en présence du baron Escafignon, chez lequel il était allé porter une lettre de sa maîtresse dans la journée.

Le métallique n’était pas précisément ce qu’on appelle un Adonis. En le voyant en chemise, avec ses jambes grêles, ses longs bras de gorille, son ventre bedonnant, son visage bouffi de graisse, le beau cocher eut honte pour sa maîtresse.

— Que venez-vous f… ici à cette heure ? lui demanda le banquier, furieux.

Agénor avait eu le temps de se composer un maintien de circonstance. De l’air le plus niais qu’il put prendre, il allait répondre probablement une sottise, lorsque la duchesse, comprenant ce qui se passait, lui tendit la perche.

— C’est pour l’heure d’atteler pour ma promenade du matin au Bois, n’est-ce pas ? dit-elle.

Mais le baron n’était pas dupe du manège ; avant que le beau cocher eût eu le temps de répondre, il lui ferma brusquement la porte au nez en s’écriant :

— Allez au diable, vous et votre attelle !

Et il était venu se recoucher à côté de sa marchande de plaisir, sans commentaire aucun.

Que lui faisait après tout que la duchesse couchât avec son cocher ? Il l’avait louée pour la nuit et non pour un terme.

L’ex-clerc s’était promis d’avoir sa revanche la nuit suivante, et, pour être plus sûr de son affaire, à la nuit tombante, il s’était glissé sous le divan de la chambre où, par cinq fois, il avait évolué en satyre.

Vers onze heures, il avait entendu deux voix de femme, partant du boudoir, se prodiguer des paroles de tendresse accompagnées de soupirs et de baisers.

— Quès aco ? se demanda-t-il étonné.

L’entrée dans la chambre de la duchesse et de la marquise de la Fessejoyeuse lui fit flairer une aventure pas drôle du tout pour lui.

Ce soupçon se changea bientôt en certitude lorsqu’il entendit les deux amoureuses se becqueter avec des roucoulements de langueur, ainsi que deux tourterelles sous les rameaux champêtres.

Il en savait assez, d’après la savante éducation qu’il avait reçue d’Aglaé Matichon, pour comprendre qu’il assistait au concert spasmodique de lesbiennes.

Il risqua un œil en soulevant la courtine du divan.

Les deux femmes se déshabillaient et bientôt leurs beaux corps apparurent sans voile.

La lampe de pied fut éteinte ; seule la lumière douteuse de la veilleuse continua à éclairer la chambre et les opulentes plastiques des deux chevalières du Clair de Lune, se torsant fantastiques, dans la pénombre ambiante.

En les voyant disparaître, il devina qu’elles se coulaient chatteusement dans les draps du lit, puis ce fut une longue agonie de béatitude synthétisée à son oreille par des murmures de séraphiées, des susurrements de baisers, des cris d’hystériques et des gammes de pâmoisons.

Et cela dura des heures et des heures.

Le beau cocher maudissait sa mauvaise chance.

Vers le matin seulement les deux lesbiennes s’endormirent.

Agénor profita de cette accalmie pour s’éclipser.

Il avait les membres ankylosés.

— Je veux être pendu si on m’y reprend, se dit-il en regagnant son perchoir.

Il se consola en pensant que la duchesse ne pouvait manquer de devenir enceinte de ses œuvres ; il avait assez travaillé pour cela.

— Elle verra, quand elle aura un polichinelle dans le tiroir, sur quel pied je la ferai danser, murmura-t-il en se couchant.

Le naïf Ambrelinois avait encore bien des choses à apprendre.

Pendant six mois, dans les nuitées érotiques qu’il appelait ses corvées de serf, il remplit ses fonctions d’étalon en conscience.

À la fin, ne voyant rien pointer dans la taille de sa maîtresse, il se révolta.

Une nuit, il se présenta à l’ordre avec une tête de commandeur, une cravache d’écurie à la main.

— Est-ce que vous allez monter à cheval, mon garçon ? lui demanda la duchesse en le dévisageant, le sourire aux lèvres.

Le regard limpide de la duchesse fit baisser la tête au beau cocher, qui balbutia :

— Ce n’est pas cela.

— Qu’est-ce alors ?… Auriez-vous l’intention de me fouetter ?

Ce persiflage irrita le rustre.

— Eh bien ! oui, s’écria-t-il rageur, je vous cravacherai jusqu’à ce que vous me reconnaissiez pour votre maître. J’en ai assez de jouer le rôle de batteur de grenouilles…

— Et quels sont vos ordres, mon beau dompteur ?

— D’abord, vous ne me nommerez plus que votre cher Agénor… Ensuite, vous tolérerez que je vous appelle Isabelle. Nous avons assez couché ensemble pour ne pas faire de cérémonies entre nous.

La grande dame répondit à ces exigences baroques par un éclat de rire qui fit bondir l’Ambrelinois.

Il leva sa cravache.

— Qu’à cela ne tienne, mon garçon, nous ne romprons pas nos agréables relations pour si peu. Mais, jetez cette schlague, je vais vous donner quelque chose de plus coquet.

Cette réplique ironique de la duchesse fit comprendre à l’ex-clerc qu’il s’était encore une fois trompé d’adresse. Aglaé Matichon lui avait assez dit qu’il est des femmes qui n’aiment leur amant qu’en raison des raclées qu’elles en reçoivent.

— Elle a donc tous les vices, cette garce ! se dit-il en jetant sa cravache sur un fauteuil.

La mondaine, dont les yeux brillaient maintenant comme des escarboucles, était allée à une armoire et en avait retiré une élégante cravache à pomme d’or dont le fouet avait été détressé.

— Essayez avec cela, lui dit-elle en la lui présentant.

L’ex-clerc ne savait quelle contenance tenir ; il restait là, les bras ballants, interdit.

— Eh bien ! un peu d’énergie donc et franc jeu, insista la mondaine, qui attendait.

Le beau cocher risqua quelques coups qui ne firent que chatouiller la peau de l’amoureuse panthère mondaine.

— Ce n’est pas cela. Déshabillez-vous, je vais vous montrer comment cela se pratique, fit celle-ci passablement énervée de l’attente.

La chemise de l’ex-clerc n’était pas enlevée, que, saisissant la grossière cravache restée sur le fauteuil, où l’Ambrelinois l’avait déposée, elle lui cingla les fesses et les cuisses à coups redoublés.

Agénor courait dans la chambre, geignant, cherchant un endroit pour se soustraire à la flagellation, mais la duchesse le serrait de près en continuant le massage hystérique.

Le beau cocher, devenu furieux, saisit à son tour la cravache à pomme d’or, et un corps à corps des plus sympathiques s’engagea, allumant les fureurs érotiques en la femme, tandis que l’ex-clerc tombait bientôt à genoux, criant grâce.

— Cela, c’est franc jeu, dit la duchesse enfin lasse.

Elle prit un flacon d’eau de Cologne sur la tablette de la cheminée et en inonda le dos du flagellé qui, crispé par la douleur, se roula sur le parquet.

— Je brûle ! je brûle ! Madame la duchesse, criait-il.

— Appelle-moi Isabelle, je te le permets, mon cher Agénor, lui répondit la panthère, se délectant des sauts de carpe de son amant.

— Maintenant, elle est bien à moi : ma fortune est faite, pensa l’ex-clerc qui peu à peu éprouvait des sensations de bien-être et de fraîcheur à mesure que l’alcool aromatisé se vaporisait.



V


La comédie de la séparation. — Nouvelles accordailles. — Un secrétaire de grande dame. — Les petits bénéfices du métier. — Les belles relations. — Le chambardement de lord Crowfield. — Un chevalier sans reproche.


Autant aurait-il valu de tenter de dompter le vent que la duchesse de Rascogne ; Agénor Blanqhu venait d’en faire la douleureuse épreuve.

Ses châteaux s’en allaient à vau-l’eau l’un après l’autre, et il restait le cocher humilié comme devant, car le matin, après les savantes évolutions érotiques de la nuit, sa maîtresse l’avait traité avec plus de hauteur encore.

Il se demandait ce qu’il pourrait bien encore tenter pour assouplir la mondaine.

Il était resté longtemps en méditation, assis sur son humble couchette, se frottant de temps en temps le bas des reins d’un air désolé.

— La sacrée garce a tous les diables dans le corps, se disait-il. J’ai beau combiner des plans, c’est toujours moi qui écope… Si cependant ses changements d’humeur à mon égard n’étaient qu’un truc pour mieux me tenir à l’attache !

Il avait deviné juste, il tenait maintenant à la peau de la grande dame qui aurait été navrée de le perdre.

Cette dernière réflexion décida d’un nouveau manège du beau cocher.

Huit jours après, le temps de prendre ses dispositions, il se fit remplacer par le cocher en second pour conduire la duchesse à un bal à l’ambassade d’Angleterre, prétextant une forte migraine.

À son retour, sa maîtresse le trouva dans sa chambre, assis près de la cheminée.

Elle ne le reconnut pas tout d’abord, tant il paraissait homme du monde dans le costume qu’il s’était fait faire chez un des meilleurs tailleurs de la fashion. Mais lorsqu’il se fut levé pour la saluer, elle jeta un petit cri de surprise émerveillé.

— C’est grand genre, cela, mon cher Agénor, je suis contente de vous, lui dit-elle en lui tendant la main.

— Hélas ! Madame la duchesse, je suis loin d’être aussi satisfait que vous, répondit l’ex-clerc qui s’était fait un visage d’enterrement.

— Je comprends, vous êtes malade. Si cela est nécessaire, nous remiserons pendant quelque temps.

— Ce n’est pas ce que j’ai à vous dire.

— Expliquez-vous, je vous écoute, répliqua la duchesse en prenant un fauteuil et faisant signe au beau cocher de s’asseoir.

— Madame la duchesse…

— Appelez-moi Isabelle, je vous l’ai permis.

— Eh bien ! ma chère Isabelle, le moment de parler est venu.

— Parfait ! cela devient dramatique… Après ?

L’ex-clerc s’était levé solennel :

— Isabelle de Rascogne, je suis Agénor de Blanqhu. Mes ancêtres ont porté l’hermine, fit-il d’un ton sépulcral.

— Vous me l’avez déjà dit.

— Oui, mais j’ai encore à vous dire que je ne suis pas ce que je parais.

— Je le sais encore. Vous êtes un clerc de notaire qui avez voulu jouer au cocher sigisbée pour faire fortune.

— Bah ! vous savez cela, s’écria l’Ambrelinois étonné. Vous êtes donc le diable en personne, que vous devinez tout ?

La duchesse fit entendre un petit rire moqueur. Cela troubla le beau cocher, car, quoique vicieux comme un marlou, il était d’une faiblesse d’esprit regrettable.

Il avait entendu dire que quand on appelait le diable, la nuit, dans la chambre d’une femme, il s’incarnait dans son corps.

Il se crut réellement, si pas en présence de Satan, du moins en présence de sa femme, ce qui est bien plus diabolique.

— Il n’y a pas de quoi en faire un mystère, le marquis de la Tétonnière m’a tout dit, répondit la belle veuve.

Agénor retomba anéanti dans son fauteuil.

— Inutile d’appuyer, Madame la duchesse, je vois qu’il ne me reste plus qu’à vous quitter en vous remerciant de vos bontés pour moi, balbutia le pauvre hère, les yeux baissés vers le parquet.

— C’est comme vous l’entendrez, mon garçon. J’ai préparé dans mon chiffonnier deux mille francs que je voulais vous donner pour vous récompenser. Prenez-les, ils pourront vous servir pour retourner à Ambrelin et vous mettre en ménage.

Le terreux hésita un moment, mais il avait déjà réfléchi, que si c’était un maigre salaire pour tant d’amour, c’était toujours bon à prendre.

Il se leva et saisit avidement les deux billets de mille placés en vedette dans le chiffonnier.

Les lèvres de la duchesse eurent un sourire de pitié.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? lui demanda-t-elle avec intérêt.

— Je ne sais pas… chercher une situation conforme à mes aptitudes, répondit-il.

— Mais j’y pense, j’ai besoin d’un secrétaire. Cela ferait-il votre affaire ?

— Oui, cela m’irait, mais vous ne m’aimez pas, Madame la duchesse ; je suis de trop petite condition pour vous.

— Mais si, grand benêt, je vous aime bien. En affaire d’amour, il n’y a pas de condition : d’ailleurs vous êtes Blanqhu à l’hermine.

— Si Madame la duchesse croit que cela peut lui venir…

— C’est tout vu… Allons, mon petit, déshabillez-vous et couchons-nous. Ce bal m’a bien chauffée.

L’ex-clerc était aux anges ; elle l’avait appelé son petit, tout comme Aglaé Matichon.

Il tomba aux genoux de sa maîtresse, lui baisant les mains.

La duchesse fit bien les choses : elle installa le lendemain son secrétaire dans une chambre coquette attenant à son appartement.

L’Ambrelinois était cependant loin d’avoir gagné au change : les corvées amoureuses se multipliaient : la nuit, le matin, l’après-midi, le soir.

Cela en devint un esclavage.

Le prince d’Aspergeberg, qui comprenait tout, était toujours le grand ami de la maison.

Il continuait à trouver que le secrétaire, qu’il n’appelait plus que mon cher ami, encadrait parfaitement la duchesse.

Le beau cocher, promu secrétaire, connut bientôt les secrets et les affaires intimes de sa maîtresse, ses relations de vendeuse d’amour, son rôle de diplomate financier, les mystères de la dette flottante des grandes mondaines.

Il en était devenu le Mercure galant et ménager, empochant ses petites remises et les pourboires.

Il arrondit sa pelote, suggérant à la duchesse les moyens les plus canailles pour gonfler la sienne.

Il connut bientôt les notabilités du Métallisme, les princesses du lesbéisme, le monde des trucs de la filouterie indigène et cosmopolite.

Il était le Gil Blas de la pourriture mondaine.

Il s’était fait une amie de la femme de chambre de la belle veuve, avec laquelle il couchait pendant les nuits réservées par la grande amoureuse aux fidèles de son commerce érotique.

La sémillante Adèle était l’indiscrétion même ; le secrétaire n’ignora rien de ce qui se passait dans la maison.

La fortune de la duchesse était le sujet continuel des préoccupations de l’Ambrelinois.

— Elle doit être riche, dit-il une nuit à la camériste.

— Je te crois ; elle gagne des cents et des mille sans compter le rabiot sur les affaires de ses coucheurs.

Il lui restait maintenant à connaître le chiffre de sa fortune, la nature et le mode de ses placements. Cela intéresse toujours un clerc de notaire.

Le monde du métallisme avec lequel sa maîtresse l’avait mis en relation, commençait à l’apprécier. Le baron Tamponneau l’appelait mon petit ; il eut avec lui des séances de magie noire. Le banquier Escafignon le tutoyait et sa femme lui accordait des séances de magie blanche. Le joyeux Robidilliard lui pinçait les fesses et Mme Robidilliard le laissait lui pincer les cuisses. Il était au mieux avec Agarène, Guespin et Van Coperboom, les grands monteurs de coups de Bourse. Le baron Locule lui faisait des confidences.

Il n’oublia pas Aglaé Matichon, il la mit en rapport avec ses opulents protecteurs.

La cocotte lui tenait un compte de commissions.

Il connut la marquise de la Fessejoyeuse, la comtesse de la Cuisselevée, la baronne Tamponneau, Mme Picardon dont les salons étaient fréquentés par toutes les notabilités politiques, financières et de la magistrature, la vicomtesse du Cœurléger, Mme de la Boulaine qu’on nommait la Dégrafée, de la Motte-Rose, de Blancnichon, de la Pointeaublé qui l’appelaient leur gentil chat.

Il faisait son beurre.

Tout souriait au beau secrétaire, quand un jour, lord Crowfield tomba dans l’hôtel comme un aérolithe, chambardant les vieux meubles et la domesticité.

Agénor ne trouva pas grâce devant le froid insulaire.

La duchesse lui apprit le lendemain qu’ils devaient se séparer. Le prince d’Aspergeberg était à fond de cale et elle s’était vue dans l’obligation d’attacher un nouveau protecteur à son char.

— Mais cet Anglais va vous glacer. Avec votre fortune, je sais bien qui je choisirais, lui dit-il en lui baisant les mains.

— Ma fortune, hélas ! ne se compose que de dettes, soupira la belle veuve.

— Mais votre hôtel, votre domaine de Clavière et vos rentes ? demanda l’Ambrelinois qui ne pouvait en croire ses oreilles.

— Hôtel et domaine sont hypothéqués pour près de leur valeur. Quant aux rentes, mon petit, avec moi, ce qui vient de la flûte retourne vite au tambour.

Cette révélation glaça subitement la tendresse de l’ex-clerc. S’il avait osé, il aurait crié au visage de sa maîtresse l’affolement et les malédictions de sa sordidité.

— C’est bien, je partirai, répondit-il froidement.

— Mais nous nous retrouverons. Le prince d’Aspergeberg nous ménagera des rendez-vous chez lui ; c’est convenu entre lui et moi. Je te paierai bien le plaisir que tu me donneras, mon cher Agénor, implora la panthère, toute à sa passion pour le beau mâle.

Pour de l’argent, le terreux ambrelinois n’avait rien à refuser. Il se refit tendre, amoureux.

— En attendant que la situation se dessine, la marquise de la Fessejoyeuse te recevra chez elle ; je me suis entendue avec elle.

Elle le tutoyait maintenant ; elle l’aimait de toutes les ardeurs de sa nature érotisée.

La séparation fut douloureuse pour elle. Pour le beau secrétaire, ce ne fut qu’une désillusion, aussi poignante que possible. Il allait maintenant falloir qu’il trouvât une autre marmite.

Le prince d’Aspergeberg occupait un appartement rue des Croisades.

Fier et malheureux comme Ajax, il s’était retiré sous sa tente.

Il n’eut plus qu’une pensée : préparer un nid soyeux aux deux amoureux.

Ce fut avec une sorte de dévouement religieux qu’il orna la plus belle chambre de son appartement, destinée à devenir l’autel des sacrifices joyeux dont il s’était fait le marguillier.

C’était plus beau que nature, plus grand que l’épate ; c’était du grand héroïsme ; Don Quichotte n’en eût pas autant fait. Il était de cent coudées au-dessus de la chevalerie de toutes les Espagnes.



Syndicat des Chauffeuses.
(Groupe très sympathique.)


VI


Entr’acte chez la marquise de la Fessejoyeuse. — Pas d’argent, pas de Suisse ! — La belle Émerance. — Soirée historique. — Les divers talents des femmes. — Piédestal d’un grand homme. — Un politicien auquel il ne manque qu’un million neuf cent vingt mille francs. — Le secrétaire de Mme Picardon. — Officier de l’instruction publique, chevalier de la Légion d’honneur et mouchard.


Agénor Blanqhu s’était installé en cantonnement chez la marquise de la Fessejoyeuse, qui le reçut avec toutes les marques de la plus vive tendresse.

La première semaine se passa en escarmouches, la deuxième en joutes et en fêtes, la troisième en réflexions.

La marquise était riche ; l’Ambrelinois méditait aux moyens de la taper.

Mais il dut bientôt en rabattre ; la grande mondaine n’était prodigue que de ses faveurs. À sa première sape contre sa bourse, elle lui dit sans ambages :

— Mon petit, je vois ce qu’il te faut. Je n’ai pas d’argent à jeter aux godelureaux, mais je vais te recommander à mon amie, Mme Picardon, avec laquelle tu pourras t’entendre. Soigne sa nièce, elle est à chauffer.

Les négociations avaient abouti et l’ex-clerc entra en qualité de secrétaire au service de la grande tenancière du salon politique.

Mme Picardon ne possédait pas le galbe superbe de la duchesse, mais, en revanche, elle était l’objet d’une admiration plus étendue.

Avec sa physionomie mutine, ses grands yeux gris de fer, sa chevelure ondulante, d’un noir d’ébène, et sa taille serpentine, elle paraissait plus jolie que belle. Ses affectations de bourgeoise parvenue seyaient bien à la tourbe ambitieuse de province, aspirant à l’aristocratie tiers-état et au choppage d’un lambeau de la France.

Elle n’était encore que la belle Émerance de la petite cité de Barbaruc, tenant avec sa sœur boutique de lingerie, lorsqu’elle fut remarquée par Félix Picardon, politicien strumeux qui visait à la députation et mieux encore.

La beauté du diable de la jolie modiste couvrait un arsenal de ruses, de roueries, de cupidités, d’ambitions et un gouffre de passions ardentes, qu’elle avait placés sous l’égide tutélaire de tous les saints de Barbaruc.

Picardon, avec ses visées et son avidité, comprit tout le parti qu’il pouvait tirer, pour la réussite de ses projets, d’une femme de ce calibre.

En l’étudiant mieux, il jugea qu’elle pouvait être cavale de selle, cavale de trait et même chameau à tout faire, pour franchir les escarpements du pouvoir.

C’était ce qu’il cherchait. Elle n’avait pas de fortune, mais elle valait son pesant d’or pour un politicien sans principes, et surtout sans préjugés.

Le mariage se fit sous la forme légale d’obligation industrielle.

Les deux époux partirent pour Rome, où ils séjournèrent à l’hôtel Montefiori, situé en face de la colonne Trajane.

Picardon savait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur la vertu de sa femme. S’il en avait douté, l’érotisme de la jolie modiste, la première nuit de ses noces, l’aurait édifié.

Il ne l’avait épousée que pour son intelligence, sa sûreté de vue et ses moyens d’attraction ; le reste lui importait peu.

Elle avait toutes les audaces, la belle Émerance, et toutes les diplomaties ; c’était une maîtresse femme, de celles dont les fondateurs d’empire font des impératrices.

Un soir, qu’assis sous le quinconce d’oliviers de l’hôtel Montefiori, ils rêvaient aux meilleures règles de conduite et d’édification canailles, pour faire leur chemin dans le monde, Picardon dit à son associée :

— Je vais te parler franchement, te faire comprendre ce que j’attends de toi pour arriver au but que nous nous sommes proposé.

— Inutile, détaille-moi tout simplement tes projets. Pour te seconder, tes conseils seront toujours en dessous de mes moyens.

— Je ne doute pas de tes moyens ni de ton intelligence, mais leur emploi demande beaucoup de prudence, de discernement.

— As-tu la présomption d’apprendre la diplomatie à une femme ?

— Non, mais ses méthodes.

— Voyons ta méthode d’enseigner aux rossignols à chanter, aux pigeons à roucouler, aux serpents à siffler, aux couleuvres à se glisser entre deux feuilles d’arbre, aux caméléons à changer de couleur et de physionomie, aux salamandres à traverser le feu sans se brûler, aux gazelles à courir, aux hyènes à flairer les cadavres, aux chats à prendre les souris, aux fleurs à charmer, aux poisons à annihiler toute force et toute volonté, aux femmes à séduire ! Cela doit être drôle.

— Je m’avoue vaincu, tu viens de définir ta part d’action dans l’entreprise qui doit nous faire grands devant les foules, forts contre les hommes.

— Abrégeons, mon lit doit être le marchepied de ta fortune, la prostitution de mon corps, le piédestal de ta gloire. Est-ce bien cela ?

— Quelle superbe logicienne, quelle grande Théodora tu es !… Tu as raison, j’abrège. Voici la situation. La France est livrée à un régime d’anarchie et d’incohérence tel qu’il n’est plus permis de douter d’une catastrophe prochaine.

— Qui te dit que cette anarchie et cette incohérence ne sont pas de la sagesse politique ? As-tu déjà vu une politique se soutenir sans ces deux agents de division ? Les catastrophes ne se produisent jamais que lorsqu’elles ont été habilement préparées.

— Tu m’as deviné, une catastrophe se prépare.

— Je comprends ; l’ordre public n’est qu’une compétition de désordres. Toi et tes amis, vous vous proposez de renverser les termes de la proposition gouvernementale actuelle : faire du désordre avec de l’ordre, et superposer votre anarchie et vos incohérences sur celles du pouvoir.

— Où as-tu appris tout cela ? Tu es en passe de devenir docteur en chambardage politique.

— Toutes les femmes savent cela ; seulement elles n’ont pas le temps de condenser leurs idées. Prends un ménage, n’importe lequel : toute l’ambition de la femme n’est-elle pas de substituer son anarchie et ses incohérences à celles de son mari, de lui imposer l’ordre domestique par l’habileté de ses combinaisons de désordre ? Comme régime républicain, c’est assez réussi, hein ?

— Puisque tu entends si bien les choses, je n’ai plus qu’à te dire que le Grand Conseil de l’Acacia m’a choisi pour inaugurer sa nouvelle politique en France. Quand je le voudrai, je serai président du Conseil.

— Pourquoi pas président de la République ?

— C’est un poste d’invalide, je suis trop jeune.

— Et la nouvelle politique, comment s’emmanche-t-elle ?

— La haute finance en a assez des doctrines syndicataires et collectivistes ; il faut noyer leurs apôtres dans le mépris par une série de mystifications politiques.

— Parfait ! mais mon rôle dans cette affaire se trouve réduit à bien peu de chose, puisque tu peux saisir le pouvoir quand tu voudras.

— Je me suis mal exprimé. Je suis désigné, mais je dois préalablement me faire un parti, me rendre sympathique, sinon nécessaire à la France.

— Alors nous allons mener de concert une intrigue de longue haleine ?

— Pas de concert ; moi dans l’ombre, toi par la séduction.

— C’est-à-dire que tu comploteras avec tes amis, pendant que je te ferai des partisans.

— Il n’y a pas d’amis en politique, il n’y a que des maîtres et des valets. Je ne veux être le valet de personne.

— De mieux en mieux ; nous devons les rouler les uns et les autres. Compte sur moi pour ce qui me concerne, j’ai cela dans le sang. Mais qui veut la fin veut les moyens ; chambres à part et liberté complète. Est-ce entendu ?

— Pas si à part que nous ne puissions nous voir, nous concerter.

— Dos à dos, si tu veux ; mais tu n’apparaîtras dans la mienne que quand je t’en prierai. Je ne veux pas de surprise. Quant à mes amants, c’est un détail dont je me réserve le contrôle absolu.

— D’accord. J’ai une dernière observation à te faire ; il faut que nous possédions deux millions dans deux ans.

— Et nous possédons actuellement ?

— Quatre-vingt mille francs.

— Il ne nous manque qu’un million neuf cent vingt mille francs. C’est faisable.

— Dans ce cas, levons la séance, et ne nous occupons plus de l’affaire que pour y penser toujours et n’en parler jamais.

Cette conversation est du domaine de l’histoire ; elle peut servir de document pour l’initiation aux mœurs de la IIIe République.

Tout avait marché au gré du ménage conspirateur. Les humbles débuts du mariage étaient maintenant oubliés. Picardon, avocat aussi subtil que roublard, avait une position assise au barreau de Paris. Il plaidait toutes les causes métalliques dans lesquelles il excellait, en jouant à la raquette avec les codes dont il faisait de vieux bouchons couronnés d’une aigrette de plumes.

Il pouvait être fier de sa femme, jamais un cheval de course n’avait tant rapporté à son propriétaire. Il est vrai que Mme Picardon courait toutes les nuits et souvent pendant le jour.

Ses salons étaient le rendez-vous de Tout-Paris, et ses réceptions rivalisaient avec celles des princesses du high-life.

Pendant que Mme Picardon éblouissait, séduisait, trônait, le grand avocat se cantonnait dans l’étude et la retraite, délaissant sa cavale conjugale pour les vierges folles de la zone galante.

Pour se donner une contenance et s’appuyer sur une amitié vraie, Mme Picardon avait recueilli auprès d’elle sa nièce, la toute délicieuse Cécile, fille d’un frère mort des fièvres au Tonkin.

Telle était la situation, lorsque Agénor Blanqhu entra en fonctions auprès d’elle en qualité de secrétaire.

Le sordide Ambrelinois pensa de suite au profit qu’il pouvait retirer de sa nouvelle situation. Sa combinaison fut aussitôt échafaudée : devenir le sigisbée de Mme Picardon et faire une cour discrète à sa nièce.

— Si je parviens à faire un enfant à Cécile, ma fortune est faite, pensa-t-il.

La belle Émerance raffola bientôt de son secrétaire, qui joua auprès d’elle la comédie de l’amoureux timide, l’amusant par ses questions candides sur l’amour et les femmes.

Elle résolut de faire son éducation amoureuse ; elle le cajola, l’accabla de cadeaux et, pour mieux le rendre présentable, elle lui fit successivement donner la rosette d’officier de l’instruction publique et la croix de la Légion d’honneur.

Il ne lui manquait plus qu’à porter la bannière. Cela lui échut comme le reste ; il devint l’étalon préféré de Mme Picardon, qu’il étonna par ses prouesses.

Cécile trouvait le jeune homme peu distingué, et si elle lui faisait bon accueil, c’était pour ne pas troubler l’harmonie domestique.

Quant au mari, il se contenta de témoigner au sigisbée de sa femme une suprême indifférence.

Comme à l’hôtel de Rascogne, Agénor eut sa chambre auprès de celle de sa maîtresse.

Le tableau des nuits et des heures du jour prostitutaires de la belle Émerance lui laissait assez de liberté pour servir, à la fois, l’érotisme de la duchesse de Rascogne et les combinaisons d’Aglaé Matichon, dont il continuait à être le pourvoyeur d’amour, et qui chaque jour prenait une plus grande ascendance sur son esprit, tout en le soutenant en ses visées matrimoniales.

Le grand Sabot, président du Conseil, se l’était acquis et l’avait chargé d’espionner le grand avocat et les habitués de la maison.

Naïf comme une buse, l’Ambrelinois s’était aussitôt fait lithographier des cartes avec la mention : officier de l’instruction publique, chevalier de la Légion d’honneur, attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur.

C’était révéler publiquement ses fonctions de mouchard.

Picardon saisit aussitôt la nuance et avertit sa femme, qui lui retira sa confiance comme secrétaire, tout en le conservant comme étalon.



VII


La nuit du 24 décembre 18… — Entrevue de Chapeau vi et du baron Tamponneau. — La rente à 97 francs. — Brelan de députés. — Le style métallique. — Drame intime.


Il en est des grandes réceptions du grand monde comme des événements marquants de la vie publique, elles s’effacent peu à peu de la mémoire de leurs contemporains et finissent par s’oublier.

Cependant, il en est de persistantes, et, parmi celles-ci, il en est une que les annalistes de l’histoire ont précieusement consignée.

Entre toutes les soirées mondaines qui marquèrent la nuit du 24 décembre 18.., aucune n’eut l’importance et les conséquences de celle dont les salons de l’hôtel Picardon furent le théâtre en cette nuit mémorable. Aucun des invités n’a pu oublier la rencontre, qui parut alors fortuite, entre le président de la République, Chapeau vi, et le baron Lucien Tamponneau, qui représentait alors le Syndicat des métalliques.

Tous les ministres étaient présents : le grand Sabot XXXVIIIe, Lerat de la Marine, Lechien de la Guerre, Lechat des Affaires étrangères, Lebœuf de l’instruction publique, Leveau des Travaux, Requin du Commerce, Loiseau de l’Agriculture, Lion des Finances et Le Singe de la Justice.

Mêlé à cette ménagerie gouvernementale, le rotondant Leloup, l’archiprêtre de l’Acacia, se faisait distinguer par une mimique cabalistique de professeur de sourds-muets.

Les deux salons, le hall et le fumoir étaient bondés de grosses légumes du fonctionnarisme, de l’armée, de la magistrature, du clergé et du métallisme.

Les femmes de l’aristocratie républicaine rivalisent entre elles d’opulence et de rotondités plastiques que rutilait l’observance des principes de Malthus.

Chapeau vi parut.

L’instant était critique. Tous les regards étaient braqués sur lui.

Qu’allait-il se passer ?

Le baron Lucien Tamponneau, paraissant indifférent à ce qui se passait sous ses yeux, se tenait négligemment appuyé contre la cheminée du grand salon, présentant successivement ses pieds à la flamme du foyer pour se réchauffer, car l’hiver était remarquablement froid et le calorifère de l’hôtel ne suffisait pas à chauffer le rez-de-chaussée.

Mme Picardon, éblouissante dans sa toilette rose, se tenait à côté de lui, lui parlant mystérieusement.

Chapeau vi, flambant correct en son costume de premier notaire de France, s’était avancé au-devant du baron, très cérémonieux aussi en sa toilette d’ordonnateur des Pompes Funèbres.

Les deux premiers bourgeois de l’impérialisme républicain se tendirent la main.

À ce moment, on aurait entendu une mouche voler autour d’eux.

On entendit Chapeau vi dire de sa voix blanche :

— Comme affirmation solennelle des engagements pris par la République envers les représentants des intérêts vitaux de la France, Thiers, mon illustre prédécesseur, a juré qu’elle serait conservatrice. Continuateur de son œuvre, mon gouvernement la maintiendra telle, quels que soient les malentendus de l’heure présente.

Sabot XXXVIIIe et Leloup de l’Acacia acquiescèrent à cet hommage de vasselage par un signe de tête.

Le baron répondit :

— Le Syndicat des métalliques prend acte de cette déclaration, conforme à la loyauté qui doit présider aux actes des contractants de la stabilité républicaine, et, en son nom, je remercie le gouvernement de l’assurance qu’il vient de lui donner.

Puis, presque bas, il ajouta :

— Dès demain, la rente remontera au pair.

Ces paroles n’avaient été entendues que de Chapeau VI. de Sabot XXXVIIIe et de Mme Picardon.

Profitant du moment où les deux présidents faisaient le tour des salons, celle-ci alla rejoindre Picardon, relégué dans l’ombre près de la porte du hall, et lui communiqua la nouvelle.

Le grand avocat s’éclipsa aussitôt pour télégraphier à son agent de change de la coulisse de lui vendre en report 200.000 francs de rente.

Elle était, à la clôture de la Bourse de ce jour, tombée à 97 francs.

Dans un groupe, les députés Lerouge, Lebleu, Leblanc, Legris, Lenoir et Levert commentaient bruyamment les paroles de Chapeau vi. Les uns les traitaient de réactionnaires, les autres de progressistes.

— On entendra parler le peuple et nous verrons bien, s’écria Lerouge menaçant.

Sabot XXXVIIIe, qui l’entendit, haussa les épaules.

On sait que par peuple on entend, en style parlementaire, les braillards, les énergumènes des réunions publiques et les ouvriers qui ont momentanément un poil dans la main.

Chapeau vi, ayant fini sa petite promenade de représentation, fut reconduit jusque sous la marquise du perron par le baron, qui revint ensuite reprendre sa place près de la cheminée.

En levant les yeux, il remarqua Blanqhu, qui, toutes voiles et décorations dehors, faisait la roue devant la baronne Tamponneau et Mme Escafignon.

— Est-ce que ce gratte-cul est maintenant du monde ? demanda-t-il à Robidilliard qui se chauffait près de lui.

— Qui ?

— Mais le beau cocher de la duchesse de Rascogne.

— Il paraît que oui. Il est maintenant secrétaire de notre belle Émerance.

— Alors, je comprends ; il a pêché ses décorations dans son vase de nuit. Ce gaillard-là ne doit pas être dégoûté, j’ai bien envie de le charger d’observer ce qui se passe ici. Picardon me paraît jouer un double jeu.

— Marlou et mouchard, vous savez que cela marche de pair. Pour ces gaillards-là, l’argent n’a pas d’odeur.

Celui qui était le sujet de cette conversation, venait d’apercevoir la charmante Cécile passer à quelques pas de lui, au bras de Dornez, le jeune ingénieur, prospecteur des nouvelles mines de l’Orange, son fiancé officiel.

— Ils ne sont pas encore mariés, se dit-il, en leur décochant un coup d’œil vipérin.

L’Ambrelinois comptait sur la passion de Mme Picardon pour lui et sur l’indifférence que le mari affichait pour les choses de son intérieur, pour se faire donner la jeune fille avec une riche dot. Pour assurer son calcul, il cherchait depuis huit jours l’occasion de se trouver seul avec elle, de la séduire par sa prestance de beau mâle et, au besoin, de la violer.

Les femmes qu’il avait rencontrées jusqu’alors lui avaient été si faciles, qu’il ne doutait pas que Cécile ne se prêtât, sinon joyeuse, du moins docile, à la culbute décisive.

Noël et les fatigues des réceptions du jour de l’an étaient à peu près oubliées à l’hôtel Picardon, lorsqu’une après-midi que la belle Émerance se trouvait en visite chez des amies, Blanqhu aperçut la jeune fiancée de Dornez monter dans sa chambre, emportant un riche album qu’elle avait reçu pour ses étrennes.

Il s’assura que les étages de l’hôtel étaient déserts et que les domestiques réunis à l’office, au sous-sol, s’occupaient de leurs affaires personnelles.

Il monta à la chambre de Cécile et, remarquant que la clef de la porte se trouvait au dehors, il entra vivement en retirant la clef et ferma la porte sur lui.

La jeune fille, absorbée dans l’examen de son album, s’était levée surprise.

— Qu’est-ce que c’est que ces façons de vous introduire dans ma chambre ? lui demanda-t-elle, rouge d’indignation.

— Il faut que je vous parle, Mademoiselle, que je vous dise ce que vous auriez dû comprendre depuis longtemps. Je vous aime et j’ai juré que vous ne seriez qu’à moi, car j’ai tout ce qu’il faut pour faire le bonheur d’une femme : jeunesse et puissance.

Cécile s’était reculée vers la fenêtre.

— Ce langage, à moi !… Sortez, Monsieur, ou je vous fais chasser de l’hôtel comme un drôle ! répondit-elle, fixant son regard sur le misérable et lui montrant la porte.

Le sordide terreux eut un ricanement de Lovelace campagnard.

— Causons plutôt, répliqua-t-il. Vous ignorez tout de l’amour ; après que je vous aurai initiée à ses jouissances, je suis certain que vous me remercierez de vous avoir fait violence.

Aux paroles, aux regards, à l’ivresse d’érotisme peinte sur le visage du satyre, la jeune fille se vit perdue si on ne venait à son aide.

D’un brusque mouvement, elle ouvrit la fenêtre et elle appela au secours.

Les sons de sa voix, étranglée par la terreur, s’étaient perdus dans la profondeur de la propriété.

L’Ambrelinois, aussi prompt qu’elle, s’était jeté devant la fenêtre, en la repoussant, et l’avait vivement fermée.

— Voyons, Mademoiselle, acceptez-moi de bonne grâce comme amant ; tout le plaisir que vous avez pu rêver dans le mariage, je vous le donnerai, et cela tous les jours, à tous les instants.

— Jamais ! Vous ne m’aurez que morte.

— Dans ce cas, ne vous en prenez qu’à vous de ma violence. Je vous veux et je vous aurai.

Il allait s’élancer sur sa proie, qui, affolée, se trouvait totalement sans défense, lorsque des pas se firent entendre dans le couloir qui donnait accès aux chambres de l’étage, et, presque aussitôt, la porte s’ouvrit sous une poussée furieuse d’épaule.

Au moment où Cécile, ouvrant sa fenêtre, criait au secours, Picardon rentrait à l’hôtel. Le son de la voix de sa nièce lui avait fait lever les yeux sur la fenêtre de sa chambre et il avait vu Blanqhu repousser la jeune fille et interceptant toute communication avec l’extérieur.

Il avait aussitôt deviné le drame et il s’était élancé, en proie à une colère sourde, résolu à purger l’hôtel de la présence du misérable, qui était une honte pour lui.

Il ne fit qu’un bond de la porte au beau secrétaire, qui, terrifié, cherchait une issue pour se dérober.

Une main de fer lui étrangla la gorge, tandis qu’un poing osseux lui martelait la figure.

Il tenta de se défendre ; alors la colère de Picardon devint de la rage et il aurait tué l’homme qu’il tenait à la gorge, si la voix de sa nièce ne s’était fait entendre.

— Pitié, mon oncle, ne vous souillez pas du sang de ce misérable, implora-t-elle.

L’avocat lâcha l’odieux personnage.

Il était temps ! Il tomba comme une masse, presque asphyxié. Son visage n’était plus qu’une masse sanguinolente.

Picardon se demandait ce qu’il allait faire de cette charogne, lorsque sa femme, qui venait aussi de rentrer, apparut dans le cadre de la porte, attirée par le tapage et les cris qu’elle avait entendus de sa chambre.

À la vue de sa nièce affaissée dans un fauteuil, elle comprit le drame qui venait de se passer.

— Pas de scandale, Félix, je t’en prie. Conduis Cécile chez toi, je me charge du reste, dit-elle, aussi calme que si elle eût assisté à une représentation de l’Ambigu.

La colère de Picardon était tombée, mais les suites furent terribles pour lui. Comme il allait se retirer emmenant Cécile, il n’eût que le temps de se cramponner au canapé blanc de la chambre virginale, en proie à un premier accès d’épilepsie.

Ce nouveau malheur n’abattit pas la force d’âme de la belle Émerance. Après avoir couché son mari sur le canapé, elle emmena sa nièce, qu’elle abandonna aux soins de sa femme de chambre, pendant qu’elle allait donner ses ordres pour chercher le médecin de la maison.



Syndicat des Rastas
Groupe sympathique.


VIII


Une drôle de gueule. — L’ange gardien d’un marlou. — Avis salutaire du dernier chevalier français. — Horizons nouveaux de Blanqhu. — La rastatocratie cosmopolite.


L’état pitoyable dans lequel le médecin de la famille Picardon avait trouvé Blanqhu avait nécessité son transport immédiat à l’hôpital.

Lorsqu’il eut repris connaissance, la belle Émerance lui avait laissé l’alternative d’être remis aux agents de la police ou d’observer le silence le plus absolu sur ce qui venait de se passer.

L’Ambrelinois avait trop peu de force de caractère pour penser à la vengeance. D’ailleurs, il comprenait l’énormité de son crime.

Il fit signe, plutôt qu’il ne l’exprima, qu’il se soumettait à la dernière condition.

Ses blessures étaient horribles, mais leur gravité était plus apparente que réelle.

Le médecin constata qu’un œil était sorti de son orbite, que le cartilage du nez s’était écrasé, que la lèvre supérieure était fendue en deux endroits, jusqu’au-dessus de la gencive, et que sept dents lui manquaient.

Il jugea que c’était un Apollon fichu.

Mme Picardon en fut intérieurement affectée.

Le beau mâle ne fut ni mieux ni pire lorsque les spécialistes l’eurent retapé. L’œil de verre qui avait remplacé l’œil perdu, virait visiblement vers le nez, attirant l’autre à lui, par strabisme suggestif. Son nez était resté difforme. Les soudures des deux blessures à la lèvre supérieure montraient la gencive et le faisaient grimacer.

Il n’était plus beau l’Apollon d’Ambrelin, il ressemblait à Guignol.

L’interne qui surveillait ses derniers pansements, avait eu raison de dire :

— Ça lui fait une drôle de gueule.

Aglaé Matichon, qui venait journellement le voir, trouvait aussi que ça lui faisait une drôle de gueule.

Mais la bonne fille s’était fait une raison pour ne pas abandonner son pays.

Comme elle le plaignait, il lui avait dit, presque consolé de sa mésaventure :

— Il me reste toujours soixante mille francs du rabiot, mes décorations et mon trousseau.

Cette énumération lui avait valu la considération de la cocotte, qui mijotait un plan dont on aurait un jour à s’étonner.

Pour expliquer l’état dans lequel elle l’avait trouvé à l’hôpital, Agénor lui avait fait un conte de brigand. Il avait été assailli la nuit au boulevard de la Chapelle par une bande de rôdeurs qui l’avaient laissé pour mort sur le pavé.

— As-tu prévenu Mme Picardon ? lui avait demandé Aglaé.

— Elle m’avait renvoyé la veille. Elle s’est convertie ; elle fait maintenant des neuvaines à la Vierge, avait répondu l’Ambrelinois pour éviter toute explication.

Maintenant, avec sa drôle de gueule, la cocotte jugea que la carrière du bellâtre était fermée.

Elle avait loué pour lui, dans la maison qu’elle habitait, un logement de garçon, dans lequel avaient été transportés ses effets qu’elle avait fait prendre à l’hôtel Picardon.

C’est là qu’Agénor se retira à sa sortie de l’hôpital.

Pour déguiser sa difformité oculaire, il porta des lunettes bleues.

Cela ne l’embellissait pas.

Aglaé Matichon, qui était encore quelquefois demandée chez Mme Lamirale par le baron Tamponneau, lui parla de l’Apollon restauré à la diable.

— Tiens, justement, j’ai pensé à lui il y a quelques jours. Dites-lui de venir me trouver, je lui donnerai de l’occupation, avait répondu le financier.

En se rendant chez le baron, Agénor était passé chez le prince d’Aspergeberg pour prendre des nouvelles de la duchesse de Rascogne, sur laquelle il comptait encore pour des passes jubilatoires payées.

À sa vue, le dernier chevalier français leva les bras en l’air en signe de stupéfaction.

— C’est un crime d’avoir ainsi massacré un si beau modèle ! s’écria-t-il.

Quand l’Ambrelinois lui eut débité le conte qu’il avait déjà fait à Aglaé Matichon, le prince lui dit :

— Vous pouvez réclamer aux gredins qui vous ont si bien arrangé, de fameux dommages et intérêts, car ils vous ont tout à fait démonétisé.

— Oh ! il me reste mes moyens, protesta Agénor.

— Possible, mais il ne faut plus penser à encadrer nos grandes dames.

— Ce ne sera pas, je crois, l’avis de Mme la duchesse de Rascogne. Je la verrai.

— Ici, impossible, elle n’y vient plus.

— Je passerai chez elle.

— Ah ! mon pauvre garçon, si vous tenez à conserver ce qui vous reste, évitez de vous rencontrer avec son ami qui ne quitte pas l’hôtel. Lord Crowfield a juré de vous casser les reins la première fois qu’il vous rencontrerait.

L’ex-clerc en savait assez pour son édification. La correction de Picardon suffisait.

Il s’empressa de détaler, prétextant son rendez-vous avec le baron Tamponneau.

— On ne f… donc jamais ces Anglais à la porte ! se dit-il lorsqu’il fut dans la rue.

On se doute bien que le patriotisme n’était pour rien dans l’objurgation de l’Ambrelinois.

Lorsqu’il fut en présence du baron, il fut un peu interloqué, malgré le beau ruban rouge tout neuf qu’il avait arboré à sa boutonnière, en remarquant l’ironie de son sourire.

— Ça vous change un peu, cette nouvelle figure, lui dit le financier.

— Ce n’est pas de ma faute, Monsieur le baron.

— Je le sais, c’est celle de Picardon.

— Comment !… vous savez ?

— Oui, on m’a raconté la petite scène… Ah ! mon gaillard, vous n’y allez pas de main morte : la mère, la fille… Et qui encore ?

— Ce n’est pas moi ; c’est M. Picardon qui n’y est pas allé de main morte. Mais Monsieur le baron voudra bien prendre note que je ne lui ai rien dit.

— C’est juste ; vous avez promis de vous taire ; mais Mme Picardon ne vous a rien promis, elle. Mais laissons cela, je vous veux du bien et je veux vous employer.

— Monsieur le baron peut être assuré de mon zèle à le servir.

— Nous verrons cela. Si vous réussissez dans la mission que je vais vous confier, je vous achèterai une étude de notaire en province. Je sais que vous avez fait votre droit et que vous avez été clerc à Ambrelin.

L’avenir s’irradia de nouveau aux yeux d’Agénor.

Il était tout oreilles.

— Vous ne devez pas beaucoup chérir mon ami Picardon, n’est-ce pas ? lui dit le financier après un moment de recueillement.

— Pour sûr, répondit l’ex-clerc.

— Vous avez déjà dû l’observer, car je sais que vous espionniez la famille et son entourage pour le compte de mon ami, le grand Sabot du Conseil.

— C’est-à-dire que le ministre de l’Intérieur m’a prié de lui donner mon avis… J’étais attaché à son cabinet.

— Comme quoi ?

— Comme reporter.

— Je vois que vous vous parisianisez… Abrégeons… Que pensez-vous de mon ami Picardon ?

— C’est un imbécile et une brute.

— D’accord, répondit le baron railleur. C’est bien l’avis que vous avez donné sur son compte à mon grand ami Sabot.

— J’ai fait mieux. Je lui ai dit que M. Picardon était bête à manger du foin.

— À merveille ! Je vois que vous vous y entendez, quoique le jugement que vous avez porté sur moi dans un rapport nécessite quelques corrections.

— Je n’ai jamais mal jugé Monsieur le baron.

— Jugé n’est pas le mot, vous avez écrit que j’étais une franche canaille, un voleur, un débauché fini, un homme sans principes.

— C’est indigne, on a tronqué mon rapport ; c’est de M. Van Chippendal que je parlais.

— Je sais que c’est le nom sous lequel vous me désignez. Mais cela n’a aucune importance pour moi. C’est pour vous mettre en garde contre les emballements de votre imagination et vous éviter de vous faire casser les reins après la figure, que je vous dis cela. Maintenant arrivons au sujet qui doit nous occuper. Vous connaissez le comte Rastadofsky ?

— J’ai eu quelques relations avec lui.

— Et avec sa femme ?

— Ce n’est pas sa femme, c’est une putain de Bade.

Les yeux du baron clignotèrent et un sourire de satisfaction apparut sur ses lèvres.

— Elle aime les jolis garçons ?

— Je crois qu’elle aime encore mieux l’argent.

— On dit cependant qu’on fait une noce endiablée chez elle.

— Je sais qui paie les violons.

— Ses amants ?

— Non, le ministre de l’Intérieur dont elle et son mari sont des agents secrets.

Cette révélation parut n’enchanter que médiocrement le grand financier.

— Oh ! la garce ! murmura-t-il.

Il fut un moment à se reprendre et il trouva que décidément Blanqhu était un garçon précieux.

— Elle reçoit chez elle le général X…, le président de chambre Z… et aussi mon ami Picardon.

— Bien d’autres encore.

— C’est dommage que vous vous soyez ainsi laissé massacrer la figure. Vos relations avec elle vont devenir difficiles maintenant.

— C’est vrai. Lorsque je me suis présenté chez elle en sortant de l’hôpital, elle m’a bêtement reçu en me disant qu’il était impossible de coucher avec une pareille gueule. Mais il me reste le comte, nous sommes de mèche.

— Alors vous le voyez toujours chez Mme Lamirale ?

— Monsieur le baron sait donc tout ? fit Agénor avec un sourire cynique. Au fait, il sait que chacun a ses fantaisies, et je ne suis pas riche, moi : j’ai une fortune à faire.

— N’oubliez pas alors ce que je vous ai promis et travaillez en conséquence. Il faut que je sache tout ce qui se passe chez le comte Rastadofsky, tenants et aboutissants. Vous viendrez ici chaque jour me faire votre rapport. En attendant mieux, je vous ouvre un crédit de vingt mille francs sur ma caisse. Soyez circonspect et discret, répondit le baron dont les yeux avaient pris une expression résolue.

— Monsieur le baron peut compter sur moi. Mais connaît-il le comte Rastadofsky ?

— J’attends à son sujet les rapports de mes agents en Russie.

— Inutile d’attendre plus longtemps. Le soi-disant Russe est tout simplement un agent de la police politique, nommé Pierre Crockmuchl ; c’est un Autrichien de Gallicie.

— Allons, je vois que vous êtes sur le bon chemin. Bonne chance et au revoir !

Blanqhu était radieux ; il commençait à se trouver important.

— Cette fois, je suis dans les grandes affaires, les bonnes, se dit-il en descendant les marches du perron de l’hôtel, devant lequel stationnait une voiture de maître, groom à la portière, pour en laisser descendre la personne qui l’occupait.

Tout à coup il se trouva en présence de la baronne Tamponneau, qui à sa vue, ne put maîtriser un mouvement de répulsion.

— Le pauvre garçon ! se dit-elle, en passant vivement devant lui.



IX


Paris hospitalier. — Une haute mystification de Sabot XXXVIIIe. — Le couple Rastadofsky. — Souvenir inédit de l’époque boulangiste. — Picardon devenu Cabrion. — Avènement de Sabot XXXIXe. — Picardon Gaudissart de la République. — Le nouveau notaire de Malbecoquette.


Paris, Londres et New-York sont les trois seules grandes villes hospitalières à la rastatocratie cosmopolite ; toutes les autres capitales ne sont que des casernes où, étrangers comme régionaux doivent se faire immatriculer à la police, s’ils veulent y trouver un gîte. Paris l’emporte même sur Londres et New-York ; on peut s’y donner tous les états civils, y prendre tous les noms, s’y faire fabriquer les papiers les moins authentiques, se vanter de toutes les généalogies nobiliaires, émerveiller sa population par les prouesses les plus apocryphes. Les journaux mondains sont là pour donner à ce déballage macaronique, à leur cote de publicité, une authenticité absolue. Les rouages de la police y sont si compliqués qu’ils marchent plus souvent dans le vide qu’avec effets rationnels. De leur côté, les Parquets y sont tellement surchargés de besogne, si politiquement enrayés, qu’il y faut toute l’opiniâtreté des parties lésées, civilement poursuivantes, et copieuses provisions versées aux caisses des greffes pour obtenir des poursuites contre les escrocs du grand monde ; poursuites qui se terminent ordinairement par un arrêt de non-lieu ou une condamnation de forme, parfaitement illusoire.

Rien n’est moins enquêteur que Paris. Rien n’y est mieux accueilli qu’un nom ronflant, une fortune supposée, pour tout dire : l’audace.

L’intronisation dans Paris mondain du comte Rastadofsky et de sa femme avait défrayé la chronique de tous les journaux qui se piquent de relations avec le grand monde. On les disait d’extraction impériale, alliés aux Romanofs. On évaluait leur fortune à un milliard. On vanta leurs propriétés du Caucase, leurs forêts et leurs paysans.

Cette mise en scène était une des hautes mystifications de Sabot XXXVIIIe.

Picardon le saboulait ; il flairait en lui un adversaire du bloc dont il était le berger, un tombeur de son ministère.

Il englobait dans ses soupçons les intimes de sa femme.

Il avait épuisé les fonds secrets de l’Intérieur en surveillances et en filatures, sans être parvenu à lier les fils de la conspiration qu’il supposait exister.

Ses agents le volaient évidemment, car c’est un jeu d’enfant pour eux de charpenter une conspiration de toutes pièces. Et puis, en France, qui ne conspire pas ? Les Chapeaux de la République, les ministres, les sénateurs, les députés, la magistrature, l’armée, le clergé, la finance, l’industrie, le commerce, la navigation, l’aérostation, les faiseurs de pronostics sur l’Extrême-Gauche, la Gauche, le Centre, la Droite, les balayeurs, les chands de vins et de peaux de lapins, tout le monde y mijote sa petite conspiration ; les uns révolutionnaires de boutons de guêtre ou novateurs de ronds de cuir, rempailleurs de sièges et incubateurs de poules aux œufs d’or.

La République est actuellement assise sur des défenses d’éléphant, et, chose merveilleuse, elle n’a jamais été aussi discutée, la suspicion ne s’est tant attachée aux gens et aux choses que depuis que les grands Sabots l’ont décrétée inexpugnable et d’immortalité.

Je suis loin de critiquer les mérites de la République. Je la trouve, au contraire, la plus mirobolante combinaison de ceux qui n’étant rien, ne possédant rien, aspirent à devenir rois à leur tour. Cela me botterait assez d’être un Chapeau quelconque, ne serait-ce que pour pouvoir rire de moi-même.

Sabot XXXVIIIe se sentait de taille à défendre quelque chose, et ce quelque chose était sa position qu’il trouvait menacée.

Il s’était dit : Je fiche des cents et des mille à un tas de coquins qui ne veulent pas marcher ; faisons grandement les choses.

Il tapa à droite et à gauche et finit par trouver cinq cent mille francs, à titre de dons patriotiques, pour défendre la République.

Puis, il alla déterrer dans les bas-fonds de sa police secrète, opérant à la frontière, Pierre Crockmuhl et sa marmite, la Badoise Suska Nichtoch.

Le mâle parlait le russe, l’anglais, l’allemand et le français. La polyglottologie de la femelle était une olla podrida de toutes les langues.

Le grand Sabot les installa dans un hôtel à Neuilly, boulevard Inkermann, parfaitement agencé pour jeter de la poudre aux yeux.

— Faites grand, leur avait-il dit, après leur avoir donné ses instructions au sujet de la liste de suspects qu’il leur avait remise. Je vous donne dix mille francs par mois et cinq mille par réception.

Il croyait cette fois en avoir pour son argent.

Le truc n’était pas neuf : il avait déjà été expérimenté par Constans, pour attirer le général Boulanger dans un guêpier.

Le mouchard choisi pour jouer le rôle de comte russe, se nommait Sobolewsky, qui cumulait, avec ses fonctions d’agent secret, le courtage de photographies obscènes. La femme était la fille d’un libraire de Tours.

L’hôtel dans lequel il avait installé ce couple, revendu depuis, avait été acheté cent et cinquante mille francs. Il était situé également à Neuilly, boulevard Inkermann.

La mystification dura sept mois, elle coûta trois cent quatre-vingt-sept mille francs au syndicat métallique.

Le général s’y laissa abîmer.

Mais Picardon, quoiqu’il aimât aussi militairement les jolies femmes, n’était pas le général Boulanger ; c’était un politique de l’école de Machiavel. Il ne prodiguait de sa pensée que ce qu’il voulait laisser perdre et ne disait que juste le contraire de ce qu’il croyait faire.

Mais il paraissait si simple, si bon garçon et si confiant, ce bon Picardon, qu’on le croyait sur parole.

Il avait flairé la mystification et ne s’était d’abord aventuré à l’hôtel Rastadofsky qu’avec une grande circonspection. Mais lorsque le baron Tamponneau, sur les indications de Blanqhu, l’eut informé du véritable état des choses, il en fut bientôt l’hôte assidu, se livrant à la femme, qui l’assaillait d’œillades enflammées, et se faisant un camarade de noces de l’homme.

Les réceptions succédaient aux réceptions.

Dans le commencement, de véritables mondaines et les coureurs ordinaires des salons de la haute, attirés par la curiosité, fournirent leur contingent de viveurs, mais les mondaines, dont le goût raffiné soupçonnait le rastaquouérisme des nouveaux débarqués, ne tardèrent pas à s’éclipser.

Pour remplir ses salons, la mouche n’eut d’autre ressource que de s’adresser aux agents de la zone galante, qui lui fournirent un escadron de demi-mondaines.

La mystification se doublait de toutes celles dont Picardon se plaisait à émailler les fêtes dont il était le bénéficiaire. À chaque réception, il amenait de soi-disant amis, enrôlés parmi la rastelle du boulevard, qui mettaient le buffet à sac et faisaient table nette des plus copieux soupers.

Avec ces dames, il prenait des poses d’une prudhommerie académique, leur faisait des cours interminables sur les antiquités égyptiennes, les évolutions des âges et les dynasties chinoises.

Les belles petites se gonflaient les yeux en boules de loto, pour se donner une contenance, avec des airs de carpes assistant à un sermon de Mormons sur les bords du Lac Salé.

C’était tordant.

Avec le pseudo-comte Rastadofsky et sa marmite, il était plein d’abandon, de jovialité bourgeoise.

Quand le couple l’interrogeait sur ses opinions politiques, il marquait son admiration pour la République, l’administration, le récent arrêté du Préfet de police concernant la divagation des chiens errants, les décisions de M. Monod relatives à l’Assistance Publique, et particulièrement pour Sabot XXXVIIIe.

Rastadofsky se faisait des cheveux gris.

Il avait eu beau sonder les profondeurs des poches de Picardon, pendant que celui-ci était couché avec Suska, désopilante avec son baragouin polyglotte, le filer, interroger ses pseudo-amis des pantagruéliques boustifailles, il n’avait encore pu dire à son ministre qu’il se croyait sur une piste sérieuse, afin de faire durer plus longtemps la danse de sa galette.

Dans les visites que Picardon faisait à ses patrons du Syndicat métallique, il se faisait accompagner du mouchard, que les femmes retenaient au salon, en l’accablant de cajoleries, pendant que ces messieurs s’entendaient à demi-mot, en parlant du cours de la rente.

Mais Sabot XXXVIIIe était persuadé que la République, c’est-à-dire lui et ses amis du bloc, courait un grave danger, et il préconisait avec plus de bellicosité encore les défenses d’éléphant pour asseoir son régime républicain.

— Continuez, avait-il dit à son agent, et vous trouverez.

Rastadofsky trouva, un soir, une corde, tendue au travers du boulevard Inkermann, et trois braves Apaches qui lui administrèrent une volée dont il dut garder le lit pendant un mois.

Pendant qu’il soignait ses bleus, Sabot XXXVIIIe et sa ménagerie tombèrent sur un signe du révérend de l’Acacia.

Picardon, sous prétexte d’études de législation comparée, fut chargé d’une tournée auprès des souverains étrangers pour les rassurer sur les attitudes cavalières de la République et leur en expliquer les trucs.

Le Sabot XXXIXe releva Rastadofsky de sa filature et l’envoya se perdre avec sa Suska dans les Alpes.

Blanqhu avait consciencieusement rempli sa mission d’espionnage, en filant Rastadofsky et en embobinant son chef.

Le baron Tamponneau le fit nommer notaire à Malbecoquette.

Aussitôt installé, il renoua ses relations avec son ex-patron, Me Cordace, qui le mit au rang des joyeux notaires et l’initia aux opérations du courtage d’affaires picaresques.

Mais les belles petites du Moulin-Rouge et des Folies-Bergère lui trouvèrent une si drôle de gueule que cela le désenchanta.

Il se consolait auprès d’Aglaé Matichon, qui s’était prise pour lui d’une grande passion depuis son entrée dans le notariat.

La cocotte pensait à faire une fin. Elle calcula qu’avec les cent mille francs qu’elle avait économisés par son travail, les soixante mille francs de son pays et l’étude de Malbecoquette, elle pouvait se faire un sort enviable.

De son côté, Blanqhu lorgnait le pécule de la cocotte.

Dans un de ses voyages hebdomadaires à Paris, il lui avait proposé de lui confier ses fonds, lui promettant un intérêt de six pour cent.

— Nous recauserons de cela plus tard, lui avait répondu Aglaé, qui était la prudence même.

Le nouveau notaire n’inspirait pas non plus grande confiance aux clients de son étude : des laboureurs et des petits rentiers, qui lui trouvaient aussi une drôle de gueule.

Son installation achevée, il ne lui restait plus grands fonds pour le roulement de son étude ; il pensa alors à épouser une dot.

Il chercha un peu partout : à Malbecoquette et aux environs, mais les jeunes filles qui pouvaient lui convenir sous le rapport de la dot, quel que fût le désir des parents de les voir la notairesse du canton, lui trouvaient une trop drôle de gueule.

Il en parla à Aglaé, qui lui demanda si cent mille francs feraient son affaire.

Agénor déclara qu’en présence de cent mille francs, il prendrait la femme par-dessus le marché.

— J’ai ton affaire, lui dit la cocotte.

— Vrai ! Cent mille francs ?

— Parfaitement, et une femme entendue en affaires, ce qui ne gâte rien.

— Jeune ?

— Aussi jeune que toi.

— Et sa réputation ?

— Aussi bonne que la tienne.

— Moi, je ne suis pas un dragon de vertu.

— Ni elle un ange ; mais elle a encore de bonnes ailes pour voler.

— Alors, c’est toi ?

— Moi-même. Cela te convient-il ?

Agénor fut un moment indécis, mais les cent mille francs le décidèrent.

— Quand tu voudras, répondit-il.

— Nous en reparlerons, dit la fine mouche, qui avait des conditions à poser.

Agénor avait écrit à la duchesse de Rascogne et aux personnes qu’il avait connues au temps de sa splendeur physionomique, se mettant à leur disposition pour le placement de leurs fonds ou pour leur trouver prêteurs en cas de besoin.

Les métalliques chez lesquels il s’était présenté, l’avaient consigné à leur porte. Il n’en fallait plus.

Il attendait l’occasion de rentrer, par la porte des affaires, dans le consortium mondain, lorsqu’un jour le facteur lui remit une lettre de la grande dame dont il avait été le cocher.



X


Les colibris de la féminité parisienne. — Le sauveur de la duchesse de Rascogne. — Les débuts du notaire de Malbecoquette. — Une grande et sensationnelle affaire.


Comme les valeurs dont les cours, d’abord renchéris, vont en s’abaissant après s’être soutenus à coups de réclame, les grandes amoureuses de la galanterie mondaine subissent peu à peu des dépréciations qui doivent fatalement les faire déchoir.

Comme tant d’autres, la duchesse de Rascogne aurait pu s’entertabernacler dans l’amitié d’un gentilhomme grand seigneur. Lord Crowfield lui avait offert le partage matrimonial de son immense fortune et une résidence princière en Écosse.

Mais les mondaines parisiennes sont les colibris de la féminité que rien n’enchante, ni cage dorée, ni millet savoureux, hors du firmament de leur Paradis joyeux.

Son dernier amour de cœur avec le vicomte de Joconde avait été la cause d’une séparation brutale ; l’Anglais était parti sans laisser son adresse, comme un locataire qui déménage à la cloche de bois.

Tamponneau, Locule, Escafignon, Guespin, Robidilliard et les autres fournissaient toujours à la cagnotte, mais cela était insuffisant pour subvenir à la fois à l’entretien du sigisbée et au train-train habituel de la maison.

Le prince d’Aspergeberg, toujours chevaleresque, s’était vainement prodigué pour rapapilloter le budget ; il n’avait trouvé qu’un marchand de chair blanche qui consentît à prendre la duchesse à bail.

Celle-ci, déçue, se souvint de la lettre de son ex-cocher, devenu notaire de Malbecoquette, et lui écrivit sur-le-champ de venir la trouver, qu’elle avait immédiatement besoin de deux cent mille francs à emprunter sur son domaine de Clavière déjà chargé de quelques petites choses, — une bagatelle.

En recevant cette lettre, Me Blanqhu ressentit une joie aussi intense que si on lui eut appris qu’il avait gagné le gros lot.

— Avec la duchesse, je me fais fort d’enlever la position, se dit-il.

Il se promit de trouver les deux cent mille francs, dût-il y mettre du sien.

Il prit le lendemain matin le train pour Paris.

Il fut reçu par son ancienne maîtresse de la façon la plus amicale. Elle l’assura que malgré les avaries de sa figure, il était encore très bien, et lui promit ses bons offices pour le faire rentrer en grâce auprès de ses amis et amies.

Le notaire se répandit en protestations de dévouement, en assurant sa noble cliente qu’avant quinze jours il lui apporterait les deux cent mille francs dont elle avait besoin.

Ils se séparèrent bons amis.

Me Blanqhu emportait les titres de propriété de Clavière et la procuration de la duchesse.

Il s’était aussitôt rendu chez Aglaé Matichon, à qui il annonça la grande nouvelle.

— Tu n’as pas demandé à passer la nuit avec elle ? lui demanda-t-elle.

— Je n’y ai pas pensé. D’ailleurs, je m’en f… !

— Tu as tort ; c’est dans son lit que la reprise des relations doit avoir lieu ; c’est par le c.. qu’il faut tenir les femmes.

— Tu as raison ; j’ai manqué de présence d’esprit. Mais ne t’inquiète pas, ce qui est retardé n’est pas perdu. Je lui coulerai la chose en douceur à mon premier voyage à Paris.

— Soigne cela, c’est important, lui recommanda la cocotte à son départ.

Le soir même, rentré à son étude, il parcourut les titres de propriété de Clavière.

Cette lecture ne lui apprit rien sur la valeur du domaine, mais assez de renseignements sur les trois cent soixante-dix mille francs dont il était grevé ; ce que la duchesse appelait une bagatelle.

— Il doit évidemment valoir plus d’un million, se dit-il en remettant au lendemain le soin de le faire estimer par un expert.

Trois jours après, celui-ci lui remit son rapport, coût : deux cents francs.

Le domaine y était estimé trois cent quatre-vingt mille francs.

Le notaire fut atterré ; ses rêves d’avenir s’envolaient à tire-d’aile.

Me Blanqhu était un impulsif, prompt dans la résolution de ses projets ; il combina de supprimer trois cent mille francs sur les mentions d’hypothèque antérieures et de faire recopier et signer le rapport de l’expert par un homme de paille, en en portant la valeur à huit cent mille francs.

Il savait qu’il risquait la cour d’assises en cas d’avatar, mais tous les notaires stellionnaires ne sont pas à Cayenne.

Il n’avait guère le choix des moyens, il n’inspirait pas confiance aux Malbecoquettois, qui paraissaient s’être syndiqués pour charger son collègue d’Avaloir, commune voisine, de leurs actes notariaux et de leurs baux à fermage. Et il croyait la duchesse toujours assez riche pour faire honneur à l’emprunt.

Dans les conditions où il avait préparé les termes de l’obligation à intervenir, Blanqhu, qui, à part sa drôle de gueule, exerçait, comme tous les notaires, une ascendance morale sur les régionaux de sa circonscription ministérielle, trouva à Malbecoquette même huit prêteurs qui firent la somme entre eux.

Aussitôt l’obligation dressée et signée, il partit pour Paris porteur des fonds, sur lesquels il avait retenu vingt-cinq mille francs pour frais et accessoires.

Il empochait près de quinze mille francs : le coup valait bien cela.

Il n’avait pas oublié la recommandation d’Aglaé Matichon ; il s’était fait séduisant, chapeau à huit reflets flambant neuf, bottines vernies, lunettes bleues à garniture d’or, et habit noir.

Il avait laissé croître sa barbe qui lui bouffait les joues. Ça lui faisait une gueule de hibou.

Il fut reçu en sauveur, et invité à déjeuner.

La duchesse en était à son dernier maravédis. Pour cent francs, elle aurait couché avec un ex-dignitaire de la cour de Soulouque.

Elle n’avait rien à refuser à l’habile notaire, qui, entre la poire et le fromage, lui glissa sa proposition de partie à deux.

Elle lui donna rendez-vous pour 10 heures du soir.

Libre de son après-midi, Agénor revint chez Aglaé Matichon.

— Emportée la citadelle ; je couche avec la duchesse ! s’était-il écrié en l’abordant.

— Il te faudra bien faire les choses, te monter le bourrichon par un bon coup de champagne. Tu sais, ces histoires-là, ça me connaît, lui conseilla la cocotte.

— Elle en sait maintenant autant que toi.

— Peut-être ! Ces grandes dames nous imitent en tout, mais elles ne parviendront jamais à attraper notre chic. Ça, c’est de la grande école : il faut diablement avoir fait battre et rebattre des matelas pour arriver à l’art du métier.

— Mais elles ont ce que vous n’avez pas, la passion qui rend la chose savoureuse.

— Tu crois cela, toi, mon petit ? La passion, ça s’imite comme les billets de banque, le beurre, les œufs, le café, et la tiare de Saïtapharnès. Il faut être diablement fin gourmet pour sentir la différence. Et puis, quand nous avons affaire avec un type qui nous botte, nous ne sommes pas non plus de bois.

— Je m’en rapporte à toi pour cela ; je sais que tu la connais dans les coins.

— Oui, mon cher, je la connais et je m’en flatte. On sait qu’Aglaé Matichon a braisé plus d’un vieux coq qui ne savait plus chanter… Mais ne nous emballons pas ; nous avons à parler de nos affaires.

— De quelles affaires ?

— Tu as déjà oublié la dot de cent mille francs ?

— Non, non, nous en reparlerons plus tard.

— Ce plus tard, c’est aujourd’hui. Ne lambinons pas avec des si et des mais. Nous nous marierons dans un mois. Mais pas de bêtises : j’ai des robes, des bijoux et des meubles à en revendre, et tu vas te trouver comme un coq en pâte.

— Et les cent mille francs ?

— Ils sont là dans mon tiroir en un bon récépissé de la Banque de France. Je ne suis pas ambitieuse, mais je tiens à ne pas courir le risque de me retrouver un jour sur le pavé : j’adopte le régime dotal.

— Pourquoi dotal ?… Tu te méfies de moi ?

— Pas de toi, mais des avatars de la vie.

— Je n’ai cependant pas déjà si mal manœuvré.

— Pour cela, il y aurait beaucoup à dire. Mais laissons ce sujet, maintenant sans importance. Une fois mariés, je serai ton premier clerc.

— Mais tu n’y connais rien.

— C’est ce qui te trompe encore. J’ai aussi fait mon droit, non par l’école qui fait des niguedouilles de ton espèce, mais en roulant ma bosse. Je suis aussi capable que n’importe quel rat d’étude ou quel avocat de fiche les imbéciles dedans. Tu verras cela.

— Dis tout ce que tu voudras, mais tout doit être correct dans une étude de notaire : il y a des actes.

— À d’autres ! J’ai couché avec plus de notaires, de juges et d’avocats que tu n’en verras dans ta vie, et nous n’avons pas toujours fait l’amour. J’ai aussi voulu m’instruire : on ne sait pas ce qui peut arriver. Tu connais peut-être le fidéicommis, le stellionat, la vente par subrogation et les hommes de paille d’études. Moi, j’en connais bien d’autres et comment on arrange ses petites affaires pour ne pas se faire pincer. Je t’apprendrai cela plus tard. Ne brouillons pas les cartes. Pour le moment, il s’agit de quelque chose de plus important ; ce n’est pas avec ce que nous possédons que nous pouvons faire figure, même dans ton trou de Malbecoquette.

— Tu es sur la piste d’une affaire ! s’écria de Blanqhu subitement éclairé.

— Et d’une fameuse encore… Tu m’as parlé autrefois d’un héritage que t’avait laissé un oncle d’Amérique.

— Mais je n’ai d’oncle ni en Amérique ni nulle part.

— Mais j’en ai un, moi, et un vrai encore.

— Dont tu hériteras ?

— Dont j’hérite, car il est mort.

— Et c’est important ?

— Cinquante millions.

— Cinquante millions !

Agénor se tenait les bras en l’air, médusé.

— Cinquante millions !… cinquante millions ! répétait-il halluciné.

Tout à coup, il fut pris d’une folie de saltation.

— Et tu ne danses pas, tu restes froide comme un marbre ? demanda-t-il.

— Nous ne les tenons pas encore.

— Mais nous les aurons ?

— C’est probable, mais il nous faudra manœuvrer habilement ; car il y a deux neveux, les fils de la sœur de la première femme de mon oncle, le commandeur Matichon, le grand minier du Gran-Chaco, qui me disputent l’héritage.

— Ils n’ont rien à voir dans la succession.

— C’est ce que je me suis dit, mais pour éviter des affaires, nous ferions peut-être mieux de transiger ; une dizaine de millions de plus ou de moins ne nous rendront pas malades.

— C’est ça ! Nous leur offrirons cinq cent mille francs, c’est bien suffisant.

— Ce sera à voir. En attendant, tu annonceras à ta duchesse ton mariage avec l’héritière de ces cinquante millions là. Cela lui fera plaisir de savoir que tu ne t’encanailles pas.

— Devrai-je lui dire ton nom ?

— C’est inutile pour le présent. Tu lui diras que je suis une jeune fille abandonnée, qui a eu une jeunesse difficile ; elle comprendra cela.

— Mais si tu allais te dédire, me planter là quand tu verras les prétendants assiéger ta porte ; car ils vont tous venir, les jeunes, les vieux et les grandes dames aussi ?

— Ce qui est dit est dit, je n’ai qu’une parole. D’ailleurs, dès demain, je n’y serai plus pour personne, je pars avec toi, pour arranger notre maison.

— Oh ! Aglaé, tu es un ange ! Compte sur moi, je serai ton esclave, ton chien, si tu le veux.

— C’est bien ainsi que je l’entends. Mais assez parler d’affaires pour aujourd’hui ; allons dîner chez Bignon, je me sens une fringale de petits plats et de champagne… Tu as de l’argent sur toi ?

— Oui, l’affaire de la duchesse m’a laissé une quinzaine de mille francs.

— Archicoquendart ! Elle paiera, sans s’en douter, les violons de son bal de nuit. Mets-toi bien en formes.



XI


La fantasmagorie de l’or. — Un mariage select. — Le substitut d’un notaire. — Le notariat de Mme Blanqhu. — Coup de foudre.


Elle avait été brillante la chevauchée nuitale ; les cendres des hippocentauriques en avaient tressailli d’orgueil sur les rochers de la Thessalie. Me Blanqhu s’était relevé géant dans l’opinion de la duchesse de Rascogne.

— Le monstre ! s’était-elle écriée en son prurit d’érotisme.

Et il allait épouser l’héritière de cinquante millions !

Elle calculait qu’elle ferait bien d’attendre avant de se donner un nouveau protecteur ; Agénor suffirait à tout.

Trois jours après, tout Paris mondain connaissait l’affaire de l’héritage.

Le notaire n’avait peut-être pas été aussi discret que les circonstances le comportaient, car, chaque jour, Aglaé Matichon reçut un formidable courrier de galants hommes, mettant leur cœur et leur nom à ses pieds, et traitant son prétendant officiel par-dessous la jambe. Aux lettres succédèrent les visites. Mais Madame était partie pour l’étranger ; Madrid, New-York ou Bombay : la concierge ne savait pas au juste.

Quand les chasseurs de dots apprirent que le jour du mariage était fixé, ils restèrent ahuris.

— Il doit être fort, le gaillard, se dirent-ils en parlant du fiancé.

Au moment de la cérémonie, l’église de la Trinité regorgeait de beau monde : chacun voulait voir l’héritière.

Aglaé Matichon, dans une ravissante toilette blanche, apparut sur le seuil du saint édifice, conduite à l’autel par le vieux Pertuisard, de la banque Pertuisard, Maboulaine et Cie, auteur d’une Étude financière sur la circulation monétaire à fonds perdus et le remploi des capitaux égarés.

Elle embaumait la virginité et l’innocence. On a de ces flairs dans le grand monde.

Elle était jolie, on ne pouvait le nier, et même belle. On trouvait généralement qu’elle valait le coup.

— Vingt-quatre landaus, rien que ça, ma chère ! dit le suisse à la loueuse de chaises.

Me Blanqhu fut complimenté. On ne lui trouvait plus une drôle de gueule.

On vanta le courage et la grandeur d’âme que l’épousée avait montrés dans l’adversité. Beaucoup de beaux fils regrettèrent de ne pas l’avoir connue plus tôt.

Elle allait rayonner au firmament du ciel parisien : cela suffirait pour la réhabiliter.

On la recevrait avec plaisir, bien certainement. Mme Blanqhu eut un geste de candeur adorable. Elle se devait à son mari ; elle désirait rester dans l’obscurité jusqu’à la liquidation de son héritage. Ils n’étaient pas riches pour le moment et il allait falloir continuer à travailler.

— On vous prêtera ce que vous voudrez, lui dit Escafignon. J’ai des amis qui vous feront un million, si vous le désirez.

Aglaé remercia : elle verrait plus tard, quand elle se trouverait en possession des actes officiels qu’elle attendait.

— Je réclame la préférence, avait insisté le banquier.

Mme Blanqhu lui avait tendrement serré la main.

— Vous êtes un grand cœur, je me souviendrai de vous, lui avait-elle dit.

À Malbecoquette, on ignorait tout de l’héritage et de la nouvelle notairesse. Quand elle s’y déballa avec ses malles, ses cartons et ses meubles, chacun fut épaté ; il y en avait plein deux wagons.

Pendant huit jours, on n’y parla que des meubles du notaire ; on lui trouva une gueule moins drôle.

Aglaé jouissait intérieurement de l’effet produit par sa présence. On a beau être putain, toutes les femmes attachent un grand prix à la considération publique.

— Maintenant, dit-elle à son mari lorsqu’ils furent installés, occupons-nous de nos affaires. Comment va l’étude ?

— Ce n’est pas brillant, les paysans n’aiment pas les nouvelles figures et j’ai eu beaucoup de peine à conserver les loques de la clientèle de mon prédécesseur.

— C’est que tu t’y es mal pris ; il faudra que je relance ces paroissiens-là. Et la caisse ?

— Pas riche non plus ; avec le bénéfice de l’affaire Rascogne, mettons cinquante mille francs.

— Mais tu avais près de soixante-quinze mille francs, avec le rabiot du crédit du baron Tamponneau, en entrant ici !

— Dis donc, j’ai dû m’installer, vivre, puis j’ai fait quelques pertes à la Bourse.

— Tu me feras le plaisir de ne plus tourner les pieds de ce côté-là. Remets-moi la clef, je pourvoirai aux dépenses.

— Mais la clef de la caisse, c’est sacré pour un notaire ; tu n’y songes pas !

— C’est encore plus sacré pour sa femme. Mais pas tant de mijotage, on ne me la fait pas à moi, cette blague-là.

— Alors, c’est toi qui vas être le notaire ?

— Parfaitement.

— Et moi ?

— Tu feras les courses. Ton clerc, qui me paraît un vieux routier, me suffira.

— Essaye, je ne demande pas mieux. Tu en auras vite assez.

— C’est probable, mais, en attendant, je veux voir comment cela se pratique.

— Et les relations ?

— Tu te chargeras des femmes de Malbecoquette ; moi, je fais mon affaire de leurs maris. Maintenant que c’est entendu, va te promener. Pour ta gouverne, on déjeune à midi et on dîne à 7 heures.

— Mais la signature ?

— Tu signeras, tu approuveras, quand je te le dirai.

— Drôle d’idée !… Tu mijotes quelque chose ?

— Mais oui, grand benêt… Il s’agit de tirer proprement mon héritage des griffes de ceux qui le détiennent. Tu n’es pas de taille à conduire cette barque-là.

— Que ne le disais-tu tout d’abord, nous nous serions de suite entendus. Tu n’as plus besoin de moi ?

— Non, va prendre ton apéritif. Sois exact à midi, on te prépare un canard aux petits pois.

Pendant un mois, Aglaé ne quitta pas l’étude : elle compulsa les dossiers, piocha le Code civil et le droit notarial.

Elle se fit éclairer par le clerc qu’elle cajola de cent manières, l’interrogeant sur toutes les formes des actes testamentaires et de la jurisprudence qui les régissait.

Elle devenait forte, très forte même ; elle dressa deux actes de mariage importants et un acte de donation entre vifs qui émerveillèrent Agénor.

Mais le premier feu était passé, le notaire vit qu’elle faiblissait à la tâche, et il en fut navré.

Il pressentit le moment où il lui faudrait reprendre sa chaîne bureaucratique.

Il pensait au moyen de stimuler de nouveau le beau zèle de sa compagne à l’aide d’une des rosseries dont il avait le secret, lorsqu’un matin, en lisant son journal, devant le café bien crémé que la servante venait de servir à lui et à Aglaé, il sursauta sur sa chaise, jurant comme un charretier.

— Qu’est-ce qui te prend ? lui demanda sa femme un peu surprise.

— Il me prend que la duchesse de Rascogne est morte.

— Ce n’est que cela ! Console-toi ; tu en retrouveras des grandes dames : un clou chasse l’autre. Tu en parles à ton aise, toi. Tu ne lui as pas prêté deux cent mille francs !

— Cela regarde ses prêteurs. On liquidera, puis tout sera dit.

— C’est bien cette liquidation qui m’écrase.

— Y aurait-il du louche dans cette affaire ?

— C’est mieux que cela ; il y va pour moi du bagne.

Ce fut au tour d’Aglaé d’être inquiète.

— Le bagne ! Alors tu as fourré les deux cent mille francs dans ta poche. Que sont-ils devenus ?

— Si je les avais dans ma poche, je serais un homme sauvé.

— Tu les as dépensés avec des gourgandines ?… Je me doutais du coup ; tu avais l’air trop content quand tu es venu me parler de l’emprunt.

— Tiens ! j’aime mieux tout te dire, cela vaudra mieux. Je me suis emballé dans cette affaire comme un serin ; j’ai fait bêtise sur bêtise, boulette sur boulette. Le domaine de Clavière était grevé de trois cent soixante-dix mille francs : pour allécher les prêteurs, j’ai supprimé les mentions hypothécaires jointes aux titres de propriété.

— Combien vaut le domaine ?

— Il a été estimé, par expert, trois cent quatre-vingt mille francs.

Mme Blanqhu s’était levée méprisante, mais aussi calme que si la chose eût été sans importance.

— Pour une fois que tu as travaillé sans me consulter, tu as fait du propre ouvrage, dit-elle à son mari qui se promenait fou dans la salle à manger en agitant son journal. Mais il n’est plus temps de se lamenter : mille années de chagrin n’ont jamais racheté un centime de dette. Dis-moi ce que tu penses faire.

— Je n’en sais parbleu rien ; tâcher d’emprunter au nom d’un tiers supposé, en attendant l’héritage.

— C’est cela, le faux après le stellionat, deux cordes pour te pendre. Tu n’as pas perfectionné la poudre.

— Trouve mieux, toi.

— Combien vaut l’étude ?

— Le père Jobardier m’en a offert la semaine dernière cent cinquante mille francs pour son fils.

— Tu vas la lui coller. Tu te subrogeras ensuite aux prêteurs en les remboursant, puis nous verrons à tirer ce que nous pourrons de la liquidation des affaires de la duchesse.

— Mais, sans mon étude, je suis un mort qui marche.

— J’en ai plein le dos de ta boîte. Pour ce qu’elle nous rapporte, on peut se brosser.

— Tu m’avais dit qu’elle commençait à marcher.

— Oui, mais en trimant comme un cheval. Je te dis que j’en ai assez ; c’est suffisant. Tu vas aller à Paris, t’informer où on en est à l’hôtel de Rascogne. Pendant ce temps, je traiterai de la cession de l’étude avec le père Jobardier ; je terminerai mieux cette affaire que toi. C’est moi qui lui ai soufflé cette idée, mais je ne croyais pas que c’était pour si tôt.



Syndicat des j’m’enfoutistes.
(Groupe sympathique.)


XII


Une femme forte. — L’héritage du commandeur Matichon. — Où il est parlé de l’official d’Azara et des frères Cracadas. — L’émotion de Me Cordace. — Le terrain d’entente.


Par son énergie et sa décision, Aglaé avait sauvé la situation ; elle avait même pu retirer trente mille francs du désastre.

Maintenant que leur notaire était parti, les Malbecoquettois le regrettaient. On y parlait de la bonne opération qu’il avait fait faire aux prêteurs de la duchesse de Rascogne ; tous avaient sollicité Me Blanqhu pour qu’il pensât à eux si une nouvelle bonne affaire se présentait.

Aglaé avait loué un appartement de trois mille francs au faubourg Saint-Honoré, le jugeant suffisant pour le moment.

Quand elle s’y fut installée avec son mari, ils examinèrent la situation.

— Il va falloir nous débrouiller maintenant. Le bouillon est bu, n’en parlons plus, dit Mme Blanqhu, calée au salon dans un moelleux fauteuil.

— Ça a été dur à avaler, répondit Agénor, qui s’était étendu sur le canapé.

— Tu regrettes ton pauvre argent, mais ne te désole pas, tu le retrouveras avec beaucoup d’autres.

— Je commence à désespérer. Avoir tant travaillé pour arriver à la culbute, ça n’est pas gai.

— Que tu es loque ! Secoue-toi donc !

— J’aurai beau me secouer, il ne tombera pas une pièce de cent sous de plus de mes poches. Je suis bien ratiboisé.

— C’est ce qui te trompe ; en se secouant, on secoue l’argent des autres et on en trouve toujours quelque chose.

— Tu es impayable ! tu parles comme un ministre des finances, qui, lorsque l’argent manque à sa caisse, secoue tout le monde par un petit chambardement.

— Imitons le gouvernement ; ce n’est pas déjà si difficile.

— C’est aisé à dire : faisons comme le gouvernement. Mais les moyens de chambarder ?

— N’avons-nous pas mon héritage ?

— À propos de l’héritage, tu dois avoir au moins une pièce qui établit ta qualité d’héritière.

— Je possède l’expédition du testament qui m’a été envoyée par mon procureur d’Azara. La minute est déposée à son étude.

— Qu’est-ce que c’est que ça, Azara ?

— C’est une des plus grandes colonies du Gran-Chaco. Mon oncle y possédait de vastes propriétés.

— Il aurait bien fait de te donner quelque chose de son vivant, le vieux grigou. Et ton procureur, qu’est-ce que c’est pour un type ?… Ce n’est pas encore un voleur comme il y en a tant dans ce sacré pays ?

— Le senor Bernabé Bastringos est l’official d’Azara. Il est aussi membre du conseil de la province.

— Official ou pas official, ne t’y fie pas trop… Je veux parler à notre ami Cordace de cette affaire ; il est de bon conseil.

— C’est cela. Nous aurons besoin de lui pour contracter nos emprunts.

— Quels emprunts ?

— Mais les sommes qui nous sont nécessaires pour les frais, les droits de mutation, les accessoires, pour plaider s’il le faut contre les Cracadas.

— Ce sont les neveux, ça, les Cracadas ?

— Oui.

— Que le diable les emporte ! Si tu leur offrais un million ?

— Je leur en ai offert dix et ils refusent.

— Ah ! ils refusent !… Eh bien ! je vais leur en tailler de la besogne, à ces deux gaillards-là… Où perchent-ils ?

— À Chiripusco, au Chili.

— Ils ne pouvaient donc pas rester dans leur patelin du Gran-Chaco ?… Ça va faire encore des frais.

— Que veux-tu, il faut bien prendre l’héritage comme il se comporte.

— Je ne demande pas mieux que de le prendre, mais ton official de procureur n’a pas du tout l’air de le lâcher. Ne serait-ce pas lui qui aurait inventé les Cracadas ?… Tu sais, il n’y a rien d’impossible avec ces notaires-là.

— Épargne-moi tes calembredaines, ça me rend malade. Si l’héritage ne te convient pas, nous l’abandonnerons.

— Oh ! ça, non ; nous plaiderons et les frères Cracadas verront de quel bois nous nous chauffons en France !

— Mais pour plaider, ça coûte gros. En France, mes cent mille francs suffiraient peut-être ; mais à l’étranger, ça coûte les yeux de la tête. Il y a les questions d’exequatur qui ne vont pas sans le billet de mille francs. Ensuite, pour être en situation de plaideurs qu’on écoute, il faudrait au moins que nous ayons un hôtel à nous, un équipage, que nous possédions un domaine ou deux, assez importants pour inspirer la confiance. Tu sais qu’on ne prête qu’aux riches.

— Comme tu y vas ! Ne nous faudrait-il pas aussi un château historique ?

— Si tu te sens incapable de réagir, abandonnons l’héritage ; nous deviendrons ce que nous pourrons.

— Mille tonnerres, non ! J’aimerais mieux me laisser couper le cou.

— Alors, que te proposes-tu de faire ? il nous faudrait de suite deux ou trois millions.

— Où veux-tu que je les prenne ?

— As-tu de l’estomac ?

— J’en aurai… Diable ! cinquante millions, ça mérite qu’on se dérange.

— Dans ce cas, laisse-moi conduire notre barque ; ne t’étonne de rien et suis mes instructions à la lettre.

— J’aime mieux cela. Combine, dispose, ordonne, je suis à toi, les yeux fermés. Quand commencerons-nous ?

— Tu vas inviter Cordace à déjeuner et tu nous quitteras après le café, jusqu’au lendemain.

— Ça m’est égal ; il faut savoir se dévouer en famille ; c’est le commencement du patriotisme. Après ?

Il faudra soigner ta mise, prendre des allures de gentleman. Tu es un millionnaire, tu vas devenir un homme du monde, un monsieur qu’on regarde.

— C’est encore dans mes cordes ; avec mes décorations, je la ferai à la pose comme un ministre. Ma chère Aglaé, il n’y a que toi pour embrasser la situation d’un coup d’œil !

— Trêve de trivialités bourgeoises, contente-toi de dire : Mon amie, quand tu me parles, et puis on ne s’étend pas comme un veau sur un canapé devant une femme.

— Tu deviens bien difficile. On s’étend bien sur elle.

— Il y a un temps pour tout faire. Ne confondons pas le jour avec la nuit. Tu ne comprends donc pas que le monde nous regarde.

— Pas ici, du moins ?

— C’est égal ; il faut savoir se tenir chez soi comme en public. Maintenant va t’habiller, tu ne dois plus te présenter au salon dans une tenue négligée.

— Mais entre nous ?

— Si tu n’as pas le respect de ma personne, aie au moins celui de mes millions. Tu t’arrangeras aussi pour paraître le moins possible, quand je recevrai une visite.

— Tes millions vont diablement me gêner.

— Ce n’est qu’un cap à doubler ; après, tu pourras reprendre tes aises.

— Je serai peut-être rouillé, alors.

— Je te laisse maître de ta gymnastique au dehors. Tout ce que je te demande, est de ne pas m’entraver dans mes moyens.

— Et l’argent de poche ?

— Laisse venir le premier million, il ne te manquera pas.

— Combien t’en faudra-t-il de ces millions-là ?

— Je n’en sais encore rien, cela dépendra des circonstances. Tu iras faire, un de ces quatre matins, un tour à Malbecoquette, tu sonderas le terrain de ce côté-là. Je sais que Rose, la femme du père Jobardier, n’est pas mal disposée pour toi ; c’est un bon tuyau ; ne la néglige pas. Mais avant de monter t’habiller, je veux te montrer l’expédition du testament, tu me diras si tout est en règle. Il est écrit en espagnol, mais j’en ai fait faire la traduction, qui est jointe à l’acte.

Et, se levant, elle alla à un immense coffre-fort qui se dressait, suggestif, scellé au mur, à côté de la cheminée, et en retira un dossier déjà volumineux.

La traduction était tout ce qu’Agénor put comprendre dans cette paperasserie, émaillée de cachets bleus, verts et rouges, de timbres aussi polychromes.

Il y était bien dit qu’avant de rendre son âme à Dieu, le commandeur Matichon avait réalisé sa fortune montant à cinquante millions, déposés à la banque nationale d’Azara, et qu’il léguait à sa nièce bien-aimée Aglaé Matichon d’Ambrelin, la chargeant de lui élever un monument funéraire, digne de lui, sur les bords du Pilcomayo, où il désirait que son corps reposât. Il avait institué exécuteur testamentaire son ami Bernabé Bastringos, procureur-official d’Azara, auquel il laissait en legs son domaine d’Azara et deux millions payables en or.

Tout cela parut régulier au notaire ; le testament était conçu dans les termes de la jurisprudence française et inattaquable dans la forme.

— C’est parfait ; je ne comprends pas que ces canailles de Cracadas le contestent, dit-il en remettant le dossier à sa femme.

— Ils ne le contestent pas, ils en veulent l’annulation.

— Pour quelle cause ?

— Ils prétendent que cette fortune provient de leur tante, la première femme de mon oncle.

— Existe-t-il un inventaire dressé après décès de cette tante-là ?

— Non.

— Alors, les Cracadas n’ont qu’à se faire pendre où ils voudront ; ils n’auront pas un sou, pas même un liard.

— Ne soyons pas sans entrailles pour ces malheureux ; ils sont mes cousins, après tout.

— Des cousins par alliance ! Ça ne compte pas.

— N’importe, j’aime mieux leur abandonner quelques millions pour qu’ils me laissent la paix.

— C’est comme tu voudras. Pour mon compte, je les renie. S’ils se présentent jamais ici, je leur f… ma malédiction. Je vais écrire à Cordace, nous arrangerons cette affaire ensemble.

Me Cordace arriva, gai, chantonnant, porteur d’un énorme bouquet, qu’il déposa sur le sein d’Aglaé.

— À la belle des belles, à la charmante des charmantes, lui dit-il en l’embrassant.

Puis, se tournant vers Agénor présent à la réception, il lui cria en éclatant de rire à la vue de sa mine allongée :

— Je parie que je te fais cocu !

— Farceur ! Et que dirait la belle Mucha ? répondit l’ex-notaire qui s’attendait bien à quelque chose de semblable.

— Qu’elle aille au diable ! elle m’a mis à fond de cale ; nous avons rompu.

— C’est pour cela qu’elle me talonne comme un chien qui a perdu son maître.

— Je te préviens qu’il faut de la braise, si tu la prends à bail.

— Elle peut se fouiller si elle compte sur moi ; je suis maintenant un homme rangé. Quand on va hériter de millions, on s’observe.

— Des millions, toi ! Conte-moi cela, ça doit être drôle.

— Pas si drôle que cela ! On te les montrera, les millions.

— Bah ! Voyons voir ! s’écria Me Cordace que le sérieux de Blanqhu commençait à émouvoir.

Aglaé le mit au courant de la situation et lui soumit le dossier du coffre-fort.

Tout libertin qu’il était, le notaire d’Ambrelin était sérieux en affaires.

Il parcourut avec beaucoup d’attention les pièces du dossier, auxquelles les cachets dont elles étaient revêtues présentaient un caractère d’authenticité. La lecture de la traduction de l’expédition du testament, légalisée par le président du tribunal de la Seine, surtout l’inclina à une crédulité qui devait lui être fatale.

— Tout cela est parfaitement en règle. Je vous félicite, mes enfants, de votre bonne chance. Vous n’allez pas au moins oublier Cordace, l’ami des mauvais jours ? dit-il ému en remettant le dossier à Mme Blanqhu.

— Oh ! cela jamais, vous resterez notre ami dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, répondit Aglaé en pressant la main du notaire.

— C’est bien, cela, ma toute chère. Je vois que tu as le cœur bien placé. Puis-je vous être de quelque utilité dans cette affaire ?

— Certainement ! C’est vous qui allez être notre notaire.

— J’accepte de grand cœur. Je me charge de vous trouver un million sur cette succession pour parer aux premiers frais. Après, nous verrons. Mais je vous préviens que ce sera salé, les prêteurs ne se déboutonneront que si on leur offre de partager le gâteau.

— Quel intérêt croyez-vous qu’il faille leur abandonner ?

— C’est suivant les gens auxquels nous aurons affaire. En moyenne, il faut compter sur trente ou quarante pour cent ; il y a les risques à courir.

— Nous nous en remettons à vous. Pour la commission, accepterez-vous vingt pour cent ? Nous voulons que vous participiez à notre bonne fortune.

— À ce taux, je prends à ma charge le coût et les frais des actes.

— C’est entendu. Maintenant passons nous mettre à table, il ne faut pas que les affaires sérieuses nous fassent négliger les joyeuses.

Sur cette conclusion d’Aglaé, les trois amis passèrent dans la salle à manger où un véritable banquet les attendait.

Me Cordace, dont l’humeur reprenait sa sérénité joyeuse à mesure que les plats et les vins se succédaient, chauffait Mme Blanqhu en lui pinçant la cuisse.

Au dessert, allumé par le champagne et le genou d’Aglaé pressé contre le sien, il proposa à Agénor d’aller retirer pour lui une pièce au greffe du tribunal civil.

— Il n’en a guère le temps, répondit sa femme, il doit prendre le train à quatre heures pour Malbecoquette où il est attendu.

Blanqhu jeta à la sirène un regard étonné, mais une pression de pied d’Aglaé lui fit comprendre que son absence était nécessaire à la réussite de leurs projets communs.

Leur ami n’insista pas ; il avait bien le temps de passer lui-même retirer la pièce. Il était à Paris pour trois jours.

Lorsque Agénor quitta la table pour se rendre à la gare, sa femme l’accompagna jusqu’à la porte.

— Cordace est empaumé, il me faut trois jours pour le mettre au point. Guide-toi en conséquence, lui dit-elle en catimini, après l’avoir embrassé.

Revenue dans la salle à manger, elle tomba dans les bras de Me Cordace, en lui disant :

— Nous voilà libres.

Le galant notaire la chiffonna de haut en bas avec une conscience parfaite d’amant autorisé.

— Nous allons nous en payer une noce, et une fameuse encore, lui dit-il en la renversant sur ses genoux.

— Tout ce que tu voudras. Chauffe ferme ; je me sens de la lave dans les veines… À propos, ça tient, le million ?

— Deux, si tu veux.

— Alors, allons-y joyeux. Tu peux toujours compter sur moi.

— Il n’y a pas de grabuge, au moins ?

— Non, c’est sérieux ; je te l’affirme.

— Je te crois. C’est affaire entendue, répondit le joyeux notaire, qui n’y était plus.



XIII


Modernes types. — Philosophie maritale. — La chasse aux prêteurs. — Le renouveau d’une ex-grue. — Fascinations rurales. — Rapports intimes.


Mme Blanqhu, mieux encore que lorsqu’elle était Aglaé Matichon, tenait le notaire d’Ambrelin par la corde sensible qu’elle savait magistralement faire vibrer. Après la première nuit passée avec elle, Me Cordace avait pu juger que la perspective des futurs millions n’avait altéré en rien ses maîtresses qualités de vendeuse d’amour.

Cette affaire d’héritage tombait à pic pour lui. Comme il l’avait dit, il était réellement à fond de cale et réduit à certains expédients de virement, qui marquent la déconfiture prochaine des officiers ministériels. Il espérait bien aussi, qu’aussitôt les millions encaissés, Aglaé plaquerait son imbécile d’Agénor.

— C’est un boulet qu’un pareil homme pour une femme comme elle, pensa-t-il.

Ce n’était pas l’avis de Mme Blanqhu. Elle n’aurait pu choisir un meilleur auxiliaire pour la seconder dans son machiavélisme d’outrancière.

Agénor possédait toutes les qualités du marlou de salon ; il se contentait de peu et il trouvait en tout de bonnes raisons. Quand on n’a ni conscience, ni délicatesse, ni amour-propre, rien ne trouble l’esprit ni le cœur, et on peut se faire du lard sans s’inquiéter de savoir quel est le cochon qui le fournit.

C’était parfaitement content de lui-même et des autres qu’il rentra de Malbecoquette et qu’il trouva chez lui son ami Cordace, en chemise, étendu sur le divan de la chambre de sa femme.

— Je t’attendais pour l’autorisation matrimoniale à donner à la procuration d’Aglaé, lui dit celui-ci en lui tendant la main.

— Alors, ça marche ?

— Parfaitement.

— Et où est ma femme ?

— Elle est allée au Grand Hôtel me chercher des régalias.

— Tu peux compter sur quelque chose de bon, car elle s’y connaît. Les cigares, c’est son affaire.

— Je le sais. Et quoi de neuf à Malbecoquette ; as-tu dégoté quelque chose ?

Agénor ne savait s’il devait parler ou se taire, sa femme n’étant pas là pour lui faire signe.

À tout hasard, il répondit sans se compromettre :

— On m’a promis des réponses.

— Il faut chauffer tes anciens paroissiens. Je sais qu’il y a là-bas des vieux bas dans lesquels il y a du quibus.

— Qui l’aurait jamais cru, hein ? Cordace… des millions ! Nous voilà millionnaires…

— Que vas-tu faire maintenant ?

— Tu comprends, je dois me tenir, prendre le ton et les manières du grand monde.

— Tu es déjà pas mal bête, ne va pas te rendre idiot.

— C’est Aglaé qui le veut.

— Ah ! si c’est Aglaé qui le veut, je n’ai plus rien à dire.

— Habille-toi avant qu’elle ne rentre. Si elle te trouvait ainsi étendu comme un veau sur son divan, elle serait capable d’avoir une crise de nerfs. Tu ne te douterais pas comme elle est devenue délicate depuis notre retour à Paris. Dernièrement elle m’a attrapé d’une belle façon, parce que je m’étais couché sur le canapé du salon. Et, de fait, un mari doit le respect à sa femme.

Le notaire éclata de rire.

— Mais je ne suis pas son mari, moi !

— Ne blague pas, hein ? tu as encore couché cette nuit avec elle.

— Si cela te froisse, je vais m’en aller.

— Mais, non, du tout, reste. Elle m’en voudrait à mort si elle ne te retrouvait pas à son retour. D’ailleurs, elle est un peu notre femme à tous les deux ; j’ai couché avec elle pendant que tu étais son amant ; c’est à ton tour d’être le second. Que diable ! on sait vivre, nous sommes des gens du monde.

— Tu es crevant, mon petit. Va te débarbouiller, pendant ce temps je m’habillerai.

Mme Blanqhu, rentrée quelques moments après le colloque des deux amis, apprit par la bonne le retour d’Agénor.

Ayant entendu le frôlement de sa robe, lorsqu’elle était entrée au salon pour se débarrasser de ses emplettes, son mari était venu la retrouver à pas de loup.

— Tu sais, lui dit-il, je n’ai rien dit à Cordace, mais j’ai réussi.

— Combien ?

— Trois cent mille francs à quarante pour cent ; on prépare les obligations.

— Et Rose ?

— Parfaite. Son mari a promis cent mille francs dans quinze jours. Je lui ai consenti cent pour cent par considération pour sa femme.

— Tu as vu Cordace ?

— Nous nous sommes dit le bonjour. Couche-t-il encore cette nuit ?

— Non, il repart ce soir pour Amberlin. Rentre chez toi, j’ai à lui parler.

Blanqhu s’éclipsa, content de lui, parce que sa femme paraissait elle-même satisfaite.

Aglaé passa dans la chambre, où elle trouva le notaire d’Ambrelin en train de changer de chemise. Elle lui remit deux boîtes de puros habannas de la firme réputée Crapulosos y Infestados de Porto-Rico, qui lui valurent deux gros baisers de son amant, aussi friand de bons cigares que de belles chairs.

La séparation avait été des plus cordiales.

Son mari était retourné à Malbecoquette quelques jours après, où il avait encaissé le solde net des trois cent mille francs.

Me Cordace était revenu chaque mercredi, sacrifiant deux jours à Mme Blanqhu pour étudier la situation.

Pendant ce temps, Agénor courait l’emprunt.

Un soir, le notaire d’Ambrelin arriva sans être attendu, sa serviette notariale sous le bras.

— C’est dans le sac ! s’écria-t-il joyeux en frappant de la main sur le maroquin.

Aglaé fut près de défaillir : l’émotion l’étouffait.

— Net ; huit cent mille francs ? riposta Agénor.

— Oui, prodige de mon cœur, et vingt-cinq louis de ma commission pour faire la bombe. Habillez-vous, mes enfants, nous soupons et nous vadrouillons. À demain les affaires ! Toi, mon amour, serre la galette dans le coffre-fort, dit-il en passant la serviette à Mme Blanqhu.

— Trois cents et huit cents font onze cent mille, compta mentalement Aglaé en emprisonnant les nouveaux locataires dans la forteresse de fer.

Malgré son empire habituel sur elle-même, elle tremblait ; la fièvre des millions commençait à la détraquer.

Agénor calculait.

— Nous pouvons maintenant marcher. Que les Cracadas se montrent, nous les pulvériserons ! s’écria-t-il.

Aglaé se versa un verre d’eau pour se remettre de son émotion.

— Pressez-vous un peu, mes enfants, j’ai un rongeur à la porte qui nous attend, fit le notaire qui s’impatientait.

Le rongeur, un fiacre de l’Urbaine, chargea bientôt les trois amis qui se firent conduire chez Ledoyen, où la bombe commença par un souper ex-cathedra. Les bouchons des bouteilles de champagne, en sautant, réveillèrent les sensations érotiques de l’ex-cocotte qui batifola en grande grue.

Agénor avait ce soir-là le vin morose ; il inclinait visiblement à la soûlerie tannante.

— Je veux être député, criait-il rageusement en sa soûlerie.

— Oui, animal, on t’enverra comme cul de bouteille au Palais-Bourbon, lui répondit Me Cordace, qui s’allumait.

— Je veux être de l’Académie.

— Tu en seras, imbécile. Tu feras le quarante et unième muffle.

— Je veux être principal, général, amiral, municipal, continua Blanqhu.

— Oh ! la la, ça pisse, ça pisse ! s’écria Aglaé. C’était l’ivrogne qui avait vidé son verre dans la poitrine de sa femme.

On était en cabinet particulier ; Mme Blanqhu put se dégrafer sans outrager la morale publique.

Le notaire lui épongea les seins et le ventre avec les serviettes de la table.

— C’est égal, on dira tout ce que l’on voudra ; on ne m’ôtera jamais de l’idée que Napoléon est mort à Sainte-Hélène, continua à divaguer le mari qui s’alourdissait.

— Va te coucher ! lui cria sa femme qui se pâmait sur la banquette, pressée par Me Cordace.

Le son de la voix d’Aglaé eut un effet magique sur le pochard, dont l’ivresse se dissipa subitement.

— C’est juste, c’est le jour du notaire, se dit-il en se levant.

Il prit son chapeau et se retira, pensant qu’un homme du monde doit savoir vivre.

Le lendemain, il se leva avec un mal de cheveux de mercredi des Cendres.

Cordace et sa femme n’étaient pas rentrés.

Il prévint la bonne qu’il allait faire un tour à Malbecoquette, où l’héritage des Blanqhu était le sujet de toutes les conversations.

— Sont-ils veinards, ces lapins-là ! Ce n’est pas à nous que pareille aubaine écherra jamais, s’y disait-on.

Et les histoires sur les oncles d’Amérique y reprenaient une faveur croissante. On y parlait d’un gars du pays qui attendait d’une tante, partie pour la Californie en 1857, un héritage de quarante milliards.

L’ex-notaire y fut congratulé, salué et resalué.

On lui trouvait une meilleure mine.

Il rentra à Paris, ayant encore refait quelques petits cultivateurs de quatre-vingt mille francs.

— Et Rose ? lui demanda sa femme en le voyant reparaître.

— Elle va bien ; elle te fait ses compliments.

— Et les cent mille francs ?

— Ça marche : ils vont venir… Cordace est parti ?

— Oui, il est retourné à Ambrelin.

— Il ne t’a rien dit pour moi ?

— Il n’en a pas eu le temps. Pense ! nous avions bien d’autres choses en tête.

— Je m’en doute ! Il devait avoir une gueule de bois ?

— Pas trop.

— Et toi… tout s’est bien passé ?

— Nous t’avons cherché partout. Nous croyions te retrouver au Moulin-Rouge.

— Tu ne vas pas me prendre pour un gêneur ?… On sait vivre, que diable ! Débarrasse-moi des quatre-vingt mille francs que je te rapporte. Depuis que nous avons de l’argent, je crains toujours d’être volé ! Ferme bien le coffre-fort, surtout.

— Sois tranquille de ce côté, j’y veille.

— Une précaution n’est jamais de trop. Si nous placions un lit dans le salon, j’y coucherais.

— Nous verrons quand nous aurons un hôtel à nous.



Syndicat des hommes de loi.
(Groupe sympathique.)


XIV


Le prélude d’une affaire. — La famille de la bonne. — Statistique morale sur la domesticité. — Réception à l’hôtel Fornicula. — Toujours Me Cordace ou Me Cordace for ever.


Maintenant que le coffre-fort s’emplissait, Mme Blanqhu n’eût plus qu’une pensée : acquérir un hôtel dans un centre aristocratique.

Elle se faisait chaque jour acheter une douzaine de journaux par sa bonne, et en parcourait les annonces. Ce fut ainsi qu’elle apprit la mise en vente de l’hôtel Fornicula, du nom de la diva qui l’avait fait bâtir.

Son emplacement, avenue du Trocadéro, la décida.

Elle se rendit aussitôt chez le notaire chargé de la vente amiable.

La mise à prix était de sept cent mille francs, dont quatre cent et vingt mille francs dus au Crédit Foncier, à retenir.

L’affaire fut conclue séance tenante. Aglaé, en présence de son mari, versa deux cent quatre-vingt mille francs, plus les frais, entre les mains du notaire, l’hôtel restant hypothéqué de la somme qui le grevait.

Pendant que les maçons, les menuisiers et les peintres mettaient l’immeuble en état, Mme Blanqhu pensait à s’attacher une domesticité de tout repos, c’est-à-dire qu’elle pût tenir en bride.

Sa bonne Julie, qu’elle avait prise à son service sur la fin de sa vie d’hospitalisation publique, était une maîtresse servante, mais aussi une maîtresse coquine, qu’elle tenait en main par la crainte de révélations qui auraient pu l’envoyer au bagne, et qui s’était faite son âme damnée.

Elle connaissait assez son caractère ombrageux, tyrannique et ses dispositions de femme à poigne, pour lui attribuer, en qualité de gouvernante, les fonctions de chef de son ministère domestique.

Après l’avoir prévenue de ses intentions, Mme Blanqhu eut avec elle un grand conseil.

— Vous m’avez recommandé votre oncle et votre tante de Lambersac comme concierges de l’hôtel, vous me répondez d’eux ? lui demanda Aglaé.

— Ils obéiront à l’œil et au doigt : je les tiens par la patte.

— Auraient-ils aussi quelque chose sur la conscience ?

— Ma tante, non ; mais quand on est mariés, c’est la même chose.

— Votre oncle n’est pas un voleur, j’espère ?

— Lui, un ancien gendarme décoré ! Madame plaisante… Un simple accident qui lui est arrivé en braconnant. Un garde forestier qui s’est bêtement placé devant son fusil. Qu’allait-il faire là, cet imbécile, au lieu de travailler comme un honnête homme ?

— Ça n’a pas d’importance, mais c’est toujours bon à savoir.

— Madame pense exactement comme ma tante. C’est la faute du garde.

— Et votre cousin dont vous m’avez parlé comme cocher ?

— Ah ! lui, c’est un gars qui n’a pas froid aux yeux et c’est un bel homme qui connaît les chevaux. Il en a assez volé pour cela.

— C’est un voleur de chevaux ?

— Non, pas comme Madame le comprend. En Amérique, c’est un métier d’honnête homme.

— Il a habité l’Amérique ?…

— Oui, le Brésil, l’Argentine, le Paraguay.

— Parle-t-il espagnol ?

— Comme moi.

— Vous parlez espagnol ?

— Puisque je suis Basque.

— Je vous croyais Bretonne.

— Je suis née en Espagne, mais nous sommes venus demeurer à Lambersac, le pays de ma mère.

— Encore un accident de famille ?

— Que voulez-vous, quand la mauvaise chance vous poursuit ! Mais, cette fois, ce n’était pas la faute de mon père ; c’est par mégarde, en allumant sa cigarette, qu’il a mis le feu au château de Limma.

— Et il s’est enfui en France.

— Non, il est mort au bagne de Ceuta.

— C’est ce qui s’appelle ne pas avoir de chance.

— Quand je le disais à Madame !

— C’est entendu, je prends votre oncle, votre tante et votre cousin à mon service. Vous les préviendrez.

— Il y a encore ma sœur, qui a servi chez les Boulenbeck et qui n’a pas sa pareille pour la salade russe.

— Elle n’a encore empoisonné personne ?

— Pour sûr que non, c’est une brave fille.

— Comme je ne veux pas qu’elle commence par moi, vous la caserez ailleurs. J’ai mes gens pour la cuisine.

— Madame ne peut pas se passer de femme de chambre.

— Je m’habille moi-même. Je n’ai besoin de personne pour fouiller dans mes tiroirs et me chiper mes affaires. Au besoin, vous serez là. Maintenant, parlons de vous. Vous savez que je possède la preuve du vol que vous avez commis à l’hôtel Archinaux. J’en ai une autre que vous ignorez, et dont la révélation vous conduirait peut-être à l’échafaud.

— Madame veut m’éprouver ! C’est bien assez de la première affaire, sans m’en mettre encore d’autres sur le dos.

— Vous avez cependant fait six mois de prison pour avoir soustrait vingt mille francs à la succession d’une vieille dame dont vous étiez la servante ?

— Tout ça c’est des menteries. C’est Mme Coquenpatte qui me les avait donnés avant de mourir.

— Voyez comme le monde est méchant… on m’a même dit que vous l’aviez empoisonnée.

— Pour ça ce n’est pas vrai, elle est morte de sa belle mort.

— On a cependant trouvé dans votre malle un flacon d’arsenic et un billet de votre amant Marlousac, vous donnant les instructions pour empoisonner la vieille.

— Je parie que c’est cette canaille de Dénibotin qui a été farfouiller dans mes affaires.

— Vous avez deviné : c’est votre deuxième marlou qui m’a vendu les deux preuves de votre crime.

— Ces cochons d’hommes, ce sont eux qui sont la cause de tout. Moi, je ne voulais pas, alors ils m’ont menacée de manger le morceau.

— Il y avait donc encore autre chose ?

— Ça, ce n’est pas moi, personne ne m’a vue avec les diamants de Mme Coquenpatte. D’ailleurs ce n’était pas des diamants, le père Jeroserusotalem n’a voulu en payer que le prix de la monture.

— C’est un détail.

— C’est bien ce que je disais à Madame : tout cela, c’est des détails.

— Vous savez ce que je vous ai promis.

— Mes cinquante mille francs quand l’affaire de l’héritage sera terminée.

— Oui, et j’y joindrai le flacon d’arsenic et le billet de Marlousac. Vous connaissez mes instructions, tout observer, tout voir et tout me dire. Si je m’aperçois que vous me trompez, tant pis pour vous, je vous envoie en prison et je fais maison nette.

Mme Blanqhu ne croyait pas aux domestiques honnêtes. C’était peut-être un tort ; peut-être aussi avait-elle raison.

Elle disait, et cela d’après les ex-bonnes entrées dans la prostitution, qu’à Paris le meilleur sujet était corrompu au bout de six mois dans la fréquentation de ses collègues en domesticité ; que les bonnes et les femmes de chambre y sont constamment l’objet des convoitises des souteneurs de toutes catégories ; que sur cent servantes, il y en a quatre-vingts qui sont les esclaves de ces bandits qu’elles aident à piller en gros et en détail les gens qui les emploient.

Elle préférait avoir affaire à des valets dont la canaillerie lui était connue, que de se voir tromper par des inconnus qui pouvaient parfaitement l’assassiner pour la voler.

L’ordre qui régna dans son hôtel, lorsqu’elle s’y fut installée, lui prouva qu’elle avait raison.

Une grande réception devait marquer l’installation des Blanqhu dans l’immeuble dont la Fornicula avait fait les délices.

Aglaé s’était prodiguée pour amorcer les viveurs et les viveuses de Paris mondain. On disait des merveilles de l’agencement des salons.

Ce qui fixa davantage l’attention, fut l’annonce de la présentation de deux nièces de Mme Blanqhu qu’elle dotait de cinq millions chacune.

On s’était donné rendez-vous pour voir l’effet que ces gens-là produiraient au milieu d’un luxe qui devait leur être totalement étranger, en se promettant une petite débauche de persiflage.

On fut d’abord étonné du goût qui avait présidé à la décoration des salons et de leurs dépendances. Partout des éblouissements de lumière, des plantes exotiques artistiquement disposées, des meubles de style et une domesticité stylée, à livrée impeccable.

Il n’y avait pas jusqu’à l’équipage fringant, dont les deux demi-sang bruns piaffaient dans la cour, qui ne témoignassent du haut goût des maîtres.

Mme Blanqhu, en toilette vert-pomme, garnie de roses moussues, et dont les diamants parurent dignes d’estime, avait fort grand air.

Elle était belle femme, quoique d’aspect bourgeois, et savait faire valoir les richesses de son corps.

Elle s’était habilement effacée du premier plan pour produire ses nièces, deux ravissantes jeunes filles, un peu gauches, un peu empruntées, il est vrai, qu’elle chaperonnait avec l’attention et la tendresse d’une mère.

Tout parut charmant, d’un goût exquis.

La confiance mondaine fut acquise aux récipiendaires qui furent bientôt entourés, complimentés.

Les cinq millions de dot avaient fait un cortège de prétendants aux deux nièces, dont Aglaé surveillait les mouvements pour éviter tout avatar dans la mise en scène.

On sut qu’elles se nommaient Estelle et Flavie de Prépence, qu’elles avaient dix-huit et dix-sept ans.

Agénor se tenait modestement à l’arrière-plan, ne se produisant que tout juste assez pour laisser deviner qu’il existait un M. Blanqhu.

Le héros de la soirée fut Me Cordace ; son entrain et sa jovialité lui gagnèrent toutes les sympathies.

Chacun voulait connaître le notaire de l’héritière aux cinquante millions, qui devait aussi être le dépositaire de la confiance des deux bénéficiaires des dots de cinq millions.

Quand on sut qu’il était célibataire, les hommes l’invitèrent à déjeuner et les femmes à leurs réceptions.

Lorsque les invités commencèrent à se retirer, la marquise de la Fessejoyeuse l’enleva dans sa voiture.

Les salons des Blanqhu étaient consacrés.



XV


Physiologie du grand monde. — Parallèles entre le monde et le monde métallique. — Sarabande de millions. — Les officieux de la fortune. — Les dons de circonstance. — Une ineptie judicaturale. — Lambert !


Ce serait une grave erreur de croire que les liens de solidarité qui unissent les gens du monde soient relâchés au point de laisser prise à toutes les indiscrétions, à toutes les révélations des scandales qui s’y produisent. Comme dans les congrégations fermées, dont la franc-maçonnerie est le type, les réticences mentales et l’équivoque y déroutent les investigations les plus opiniâtres. On peut s’en convaincre par les ballons d’essai jetés chaque jour dans les journaux par les reporters aux abois qui, ayant tenté d’y jeter un œil indiscret, se voient forcés à des rectifications et à des rétractations significatives de leur impuissance. Le grand monde a pour arme défensive la conspiration du silence ; c’est l’égide de son prestige. Pas de statut, pas de code écrit, pas de serment d’agrégation ; l’esprit de corps lui suffit. Aucun homme, aucune femme de l’escarpement social, sur lequel il se hausse, ne peut, sans déroger, trahir le secret commun. Le public, qui le juge sans le connaître, qui en parle sans le comprendre, qui le raille, est un grand badaud.

Le grand monde, ou plutôt, le monde, pour me servir de l’expression consacrée, n’a pas de frontières déterminées ; il est une sphère d’influence qui va en diminuant d’intensité jusqu’à sa fusion avec l’élément bourgeois proprement dit, c’est-à-dire avec le patronat industriel et commercial. On est du monde par la naissance, par l’éducation et le talent, bien plus que par la situation. Le monde métallique de l’aristocratie financière est un monde intermédiaire entre le monde proprement dit et la bourgeoisie ; il n’est qu’au second plan, comme aristocratie bourgeoise, dans la progression sociale.

Une fois admis dans le cénacle mondain, on y est tabou, sacré, placé sous la sauvegarde d’honneur de tous ses membres, dont tous les actes, fussent-ils des crimes, doivent rester impénétrables au vulgaire.

Les Blanqhu étaient entrés dans le monde par stratagème de conquérant, la loi de solidarité les défendait néanmoins comme s’ils y fussent entrés par droit de possession. Les antériorités du rasta et de la cocotte étaient effacées ; ils étaient devenus des seigneurs.

Pour ces réhabilitations discrètes, autrefois le roi y mettait la main, aujourd’hui le gouvernement y met les pouces.

Le retentissement produit par certains scandales financiers s’explique par la différence des deux mondes que je viens de traduire.

Dans le monde métallique, qui n’est qu’une superposition démocratique, l’argent est tout, la grande occupation de l’esprit. Toute élévation subite y détonne, surexcite les commentaires qui font de chacun de ses membres un auxiliaire de la police.

Dans le monde, au contraire, la fortune n’est qu’un accessoire qui le laisse indifférent sur les fluctuations immobilières ou capitalistes actionnées par le métallisme agioteur. Il est trop occupé de ses intrigues et de festivités pour s’émouvoir, plus que de propos, de ces sortes de révélations.

Parler argent dans le monde métallique est le chic suprême ; dans le monde, c’est une tare.

Aussi les contempteurs des Blanqhu furent-ils mal reçus, lorsque, le lendemain de leur réception, ils tentèrent d’éveiller les suspicions sur la réalité de l’héritage. On leur répondit en vantant la beauté, le goût et l’intelligence de Madame, le charme de ses nièces.

Cette réception sollicitait de nouvelles audaces de la smala de l’hôtel Fornicula.

Pendant que le mari négociait de nouveaux emprunts, Mme Blanqhu courait le monde dans son élégant équipage, affichant ses deux nièces, se montrant au Bois et sur la pelouse du champ de courses.

On la citait comme une des élites des grandes amoureuses. La chaîne de ses amants et de ses adorateurs lui faisait un cortège joyeux qui la mettait en relief.

Pris à ses filets, le monde métallique ne tarda pas à entrer en branle avec ses millions convoiteurs des millions de l’héritage ; mais, avec l’esprit et la méthode qui président à ses opérations flibustières. Juan Cercopèthe entra dans la combinaison pour douze cent mille francs contre obligation notariée de sept millions, intérêts, frais et accessoires compris, productifs, l’année écoulée, d’intérêts nouveaux à cinq pour cent ; Samuel Clichard, pour cinq cent mille francs contre obligation de deux millions souscrite dans les mêmes termes et sous les mêmes conditions ; Escafignon et Van Chosepeck, ensemble pour trois millions contre obligation de dix-sept millions huit cent mille francs sans intérêts nouveaux ; Robidilliard pour un million remboursable par huit millions sept cent mille francs ; le joaillier Cancras, pour deux cent mille francs de diamants, payables à deux ans, par dix-huit cent mille francs ; le marchand de tableaux Tricoteux pour trois cent mille francs de copies de maîtres, contre billet à ordre d’une somme de quatre millions, à l’échéance d’un an.

En même temps, les époux Blanqhu acquéraient sur hypothèque pour deux millions le château de la Courtille, estimé trois cent et dix mille francs ; pour douze cent mille francs, le domaine d’Humevesse, estimé cent quatre-vingt mille francs ; celui de Bourg-Renard pour la même somme, et enfin l’immense plantation de chênes-lièges de la Crottenballe, en Algérie, pour huit millions, et dont le vendeur avait fait l’acquisition pour douze cent mille francs.

Mme Blanqhu, charmée, annonçait à la ronde que les frères Cracadas allaient transiger pour six millions, et la sarabande des millions de l’héritage se continua. Elle reçut des propositions de prêts de quinze cent mille contre obligation de remboursement de vingt-cinq millions, de trente, quarante, cinquante millions.

C’était de la démence.

Les prêteurs à trois cent cinquante pour cent d’intérêts l’assiégeaient dans son hôtel. Les avoués et les notabilités du barreau, bâtonnier en tête, lui offraient leurs services.

Des ministres, des sénateurs, des députés, des préfets, des magistrats, des chanoines, tous le cœur sur la main, s’intéressèrent à son sort d’héritière contestée, vinrent lui offrir le concours de leurs lumières, pour aplanir les difficultés de l’heure présente et soutenir son héroïque courage.

La bienveillance du gouvernement lui était acquise pour aplanir les obstacles : une correspondance diplomatique avait même été échangée à ce sujet.

L’ambassadeur à Buenos-Ayres apprit de source officielle qu’Azara était une colonie appelée à une grande expansion.

Ce fut le seul renseignement qu’il put fournir ; le Gran-Chaco était un peu trop loin pour qu’il lui prît fantaisie d’y envoyer un agent pour savoir ce qui s’y passait.

Quant à l’existence de l’héritage et du dépôt des espèces à la banque nationale d’Azara, personne ne pouvait en douter ; l’official Bernabé Bastringos l’affirmait, et son attestation était légalisée par l’alcade don Requiem.

Mme Blanqhu jouait pièces sur table : elle les montrait à tous venants.

Elle recevait ses officieux conseillers en de succulents five-o’clock, supérieurement servis par ses nièces.

Elles étaient si jolies, si gracieuses, si expansives, ces bénéficiaires de dots plus jolies encore, qu’on ne pouvait que les admirer et les aimer.

Les prétendants étaient déjà légion : des jeunes, des mûrs et des vieux. Tous chantaient la même antienne à Mme Blanqhu : leur cœur et une mansarde feraient leur bonheur.

Aglaé soupirait tendrement, affirmant qu’elle se mettrait sur la paille pour assurer le bonheur de ses deux filles d’adoption.

Estelle était grande, blonde, rêveuse ; Flavie était rondelette, brune, rieuse.

Leur différence de caractère provenait, d’après Mme Blanqhu, de ce que leur mère avait bu du café au lait la veille de la naissance d’Estelle et du café noir la veille de la naissance de Flavie.

Un membre éminent de l’institut lui avait proposé de communiquer son observation à l’Académie de médecine.

La générosité de Mme Blanqhu ajoutait encore au charme de ses réceptions. Elle était si bonne, si prévenante, si discrète ; elle devinait si bien les besoins de ses amis, leurs désirs. Les besogneux recevaient de l’argent ; les autres, un vase rare, un tableau de maître, quelques pièces d’orfèvrerie ; simples cadeaux d’amitié.

Elle savait deviner les besoins pressants, ouvrir sa bourse aux moments critiques, ce qui doublait ses bienfaits.

Si elle acceptait reçu des sommes prêtées, c’était par pure courtoisie. Elle en avait pour sept cent mille francs et tout le monde l’ignorait.

Il n’y avait là rien d’extraordinaire. Tout le monde peut avoir des besoins pressants d’argent, se trouver en présence de difficultés financières inopinées. Nul n’échappe à cette loi de l’existence, le Président de la République comme le plus humble gendarme.

S’il est une réglementation stupide, barbare, c’est bien celle qui défend aux gens de toge et de robe de se servir personnellement de billets à ordre. Qu’on mette à leur disposition une caisse de prêts à longue échéance alors, ou qu’on les métallise jusqu’à la gorge.

Comment ! il est permis aux plus fieffés gredins de se tirer d’embarras en escomptant une lettre de change, et ce moyen légal est défendu aux plus honorables des citoyens ! Car il n’y a rien de plus honorable que l’homme qui peut d’un mot déshonorer son semblable. Mais, c’est les assimiler légalement aux faillis et aux banqueroutiers. Si l’honorabilité consiste à se brûler la cervelle ou à se voir traiter de coquin à certains moments critiques, mieux vaut ne pas être honorable du tout. Ce sont de piètres honneurs pour une aussi mince réputation !

Quand, devant les tribunaux, j’entends un de ces immenses rossignols de prétoire couler en douceur des « l’honorable président, l’honorable organe du ministère public, l’honorable défenseur », je me dis : Voilà des pauvres diables qui ne savent pas ce que leur honorabilité peut leur coûter. C’est vraiment abuser de leur innocence.

Heureusement pour les signataires des billets du coffre-fort de Mme Blanqhu, qu’elle était plus discrète que cet abruti de Lambert, qui, sous l’Empire ayant aperçu sous sa crinoline la lune de Mme Lampion, parcourut Paris en criant :

— J’ai vu le cul de Madame Lampion ; elle m’a donné dix sous pour que je ne le dise pas. Il n’y a pas de danger que je le dise !

Ce qu’il y a de ces Lamberts-là à Paris, c’est inconcevable !



XVI


Me Cordace et les Picardon. — La plus vaste fumisterie du siècle. — Le bon sénateur. — Une conversation à huis clos. — La grande résolution d’un notaire qui ne la mène plus joyeuse. — Désillusion de Mme Picardon.


Mme Picardon, qui avait des vues sur Me Cordace, se l’était fait amener par la marquise de la Fessejoyeuse à sa réception hebdomadaire.

Picardon, revenu de sa mission diplomatique auprès du Pape, du Grand Turc, de l’empereur d’Allemagne et à la Cour d’Autriche, se donnait maintenant de l’importance, mais prétextait toujours de ses travaux de jurisconsulte, pour se soustraire aux offres de candidature que les plumards du bloc lui faisaient périodiquement, pour le Palais-Bourbon ou le Sénat.

Il plaidait de grosses affaires et son magot s’arrondissait.

Cette nouvelle période de sa carrière l’obligeait à paraître aux réceptions de sa femme, où les notabilités politiques et financières continuaient à affluer.

Ce soir-là, on y parla énormément des millions de Mme Blanqhu. Était-ce à l’intention de Me Cordace, ou par pur hasard ? Il est probable que Picardon et sa femme avaient préparé le terrain pour amener l’incident qui mit le notaire et l’avocat aux prises.

— Cette affaire d’héritage est la plus grande fumisterie du siècle, venait de dire Picardon dans un groupe de femmes qui s’étaient accaparé Me Cordace pour en obtenir des détails sur la succession Matichon.

Le notaire allait répondre vertement au héraut de scandale, lorsqu’il se sentit tirer par la manche par un ancien cuistre, devenu sénateur, qui lui dit tout bas :

— Ne faites pas attention. Picardon la fait à la pose ; il jette des jalons pour l’avenir. C’est un malin qui se prépare une entrée autour de l’assiette au beurre, mais ses roueries sont cousues de fil blanc.

— De fil rouge, plutôt, répondit Me Cordace.

— Tout au plus de fil gris… On vous dit au mieux avec Mme Blanqhu.

— Je l’ai connue gamine ; elle est d’Ambrelin, dont je suis le notaire.

— Dites-lui de ma part qu’elle se défie de Picardon et de sa femme : on manigance ici quelque chose contre elle.

— Je vous remercie de l’avis, pour elle et pour moi. À qui ai-je l’honneur de parler ?

Le sénateur tira sa carte de son portefeuille et la remit à Me Cordace en lui disant :

— Je passerai un de ces jours chez elle.

Mme Picardon, intriguée par ce colloque, s’était approchée des deux interlocuteurs.

— C’est une gageure, minauda-t-elle. Il y a cent affaires d’héritage pareilles à celle de Mme Blanqhu qui occupent Paris, et M. Picardon, qui à ses moments perdus aime assez à plaisanter, pousse à la charge pour animer un peu nos réunions. C’est un genre de réclame qui ne peut qu’être agréable à la belle héritière du commandeur Matichon ; elle marque tout l’intérêt que nous lui portons.

— N’oubliez pas, mon cher notaire, de faire part à votre charmante cliente des bonnes intentions de Mme Picardon, fit le sénateur qui s’éloigna en jetant un regard ironique à la belle diplomate de salon.

— Quel intrigant que ce M. Josse ! Je parie qu’il vous demandait de le présenter à Mme Blanqhu ? dit celle-ci à Me Cordace lorsque le sénateur se fut éloigné.

— Mais du tout ; il m’a parlé d’une affaire avec un de mes clients d’Ambrelin.

— Une entrée en matière. Défiez-vous : c’est un de nos fins roublards de la politique… À propos, mon amie, Mme de la Fessejoyeuse vous a recommandé au ministre de la Justice pour la décoration. Je vais avoir deux promotions à mon choix ; je ne vous oublierai pas.

— Moi, décoré ! Ce serait drôle.

— Vous refusez ?

— Au contraire, j’accepte, Madame ; cela ne peut que relever le prestige des joyeux notaires.

— On ne m’a pas trompée, vous êtes un gai commensal. N’oubliez pas que vous serez toujours le bienvenu chez moi.

— C’est trop de bonté ; je me ferai un devoir de me rendre digne de votre confiance.

— Je vois M. Picardon qui cherche quelqu’un. C’est probablement vous, car je sais qu’il désire vous parler.

— Je suis à ses ordres.

À ce moment, le grand avocat, paraissant avoir remarqué le couple, vint à Me Cordace.

— Vous n’auriez pas quelques moments à me donner, cher maître, j’ai quelque chose d’excessivement important à vous communiquer ? lui dit-il de l’air le plus gracieux qu’il put prendre, quoique toujours gourmé.

— Mais certainement.

— Passons dans mon cabinet, nous serons mieux pour causer.

Le notaire, intrigué, suivit au premier étage Picardon, qui se déroba par une porte de communication privée.

— Je possède des renseignements tout à fait confidentiels sur Mme Blanqhu à laquelle je sais que vous vous intéressez beaucoup. Je dois vous les communiquer pour votre propre gouverne, afin de vous éviter des avatars regrettables, car son affaire d’héritage peut devenir, à proprement parler, une sale affaire pour tous ceux qui s’y sont entremis, dit l’avocat à Me Cordace, lorsqu’ils furent installés dans le cabinet.

— Je ne comprends pas l’intérêt qui vous porte à vous immiscer dans les affaires de ma cliente, dont je ne puis vous laisser suspecter plus longtemps la bonne foi. Son héritage est chose certaine : j’ai lu et examiné l’expédition du testament : aucun doute à ce sujet n’est possible.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Parfaitement ; les pièces sont tout à fait authentiques, attestées et légalisées par les autorités compétentes d’Azara, lieu du décès du testateur.

— Avez-vous des données sur cette localité ?

— Je sais que c’est une colonie importante du Gran-Chaco dans la République Argentine, que d’après mon collègue Bernabé Bastringos, c’est le troisième centre de la province.

— Vous connaissez ce Bernabé Bastringos ?

— Je sais qu’il est le procureur-official d’Azara. J’ai vu, comme je vous vois, ses lettres à ma cliente.

— Parfaitement imaginé ; mais je dois vous apprendre, cher maître, que la colonie en formation d’Azara a été complètement détruite ou à peu près, il y a quatre ans, par les Indiens, qui sont les maîtres absolus du Gran-Chaco.

— Impossible ! Vos renseignements sont erronés : il y existe actuellement une banque nationale et des autorités à la tête desquelles se trouve un alcade.

— Il n’y a jamais eu de banque ni d’alcade à Azara, pour la bonne raison qu’il n’y a jamais eu d’établissement fixe, attendu que les premiers trois cents colons que les réguliers argentins y avaient amenés, ont été dispersés quatre mois après leur installation.

— Vous me confondez… Mais le commandeur Matichon, l’oncle de Mme Blanqhu a bien existé ; je l’ai connu à Ambrelin avant son départ pour l’Amérique.

— Le pseudo-commandeur était le chef d’une bande de maraudeurs ; il a été tué dans une rencontre avec les Indiens Tobas. S’il a laissé quelque chose, ce ne peut être que des dettes.

— C’est un conte qu’on vous a fait.

— Nullement. Tout cela m’a été affirmé par un homme digne de foi qui connaît parfaitement le pays.

— Et cet homme est en France ?

— Non, il habite le Gran-Chaco. C’est un ancien clerc de Me Rafflart, avoué, à qui il a soustrait, il y a une douzaine d’années, une cinquantaine de mille francs.

— Bernard Chaudron, je le connais ; nous avons été clercs à l’étude du notaire Chapusac. Il a même enlevé Rosette, la sœur de Mme Blanqhu.

— Il faudra que j’approfondisse cette affaire-là.

— Inutile ! je vais aller moi-même sur les lieux. Je veux savoir à quoi m’en tenir sur cette affaire.

— C’est, je crois, ce que vous avez de mieux à faire. En tout cas, tenez-moi au courant. On ne sait pas ce qui peut arriver : je pourrai peut-être vous servir et probablement aussi Mme Blanqhu, que j’ai connue dans son entresol de la rue de Vienne, alors qu’elle n’était que la fille Matichon.

— Vous aussi ?

— Je sais que vous l’entreteniez pour partie. Moi, j’étais un des autres.

— Elle ne m’a jamais dit un traître mot de vous.

— Mais peut-être vous a-t-elle parlé d’Adolphe Surbier, courtier d’assurances.

— Tiens ! j’y pense : un grand escogriffe à manières d’Anglais qui suçait constamment des pralines. Ça doit être vous.

— Vous avez deviné. Elle ne vous a pas parlé de la bombe qui nous a fait conduire au violon ?

— Si… Malgré ce qu’on en dit, c’est une bonne fille.

— Je ne dis pas non. Mais, en revanche, son mari est un abominable gredin.

— J’ai la même opinion que vous. Il a été mon clerc à Ambrelin.

— Comment est-il devenu le cocher de la duchesse de Rascogne ?

— Je crois que c’est une mystification d’un vieux beau d’Ambrelin, le marquis de la Tétonnière. Blanqhu était beau garçon alors et il s’est laissé entortiller par ce roué.

— Vous a-t-il dit qui lui avait détérioré la façade ?

— C’est dans une rixe que cela lui est survenu, m’a-t-il dit.

— Non, c’est mon poing après qu’il eut tenté de violer ma nièce.

— On lui aura encore monté le coup. Il est plus bête que méchant. Mais ce n’est pas une raison pour en vouloir à sa femme.

— C’est juste, je réfléchirai à cela.

Les deux hommes étaient rentrés au salon, où Me Cordace retrouva la marquise de la Fessejoyeuse avec laquelle il quitta l’hôtel Picardon.

Quand la belle Émerance s’aperçut de leur fuite, elle fut vivement contrariée.

— C’est une rosserie de la marquise : je lui revaudrai cela, se dit-elle. Cependant j’aurais bien voulu connaître ce que Félix a tant intérêt à savoir.



XVII


Discussion de famille. — La philosophie d’un mari. — Les abdications de Me Cordace. — Piroton remue. — Une jouissance de gendarme.


Mme Blanqhu attendait le lendemain Me Cordace à déjeuner. Mais il n’avait pas reparu de la matinée, et, trépignant d’impatience, elle avait fait desservir, lorsqu’il parut, vanné comme après une noce carabinée.

— Mon pauvre ami, comme vous voilà fait ! le plaignit Mme Blanqhu au lieu de lui faire des reproches comme elle en avait eu l’intention.

— Le fait est que tu as une drôle de gueule, accentua Agénor.

— Parle pour toi, mon petit. Mais il ne s’agit plus de rire, j’ai à vous parler sérieusement, répondit le notaire d’un ton qui n’avait rien de plaisant.

— Quès aco ? demanda le mari.

— On commence à parler de l’héritage d’une façon qui me donne à réfléchir.

— Quoi, c’est l’article du Rouspettard, cette feuille à potins, qui vous a mis dans cet état ! s’écria Mme Blanqhu, intérieurement émue. Est-ce que ça compte, ces cancans-là ! S’il ne faut qu’un ou deux billets de mille pour lui fermer le crachoir, on le fera taire.

— Il ne s’agit pas de journaux, mais de ce que j’ai entendu cette nuit, chez les Picardon.

Aglaé se dressa, furieuse.

— Je me doutais que cela venait de cette drôlesse de Mme Picardon, dit-elle les yeux luciolants, les lèvres écumantes. Oh ! la charogne ! Je m’explique maintenant pourquoi elle a fait dire qu’elle était sortie, les deux fois que je me suis présentée chez elle.

— Je m’explique aussi cela, ricana Agénor.

— Parce que tu as couché plus de cent fois avec elle ?

— Elle me regrette peut-être, la bonne femme.

— Tu peux y retourner ; je ne te retiens pas.

— Merci ! j’en ai par-dessus les épaules.

Me Cordace eut un petit rire sarcastique.

— Vous frappez à côté, ma chère Aglaé, Mme Picardon n’a pas dit un traître mot pour vous nuire, répliqua-t-il.

— Alors, c’est ce fumiste de Picardon. S’il croit que je ne connais pas son numéro, celui-là, il se fourre carrément le doigt dans l’œil.

— M. Picardon est animé des meilleurs sentiments à votre égard.

— De la blague, cela. Je sais à quoi m’en tenir là-dessus, répondit Agénor d’un air malin.

— On ne te demande rien à toi, fit sa femme énervée.

— Je crois que tu as de bonnes raisons pour cela, ajouta Me Cordace, ironique.

— Dites donc, vous autres, est-ce que vous voulez vous payer ma tête ? répliqua le mari. Entre nous, ma chère Aglaé, comme dit notre ami, quoique cela soit bien bourgeois, je te dirai que je ne suis pas si bête que j’en ai l’air. Il y a longtemps que je me suis aperçu de ce qui retourne avec mon cher Cordace. Si je me suis tu, c’est que tu m’avais dit de ne me mêler de rien : j’ai cru que c’était dans le programme.

— Vous êtes pas mal rosses tous les deux, vous autres ! Aussi je suis tombé dans un beau traquenard ! s’écria le notaire.

— Du tout, du tout ; Agénor veut parler de nos petites affaires, répliqua vivement Mme Blanqhu, qui voyait que l’affaire se gâtait.

— Est-ce vrai ? demanda Cordace en regardant Agénor en face.

— Naturellement ! Que peux-tu penser d’autre ? répondit Agénor du ton le plus indifférent.

— Cela, tu me l’as déjà dit. Si ce n’est que cela, n’en parlons plus.

— Ce n’est pas à toi que je me suis adressé ; ce que j’en ai dit n’est que pour montrer à ma femme qu’on est homme du monde, qu’on sait se conduire.

— Laissons cela, il ne peut y avoir de discussion entre nous à ce sujet. C’est entendu, archi-entendu ; tu es mon amant, mon cher Cordace, et Agénor ne peut être que flatté qu’il en soit ainsi. Mais ne va pas croire à un piège de ma part. Je t’ai aimé avant cette affaire d’héritage et je ne vois pas pourquoi je me serais refusée à toi, parce que je suis riche : l’argent n’a rien à voir en cela. Quant aux millions de l’oncle Matichon, c’est aussi vrai que le soleil, et, pour te le prouver, je vais envoyer quelqu’un là-bas qui n’agira que suivant tes instructions. Es-tu content maintenant ? dit Mme Blanqhu qui mettait une chaleur inaccoutumée pour convaincre le notaire.

Ce tutoiement et l’expression de cette tendresse enivrèrent le notaire qui attribua à Picardon autant de canaillerie qu’il en était capable.

— Je n’ai jamais douté de ta parole, ma chère Aglaé, répondit-il avec une humeur charmante… Agénor, tu permets ?…

— Vas-y à ton aise… Je ne te gêne pas ? répliqua placidement Blanqhu, qui s’était voluptueusement installé dans un large fauteuil.

— Pour le moment, non. Pour en revenir à nos moutons, mettons que tout ce que j’ai entendu est le fruit de la malveillance, de la jalousie, mais il faut répondre par des actes. J’irai moi-même à Azara. Je vais préparer une procuration que vous signerez tous deux et, dans quinze jours, le temps d’assurer le travail de mon étude, je me mettrai en route. Pour la provision, je me fie à votre connaissance de ces sortes d’affaires.

— Cela regarde Aglaé. Maintenant qu’on s’est expliqués, ne parlons plus de ces millions, ils commencent à me sortir des flancs.

— C’est parler en homme. Je reconnais que tu possèdes du moins l’esprit des situations. Tu planes de haut comme les hommes de génie.

— On sait vivre, voilà tout.

— Tu es un grand philosophe, mon ami. Je commence seulement à t’apprécier.

— Ce n’est que de l’arithmétique. J’ai couché autant de fois avec les femmes des amis d’Aglaé, qu’elle a couché avec eux. Le compte est bon : nous n’avons aucun reproche à nous faire.

Mme Blanqhu n’en revenait pas de se voir ainsi traitée par-dessous jambe. Agénor lui paraissait un être nouveau.

Elle ne savait si elle devait rire ou se fâcher. Son naturel de fille l’emporta.

— Faisons un punch flambant pour nous remettre ; je suis toute patraque, dit-elle en sonnant.

— Va pour le punch et un repunch, si tu veux, répondit Agénor. Tu sais, ne te gêne pas, mon cher Cordace… Tu couches, hein ?

— Et toi ?

— Ne t’inquiète pas, j’irai voir si Magoula est libre.

— La Portugaise !… Elle doit te coûter gros ?

— Pas tant que cela ; je ne livre pas de la charcuterie pour en être le payeur.

— Je commence à croire que, jusqu’ici, il n’y a que toi qui aies bien compris la situation ; qu’Aglaé et moi, nous n’avons été que deux grands enfants. Il faut se faire une raison supérieure en tout ; il n’y a pas de mauvaise fortune qui n’ait son équivalent heureux. Les Anglais sont plus pratiques que nous. Vois, dans l’affaire de lord Tirebott et de lord Chaussepied, dont on a tant parlé : Tirebott savait que sa femme couchait avec Chaussepied, et Chaussepied savait que Tirebott couchait avec sa femme ; cela ne les a pas empêchés de rester les meilleurs amis du monde pendant quarante-cinq ans. Cela leur faisait à chacun deux femmes au lieu d’une, comme qui dirait deux beefsteaks.

— Pour pratique… je ne sais pas, déclara Blanqhu, c’est selon l’appétit que l’on a… Là-dessus, je me sauve, je vais voir à cinq heures Piroton pour l’affaire des intérêts. Il devient pressant, le bonhomme.

— Tu lui diras que l’affaire avance, fit Aglaé, que dans six mois au plus tard je réglerai tout. Je suis presque sûr que les Cracadas accepteront la transaction proposée.

— Il ne veut rien entendre ; il veut les intérêts, ou les poursuites.

— Fais-lui bien comprendre que ces intérêts représentent six fois ce qu’il m’a avancé.

— C’est ce que je lui ai dit, mais il ne veut toujours rien entendre.

— Tu lui diras de venir me parler : je lui coulerai cela, moi, à ce sale usurier.

Agénor sorti, Me Cordace s’étendit sur le canapé.

— Je vais faire un somme, dit-il. Cette affaire ne m’a pas laissé un moment de repos de toute la nuit.

Mme Blanqhu éclata de rire.

— Quand on te prendra, toi, à penser à quelque chose de sérieux pendant la nuit, il neigera des éléphants, répondit-elle… Avec laquelle as-tu couché ?

— Je crois que c’est avec la marquise de la Fessejoyeuse, mais je n’en suis pas bien sûr… Jusqu’au matin, j’ai cru que c’était avec toi, tellement elle est garce.

— Je ne m’étonne plus si tu as une gueule de bois… Et tu as bu ?

— Du champagne toute la nuit.

— Viens dans ma chambre : tu y seras mieux. Tes pantoufles sont sous le lit… Que dis-tu d’Agénor ? Il m’a étonnée.

— Très fort, très fort, le gaillard, répondit le notaire en retirant ses bottines qu’il lança au milieu du salon… Ouf ! je me sens une jouissance de gendarme qui retrouve son pieu.



Syndicat des prêteurs.
(Groupe sympathique.)


XVIII


Situation financière d’une héritière. — Le Rouspettard fulmine. — Un printemps qui promet. — Projet de sensationnelle festivité. — Picardon dans le bloc. — Quelle affaire ! La justice marche. — Les Blanqhu aussi.


On croyait Me Cordace, suffisamment lesté de billets de banque, voguant vers le Nouveau-Monde.

Piroton s’était rendu deux fois au rendez-vous que Mme Blanqhu lui avait fixé. Malgré les séductions qu’elle avait tentées sur l’usurier, il avait continué à ne plus vouloir marcher. Il y avait équivoque dans l’obligation de prêt et il en avait profité pour réclamer, dès la première année, les intérêts à 1033 pour cent. C’était une gaffe d’Agénor… Enfin, les plus malins font de ces boulettes.

Aglaé avait fait sa caisse.

Elle possédait sept millions en espèces.

Elle avait encore des diamants et des bijoux pour douze cent mille francs.

Quant à ses propriétés, elles étaient restées hypothéquées pour leur prix d’achat, sauf l’hôtel qui laissait un petit écart.

Elle avait dépensé deux millions en dix-huit mois, dont près d’un million en dons et cadeaux.

Et elle s’était obligée au remboursement de cent et vingt-deux millions sur les cinquante millions de l’héritage.

Ce n’était plus de l’arithmétique ; c’était de l’algèbre.

Elle se trouvait, avec raison, volée comme au milieu d’un bois.

Après Piroton, c’était Machineau qui était venu la relancer, puis le père Chambart, et encore Carramiché ; des prêteurs à 580 pour cent seulement.

C’était intolérable la position n’était plus tenable.

Puis, le Rouspettard publiait chaque jour qu’il y avait de grands voleurs à Paris ; que, même, il n’y avait que cela.

C’était effrayant !

Toutes les bonnes retiraient de la Caisse d’épargne les gros sous qu’elles avaient économisés en faisant danser l’anse du panier, et les belles-petites, les louis que leur avait valus la danse du ventre.

Aglaé jugea que le moment était venu de se montrer.

Le printemps — un printemps enchanteur, rempli de promesses, juste comme le portefeuille des grands usuriers — faisait sortir les termites parisiens de leurs alvéoles de plâtre. On commençait à respirer autre chose que de l’acide carbonique et les miasmes des brasseries.

Les pronostiqueurs météorologiques avaient annoncé un printemps pluvieux, et naturellement c’était le contraire qui se produisait.

Les prêteurs sérieux de l’héritage Matichon étaient tout à la joie, aux espérances superlicoquentantieuses ; ils savaient que Me Cordace était allé recueillir les millions de la grande succession, s’offrant même à racheter les créances de Piroton et des autres prêteurs à 800 pour cent de perte.

Dans le grand monde et le monde des métalliques, on était tout aux commentaires de la grande fête annoncée que les Blanqhu allaient donner pour clore la saison hivernale.

À l’hôtel Fornicula, c’était un va-et-vient continuel de décorateurs et de fournisseurs, chacun se disait que ce serait superbe, que les Blanqhu ménageaient à leurs amis une surprise éblouissante.

On parlait d’une ascension du Santos-Café no 15 qui devait clôturer la fête.

Les belles mondaines étaient dans le ravissement.

Picardon ricanait.

On l’excusait en faveur de l’intention ; on savait que c’était son genre de témoigner son contentement.

Il y avait énormément du singe dans le grand avocat ; en ses grands effets oratoires il se mandrillait le nez, le menton et les fesses. Cependant on ne l’avait jamais vu marcher à quatre pattes : ce qui faisait augurer qu’il serait un grand homme d’État.

D’ailleurs tout était grand en lui.

Il avouait modestement qu’il était la grâce, l’élévation, l’esprit, le talent, l’élocution, l’éloquence, la diplomatie, la finesse, le génie.

Sur cette opinion de lui-même, on en avait fait un député.

On en ferait sûrement un Chapeau.

Cependant des ombres apparaissaient à l’hôtel Fornicula : les revenants qui annoncent les catastrophes.

On y avait vu un huissier horrible, puis deux, puis trois, puis six.

L’un avait saisi deux chaises, un autre le salon, un troisième les casseroles, un quatrième une brosse à dents.

Opposition, puis opposition sur opposition ; la justice marchait. Et quand la justice marche, en fait de métallisme on peut attendre, et au besoin se fouiller.

Paris s’occupe peu de ces futilités, excepté quand les journaux en font des affaires d’État.

C’était justement le cas du Rouspettard ; il les annonça, les détailla, les enjoliva, les aggrava. La France était à deux doigts de sa perte.

Il paraît que ces deux doigts sont d’une bonne épaisseur, car depuis cinquante ans ils sont toujours là, s’opposant au cataclysme final. Peut-être sont-ils les Alpes et les Pyrénées !

Aglaé faisait tambouriner partout sa fête.

Le Rouspettard écumait ; il adressait les apostrophes les plus véhémentes à Chapeau vi, au grand Sabot XXXXe, à sa ménagerie, à la magistrature qui…, à la magistrature dont…, à la gauche, au centre, à la droite de la Chambre et du Sénat.

Ils ne voyaient donc pas, les idiots, que la France croulait !

Il y eut le parti des blanqhus et le parti des anti-blanqhus : ceux-ci devaient être des culs noirs.

Les métalliques profitèrent de l’effervescence générale pour opérer une petite conversion, dont bénéf : quatre-vingt-deux millions.

C’était leur héritage.

On racontait des choses rotondales, pyramidales, longitudinales, verticales, pharamineuses. Les quarante muffles de la coupole se bouchaient les oreilles et avaient remisé les vingt-six bobichons alphabétiques de leurs combinaisons chinoises.

Ce fut un bon temps ; on avait de la copie sur le marbre.

Les folliculaires opposèrent l’armée à la nation, la nation à l’armée, la Chambre au Sénat, le Sénat à la Chambre, la magistrature à elle-même, Pierre à Paul, Jacques à Jean, Louis à Antoine, Émile à Charles, Marguerite à Toinette.

Et, enfin, on parla de Piroton.

Piroton avait dit ceci, Piroton avait dit cela, Piroton allait faire ceci, Piroton allait faire cela.

C’était l’avis de Machineau. Le père Chambart l’affirmait. Carramiché promettait des révélations sensationnelles.

Cependant Piroton ne bougeait pas.

Il devait y avoir quelque chose là-dessous.

Chapeau vi fut accusé d’y avoir mis le doigt, Sabot XXXXe le pouce, et les autres la langue.

Les autres, c’était tous ceux qui n’étaient pas dans les eaux.

Il y eut des signes avant-coureurs ; il plut un dimanche et il fit un soleil resplendissant un vendredi.

La justice, qui commençait à s’émouvoir, envoya un agent surveiller l’hôtel Fornicula.

Cet agent rencontra un automobile qui l’écrasa.

Il y eut enquête et contre-enquête, puis, naturellement, un nouvel agent fut envoyé avenue du Trocadéro.

Cet agent, aussi infortuné que son camarade, fut rencontré par une bande d’Apaches de Belleville, qui le massacrèrent.

Nouvelle enquête.

Un troisième aborda place de l’Alma.

Il la trouva conforme, en tous points, à l’idée qu’il s’en était faite ; la Seine la bordait.

Sur la berge, il y avait un pêcheur qui s’y nourrissait de l’espoir d’attraper un poisson.

L’agent se mit de moitié dans son jeu, et le regarda manœuvrer.

Le quatrième jour, le pêcheur prit une ablette.

La justice se décida alors à marcher.

Quand elle arriva, huit jours après, à l’avenue du Trocadéro, l’hôtel Fornicula était fermé.

Les Blanqhu étaient partis pour la campagne, renvoyant leur valetaille, et les deux nièces à la proxénète qui les avait fournies, avec une belle somme pour aller les perdre à l’étranger.

Picardon se révéla alors dans l’immense clarté de sa pensée. Présidant le banquet des tourneurs de bâtons de chaises, il avait textuellement dit :

— Citoyens, l’Europe nous regarde.

C’était profond comme le : Soldats, du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent !

C’était aussi aveuglant. On s’imagine aussi facilement l’Europe avec deux yeux et des lunettes, pour y mieux voir, que quarante siècles assis sur la pointe des pyramides.

On est l’éloquence ou rien du tout.

Dès ce jour, le grand homme fut déclaré providentiel, et l’on sait, qu’en France, les hommes providentiels sont présidentiels par destination.



XIX


Fuite sensationnelle. — Rire général. — Paris s’amuse. — À force de rire, on devient enragé. — L’invasion de l’Europe et de l’Amérique par une armée française.


La disparition des époux Blanqhu s’était rapidement répandue à Paris et dans les départements, y occasionnant une gaieté hilarante. C’était un de ces faits bénis qui permettent, comme au bon temps de Mazarin, de chansonner le pouvoir et les autorités. Il y avait longtemps qu’on n’avait plus ri en France, aussi allait-on se rattraper.

À Paris, on exultait littéralement ; le grand monde riait jaune, dans le monde des métalliques on riait vert, et partout ailleurs on riait rouge ou blanc.

Les Facultés étaient dans la joie.

Le soir, les étudiants, réunis en monôme, se partagèrent en deux bandes, parcourant les boulevards en chantant : Conspuez les Blanqhu, conspuez ! et taquinant les femmes qui se trouvaient à leur portée.

Ce sont de fameux lapins que les étudiants de Paris, seulement il est à regretter qu’ils ne connaissent plus qu’une chanson. Il est vrai que par l’esprit, elle vaut tout un répertoire.

Dans les bureaux de rédaction des journaux, c’était du délire. On en avait du pain sur la planche !

Le peuple saisit l’occasion aux cheveux : les tanneurs se déclarèrent héritiers de la République ; les maçons, les serruriers, les ardoisiers, les blanchisseurs, les mastroquets et les surineurs aussi. On eut beau leur dire qu’ils étaient mineurs, qu’ils devaient attendre quelque mille ans, ils ne voulurent rien entendre.

Quelques-uns tentèrent d’escompter leur part d’héritage ; on les flanqua au bloc.

Les cocottes riaient à se tordre, et la magistrature aussi.

On sait qu’à Paris, lorsqu’on rit, il est d’usage de crier : Vive Lambert ! As-tu vu Lambert ?

On cria : Vivent les Blanqhu ! Qui n’a pas son blanqhu ?

Chaque jour, les journaux criaient au Parquet : As-tu vu Blanqhu ?

— Et ta sœur ! leur répondait-on du bord de l’eau.

On sait encore que les corporations et les jurandes, ces vilains outils de la tyrannie royale, ont été abolies par l’immortelle Révolution. La IIIe République a remplacé cela par des syndicats, qui nous ont un air de liberté épatant. Donc, les syndicats se réunirent en cortège et allèrent prier Sabot XXXXe de créer immédiatement l’ordre des Blanqhus. Ce qui fut promis… promis seulement.

Au Ministère de l’instruction publique, Lebœuf fut plus coulant. Il tira un carton de rubans violets de son armoire à colifichets, et en auna seize centimètres qu’il destina aux blanqhus, de quoi faire une cravate à un pierrot et une bague au doigt d’un imbécile. Les serins le portent à la boutonnière.

Les syndicats remarquèrent avec attendrissement qu’il en restait assez pour les étrangler.

Le garde des sceaux jura, à la tribune du Palais-Bourbon, que ce jour était le plus beau de sa vie.

Au Sénat, Sabot XXXXe fut superbe.

— Elle s’est envolée pour les cieux, où plane sa grande âme, la grande publicaine-re, la belle Aglaé de France, s’écria-t-il, lyrique, abominablement parti. La joie et l’entrain que la France éprouve, témoignent de sa supériorité intellectuelle sur toutes les nations du globe, et la profonde vitalité de la République pour laquelle je réclame à nouveau des défenses d’éléphant.

Les pères conscrits profitèrent de l’émotion, causée par cette touchante allocution, pour faire l’éloge funèbre du créateur du positivisme, qu’on croit être un certain Combes, sans que d’ailleurs rien de positif soit venu affirmer cette croyance.

Il est de fait, qu’avec les moyens d’aérostation secrets que la République possède, il n’y avait rien d’impossible à ce que Mme Blanqhu eût enlevé son mari au ciel, qui a bien dû en voir d’autres.

Le soir, il y eut illumination générale. Ce qui se fait chaque soir à Paris où chaque jour a son événement joyeux.

Quand chacun fut allé se coucher, on vit un homme noir sortir d’une noire boîte, entrer dans une sombre maison et envoyer des hommes sombres, au Kamtchatka et aux deux pôles, se mettre à la disposition des fugitifs dans le cas où ils les rencontreraient.

Pendant cette orgie d’esprit et de gaieté, Picardon criait sur les toits qu’il était républicain ; ce qui donne toujours froid au dos quand un homme affiche cette prétention, car généralement c’est une manière d’exprimer qu’on se sent d’heureuses dispositions pour tordre le cou aux autres.

Thiers avouait qu’il n’avait jamais aimé rencontrer un républicain, passé minuit.

Un homme qui se dit chrétien a toujours l’air d’être voué au martyre, celui qui se dit républicain a toujours l’air de vouloir vous avaler.

La République n’est pas aimable, voilà son tort ; ses dessous sont cascadeurs, comme si on s’y apprêtait pour le cancan au Moulin-Rouge National. On objectera que pour la petite-fille de tricoteuses, elle sait se corseter et mettre des gants, quand elle reçoit du beau monde. N’importe ! à la maison, elle est trop forte en gueule. On la croirait plutôt fille de Mme Benoîton.

L’Empire était jobard, mais c’était un mâle. La monarchie fut une bourgeoise, qui savait à l’occasion prendre le ton et les airs d’une grande dame. La Royauté… : ce sont les moines, les moinillons et les pousse-moinillons qui l’ont perdue ; aussi, que le diable les emporte !

Pour ma part, j’aimerais assez une république bonne fille qui, à l’occasion, saurait se servir de son éventail pour donner sur les doigts des croquants qui la serrent de trop près.

Ce jour était appelé à devenir historique. On avait déjà la nuit historique.

Mais les Blanqhu présents et de l’avenir promettent de changer cet accompagnement.

Le lendemain ce fut un charivari, un tintamarre à ne plus savoir à qui entendre.

On se prit à rire, mais du rire fou, des chrétiens, des juifs, des protestants, des propriétaires, des locataires et même de ceux qui couchaient à la belle étoile.

On rit de Chapeau vi, des ministres, des députés, des sénateurs, des généraux, des évêques, du préfet de police, du procureur général, des présidents de chambre et de cour, des métalliques, des grandes mondaines, des morts et des vivants.

On rit tant, que cela en devint une maladie épidémique.

On ne rencontrait que des gens qui riaient avec plus ou moins de distinction : jaune, vert, bleu, blanc, rouge, lilas, gris, noir.

On rit des notaires, des avoués, des huissiers, des porteurs de contraintes, des avocats, des hommes d’affaires et de ceux qui n’avaient rien à faire.

On se tordait, grimaçant, se bousculant, convulsionnés.

On rit des curés, des congrégations, du pape, des cardinaux et du diable.

Tout le monde avait la colique.

Pendant ce temps, des agents partaient deux par deux, comme de bons petits frères, pour tous les points du globe. Le parc d’aérostation de Meudon détachait tout ses ballons d’essai dans les airs.

On voulait s’assurer que les Blanqhu étaient bien au ciel ; ou, en tout cas, assez loin.

Au bout de quinze mois, il y eut cependant une détente. On rencontrait des gens, même sur les boulevards, disant :

— Zut ! vous m’embêtez avec vos Blanqhu… Je me f… d’Aglaé et de votre Agénor ; ils me sortent des flancs, l’arme au bras.

Aux femmes qui parlaient des héros du jour, ils répondaient insolemment :

— Blanqhu vous-même.

On fit des histoires là-dessus à crever de rire.

Le baron Tamponneau et les autres du Syndicat métallique trouvaient que, pour une poseuse de lapins, elle était forte la Blanqhu.

Les mondaines souriaient finement.

Partout on persiflait les prêteurs ; ils ne l’avaient pas volé.

Ceux-ci juraient qu’ils n’avaient prêté qu’au taux cinq. À d’autres ! Au taux cinq après la capitalisation de l’obligation à cinq cent ou mille pour cent d’intérêts. La bonne blague !

Les voleurs volés est une comédie qui ne mérite que le rire.

On voulut du drame pour changer.

Des gens, bien intentionnés d’ailleurs, mais qui auraient beaucoup mieux fait de s’occuper de leurs affaires, écrivirent lettres sur lettres au Parquet pour dénoncer la présence des Blanqhu à Pontoise ou à Chicago.

Des Blanqhus, ce n’est pas ça qui manque ; il est inutile d’aller à Chandernagor pour en voir.

Le plus curieux fut un marchand d’alcool de Bordeaux qui s’était fait fort de trouver tous les Blanqhus de la terre et qui réclama ensuite des honoraires formidables pour ses peines.

Il y eut des Blanqhu de Montpellier qui demandèrent à changer leur nom contre celui de Blanseing.

C’était de la coquetterie.

Chapeau vi, invité au rire général, répondit que c’était l’affaire de ses ministres.

Ceux-ci rirent tant qu’ils purent.

Mais on ne peut pas toujours rire.

En France, quand on a trop ri, on devient enragé ; c’est atavique.

On réclama bientôt la peau et les os des Blanqhu.

Sabot XXXXe promit l’une et les autres.

On mobilisa vingt millions d’agents, y compris les volontaires.

Cette armée envahit l’Europe et l’Amérique. C’était la revanche !



Le Cent Millions
Lancement d’un ballon d’essai.


XX


Les incertitudes de Me Cordace. — Une visite inattendue. — Ce qui change la face des choses. — Les opinions de Portas. — Un déjeuner où, en buvant du bon vin, on parle du meilleur. — La République jugée par un agent secret de la politique ministérielle. — Les bonnes précautions.


Depuis son retour à Ambrelin, Me Cordace, entièrement absorbé par ses préparatifs de voyage et l’expédition des affaires de son étude, paraissait avoir oublié Paris, ses grues et les festivités garçonnières qui en avaient fait le plus joyeux notaire de France. Maintenant, livré à des réflexions qui l’assombrissaient, chaque jour, de plus en plus, son esprit, assailli de doutes poignants, voguait, inquiet, vers les régions inconnues de son exploration projetée.

Trois semaines, un mois s’étaient passés, et il se hâtait de plus en plus lentement, se remémorant les incidents qui avaient suivi la révélation du fameux héritage. Repris de l’influence aphrodisiaque de la sirène Aglaé, il les voyait maintenant prendre des proportions fantastiques sous la forme d’énormes lapins à longues pattes.

Enfin, il se décida au départ, se promettant bien de faire une bonne escale à Bordeaux, où la volupté chante aussi haut qu’à Paris.

Cette résolution prise, il se rendit au Grand Q, le café d’Ambrelin, fréquenté par les notables du lieu, pour y prendre l’apéritif.

Il y était à peine installé, que son clerc accourut l’informer qu’un monsieur très bien, décoré, l’attendait à l’étude pour une affaire très pressée.

— C’est bien ! Le temps de prendre mon absinthe et je rentre.

Et sans plus se soucier de la visite annoncée, le notaire dégusta son apéritif avec la lenteur que cette opération comporte.

À sa rentrée à l’étude, il trouva son visiteur, qui paraissait impatienté, se promenant de long en large dans la salle commune au clerc, à l’expéditeur et aux clients.

Il s’empressa de le faire entrer dans son cabinet.

Alors, seulement, il le reconnut pour avoir fait la bombe avec lui dans les brasseries et les restaurants de nuit de Montmartre.

C’était le joyeux Portas, chef des investigations politiques au Ministère de l’Intérieur ; celui qui disait : J’ai vu emménager trente-six ministres dans la boîte, avec une voiture à un cheval, et je les ai vus déménager avec dix fourgons de bagages.

— Tu déjeunes avec moi, ma vieille branche ? lui dit Me Cordace, enchanté d’avoir quelqu’un avec lequel il pût passer quelques heures agréables dans la solitude d’Ambrelin qui commençait à lui peser.

— J’allais m’inviter, car j’ai à t’entretenir de choses sérieuses.

— Tu es arrivé à point. Demain, tu ne m’aurais plus trouvé. Je m’absente pour trois, peut-être pour six mois.

— Tu lèves le pied ?

— Cela pourrait bien arriver, si la mission dont je me suis chargé ne réussit pas.

— Diable ! te serais-tu laissé embobiner dans une sotte affaire ?

— Je saurai cela, lorsque je serai revenu de l’Amérique du Sud, où je vais pour l’affaire dont je t’ai parlé un soir.

— Tu pars toucher l’héritage des Blanqhu ?… Alors, tu ignores ce qui se passe chez eux.

— Il y a plus d’un mois que je ne les ai vus : ils me croient maintenant parti.

— Eh bien ! tu peux dire que tu as une fière chance que je sois arrivé à temps pour t’empêcher de courir le lapin qu’ils t’ont posé.

Le notaire devint subitement pâle.

— Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

— Que les Blanqhu sont en fuite depuis quinze jours, et qu’à ce moment on est en train de perquisitionner à leur hôtel du Trocadéro et aux autres propriétés qu’ils possèdent.

— En fuite !… avec les fonds des emprunts ? Oh ! les canailles… Mais tu es mal renseigné… ils ne sont peut-être qu’absents.

— Ne t’émotionne pas, l’affaire se passera à la coule comme toutes celles où il y a des magistrats, et des hommes politiques compromis. Je crois même que c’est une bonne affaire pour le ministère ; il comptera quelques chiens couchants de plus dans les tribunaux et au Parlement.

— Mais je me fous de ton ministère : ce n’est pas lui qui remboursera les pauvres diables qui m’ont confié leurs fonds pour ces rossards.

— Combien ?

— Près d’un million.

— Ne t’inquiète pas, les banquiers qui sont dans l’affaire feront des sacrifices pour l’étouffer.

— Alors, ils reviendront ?

— Lui, je ne sais pas, mais, elle, ne doit pas être bien loin de Paris, si j’en crois un mot qui a échappé à Mme Picardon.

— Et c’est pour m’apprendre cette catastrophe que tu t’es dérangé ?…

— Pas précisément. Je suis chargé par un haut personnage de t’instruire de ce que tu as à faire, pour te sortir du guêpier où tu t’es fourré, et en même temps pour servir des intérêts supérieurs, qui pourront bien te valoir la croix.

— Je suis donc devenu un homme important ?

— Tu es devenu quelqu’un, c’est déjà quelque chose. Joue artistement ton rôle et tu pourras arriver à la députation.

— Parle, je t’écoute. Tu me révèles des horizons républicains d’une hauteur pyramidale.

— Blague à ton aise, j’aime cela. D’ailleurs, tu le sais comme moi, ce sont des hommes à tout faire qu’il faut aux politiciens à tout oser.

— Alors, le haut personnage, c’est ton ministre ?

— Lui et d’autres, c’est un bloc : cela n’a pas d’importance.

— Sacré Portas ! Tu me remets du cœur au ventre.

— Mettons-nous à table, cela m’en remettra aussi, car je me sens une fringale à dévorer mon prochain ; nous continuerons notre conversation en déjeunant.

— Un moment, tu vas être servi. J’ai quelques vieilles bouteilles de derrière les fagots qui nous chanteront au cœur. Tu permets que je te laisse un moment ?

— Va, va ! Recommande à ta Margoton de soigner le fricot. Il faut être sérieux quand il s’agit du roulement de la gueule.

Me Cordace eut vite fait ; il envoya sa bonne, son clerc et son expéditeur, en escouade, à l’hôtel du Sabot d’Or, dont la cuisine faisait accourir à Ambrelin tous les commis voyageurs en tournée dans l’arrondissement.

Un quart d’heure après, la table de la salle à manger était dressée comme pour un repas de fiançailles, et les deux viveurs étaient cambrés devant leurs assiettes.

— Mazette ! Tu les choisis bien, tes bonnes, dit Portas à son ami, en jetant un coup d’œil gourmand sur l’Hébé domestique qui, accorte, proprette comme une bergère de Watteau, s’occupait au buffet des détails du service.

— Oui, c’est chaud et affriolant, mais cela ne vibre pas. Parle-moi des Parisiennes pour la manœuvre.

— Des parisiennes de Concarneau, de Fouilly-les-Oies et de Pépin-aux-Clarinettes.

— Des Hautes et des Basses Thinettes, si tu veux. Mais Paris les change.

— Envoies-y ta bonne : elle se complétera. Pour moi, je l’aime mieux moins garce.

— En tout cas, c’est de toute sûreté ; elle est comme de la famille.

— Comme de toute ta famille. J’admire tes mœurs patriarcales.

— Ce sont de bonnes, d’excellentes mœurs. Demande plutôt au Père La Pudeur.

— Sa binette de larbin ne me dit rien qui vaille ; il faut se défier de ces monteurs de coups qui la font au capucin.

— La vieille bête a peut-être eu des malheurs dans le persil ; il en est resté comme un enragé.

— Tout ce que j’en sais, c’est qu’il ne vaut pas cher ; c’est un vieux matou qui s’est fait des griffes en roulant dans les gouttières. Mais laissons ce sujet, il me dégoûte, le bonhomme. Parlons de ce qui m’amène dans ton patelin. Tes amis ont joué la Fille de l’Air. Ce qu’ils sont devenus ne regarde personne pour le moment. La Blanqhu est une femme forte qui peut devenir un merveilleux outil dans les mains de gens habiles ; elle vaut mieux que les huit ou dix millions dont elle a soulagé des imbéciles rapaces et des loups-cerviers de la Finance. Tu la reverras un jour dans la gloire parisienne. Ne va pas la bouder, elle te revaudra les quelques petits tours de chatte qu’elle t’a joués.

— Oh ! je ne lui en veux pas, à elle, elle m’a fait passer de bons moments. Mais c’est son rossard de mari qui me met la moutarde au nez. M’a-t-il proprement roulé avec sa vilaine gueule.

— Tu t’y es bien peut-être un peu prêté !

— Oui, je me suis emballé… Mais, tu sais, quand une femme vous tient à la peau, adieu prudence… Un peu de ce Beaune première pour oublier ?

La bouteille fut dégustée.

Les yeux de Portas s’allumèrent.

— Revenons à notre affaire, dit-il en retendant son verre au notaire. Les Blanqhu disparus et désormais inviolables — et pour cause — c’est toi qui vas écoper.

— Hein ?

Me Cordace semblait médusé. Les yeux écarquillés, immobile, la bouteille en l’air, prêt à remplir le verre de son invité, il se sentait défaillir.

— Ne t’inquiète pas, ce ne sera qu’une farce judiciaire, comme il s’en joue tant dans les coulisses du Palais, reprit Portas qui se sentait en veine de gaieté.

— Voyons voir d’abord, fit Je notaire pas du tout rassuré.

— Voilà, on t’inculpera, on te désinculpera, on te réinculpera : tu te prêteras en bon garçon à la comédie destinée à faire la pluie sur le feu de paille que l’affaire Blanqhu va allumer, et en fin de compte, après que tu auras pris des arrangements avec les petits prêteurs au moyen des fonds que le Syndicat métallique mettra à ta disposition, on te proclamera le Saint Vincent de Paul notarial. Tu pourras même te faire un bon magot sur l’opération.

— Diable ! diable ! Comme tu arranges cela !

— Ce n’est pas moi, c’est mon grand homme de ministre et les blocards métalliques qui ont arrangé cette petite combinaison.

— Mais les magistrats se prêteront-ils à la comédie ! Tu sais, ces chats, patelinards dans les relations sociales, se transforment en guignols sinistres et cyniques lorsque leur boîte et leur souquenille d’alchimiste les protègent.

— C’est comme pour les valets de bonne maison, et la République est une bonne maison pour ces rôtisseurs de balais ; hargneux et canailles lorsqu’on leur laisse la bride sur le cou, mais bas et rampants lorsque la main du maître se fait sentir. Il n’y a plus cent magistrats en France qui soient libres de leur conscience ; je connais toutes les ficelles qui les font mouvoir.

— Mais le public !

Portas s’esclaffa.

— Le public… !

Paris et sa banlieue, qui s’appelle la France…, du boudin, qui frissonne lorsqu’on le fait mijoter dans la poêle et qui finit aussitôt par crever comme une vessie. Le public… ! Mais, mon vieux, la France n’a plus que des colères de clown, autrement il y a longtemps qu’on aurait assisté à un beau chambard. Laisse donc ton public, et marche d’assurance. Tu es du bloc, désormais. Vive le bloc !

— Je ne demande pas mieux, mais mon éducation blocarde a été fort négligée ; il me faut quelques jours pour m’y faire.

— Inutile de réfléchir : moi, je ne réfléchis plus. Nous naviguons en pleine imbécillité, il n’y a pas de raison à opposer à ce régime. Plus de conscience, buvons, mangeons, vivons en moines heureux de la Thélème républicaine, et foutons-nous du reste ; nous mourrons gras… Un petit bonjour à cette vieille bouteille de Pomard qui me fait de l’œil.

— Tu me décides ; je me fie à toi, répondit Me Cordace en débouchant la bouteille.

— N’aie pas peur, ma caille, je te sacre, au nom de mon ministre, tabou dans la confrérie du micmac. On va pendant des semaines et des mois te faire assister à des scènes de magie noire, faire défiler devant tes yeux les doctrines les plus inimaginables, compulser en ta présence un tas de paperasses à désopiler la rate d’un trappiste en train de creuser sa fosse, te mettre en présence d’un tas d’individus problématiques que tu n’as jamais vus ni connus. Tu vas, en un mot, voir dérouler sous tes yeux toutes les roueries, les canailleries, les casuismes, les tours de bâton qui composent la science judiciaire, la procédure et la loi de la congrégation des jésuites rouges, noirs, blancs et tricolores, en robe rouge ou noire. On paierait gros pour assister à ce spectacle : toi, on te l’offre gratis avec du rabiot. Tiens-toi ferme, noble, digne, sépulcral, comme un curé qui assiste à un enterrement de première classe, comme un juge d’instruction qui barbote, comme un procureur qui triche, comme un juge dont on a graissé les pattes ou la vanité, comme un journaliste qui a laissé sa conscience accrochée à la caisse des fonds secrets. Nous nous retrouverons le soir à Montmartre et nous boirons à la santé de la France, à plat ventre, avec les monacos de la cagnotte métallique, gorgée des imbécillités nationales.

— Cré Dieu ! Quel orateur tu me fais ! Tu es donc de l’opposition ?

— Je suis j’m’enfoutiste ; car j’en ai trop vu et je sais. Mais par moments le mépris et le dégoût me remontent à la gorge. D’ailleurs, il n’y a pas de choix à faire, les foules sont aussi méprisables que les coquins qui les exploitent. Plus rien dans le ventre que des tripes.

— Tu deviens lugubre.

— C’est toujours comme cela, lorsque je suis gai… Tu n’as rien de mieux à nous verser ?

— Attends la bouteille du curé ; un aïeul qui fait honneur au nom de Cordace.

— Voyons cette vénérable relique.

Le notaire sonna.

Il avait dû donner ses instructions.

Au même moment la bonne entra portant, comme le saint-sacrement, dans un panier à bourgogne, et flanquée du clerc et de l’expéditeur, une bougie allumée à la main, une bouteille poussiéreuse, de Romanée-Conti 1821, pansue comme un moine de Turpenay.

Portas, allumé, embrassa la servante sur les deux joues et lui mit une pièce de cent sous dans la main.

— Ton nom, petite, que je lui donne une place dans mon cœur, lui dit-il, égrillard.

— Louise Pinson, Monsieur, pour vous servir, lui répondit la demi-vierge campagnarde, rouge comme une cerise.

— Pour me servir… oh ! sublime naïveté champêtre ! J’y penserai, mon enfant… De ton côté, souviens-toi que Portas n’a jamais menti aux femmes que pour mieux les servir.

Une tournée de la dive bouteille fut servie à la ronde. Élixir enchanté, les rayons d’or du soleil de la merveilleuse comète coulèrent en résurrectionnistes dans les veines des buveurs.

Le cortège se retira. Dans la cuisine, le clerc et la bonne se becquetèrent en larrons d’amour.

— Cette petite a fait frémir ma chemise ; il y a longtemps que ça ne m’est arrivé, dit Portas, rêveur, lorsqu’il se trouva seul avec son ami.

— Elle a du galbe et c’est frais comme un œuf sortant du poulailler, répondit Me Cordace que l’éloge de sa maîtresse-servante faisait délicieusement vibrer.

— Elle en dégoterait dans la zone galante et ailleurs, parmi les plus suggestives.

— Cela finira peut-être par un mariage de vieux garçon.

— Tu pourrais tomber plus mal comme plastique, mais comme vertu, je crois qu’elle t’en fera voir de toutes les couleurs. J’ai sondé son œil fripon et je m’y connais.

— Elle, c’est l’innocence même ; elle ne sait que ce que je lui ai appris.

— Dans ce cas, elle peut prendre son brevet d’instruction supérieure. Tu es un professeur émérite.

— Peut-être ! Mais elle m’est dévouée, elle m’aime.

— Si c’est ainsi, elle est vraiment innocente, car tu ne vaux pas plus cher que moi qui ai tous les vices.

— On a aussi des vertus.

— Et des solides encore !

— Puis on a du cœur.

— Je compte cela comme un vice ; il m’a toujours fichu dedans. Je t’ai parlé tantôt avec mon cœur. Si un autre que toi m’avait entendu, je serais dégommé dans les vingt-quatre heures, car les mouchards surabondent en France, tout le monde s’en mêle. On a parlé du Conseil des Dix avec ses sbires, de la Restauration avec sa congrégation occulte de la Foi, des régimes de délations, d’espionnage, de suspicions et d’investigations les plus exécrables, mais je crois qu’ils sont encore au-dessous de ce qui existe aujourd’hui en France.

— Je ne vois pas cela, moi.

— Mais, moi, qui ai farfouillé dans toutes les consciences depuis trente ans, qui, souvent, ai été l’agent des combinaisons scélérates du régime, qui ai lié les combinaisons, pattes graissées et boutonnières fleuries, je n’ai plus la fiche consolante de l’illusion. Et si, au lieu d’être venu à toi, en ambassadeur de paix, j’y étais venu en gendarme, tu aurais vite appris ce que valent la liberté et les lois de la IIIe République dont j’ai l’honneur d’être un bien mince budgétivore.

— Mais si le régime est si canaille, je n’ai pas grande confiance à avoir en tes promesses.

— Tu peux marcher d’autorité. Il se prépare un coup, d’une canaillerie à faire pâlir toutes celles qui ont assuré la domination du jésuitisme rouge qui régit la France. Comme cheville d’entre-croisement de cette monumentale coquinerie, tu n’as à craindre que les honneurs déshonorants. D’ailleurs, si on se jouait de toi, je serais là ; je possède des secrets à faire rentrer les plus audacieux dans la poussière.

— Avec un tel pouvoir, tu restes simple fonctionnaire ?

— Tu as entendu parler de l’Éminence grise de Richelieu ? Moi, je suis l’Éminence grise de tous les Richelieu en toc qui se sont succédé à la place Beauvau. J’ai deux figures, une d’emprunt pour toutes les gredineries gouvernementales, l’autre, franche, pour les amis, et une troisième qu’on connaîtra un jour… As-tu encore une relique du curé ? Je sens que j’ai besoin de faire redescendre ma bile.

— Tu sais, tout ce que tu viens de me dire est scellé dans un tombeau, fit le notaire en se levant pour aller déterrer dans son caveau le merveilleux Romanée-Conti.

— Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même ; un grand cœur dans un tempérament de vache.

— Merci ! Dis de chevreuil, ne serait-ce que par politesse.

— Mettons de chameau et n’en parlons plus. Mais va donc ! Tu ne vois pas que je me dessèche.

Me Cordace s’empressa de courir à sa cave, dont, en maître prudent, il conservait les clefs.

Alors, Portas se redressa sombre, menaçant, le poing tendu dans l’orientation de Paris.

— Ah ! tas de jeanfoutres, vous croyez me tenir par le secret de vos cavernes de bandits, et la complicité de vos crimes. Vous avez compté sans votre hôte, car je vous tiens tous maintenant, vermines de vices, chargés de crapulisme, murmura-t-il les dents serrées.

Le notaire rentra, chargé de la précieuse bouteille.

Il retrouva son convive, assis, cassant entre ses doigts nerveux, noisettes, amandes et noix, avec un air d’insouciance parfaitement joué. Au premier verre du fameux bourgogne, son visage s’éclaira ; au deuxième, il s’illumina de bonté et de franchise ; au troisième, il pensa à coucher avec la bonne.

— Tout de même, drôle de République, où tous se disent républicains et où personne ne l’est, disait Me Cordace, dont le cœur chantait clair.

— Tu as mis le doigt dessus, mon vieux. La marée de honte et de dégoût déborde. La chapelle républicaine ne se compose plus que de ceux qui en vivent. Magistrats, fonctionnaires, généraux, ministres, politiciens, employés sentent tous que le système croule, que la catastrophe est imminente. Tout cela se surveille en surveillant les autres et la frousse les pousse aux dernières déraisons, aux imbécillités des régimes qui s’effondrent sous le poids de leurs crimes. Arrive un homme à poigne, et toute cette pourriture s’écroulera comme un château de cartes. C’est le métallisme qui tient aujourd’hui en main les destinées de la France. Ce n’est pas propre, je le sais, mais c’est vigoureux, parce que l’internationalisme lui infuse chaque jour un sang nouveau. Les financiers seuls ont la conception exacte de l’avenir.

— La France possède cependant encore assez de sang généreux pour se délivrer des forbans qui l’oppriment ?

— Non, il n’y a plus, en France, que des énergies de remorque : celles des audaces généreuses sont tuées en elle. La révolution se fera de l’extérieur. J’ai assez sondé l’étranger dans les missions secrètes dont j’ai été chargé, pour connaître l’esprit qui anime l’Europe à notre égard.

— Mais notre armée ?

— Tu verras cela un jour, ce sera drôle.

— Tu vas me faire le plaisir d’accepter mon hospitalité pour cette nuit, j’ai une chambre d’ami. Je t’accompagnerai demain à Paris. Il faut que j’y prenne le vent de l’affaire. Et puis j’ai à voir le député Picardon ; il possède de fameux tuyaux.

— Ah ! tu connais Picardon, le fameux Picardon le roublard, Picardon le rossard !

— C’est lui qui m’a mis la puce à l’oreille au sujet de l’héritage Blanqhu.

— Il y a de cela ?

— Un mois, à peu près.

— Il connaissait alors tous les dessous de l’affaire.

— Tu crois ?

— J’en suis certain.

— Pourquoi alors m’a-t-il conseillé d’aller dans l’Argentine pour m’assurer de l’existence de l’héritage ?

— Parce que ta présence en France dérangeait sa combinaison. Les Picardon et les Blanqhu sont maintenant dans les meilleurs termes.

— J’en tombe des nues. Alors les Blanqhu sont en France ?

— Parfaitement. Mais je vois que tu n’as jamais su apprécier la femme Blanqhu, la sémillante Aglaé Matichon. Vas voir ton Picardon, il te ménagera plus d’une surprise. Je te dirai plus tard comment la maîtresse femme en rosseries, qu’est ton ancienne maîtresse, a su mater le lascar des fourberies politiques.

— Tu sais donc tout ?

— Et même davantage. Mais, laissons cela. J’accepte ton hospitalité pour faire honneur ce soir aux reliques de ton aïeul le curé. Tu renverras de bonne heure tes employés et nous brûlerons tous les papiers, intimes ou autres, qui pourraient fournir une indication sur ta vie, tes affaires ou tes relations.

— On perquisitionnera donc ici ?

— C’est élémentaire. Non pour chercher les preuves de la culpabilité des Blanqhu : les perquisitionneurs les détruiraient plutôt eux-mêmes, mais pour s’en servir afin de mieux te tenir sous leur coupe.

— Mais tout cela est infâme !

— C’est le régime. Tu vas entrer dans le concert des fauves, il faut te faire une philosophie. L’essentiel, c’est d’être aussi fort qu’eux.

Le tempérament de Portas était exceptionnel ; plus il buvait, pourvu que ce fût des vins généreux, — et il ne buvait rien d’autre — plus sa lucidité était claire, son sang-froid positif. Seulement, la volupté s’allumait en lui en chauffeuse ardente, tyrannique. Son corps vibrait, électrisé.

Il avait soixante ans et n’en paraissait guère que quarante, mais la nature était restée forte, ardente en lui, ravivée par la sève de ses énergies.

Il était sec, nerveux, quoique trapu. Puis, il était Corse de corps et d’âme ; la vengeance bouillonnait en lui depuis trente ans.

Il buvait toujours, et Me Cordace, qui était un vide-bouteille émérite, lui tenait tête.



XXI


Le visiteur inattendu de Picardon. — Accord tacite. — Rencontre providentielle. — Comment on apprend un tas de choses intéressantes. — Les Blanqhu en activité de service. — Un souper impressionnant. — Portas se révèle.


Lorsque le lendemain Me Cordace, après avoir quitté son ami Portas à la gare d’Orléans, et lui avoir donné rendez-vous à la Brasserie Pousset, pour 6 heures, fut introduit dans le cabinet de Picardon, celui-ci était encore sous le coup de l’émotion que lui avait causée la visite du notaire qu’il croyait bien perdu dans l’immense Océan, et au sujet duquel il avait donné des instructions à un émissaire qui l’attendait au quai de débarquement à Buenos-Ayres, pour le conduire au Gran-Chaco par les chemins les plus circulaires, en passant par le Paraguay, la Bolivie, le Chili et la Patagonie, histoire de lui faire prendre l’air pendant deux ou trois ans.

— Vous n’êtes donc pas parti ? lui dit-il, complètement désarçonné.

— Heureusement non, mais il ne s’est fallu que d’un cheveu que je ne sois maintenant au bureau des Messageries Transatlantiques de Bordeaux pour y prendre mon billet de passage.

— Alors vous savez que les Blanqhu sont en fuite ?

— Je sais qu’ils sont en France, pas loin de Paris.

— Qui vous a si bien renseigné ?

— Un ami qui est en situation de savoir d’étranges choses.

L’avocat-député eut un haut-le-corps de surprise et peut-être de secrète terreur.

Il se promena quelques instants de long en large dans son cabinet, sans avoir même pensé à offrir un siège à son visiteur, avant de reprendre la suite de la conversation interrompue.

Il pensait comment il allait engager une combinaison qui venait de se présenter à son esprit.

S’apercevant de son oubli, il s’empressa d’offrir un fauteuil au notaire.

Il avait repris son va-et-vient tourmenté.

— La politique, quelle algèbre, quel casse-tête chinois, quelle fumisterie ! pensa-t-il. On se croit à la solution et, crac ! un souffle, un cheveu, un grain de sable, et tout se mêle, s’obscurcit, s’embrouille. Au lieu du succès, c’est la catastrophe qui arrive.

Il vint reprendre sa place à son bureau.

Il se fit patelinard : ce qui est d’un beau talent pour une tête de crustacé.

— Vous devez en vouloir à mort aux Blanqhu ? dit-il à Me Cordace, qui étudiait le jeu de sa physionomie.

— Pas du tout. Je suis au contraire tout prêt à les servir.

— Vraiment ?

— Je suis à peu près certain qu’on arrivera à une transaction avec les prêteurs qui ont quelques raisons de se croire volés ; c’est tout ce que je désire.

— Je vois qu’on vous a mis au courant des intentions du Syndicat des Métalliques.

— J’en sais peu de chose, mais ce que j’en connais me suffit pour l’instant.

— Je suis heureux de vous voir dans ces dispositions, car, moi aussi, j’ai changé ma manière de voir à l’égard de vos amis.

— Enchanté de ce revirement, cela nous met à l’aise pour causer.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Très sérieusement. Notre intérêt à tous est de ne pas nous nuire. Il faut donc nous concerter afin de ne pas nous enchevêtrer et casser les fils du labyrinthe d’une politique commune.

Le politicien madré darda quelques instants ses regards vipérins sur son interlocuteur, comme s’il eût voulu lire au tréfonds de son âme. Mais le notaire d’Ambrelin avait une figure si franche, qu’il sentit subitement toutes ses méfiances s’envoler.

— Vous êtes des nôtres ? lui dit-il presque joyeux.

— Je suis avec les Métalliques, puisqu’ils sauvent la situation.

— Dans ce cas, entendons-nous, car je suis l’homme de ces Messieurs. Je puis compter sur votre concours et votre discrétion ?

— Si vous en doutez, rien ne vous oblige à me prendre pour confident.

— Eh bien, voici la situation. Mme Blanqhu et son mari, actuellement inculpés de faux et d’escroquerie, et à la poursuite desquels sont des milliers d’agents avec mandat d’arrestation en poche, sont à Paris, à l’abri de toutes inquiétudes ; le Syndicat des Métalliques a résolu d’en faire leurs agents pour une série d’opérations futures prévues, car ils possèdent des moyens et des aptitudes d’une rare entregence. Il a forcé le gouvernement à entrer dans ses vues et la magistrature, toujours servile et aussi méprisable que magistrature puisse être, exécutera les ordres qu’on lui donnera.

— Tiens ! se dit Me Cordace, il faut qu’il y ait quelque chose de bien pourri dans ce Danemark-là pour qu’après Portas, Picardon tienne ce langage.

— C’est peut-être un peu obscur pour vous ce que je dis ? reprit l’avocat-député.

— Du tout ! C’est clair comme de l’eau de roche, répondit le notaire avec une belle assurance.

— Je vois que votre éducation politique n’est plus à faire. Comptez sur moi lorsque je serai président du Conseil, ce qui ne tardera plus, pour un siège à la Chambre.

— Allons, je suis en veine. Si je ne suis pas député un jour, c’est que je serai au bagne, pensa encore Me Cordace, toujours joyeux.

Une idée d’une roublardise jésuitique lui passa par la tête.

— Vous savez sans doute que le ministre a combiné un plan parallèle au vôtre et qu’il veut s’attacher les Blanqhu comme agents de certaines opérations ténébreuses, fit-il d’un air de confiance candide.

Cette révélation arrêta net Picardon dans son expansion.

— Ah ! cette canaille de Sabot XXXXe veut me jouer sous jambe, pensa-t-il à son tour. Nous allons voir qui sera le plus fort.

Puis, prenant subitement une résolution extrême, il dit :

— Ce que vous venez de me dire me décide à vous remettre de suite en rapport avec Mme Blanqhu. Elle possède des papiers qui peuvent compromettre beaucoup de monde. Vous avez été son amant et vous lui tenez toujours à la peau ; persuadez-la bien que si elle se laisse dépouiller de sa sauvegarde, elle est perdue, que le ministère, après lui avoir fait les plus belles promesses, n’aura pas plus d’égards pour elle que pour une fille du boulevard.

— Cela, je vous le promets ; il y va de l’intérêt de tous ses amis, répondit sincèrement le notaire qui, subitement illuminé, comprit que la bonne politique était de naviguer entre les deux camps qui se disputaient l’assiette au beurre.

— Demain, venez me prendre à 2 heures, elle sera prévenue.

Me Cordace, rendu prudent, acquiesça par un signe de tête, sans demander d’autres explications. Il savait que le nœud de la situation se trouvait près de la fine mouche qui avait eu assez d’entregence pour se rendre inviolable au milieu de forbans qui ne demandaient qu’à la faire disparaître dans le troisième dessous de leurs geôles, tout comme le Conseil des Dix de Venise ou l’Inquisition.

Picardon était cette fois de bonne foi, le notaire pouvait être pour lui un agent avisé, sinon un ami sincère. Il avait supérieurement jugé que, dans les circonstances présentes, il valait mieux brusquer la situation que de louvoyer comme un conspirateur droitier qui craint de se compromettre.

Le notaire avait aussi jugé que sur la corde tendue sur laquelle il était appelé à manœuvrer, Picardon était une boule du balancier et le ministère l’autre. Les deux lui étaient nécessaires pour lui éviter de se casser le cou, et il était trop roublard pour ne pas avoir immédiatement compris les avantages de sa situation duplexe.

Il était 3 heures lorsqu’il avait quitté l’avocat-député.

Il se rendit au café de la Paix pour y lire les journaux et prendre le vent de Paris au sujet de l’affaire Blanqhu.

Il put se convaincre ainsi que rien n’avait encore transpiré dans les bureaux de rédaction de la presse parisienne, ni de l’affaire, ni de l’action du Parquet.

Il allait quitter le café après avoir allumé un cigare, lorsqu’il remarqua, adossé au divan en équerre de la salle du milieu où il se trouvait, un type dont la figure le frappa.

— Où ai-je vu cette tête-là ? se demanda-t-il.

Le consommateur, un type de rasta comme on en rencontre tant sur le boulevard parisien, battait pavillon de la fashion avec une rosette multicolore à la boutonnière. Impérieux, il appelait les garçons pour leur demander tous les annuaires l’un après l’autre, tout en roulant des cigarettes.

Sa peau bronzée, ses yeux noirs luisants comme des escarboucles, ses lèvres sensuelles au rictus moqueur, lui donnaient un air de bandit heureux.

Tout à coup, un souvenir s’éveilla, prit forme et finit par se dégager clair dans la masse des images amalgamées dans la matière cérébrale du notaire.

— Mais, c’est Bernard Chaudron, le copain de l’étude Caramèche, le voleur de l’avoué Rafflard, l’amant de la sœur d’Aglaé Matichon. En voilà une rencontre providentielle ! se dit-il, fixé.

Par une impulsion assez naturelle lorsqu’on se retrouve en face d’un vieux camarade qui n’a pas l’air de battre la dèche, il alla au quidam, la main tendue, en s’écriant :

— Sacré Bernard ! quelle veine de te rencontrer dans ce fouillis de Paris ! Et ça va, mon vieux ?

— Tiens !… Cordace ! Je suis heureux de te voir, mon vieux. Es-tu toujours notaire à Ambrelin ? répondit Chaudron, non moins étonné et aussi impulsif que son ex-copain.

— Oui.

— Et ça va, le papier timbré, dans ton patelin ?

— Cosi, cosa… Un peu qu’on gagne et un peu qu’on bricole, on vit tout de même… Et toi ?

— Ah ! mon vieux, un tas d’histoires de brigand. Dîne avec moi, je te conterai cela.

— Impossible aujourd’hui, je suis retenu, mais demain, si tu veux, nous déjeunerons ensemble, je t’invite. Mais je t’avertis que je dois être libre à 2 heures, j’ai un rendez-vous important.

— Comme tu voudras. Rendez-vous ici à midi, heure militaire… À propos, y a-t-il longtemps que tu as vu ma belle-sœur ?

— Ta belle-sœur !

— Mais oui, Mme Blanqhu… Tu ne sais donc pas que je suis marié à sa sœur Alice ?

Chaudron avait un air si gouailleur, en posant cette question, que le notaire soupçonna immédiatement que sa présence à Paris ne devait pas être étrangère à l’affaire qui l’occupait. Ce qui l’étonnait, c’est qu’Aglaé ne lui eût jamais parlé de ce beau-frère-là.

— Ah ! tu es marié à la sœur d’Aglaé ! dit-il, tout en réfléchissant. Alors, tu dois savoir que les Blanqhu sont en fuite après avoir posé un lapin de belle taille à un tas d’imbéciles, dont je suis ?

— Je sais, on m’a parlé de cela… Ça a été gentiment truqué. Mais sois sans crainte, il n’y aura pas de bobo, répondit Chaudron, qui se contenait pour ne pas éclater de rire.

— Cela n’empêche, que sans une circonstance peu ordinaire, en ce moment je serais en route pour l’Amérique du Sud, en passe de chercher, au Gran-Chaco, un certain Bernabé Bastringos, qui m’a tout l’air d’être un fumiste de première classe.

Un rire fou, inextinguible, un de ces rires qui vous prennent au ventre et qui vous étranglent la gorge, accueillit la récrimination du notaire d’Ambrelin.

— Sacré Cordace !… Sacrée Aglaé !… Sacré Blanqhu !… Impayable !… Archi-chameau !… Crevant comme une baleine !… Caramba !… Sacré notaire ! hoquetait Chaudron, se tordant sur la banquette.

— Qu’est-ce qui te prend donc ? demanda Me Cordace intrigué.

— Non… pas aujourd’hui… demain… c’est trop rosse… Sacrée garce !… répondit l’ex-clerc, repris de rire épileptique.

Le notaire attendit que la crise hilarante de son ex-copain fût passée, pour tâcher d’obtenir quelques renseignements.

— Alors, tu es à Paris avec ta femme ? lui dit-il en intermède.

— Et ma famille. Tu verras cela, quatorze gaillards qui promettent.

— Quatorze !… Peste, tu as fait de la besogne…

— C’est encore une histoire de brigand… Tu n’as pas idée des mœurs de l’Amérique du Sud.

— Tu l’as habitée.

— J’en reviens en ligne droite. Je regrette de ne pas être resté à Azara pour te recevoir, mon vieux, nous aurions ri.

— Je m’explique tout… Bernabé Bastringos, le procureur-official…

— Aliàs Bernard Chaudron… ou comme tu voudras, Bernard Chaudron, aliàs Bernabé Bastringos.

— Sacré Bernard ! Tu peux dire que tu nous as fichus tous dedans.

— Moi !… Je n’ai fait que renvoyer, traduit en espagnol, à ma belle-sœur, et de les revêtir des sceaux de ma principauté, les grimoires qu’elle m’envoyait avec provisions suffisantes.

— Alors, elle est encore plus forte que je ne croyais.

— Elle ! c’est un vingt chevaux-vapeur de la carotte. Un phénomène.

— Allons, je vois que nous ne nous embêterons pas demain. Tu t’occupes de quelque chose, à Paris ?

— Je crois, sacrebleu bien ! je suis directeur de la Caisse des Reports Hypothécaires Universels. Tu viendras me voir, c’est richissime.

— Bah ! qu’est-ce que c’est encore que ce chambard ?

— Je n’en sais encore rien. Mais cela doit être de haute volée ; il y a un tas de gros bonnets dans l’affaire. Du reste, cela regarde Aglaé qui mène la barque et dont je suis le factotum.

— Pourrais-tu me donner son adresse ?

— Impossible pour le moment, je lui en parlerai ce soir… Mais c’est elle qui va faire une tête, lorsqu’elle apprendra que tu n’as pas quitté la France, elle qui te croyait aux cent mille diables.

— Que veux-tu, ce n’est pas de ma faute.

— Ni de la sienne. Enfin, nous rirons, c’est le principal, car tu comprends que je n’ai pas quitté le Gran-Chaco, où j’étais roi et où je me foutais du tiers et du quart, pour venir m’embêter à Paris. Sans un certain Picardon, j’y serais encore.

— Ah ! tu connais Picardon ?

— C’est lui qui m’a appelé ici et qui m’a fourni la galette. Ce que ma belle-sœur a fait une tête lorsqu’elle m’a vu, n’est pas à dire. Mais on s’est vite expliqué, et nous avons monté, elle et moi, au bon Picardon un bateau de première largeur.

Ce fut au tour de Me Cordace de s’esclaffer.

Après plusieurs bocks offerts et réofferts, les deux ex-copains se séparèrent en se promettant quelques pintes de bon sang pour le lendemain.

L’heure du rendez-vous avec Portas approchait et le notaire d’Ambrelin se rendit à la Brasserie Pousset.

Le chef des investigations politiques du Ministère de l’Intérieur ne tarda pas à paraître.

— Pas un mot de nos affaires ici, souffla-t-il à Me Cordace ; il y a de la mouche.

C’est étonnant ce qu’il y a de mouchards à Paris : cela grouille dans tous les coins comme les cancrelats dans les pays chauds, et les punaises à Belleville.

La France est le pays où s’engendre et fleurit le policier. Sans basse police, monteuse de tous les coups, il semble qu’aucun gouvernement n’y pourrait vivre, et c’est comme cela depuis l’Immortelle Révolution qui a proclamé les Droits de l’Homme, géniale mystification d’un tas de jeanfoutres politiqueurs, passés maîtres ès cambriolage.

La station des deux amis à la brasserie fut courte ; le temps de boire un madère.

Ils sortirent et se rendirent chez Durand, à la Madeleine, pour dîner.

Là, du moins, capitonnés dans un cabinet particulier, ils purent causer.

— La divulgation de la fuite des Blanqhu à la presse ne se fera que dans quatre ou cinq jours, dit Portas en dépliant sa serviette.

— Cela tombe à pic, j’ai plusieurs rendez-vous importants qui doivent me mettre sur la piste du coup pyramidal dont tu m’as parlé à Ambrelin. J’aurai ainsi le temps d’être édifié, répondit Me Cordace sans s’avancer trop.

— Tu as vu Picardon ?

— Oui, il a brûlé ses vaisseaux ; il me mène chez les Blanqhu, demain, à 2 heures.

— C’est-à-dire chez la Blanqhu, car je doute qu’il se dérange pour te mettre en présence du mari.

— Il n’est plus avec elle ?

— Oui et non… Au reste, je puis tout te dire, maintenant que l’affaire se dessine pour toi… Mme Blanqhu, sous le nom de Mme de Sainte-Ernestine, habite, à Neuilly, un coquet hôtel dont elle a fait l’acquisition il y a quinze jours. Son mari a monté, sous le contrôle de sa femme, un bureau d’affaires, rue Saint-Lazare. Il y a encore un olibrius, le beau-frère, paraît-il, de la monteuse du coup de l’héritage Matichon, autrefois recherché pour vol chez un avoué, fait maintenant prescrit, qui, revenu de l’Argentine, occupe comme directeur d’un coupe-gorge financier, boulevard Haussmann, la position de directeur, toujours sous le contrôle de la belle Aglaé. Il y a dans tout ce micmac : Picardon, des blocards du ministère, le Syndicat des Métalliques et quelques rastas de haute volée, sans compter les malins de l’Acacia, qui opèrent parallèlement, quoique opposés de vues, mais unanimes à monter un grand coup qui leur graisse les pattes. Maintenant que je t’ai esquissé la situation, j’ai un conseil à te donner. Si Picardon te fait des avances, accepte-les, c’est encore le plus sûr ; le ministère branle dans le manche et Picardon est à la fois l’homme des Métalliques et de l’Acacia pour la mauvaise besogne qui se prépare et dont les jalons sont plantés.

— Mais si la magistrature allait changer son fusil d’épaule ?

— Il n’y a pas de danger de ce côté, la magistrature est définitivement domestiquée. C’est pour arriver à la larbiniser que l’épuration s’est faite.

— On en a épuré le meilleur, alors.

— Comme tu dis. La langue française se prête à toutes les fumisteries. Si un politicien te dit que le soleil brille à minuit sur l’horizon de Paris, ne t’étonne de rien, il t’expliquera que la lune est le soleil de la nuit, sans tenir aucun compte de la différence d’état et d’effets des deux planètes. Si tu entends dire que la vérité et la justice sont en marche, alors qu’il n’y a plus ni vérité ni justice en France, tu dois entendre qu’elles sont en voyage, au long cours, aux deux pôles.

— Plus je t’écoute, depuis deux jours, plus tu m’étonnes. Je t’avais toujours vu viveur insouciant et voilà que tu te révèles sentencieux comme le Diable boiteux de la République.

— Parce que tu ne m’as jamais deviné. Je suis d’abord gai quand j’ai bu du meilleur et cette gaieté factice exubère la gaieté réelle que m’inspire la comédie républicaine à laquelle j’assiste depuis trente ans, comme acteur, dans l’ombre, et plus active au fur et à mesure que les faits se déroulent, que la marée de dégoût et de honte monte. Elle sera à son apogée de jouissance, lorsque cet édifice de fourberies, de boue et de pourriture croulera, ce qui ne peut plus tarder. Je pourrais t’en dire davantage, mais ces secrets me sont sacrés. Je suis pour Picardon contre le ministère que je sers, parce que son arrivée au pouvoir précipitera la chute d’une république d’opéra-bouffe, qui paraît être un géant, et qui n’est déjà plus qu’un cadavre.

— Ce ne sera pas gai pour la France.

— Tu te trompes : la chute du régime des forbans sonnera l’heure de la délivrance, et tu la reverras bientôt noble et fière parler à l’Europe un langage qui ne sera plus le mensonge et la lâcheté.

Le visage de Portas s’était transfiguré ; on y lisait l’altier patriotisme du vieux Corse et aussi ses haines.

La conversation était tombée, les deux amis s’écoutaient dans leur âme.

Me Cordace fut le premier à rompre le silence.

— Voici un Corton qui attend sa chanson, dit-il en remplissant les verres.

— Buvons-en ce soir, j’ai besoin de me remonter, et puis : Vive la vieille gaieté gauloise… Aux belles filles ! répondit l’agent secret en buvant son verre.

— Aux amours rentrées du père La Pudeur, à ses bonnes mœurs de procureur impérial et aux archi-bonnes mœurs de la magistrature républicaine ! s’écria le notaire.

Au Corton succéda un Clos-Vougeot à faire revenir un mort.

— À propos, ton olibrius, revenu de l’Argentine, je le connais, nous étions clercs chez le même notaire avant sa fugue. Le hasard me l’a fait rencontrer il y a quelques heures, à la Paix, où j’étais entré pour lire les journaux. Je l’ai invité à déjeuner pour demain.

— C’est une chance, tâche d’en tirer tout ce que tu pourras, tu en seras plus fort dans ta reprise avec la Blanqhu. Plus tard, je te donnerai toutes les indications sur le coup politico-métallique qui se prépare ; il ne tiendra qu’à toi d’en faire jouer les ficelles. En revanche, je réclame ton concours énergique pour pousser les forbans dans leur course ou le plan incliné sur lequel ils vont tenter de patiner.

— De grand cœur. Si je deviens quelque chose dans la bande, comme on me le promet des deux côtés, compte sur moi.

— On y mettra le pouce. Tu peux être certain de ton affaire. Affiche alors un jacobinisme outré, les imbéciles qui forment le gros du bloc te prendront pour un robespierrot et se laisseront rouler comme des daims. Maintenant, à l’amour ! Je me sens rouillé depuis trois jours d’abstinence. Ta bonne d’Ambrelin m’avait tapé dans l’œil, mais elle n’a rien voulu entendre, et j’ai passé une nuit sur le gril.

— Je te crois, elle a couché avec mon clerc. Je les ai surpris le matin, en me levant de bonne heure pour voir s’il n’existait plus dans le calorifère de vestiges des papiers que nous avions brûlés la veille.

— Et grand comme Auguste, tu leur as pardonné.

— J’ai fait mieux. Me mettant à la hauteur de Mac-Mahon, je leur ai dit de continuer.

— Je te reconnais bien là : j’m’enfoutiste jusqu’à l’héroïsme.

Pour finir une si bonne soirée, les deux viveurs montèrent à Montmartre visiter les établissements ultra-artistiques, où les modèles en chair et en os — en chair surtout — remplacent les plus belles statues grecques, romaines et françaises. Là où le père La Pudeur est esthétiquement traité de cochon.



La Liberté éclairant la France.


XXII


Un déjeuner de conversation. — L’odyssée de Chaudron dans le Nouveau-Monde. — La femme aux treize maris. — Un treizième de père. — La sirène de Neuilly. — Picardon empaumé. — Me Cordace for ever !


Comme il avait été entendu la veille, les deux ex-copains de l’étude Caramèche se retrouvèrent midi sonnant au Café de la Paix.

Après un apéritif lestement enlevé, ils prirent la direction de l’avenue de l’Opéra, après avoir opté pour le restaurant Bignon.

— Je parie que tu grilles de savoir ce qu’Aglaé m’a dit pour toi, dit Chaudron au notaire, lorsqu’ils furent attablés en cabinet particulier.

— Je ne suis pas pressé, je la vois cet après-midi.

— Vas-y gaiement, car il paraît que tu lui manques ferme ; elle a besoin de tes conseils.

— Pour me rouler encore… Cela m’est égal. Ce qui m’intéresse pour le moment, c’est ton histoire, comment vous vous êtes liés pour la confection du faux testament Matichon.

— Je comprends ; tu as deviné le truc d’après ce que je t’ai dit hier. Mais je t’assure que j’y suis pour bien peu de chose.

— Conte-moi cela, ce sera plus clair.

— Il faut que je te dise d’abord qu’après ma fugue de chez le père Rafflard, et l’enlèvement d’Alice que tu connais, je me suis réfugié à Buenos-Ayres. Tant que les monacos du vieux ont duré, cela a assez bien marché, on a fait la fête avec les fils du pays. Mais lorsque la galette a été boulottée, il a fallu trimer, faire cent métiers plus épatants les uns que les autres. On se fait à cette vie-là, et je l’aurais probablement continuée, si je n’étais tombé malade. Cela a été dur et j’en ai failli claquer. Heureusement que j’avais Alice pour me soigner ; elle a été d’un dévouement de caniche. Une fois guéri, nous nous trouvâmes couchés à la belle étoile. J’appris alors qu’une compagnie de colonisation embauchait des colons pour fonder un grand établissement, presque une ville, aux confins du Gran-Chaco, sur le bord du Pilcomayo, auquel on donna, par anticipation, le nom de Félix Azara.

Je me présentai ; je fus admis.

Nous partîmes trois cents : hommes, femmes et enfants, conduits par une compagnie de réguliers, qui devaient nous protéger contre les Indiens et nous servir là-bas de défenseurs.

Cela n’a pas duré longtemps. À peine nos cabanes montées et la brousse brûlée, les Indiens sont venus nous chasser comme des lapins. Nos réguliers ont été les premiers à prendre la poudre d’escampette, suivis par les pauvres diables de colons, sans armes pour se défendre.

J’étais resté avec Alice et une douzaine de camarades enfermés dans le blockhaus militaire où se trouvaient une vingtaine de fusils avec un lot de munitions assez respectable. Nous nous y fortifiâmes et, vingt jours après, les Indiens se dispersèrent, après avoir perdu un bon nombre des leurs. Ce fut à notre tour de les traquer. Un mois après, à dix lieues à la ronde, sur ce qui avait été la fondation d’Azara, on n’aurait plus trouvé un seul de ces reptiles du désert.

Tous mes compagnons étaient d’habiles tireurs, peu disposés à se laisser tondre le cuir. Alice s’était comportée en Amazone.

Il paraît que, de mon côté, je ne m’étais pas mal conduit, car lorsque revenus à notre blockhaus, après avoir résolu de nous introniser en conquérants dans la contrée, mes camarades me proclamèrent leur chef.

L’association marchait à merveille, nous faisions périodiquement de longues courses chez les Indiens, qui nous produisaient du butin. Nous nous étions partagé le pays sur une surface de vingt lieues carrées, construisant des ranchos de-ci delà, en cultivant quelques coins pour l’usage de la communauté et parquant le bétail et les chevaux, que nous enlevions, dans les prairies, au bord du fleuve.

Nous possédions d’abondance tout ce qui fait le bonheur des sauvages. Malheureusement nous manquions de femmes ; Alice était la seule représentante du beau sexe dans l’association.

Tu vois d’ici : treize mâles brûlants, débordant de sève, vivant de la vie sauvage du désert, autour d’une femme dans toute sa formation, rendue elle-même ardente par la vie de plein air que nous menions.

Je compris la situation, qui aurait pu mal tourner pour mes droits et pour ma peau, et je plaçai Alice dans la communauté, ce qu’elle accepta avec plus d’abnégation que je ne l’aurais cru. C’est ainsi que j’ai quatorze fils dont je suis le treizième de père.

J’avais totalement oublié la France, qui nous le rendait bien, car je n’en avais jamais reçu la moindre nouvelle, lorsqu’un jour un gaucho qui m’avait cherché partout à Buenos-Ayres, à Santa-Fé, à Tucuman et à Corrientes, où il avait appris mon départ pour le Gran-Chaco, me remit une lettre de la sœur d’Alice me demandant des renseignements sur son oncle Matichon, avec deux billets de mille francs pour aider aux recherches.

Les renseignements étaient tout frais : le vieux Matichon, qui s’était joint à la colonne de colons, avait été tué, quelques jours avant la destruction totale d’Azara, dans une excursion contre les Indiens.

C’est tout ce que je pus apprendre à Aglaé.

Mais il paraît que cela lui suffit, car quelque temps après, mon gaucho, courtier d’une maison de recherches de Buenos-Ayres, m’apporta un pli volumineux contenant le libellé d’un testament de l’oncle Matichon, décoré du titre de commandeur, avec prière de le traduire ou de le faire traduire en espagnol, et d’y apposer tous les cachets que je croirais utiles, le tout placé sous l’invocation de cinq billets de mille francs.

Dame ! je ne pouvais être que reconnaissant de si bons souvenirs et je manœuvrai de mon mieux.

— Quelle rouerie !

— Dis plutôt que c’est une femme de génie. En comptes-tu beaucoup en France, qui oseraient tenter un pareil coup ?

— Heureusement. Mais l’exemple est donné et nous en allons voir de toutes les couleurs ; car quand les femmes s’en mêlent, cela devient phénoménal.

— Il faut bien que les capitaux prennent l’air ; il y a assez longtemps qu’ils se cachent. Au reste, c’est de la justice immanente, l’argent ainsi gagné provient souvent de sources aussi canailles.

— Continue, tu philosopheras après.

— Oh ! le reste n’est pas long. Un Allemand, sculpteur, me fit deux cachets sur bois. Je devins Bernabé Bastringos, procureur official, et lui, don Requiem. La traduction faite, signée, paraphée et illustrée de nos vignettes officielles, je renvoyai le tout à Aglaé en me mettant à sa disposition. Après quelques lettres envoyées pour embobiner les gogos, ce fut tout. Mais le plus curieux, c’est qu’un mois après, je reçus la visite d’un émissaire d’un nommé Picardon, qui m’offrit des cent et des mille pour le mettre au courant de la rouerie de ma belle-sœur.

Je refusai d’abord, mais il faut que l’argent soit un bien grand magnétiseur, car je finis par céder. Il est vrai que je ne lâchais que petit à petit mon rouleau, contre espèces sonnantes, bien entendu.

Je me serais peut-être arrêté là ; Alice m’en priait chaque jour. Mais Aglaé, qui m’avait promis la forte somme pour me tirer d’affaire dans l’Argentine, me laissait sans nouvelles. Enfin, quoi ! j’ai commis une canaillerie ; j’ai mangé le morceau et j’ai livré à Picardon l’original qui avait servi à la fabrication en espagnol du fameux testament, ainsi que des lettres de ma belle-sœur.

— Ça, c’est rosse, ne put s’empêcher de faire remarquer Me Cordace.

— Que veux-tu, on ne se refait pas, répondit Chaudron en se versant un verre de vin.

— Et pourquoi es-tu revenu en France ?

— J’y suis revenu un peu sur la suggestion de Picardon qui m’avait promis de me faire une situation, et beaucoup par amitié pour Alice qui avait plein le dos du Gran-Chaco et de ses douze maris supplémentaires. Quand je suis arrivé en France, ma belle-sœur était avec ses millions en Italie, où elle s’ennuyait à mort, la pauvre femme. C’est par Picardon, qui avait besoin de moi pour la faire chanter, en partageant le magot avec elle, que j’ai su qu’elle était rentrée en France, où elle s’était murée à Neuilly, dans un hôtel particulier qui ressemble à un couvent ou à une folie de l’ancien régime.

— Elle a toutes les audaces.

— Les femmes de son calibre ont un talisman, tu sais lequel, qui vaut toutes les baguettes magiques. C’est le Sésame, ouvre-toi ! aux pierrots et aux robespierrots. Aux menaces de Picardon, Aglaé avait deviné ma trahison, aussi tu comprends de quelle manière elle nous a reçus, ma femme et moi, lorsque nous nous sommes présentés chez elle, où, sous le nom de Mme de Sainte-Ernestine, elle pose pour la canonisation. Mais Aglaé est une femme supérieure en tout, et, avec elle, les explications ne sont pas longues. Il fut entendu que nous nous liguerions pour jouer Picardon. L’occasion de raser le bonhomme ne s’est pas longtemps fait attendre. Aglaé ayant l’air de céder à ses menaces, nous prévint qu’elle lui avait donné rendez-vous un certain soir, pour lui compter deux millions contre remise de papiers qui pouvaient la compromettre. Alice qui est un dragon de vertu, aussi bien qu’un gendarme à poigne, l’attendait à l’entrée du parc de l’hôtel de sa sœur. Aussitôt qu’il eut franchi la porte d’entrée, une femme, masquée par un vieux sycomore, tomba dessus à bras raccourcis, et après lui avoir distribué une maîtresse volée, lui enleva son portefeuille, lequel, outre les papiers qu’il devait remettre à ma belle-sœur, en contenait d’autres, aussi compromettants pour lui que pour certain de ses acolytes politiques. Son coup fait, ma femme prit la porte et s’éclipsa.

J’avais accompagné le roublard dans sa voiture jusqu’à la porte des Ternes. Je devais lui servir d’appui pour décider ma belle-sœur dans le cas où elle reviendrait sur sa promesse, et peut-être aussi le gaillard m’avait-il pris comme garde du corps. Mais en passant devant l’octroi, je m’évanouis subitement et je fus transporté au poste, où j’attendis que Picardon eût continué sa route seul, pour revenir à moi, de façon qu’il n’a pu deviner d’où lui venait le coup qui l’a privé de ses moyens d’action. Je possède toujours sa confiance, car il croit maintenant que je vais travailler pour rechiper ses papiers à Aglaé pour le compte de laquelle il est persuadé, et cela n’était pas difficile à deviner, que le guet-apens avait été préparé. J’ai su après que la sœur de ma femme l’avait embobiné au point de le retenir et qu’il avait couché avec elle.

Tout cela et l’intimité qui s’en est suivie, c’est de la diplomatie. Picardon cherche sa revanche, et Aglaé à abrutir son ennemi qui, paraît-il, est un hystérique achevé.

— Elle est cocasse, ton histoire de brigand.

— N’est-ce pas que c’est renversant ? On n’en trouve pas d’aussi corsée dans les livres. Maintenant, je suis peut-être l’homme de la situation. Picardon, les Métalliques qui sont au mieux avec ma belle-sœur, quoiqu’elle les ait roulés dans les grands prix, et un monsieur Portas, qui me paraît travailler pour d’autres cocos du même acabit, me croient sincèrement dévoué à leurs intérêts, tandis qu’en réalité je suis corps et âme à Aglaé. Dans ce micmac, je me fais du lard et des rentes ; je ne demande qu’une chose, c’est que cela dure.

— Sacré Bernard ! Quel chançard tu me fais !

— Dis donc, quand on a quatorze gaillards dont on n’est qu’un treizième père, et qu’on élève comme si on l’était entier, cela demande bien que la Providence y mette le pouce.

— Parfaitement ! Je ne crains qu’une chose, c’est que cela ne casse trop vite pour toi.

— Quoi qu’il arrive, je tiens le bon bout et je prends mes précautions pour être gardé à carreau. En attendant, il y a plaisir à voir tous ces lapins-là jouer du tambour sous la direction de ma belle-sœur, qui joue admirablement de la mécanique. En voilà une qui a du tempérament ! Ce n’est pas treize pères qu’aura son enfant, si elle en a jamais un, mais cent au moins.

Me Cordace, en regardant sa montre, remarqua que l’heure de son rendez-vous avec Picardon approchait. Il s’empressa de solder l’addition et quitta Chaudron en lui promettant de se rendre au dîner de famille, auquel l’étrange directeur d’une caisse, plus étrange encore, l’avait invité pour renouveler connaissance avec sa femme.

Picardon attendait le notaire. Le temps de héler un sapin et ils roulèrent vers Neuilly.

Ils restèrent quelque temps silencieux.

L’avocat-député qui visait à la présidence du Conseil, avait une tête de crustacé, nous l’avons déjà dit, aussi était-il difficile de lire ses impressions sur son visage, d’un glabre des moins sympathiques. Mais aux regards qu’il jetait à la dérobée sur son compagnon, on devinait qu’il cherchait dans son esprit une voie détournée pour nouer une conversation qui lui tenait à cœur.

Il parut avoir trouvé le joint.

Sa figure prit un air mielleux, qui lui fit du coup une face de tête de jeu de massacre.

— Vous allez renouer, sans doute, avec Mme Blanqhu. Je vous préviens que la liste de ses amants s’est considérablement augmentée dans ces derniers temps, car c’est une diablesse de plaisir et de luxure, dit-il au notaire qui l’attendait venir.

— Elle est même obscène, dirait le père La Pudeur, répondit Me Cordace en prenant le ton de la blague.

— Pas si La Pudeur que cela, je connais l’apôtre.

— À son âge, on peut être gelé.

— Dites abîmé. Mais on se trompe sur son compte ; c’est un aveugle des ponts qui y voit très clair, un simulateur de vertu qui veut faire oublier ses rosseries. Il y a cependant de la démence dans son cas : à une soirée chez le président Boulenzingue, ne s’est-il pas mis à divaguer en forcené, en criant qu’il fallait poursuivre, pour outrage aux bonnes mœurs, les banquiers qui font un trou dans la lune ? Il doit avoir la pensée sale, l’imagination obscène, comme les habitués des voyeurs des lupanars et des chabannais. Il se peut aussi que son cerveau présente des lésions caractéristiques, des renversements de marmite, que l’image des drôlesses, qu’il a pu connaître, s’y soit imprimée à l’envers, peut-être sens dessus dessous. Ce sera un curieux spécimen à étudier pour la Faculté lorsqu’il sera mort. J’ai connu un halluciné de son espèce, il était président de l’œuvre des Bonnes Mœurs qu’il avait créée, il croyait que toutes les femmes marchaient sur leur tête, prenant leur visage pour leur derrière ; aussi était-il un embrasseur intrépide. On a dû l’enfermer à Charenton. Là, une autre lubie : il s’est cru éléphant capable de soutenir une cave renversée sur ses défenses, puis crocodile, puis mouton, puis aigle. La vérité est qu’il était devenu gâteux.

— Voilà un modèle à ne pas copier, ni à mettre sous les yeux de la jeunesse.

— Malheureusement quand une infirmité sociale se révèle, il se trouve toujours des esprits malades, des dégénérés cérébraux pour en faire leur fétiche. Il s’est formé, sous son invocation, une académie d’intellectuels renversés qui arpentent constamment les boulevards, en prenant la dimension des maisons sur la largeur des trottoirs, mesurant les angles au mètre cube, combinant les binômes de Newton avec la lune et cherchant le soleil dans le tout-à-l’égout. En fait de femmes, ils ne connaissent que leurs grand’mères.

— On ne s’ennuie pas en votre société, Monsieur Picardon.

— J’aime assez à rire quand j’en ai le temps ; ce qui ne m’arrive pas souvent. En fait de gaieté, il n’y a rien de tel que les femmes, quoiqu’elles soient bien rosses.

— Pour cela nous sommes complètement d’accord ; leurs sourires même sont un stimulant.

— Alors vous n’en voulez plus à la Blanqhu du tour qu’elle vous a joué ?

— Non, sincèrement. Mais dorénavant je me garderai à pique.

— Tâchez donc de lui subtiliser certains papiers qu’elle m’a fait enlever par une drôlesse dont je n’ai vu que les pattes… des battoirs de lessive ; je vous en saurai une reconnaissance infinie. Je vous conterai l’affaire demain dans mon cabinet, après le dîner que je vous prie d’accepter chez moi. J’ai promis à Madame Picardon de vous y amener, vous ne pouvez pas refuser.

— Ce sera un plaisir pour moi de lui offrir mes hommages, vous pouvez compter sur moi.

Le sapin s’était arrêté. Les deux compagnons en descendirent devant une façade grillée masquant un parc, visible aux grands arbres qui la surplombaient.

Lorsque la porte s’ouvrit devant eux, le notaire remarqua un parc assez spacieux, dessiné à l’anglaise, parfaitement clôturé de murs.

— Il doit faire bon vivre ici, se dit-il, se sentant pénétré de joyeuses idées de folie que cette solitude champêtre venait d’éveiller en lui.

Les deux visiteurs suivirent une belle allée bordée de vieux marronniers, contournèrent une pièce d’eau et se trouvèrent devant le bâtiment principal, un hôtel princier à large perron en marbre, surmonté de deux étages balconnés, avec belvédère.

Le perron donnait immédiatement accès au grand salon : une merveille.

C’est là que Picardon et Me Cordace furent reçus par Aglaé, devenue Mme de Sainte-Ernestine.

Le notaire fut étonné des changements survenus dans toute sa personne. Magicienne de l’art éminemment féminin, elle semblait une des grandes dames du siècle d’Henri II, dont deux tableaux, appendus aux panneaux du fond du salon, représentaient les types gracieux et sévères.

Elle était drapée dans une robe noire, qui laissait à nu ses épaules galbeuses au teint laiteux. Sa tête, coiffée à la Marie Stuart, donnait à son visage un air de candeur et de jeunesse des plus sympathiques : sa poitrine, belle toujours, battait violemment sur son corsage.

Le notaire se sentit repris en ses frénétiques désirs de belles chairs et d’amours savantes.

Elle l’accueillit, rieuse, la main tendue.

— Eh bien ! maître Cordace, il y a quelque chose de changé dans la situation, hein !

Ce que la sirène n’avait pu changer était son langage et son ton : l’éducation ne s’improvise pas.

— Je le regrette, surtout pour moi, répondit évasivement le notaire en lui pressant les doigts.

— Pourquoi ?… Il n’y a rien de changé ici pour les amis.

— Je désire sincèrement de tout cœur que l’affaire s’arrange au mieux du repos de tous. Ce n’est pas gai, cette complication du testament !

— Il n’y a pas de complication, il n’y a que des récriminations ; le testament existe toujours dans sa teneur et ses effets. N’est-ce pas, Monsieur Picardon ?

— Avec quelques modifications, répondit l’avocat-député en souriant.

— Tout cela, c’est des mots. Qui attaque le testament ?

— Oh ! il est inattaquable : c’est la queue d’une comète qui file.

— Je vois que nous nous entendons. Il faut maintenant en boire le vin : il sera bon.

Cette inconscience, qui confinait au génie, frappa le notaire d’admiration. À ses yeux, l’ex-cocotte prenait les dimensions d’une déesse.

— Maintenant que je vous ai raccordés, je vous quitte. Vous devez avoir beaucoup de choses à vous dire, fit Picardon qui avait ses motifs pour laisser Me Cordace renouer ses relations intimes avec son attrayante ennemie.

— Vous ne nous restez pas à dîner ? demanda celle-ci, sans grand empressement.

— J’ai affaire : il faut absolument que je sois à la Chambre avant 5 heures.

Il paraît qu’il y a eu des ruades dans les rangs de la majorité ministérielle ; je dois surveiller cela.

— Dans ce cas, à demain !

— Demain, non plus. J’ai un grand dîner à la maison ; Me Cordace est des nôtres.

— Le plus tôt possible, alors. Vous êtes, pour moi, un ami trop précieux, et je suis trop vôtre, pour que vous me négligiez.

Elle s’était rapprochée du ministrable, les yeux luisants comme si elle eût été sous son charme, les lèvres gourmandes, comme si elle eût voulu les offrir à ses baisers, le corps abandonné, comme si elle l’eût offert à ses caresses.

Elle plaça sa main fine et chaude dans sa main froide.

— Au revoir, cher, lui dit-elle charmeuse.

Jusqu’à la Chambre, où il s’était fait conduire, Picardon se sentit électrisé, comme s’il eût été placé sous l’action d’une pile.

— C’est un cadavre que j’ai réchauffé et que je fais marcher, avait dit l’ex-cocotte en le regardant reprendre l’allée des marronniers.



XXIII


Où on se comprend et se reprend, sans explication. — Une femme géniale qui se révèle. — Les persuasions de la peau. — Il fait bon de vivre. — Un dîner politique. — Le désir d’une femme se satisfait toujours.


— À nous deux, maintenant, mon cher Cordace. Déballons vite ce que nous avons sur le cœur, qu’il n’en soit plus question, fit la Blanqhu aussitôt que Picardon eut refranchi la grille d’entrée de l’hôtel. Tu m’en veux, hein ?

Elle avait repris le ton et les manières de buveuse de champagne des restaurants de nuit. La peau lui brûlait de se recoller à celle de son amant de cœur.

— Il y a de quoi ! Après tous les lapins que tu m’as posés… m’en faire courir un jusqu’au Gran-Chaco, expliqua le notaire, intérieurement charmé de retrouver son Aglaé bonne fille.

— Où tu n’es pas allé, fumiste.

— Mais où j’aurais pu aller, si je n’avais pas appris à temps la débâcle de ton système.

— Plains-toi, on te fait un pont d’or ; la fortune et les honneurs t’attendent.

— Peut-être, mais il y a cette affaire de l’instruction. C’est moi qui écope.

— Bah ! une pinte de vinaigre à boire, tout cela tournera en os de boudin. J’ai mes assurances.

— Tu es assurée contre les dents de ces requins ; tu devrais bien me donner l’adresse de la Compagnie ?

— J’ai pris mon assurance solidaire pour deux.

— Tu devrais bien dire pour trois, car ton mari en est, je crois. Mais où perche-t-il, cet incomparable Agénor ?

— Nous faisons ménage à part : te voilà maintenant à ton aise avec moi. Je l’ai collé rue Saint-Lazare, avec une agence d’affaires sur le dos, qui lui donne assez de tintouin pour qu’il ne vienne plus nous assommer de ses rengaines. Quand il m’aura déniché et racheté toutes les signatures protestées des magistrats et des politiqueurs qui roulent sur la place de Paris, dans les bureaux des hommes d’affaires et chez les usuriers, il pourra se reposer ici ou ailleurs.

— Et c’est toi qui rachètes ces créances dont je ne donnerais pas quatre sous ?

— Il faut bien payer la corde de ceux qu’on veut étrangler. Mais ce sera dans les prix doux : je me fie à Agénor pour cela.

— C’est tout à fait dans ses moyens.

— J’ai aussi créé la Caisse des Reports Hypothécaires Universels, où j’ai casé mon revenant de beau-frère comme directeur. Cela va faire marcher les affaires.

— Les affaires des Métalliques : Escafignon, Robidilliard et Cie. Cela va devenir épique.

— Je tiendrai bientôt tout ce monde-là sous ma coupe.

— Tu es renversante.

— Ce n’est pas tout. Je suis en train de monter un chabannais comme on n’en a pas idée en France. Un chabannais de famille, où on trouvera des femmes, les plus appétissantes, à gogo, et du champagne à l’œil. Tu vas voir y abouler tous les apôtres de la morale et les guignols de la République. Ce sera crevant. Vais-je assez les abrutir, ces cocos-là !

— Mais à ce compte-là, tout ton argent va filer !

— Au contraire, il va accoucher de petits comme des lapins. D’ailleurs, tu ne vas pas t’imaginer que je me suis donné tant de peine à amasser le magot pour l’enterrer dans une cave. Les affaires, vois-tu, c’est comme le champagne, ça grise délicieusement. J’ai ça dans les veines. C’est Agénor qui m’a révélé ma vocation ; j’ai vite marché seule. Que dis-tu de mon parc ? Délicieux, hein ! pour courir la biche par les nuits chaudes ? Toutes les folies et à l’abri de toute indiscrétion. On va s’en donner de la liberté, de l’égalité et de la fraternité !

— Tu es toujours aussi rosse et aussi chauffeuse.

— Tu verras ça cette nuit.

— Tu sais que j’ai déjeuné avec ton beau-frère, ton Bernabé Bastringos du testament.

— Il t’a tout raconté ?

— Oui, c’est à se tordre, une vraie histoire de brigand.

— Je l’avais tuyauté, pour préparer notre réconciliation.

— Je te reconnais bien là : tu es le plus adorable chameau que j’aie encore rencontré.

— Un chameau qui porte la tour d’ivoire républicaine sur le dos.

— Tu deviens lyrique. Tu lis donc ?

— La politique et la morale : il n’y a rien de tel pour se faire à la grande canaille.

— Tu sais aussi qu’on doit perquisitionner chez moi.

— Tu n’as pas fait la bêtise d’y laisser traîner tes affaires ?

— Tout a été brûlé : on n’y trouvera que les dossiers de mes clients, mes vieilles chaussettes et mes faux-cols.

— Je me fie à toi : tu n’es pas non plus le dernier des roublards. Puisque tu sais tout, inutile de revenir sur le passé, que pour nous entendre sur l’avenir. Nous allons reprendre nos joyeuses habitudes. Je te donne mes nuits du dimanche et du jeudi, et tous les jours quand tu voudras. Pour les autres nuits, je les dois au succès de mes opérations.

— Tu es géniale ; un général ne s’y prendrait pas mieux pour préparer le sort d’une grande bataille.

— Hein ! que ta petite Aglaé n’est pas une bête. Viens voir ma chambre avant qu’on nous serve : une bonbonnière où il fait doux de faire dodo.

La Blanqhu était cramoisie de désirs ; Me Cordace avait bien déjeuné et l’aiguillon de la chair, dont parle saint Paul, le tourmentait.

Quand ils revinrent au salon, Aglaé était vêtue d’une robe de chambre : un fouillis de dentelles, sans chemise.

Le dîner était digne d’une petite maîtresse de la Régence. Il se passa en joyeuses beuveries, en folies voluptueuses et en conversations d’une rosserie charmante.

Le soir, les deux amants se promenèrent dans le parc. La nuit était tiède, les parfums végétaux, distillés dans l’air, enivraient, Me Cordace, caressant sous le fouillis de dentelles dont elle était revêtue la croupe veloutée de sa maîtresse, pensait qu’il fait bon de vivre dans la joie du cœur et le j’m’enfoutisme de l’âme.

Quand l’Aurore aux doigts de rose ouvrit les portes de l’Orient, les deux amoureux étaient vannés.

Quand ils se réveillèrent, un soleil éblouissant dorait l’hôtel et le parc.

Me Cordace pensa au dîner de Picardon.

— Je crois, chérie, qu’il est temps de nous lever. Le temps de déjeuner et de passer à mon hôtel m’habiller, je crois que j’arrivai juste à l’heure pour m’exécuter envers notre ami, dit-il à Aglaé rêvant les yeux grands ouverts, la tête reposant sur l’oreiller garni de dentelle.

— Mme Picardon va te chauffer. Observe-toi pour ne pas faire d’impair et garde-toi à carreau. Tu connais combien elle est roublarde, expliqua sa maîtresse en s’accoudant sur son bras nu, galbé pour le modelage.

— Je m’attends à tout, c’est assez te dire que je suis prévenu contre tout.

— Chauffe-la à ton tour : on ne peut pas savoir.

— Je ferai de mon mieux. Mais après toi, tu sais, ce sera du réchauffé.

— On ne peut pas savoir. Mme Picardon a du talent.

— Enfin, nous verrons. Je saurai de quel bois on se chauffe là-bas.

Le déjeuner fut encore du bon temps.

Il était 3 heures, lorsque le notaire quitta l’hôtel de Neuilly.

Le dîner des Picardon était politique, c’est-à-dire que toutes les vertus en étaient exclues.

Le notaire fut reçu par Mme Picardon de la façon la plus charmante. Il y eut entre elle et lui un serrement de main très collant.

La femme de l’avocat-député n’était ni moins appétissante ni moins suggestive que la Blanqhu ; c’était deux fleurs du même terreau. Ce qui manquait à Mme Picardon pour la rendre aussi désirable que sa rivale, c’était le jeu de la physionomie, l’attraction du fluide prépondérateur de la passion. C’était une femme toute de calcul qui ne s’animait réellement que dans les bras des monstres de la volupté. Autrement, au lit, c’était une causeuse.

Me Cordace avait, par la marquise de la Fessejoyeuse, la réputation d’être organisé pour toutes les luttes de l’amour. Il y a longtemps que Mme Picardon le désirait.

Comme femmes, il n’y avait à table qu’elle et un ex-procureur impérial, devenu sénateur, une très vieille femme à tête de vieille garde. Encore celle-ci portait-elle des culottes. Elle n’avait donc aucune crainte de se voir disputer le joyeux notaire.

Tous les députés invités étaient ministrables. Leurs capacités réelles auraient pu tenir dans un dé à coudre, mais leurs appétits se cubaient à la tonne. Tous disposés aux pires besognes, on pouvait compter sur eux pour les derniers cambriolages. À part l’ex-procureur impérial, crocodilien de nature, ils pouvaient passer pour des hommes… des forêts vierges d’Afrique. Ils se flattaient d’avoir mangé du curé. Cela se sentait à leur odeur.

Il y avait trois juifs, trois protestants et trois chrétiens qui ne protestaient plus ; en tout, neuf coquins.

C’étaient les futurs membres d’un grand ministère.

Quelques-uns pouvaient porter la croix sur la poitrine : tous l’avaient sur le dos. Gens charmants, en somme, qui auraient très bien fait à la potence.

Ils parlèrent de Chapeau vi et de Sabot XXXXe en pronostiqueurs de pressions météréoliques et de cyclones des profondes vidanges.

Chacun trouvait bête comme choux ce que les autres disaient, mais chacun s’entendait parler avec admiration.

Le notaire fut interrogé sur ses opinions.

Il déclara se ranger à celles de la majorité des convives.

Il fut trouvé bon pour le service de la bande. C’était un pur, un frère.

Me Cordace s’en foutait.

Puis, on parla des Métalliques ; des gens à piller. Mais le morceau fut trouvé trop gros, trop coriace. On convint qu’il valait mieux s’accorder avec eux.

On se rabattit sur de plus minces personnages.

Les couvents furent trouvés d’une proie plus facile. On ferait son petit 93, et on se partagerait leurs dépouilles au nom des éternels principes des détrousseurs de grandes routes. Si le pape réclamait, on l’enverrait se faire f… ! Beaucoup d’éloquence du reste, un charabia de Cour des Miracles.

Mme Picardon en avait mal à la tête, mais Me Cordace lui servait de lénitif ; leurs genoux se touchaient.

Au départ des sempiternels raseurs parlementaires, que l’avocat-député accompagna pour se rendre à un meeting d’apaches politiquailleurs, où il devait prendre la parole, sur le coup de minuit, sa femme retint le notaire pour lui tenir société.

Les autres pensèrent que Mme Picardon voulait embobiner le notaire à la politique de son mari.

Quand ils furent partis, celle-ci pressant la main de son compagnon avec tendresse, lui dit :

— Savez-vous, Monsieur Cordace, que je vous aime bien.

— Je vous remercie infiniment des bons sentiments que vous me manifestez, chère Madame ; les miens, à votre égard, je vous assure, ne sont pas moins chaleureux.

— Bien vrai que vous m’aimez ?

— Assez même pour oublier le respect que je vous dois.

— Prouvez-le-moi, si vous êtes un galant homme.

— Ici ?

— Dans ma chambre.

— Mais Picardon ?

— Il en a jusqu’au matin : il a affaire ailleurs.

— Dans ce cas, je n’ai rien à vous refuser.

Il était, certes, dans les intentions de la chauffeuse salonnesque d’endoctriner le notaire pour l’amener à travailler à la restitution des papiers enlevés à son mari, mais quand elle fut au lit, dans les bras de Me Cordace, elle oublia le ciel et la terre pour se fondre dans l’amour où on ne pense plus.



XXIV


Une comédie judiciaire. — Les épreuves d’un notaire. — Me Loyal. — Une bonne affaire. — La Blanqhu s’amène au Palais. — Une pierre dans une mare aux grenouilles. — La clôture d’une mystification.


En rentrant à son hôtel, Me Cordace trouva dans son courrier une lettre de son clerc, l’avisant que le Parquet de la sous-préfecture s’était présenté à l’étude pour y opérer des perquisitions, en vertu d’une commission rogatoire du Parquet de Paris, et que sa présence était réclamée à Ambrelin pour l’exécution du mandat judiciaire, auquel il avait été sursis.

Il prépara aussitôt sa valise et se fit conduire à la gare d’Orléans, où il se fit servir à déjeuner après s’être pourvu des journaux du matin.

Tout en mangeant, il déplia le Rouspettard.

La lecture des détails le rassura complètement : le scénario révélait l’idée maîtresse de mystifier et d’endormir le public.

Dans le train qui l’emportait vers Ambrelin, il parcourut les huit ou dix journaux dont il s’était pourvu.

Leurs reporters lui parurent phénoménaux. Avec eux, tous les x des situations les plus compliquées étaient résolus. Ils possédaient la triple et la quadruple vue, un acoustique universel. Le détective le plus madré était une mazette à côté d’eux.

Ils donnaient tous les détails de l’affaire, sans en oublier le vase de nuit en or massif de la Blanqhu. Ils suivaient les propriétaires de l’hôtel Fornicula dans leur fuite à travers l’Europe, en passant par la Grèce, la Turquie, la Russie, puis au Kamtchatka, dans les deux Amériques, en Chine et au Japon.

Dans toutes les affaires d’escroquerie retentissantes, où il y a une femme, les reporters ont toujours un vase de nuit, en or ou en argent, à offrir au public.

Enfin, cela amuse les bons Français, qui ne savent plus s’ils doivent rire ou pleurer.

Cette prose vaut infiniment mieux que celle de la pipelette La Pudeur, quoiqu’elle soit du même tonneau.

— Tout va bien, se dit Me Cordace en repliant son dernier journal.

Rentré chez lui, il télégraphia au Parquet commis, qu’il se tenait à sa disposition.

Celui-ci arriva le lendemain en corps, accompagné de trois agents de la Sûreté de Paris, probablement chargés de faire disparaître ce qui aurait pu embrouiller le plan conçu par les Métalliques et le Gouvernement.

Naturellement, on ne trouva rien se rapportant à l’affaire. Mais, un Parquet, si modeste qu’il soit, doit toujours, comme les chiens dressés pour la maraude, rapporter quelque chose, ne fût-ce qu’un os ; les vieux papiers trouvés dans le galetas, la cuisine et les cabinets d’aisances, furent, pêle-mêle, placés sous scellés.

Pendant l’opération, le notaire reçut une convocation de Caméléon de Lentrecôte, l’un des trois juges commis pour instruire l’affaire, une convocation à son cabinet pour la huitaine.

Un juge d’instruction, c’est l’ombre ; trois, c’est la bouteille à l’encre.

Me Cordace profita des quelques jours de répit qui lui étaient laissés, pour installer un maître clerc, vieux routier du notariat, auquel il confia la direction de son étude. Paris allait désormais être son champ d’action.

Ses derniers arrangements pris, il reprit le train pour la Ville-Lumière, à laquelle on fait voir tant de chandelles, pour s’entendre avec Me Loyal, son avocat.

Les mœurs judiciaires sont assez connues pour que j’appuie sur les fumisteries, les intrigues, les tripatouillages et les coups de Jarnac qui se pratiquent au Parquet de Paris.

Me Cordace avait dépouillé le joyeux notaire.

Il se présenta grave, solennel au cabinet de Caméléon de Lentrecôte, qui, après l’avoir interrogé, le renvoya à son collègue Farfouil, qui s’en déchargea sur son camarade Serpoint.

Après s’être consultés, les trois Gaspards l’inculpèrent et le firent incarcérer.

Le lendemain, après une promesse de remboursement des prêteurs trompés par son intermédiaire, il fut élargi.

Le surlendemain, il fut réincarcéré.

Le soir, il fut reélargi avec ordre de se tenir à la disposition de la justice (sic).

La justice (re-sic) avait saisi, à l’hôtel Fornicula, deux sacs de vieux journaux, de gravures de modes et un lapin en plâtre, ainsi qu’un catalogue du Louvre, que la pipelette La Pudeur avait autrefois dénoncé comme contraire aux bonnes mœurs.

Avec les documents saisis à Ambrelin, au domicile du notaire, cela faisait bien cent cinquante kilos de vieux papiers, plus le lapin.

Le tout fut rangé dans sept cents dossiers, cotés, paraphés, scellés, avec accompagnement de procès-verbaux charivaresques.

Pendant sept mois, Me Cordace assista, avec le sérieux d’un notaire qui procède à une liquidation après décès, à ce déballage et réemballage nauséabonds.

Me Loyal, qui assistait l’inculpé, en avait attrapé une migraine abrutissante.

— C’est de l’esbrouffe, c’est stupide, c’est même canaille, disait-il à son client, mais c’est encore ce que j’ai vu faire de mieux par la magistrature depuis que je la connais.

— Le fait est qu’elle ne gagne pas à être vue de près, avait sceptiquement répondu le notaire. Mais je me demande ce qui porte ces façons de Robert-Macaire à faire cette infecte besogne.

— Leurs instincts mauvais, parbleu ! leurs âpretés bourgeoises, les ambitions de l’arriviste, ce qui tente les besogneux, sans autre énergie que pour l’intrigue et la servilité : l’argent et la vie facile. La majorité de ces Escobars judiciaires sont entrés dans la carrière dans les plus exécrables conditions, sans sentiment aucun du devoir ; par conséquent, faciles à toutes les corruptions, à toutes les abdications de la conscience, atrabilaires, mauvais et inconscients par profession et par éducation du milieu où ils opèrent. Heureusement que les arguments de droit divin qui protège encore l’édifice vermoulu s’abîment chaque jour. Retour de la justice immanente, ce sont les basses passions que la magistrature sert, qui la démolissent chaque jour, dans leurs anathèmes contre les principes sur lesquels elle repose et qui ont fait sa force pendant douze siècles. Mais l’arbre est pourri jusqu’à la racine, le système condamné par tous les penseurs. La justice humaine, c’est le jury ; la magistrature officielle n’en est que la caricature, sinon la négation. Aux hommes du texte louche, bancal, il faut substituer les hommes de la conscience : le Jury.

— Si la magistrature vous entendait, cher maître, elle reprendrait peut-être conscience du sentiment de son devoir, de sa haute mission dans la société.

— Vous vous trompez étrangement ; elle me traiterait en bête féroce et me déshonorerait par arrêt, après m’avoir déshonoré par insinuation. Elle a en horreur ceux qui lui parlent de devoir, à plus forte raison ceux qui lui rappellent ses crimes, ses massacres d’innocents, ses coupes sombres exécutées par ordre, ses infâmes compromissions et toutes les choses horribles à la raison, qui l’ont rendue l’objet de l’exécration de tout ce qui pense, qui a du cœur. Le magistrat démasqué ne pense qu’à se venger, et il se venge avec la férocité lâche que lui donne l’assurance de son irresponsabilité.

Ces paroles auraient peut-être communiqué des résolutions salutaires à son client, en lui inspirant un retour sur son passé, mais Me Cordace pensait à ce moment aux moyens d’arriver à faire accepter une transaction à trente pour cent à ses prêteurs de l’héritage Blanqhu et à ceux d’Agénor, les autres s’étant arrangés pour se rembourser sur la masse des citoyens français qui ne chante plus, mais qu’on tond toujours comme au temps de Mazarin. D’ailleurs, il s’en foutait ; il ne demandait qu’à sauver sa mise.

Il croyait que c’en était fini, après sept mois, de la mise en scène de la comédie judiciaire : il se trompait.

Sur un ordre du bloc ministériel, la revue des dossiers Blanqhu recommença.

Le notaire s’empressa de conclure avec ses prêteurs et ceux d’Agénor.

Ce fut une bonne affaire pour lui.

Néanmoins, l’instruction se continua pendant encore huit mois.

Tout le monde en avait plein le dos de l’affaire Blanqhu, le public, les Métalliques, le gouvernement et surtout l’intéressée, la géniale Aglaé dont les dossiers se gondolaient et étaient autrement suggestifs que ceux du Parquet.

Ce fut alors que se produisit le coup de théâtre qui fut cause de la première attaque d’apoplexie de Sabot XXXXe.

Un groupe politique d’affaires, à la tête duquel se trouvait le Renard de la Justice, s’étant entendu pour faire chanter la Blanqhu, avait combiné de faire recommencer l’instruction sur la nouvelle base d’accusation de faux en matière de testament.

Prévenue, Aglaé, après un conciliabule avec ses amis du Syndicat des Métalliques, se présenta inopinément, au cabinet de Caméléon de Lentrecôte, pour réclamer des juges.

Réclamer des juges, au Palais : la bonne blague ! Il y a longtemps que le dernier est mort.

Le juge d’instruction fut tellement atterré de la fugue de la femme que, trois jours auparavant, il tenait amoureusement pressée dans ses bras, qu’il en resta un moment paralysé de la langue et du cerveau.

Il fallait cependant sauver la situation.

Il le comprit bientôt en se reprenant.

— Que venez-vous donc faire ici, Madame ? Personne ne vous y a appelée, dit-il perplexe et ému.

— Me mettre à la disposition de la justice… forte de ma conscience et par respect pour la magistrature, répondit-elle belle de cynisme et d’impudence railleuse.

Si Caméléon de Lentrecôte avait été seul, il l’aurait embrassée ; il la trouvait tout simplement sublime.

Mais son secrétaire le regardait, les lèvres gouailleuses.

— Partez vite ! Dans quelques jours, il sera rendu une ordonnance de non-lieu en votre faveur, la supplia-t-il.

— Il y a huit mois qu’on me promet cette ordonnance de non-lieu, et maintenant, au lieu de cela, on veut me faire chanter. Non, je veux des juges.

— Mais où diable voulez-vous que je les prenne ; vous savez bien que c’est impossible !

— Je vais alors aller voir le Procureur général. Je veux enfin savoir qui on trompe ici.

En un autre lieu et en un autre moment, le juge d’instruction aurait répondu : Tout le monde. Il se contenta de lui présenter un fauteuil, en lui disant qu’il allait consulter son chef au Parquet.

Lorsque le Procureur général apprit la présence de la Blanqhu au Palais, il faillit se trouver mal.

Il téléphona immédiatement à Sabot XXXXe, qui, après avoir soufflé de bâcler l’affaire par une ordonnance de non-lieu, alla s’affaisser dans un fauteuil devant son bureau, en scandant :

— Sacrée garce, dans quel pétrin elle nous met !

Aglaé, rassurée, quitta le Palais, entourée de la haute considération de Caméléon de Lentrecôte et de son chef.

Qu’a-t-il manqué à ses émules pour aboutir au même résultat ? Une même entregence prostitutaire et quelques bons dossiers… des vrais.



XXV


Prospérité publique. — Les affaires marchent. — Les masques. — Le Grand Chabannais. — Chabannais républicain. — Couronnement du régime de l’Assiette au beurre.


Les Blanqhu étaient oubliés. Il ne restait que Mme de Sainte-Ernestine et M. Tagnaux, agent d’affaires, rue Saint-Lazare, qu’on rencontrait chaque soir dans les brasseries à femmes, en quête de coucheuses égrillardes, pas cher ; car Agénor était devenu pingre comme Harpagon.

Les affaires marchaient.

La dette publique de la France était de quarante milliards. Ceux qui l’avaient corsée, se dépêchaient de la porter à cinquante milliards avant la débâcle. On s’accommoderait ensuite avec n’importe qui, disposé à passer l’éponge sur leur passé.

C’est de la haute politique ; il n’y a que les très hautes intelligences qui peuvent la comprendre.

Ceux qui en sont la dupe ne la comprennent même pas du tout ; c’est pourquoi on s’en fout généralement en France.

La Caisse des Reports Hypothécaires Universels avait fait faillite. Ce fut une bonne affaire pour le Syndicat métallique ; la propriété immobilière tomba de trente pour cent.

Chaudron, qui avait endossé le paquet moyennant quelques centaines de mille francs, profita du départ du premier paquebot pour aller relever la colonie d’Azara.

Ce fut une perte pour la France.

Il aurait bien voulu emmener Me Cordace, qui venait de vendre son étude et dont la société le charmait, mais l’ex-notaire soignait son élection à la députation à Corbins-les-Cornus. Il se devait à beaucoup de hautes et petites bourgeoises, envers lesquelles il avait des obligations infinies. Il avait ses pantoufles chez Aglaé, sa robe de chambre chez Mme Picardon, il déjeunait chez Mme Escafion, il dînait chez Mme Toutenlair, couchait avec les quatre et beaucoup d’autres. Il ne voyait pas bien ce qu’il pouvait gagner au change avec Mme Chaudron, mère de quatorze fils dont son mari était le treizième de père.

Il y a des situations qu’on ne brise pas à moins d’être un parfait réactionnaire.

Ce qui marchait surtout, c’était le chabannais de la Sainte-Ernestine.

Un simili du père La Pudeur en était le protecteur officiel. Cela lui faisait de belles rentes : dans les milieux parlementaires d’affaires, l’argent n’a pas d’odeur.

Aglaé, sortie du monde dans lequel elle s’était introduite en contrebande, savait que, malgré ses millions, la porte lui en était fermée pour toujours. Mais elle avait judicieusement pensé qu’elle pouvait se faire une grande situation dans la haute bourgeoisie, en s’appuyant sur les Métalliques, en en adoptant les mœurs et en s’associant à leurs opérations.

Ses instincts de femme d’affaires s’étaient développés jusqu’au point où elles excluent le truquage et où l’esprit a acquis la conception des grandes opérations, turpides ou autrement… Les affaires sont les affaires.

Son cœur ne s’était pas racorni au contact du métal, bien loin de là ; il s’était au contraire agrandi de toutes ses aspirations de luxe, de plaisir et de volupté qu’elle pouvait maintenant satisfaire ; c’était une sorte de Dubarry enorgueillie d’être la maîtresse des Métalliques, rois de la France.

Elle était viveuse et jouisseuse jusqu’au bout des ongles ; mais blasée, corrompue, il lui fallait des amours pimentées et des plaisirs raffinés.

La prostitution était trop dans son sang pour l’abandonner jamais, et sa lubricité cérébrale lui faisait trouver un charme infini à provoquer celle de toutes les femmes avec lesquelles elle se trouvait en rapport d’amitié, d’affaires ou comme protectrice. L’abandon du corps aux baisers et aux caresses du nombre lui paraissait le suprême idéal féminin. La révélation de nouvelles turpitudes lubriques de ses amants ou qui lui étaient révélées par ses amies, l’empaumait jusqu’au délire.

Le dilettantisme des suprêmes luxures lui avait seul inspiré la création de son chabannais.

Elle ne connaissait rien de la volupté rayonnante, exubérante, gaie et franche, qui élargit la vision et le sentiment de l’existence, jusqu’au point où elle se fond avec l’idéal paradisiaque, par laquelle les viveurs du grand monde se relèvent du blasement et échappent aux vices de l’oisiveté ; elle n’en comprenait que les fureurs, les pratiques fauves et les corruptions.

Les mignardises et les éclairs de feu sombre qui animaient félinement les yeux des grandes et petites bourgeoises auxquelles elle racontait les prouesses et, aussi, les animalités de ses amants, lui révélaient les hypocrisies de leur chair et de leur cœur, bientôt déclarées, lorsqu’elle les mettait en communication avec le sigisbée ou le protecteur métallique.

Les vices et les vertus de la femme de la bourgeoisie se confondent au point qu’il est impossible au psychologue le plus observateur de les distinguer les uns des autres. Il y a du vice dans sa vertu et de la vertu dans ses vices, d’où la bizarrerie de son tempérament, de ses goûts, les âcretés de son caractère et les impressions de ses passions. Ce qui lui plaît le mieux dans l’amour, c’est de se montrer nue. Mais quand, exacerbée, les fureurs voluptueuses l’électrisent, elle se révèle par une science érotique que rien n’arrête jusqu’aux dernières pâmoisons.

Elle est trop théâtrale pour être estimée, trop jalouse pour être longtemps aimée.

Les hommes qui fréquentaient son chabannais, l’étonnaient souvent par leur science turpide, la bestialité de leurs désirs et la rogue de leur crapulisme.

Toutes les hypocrisies, les coquineries et les bassesses profondes des âmes bourgeoises y venaient s’y démasquer, en leur sanie de vices, pour reprendre haleine : les vieillards en sybarites des basses luxures, les virils en une libidinosité gluante, les jeunes en leur lubricité atavique.

Les respectabilités dont l’honorabilité est faite de cent gredineries journalières, haussées au dehors par la décoration, l’affiliation aux œuvres de Bonnes Mœurs, de la Morale Française, du Relèvement des femmes perdues, etc., venaient s’y abattre, à plat ventre, rauquant, satyres affolés de l’immonde, sur des vaches, vaches eux-mêmes.

Les cyniques s’y révélaient dans leur impudique jargon, dans leur crapulisme. Parmi eux, se comptaient des membres de la philanthropie officielle ou privée qui étaient montés dans les chambrettes, les galetas et les mansardes, pour y polluer les secourues, l’aumône à la main, et des moralistes que l’Académie avait couronnés.

Les blasés et les impuissances séniles y faisaient travailler les femmes, jouissant des yeux, le cerveau plein d’images obscènes.

Le chabannais faisait de l’or des ordures sociales, peinturées au soleil des couleurs de toutes les vertus.

Tout cela grouillait dans la société, industrieux des pirateries macabres, austère : faux ménages, faux bonshommes, faux apôtres, sans foi, sans Dieu.

Les affaires marchaient, roulées par des torrents de boue.

Aglaé Matichon-Blanqhu de Sainte-Ernestine était heureuse. Elle était reine du vice. Son cœur se dilatait dans les encensements à son or et à sa putanité.

Les Métalliques préparaient l’avènement d’un Sabot XXXXIe : celui du grand Picardon.

La débâcle s’annonçait.

Tout ce qui portait un nom suspectable dans la politique, le fonctionnarisme, la magistrature, le clergé soumis et l’armée, possédait une lettre, au chiffre rouge ou bleu, des prétendants, leur garantissant l’avenir.

L’Étranger couronnait de fleurs les bœufs gras destinés à l’abattoir.

Le carnaval de la République battait son plein.

Le grand Paris-Éros, qui vit de soleil, de fleurs, de bruit, de lumières et d’orgies, se foutait du pour et du contre, du tiers et du quart.

Après lui, la fin du monde.



— Le Q (1) ......................... !!!
— Taisez-vous, vieille femme !
(1) La pipelette de la République prononce cu


XXVI


Conclusions. — Les Jésuites rouges. — Le Saint-Office laïque de la IIIe République fonctionne.


À peine paru, Paris-Éros (Première Série : Les Maquerelles inédites, ouvrage de documentation, faisant suite à une série de vingt volumes d’études de mœurs, par Martial d’Estoc) s’est vu l’objet de manœuvres qui rappellent les expédients pratiqués par la Magistrature de la Restauration et de l’Empire pour étrangler les auteurs et les livres qui révélaient leurs tares intimes ; alors qu’unis, en frères, dans la Congrégation de la Foi, les Basiles, les Tartufes et les thuriféraires de ces régimes abominés s’étaient ligués, au cri de : Mort à l’Idée et à l’évolution hautement morale de l’esprit français, insurgé contre les hypocrisies pontifiantes et les turpitudes doctrinales des dessous des manteaux.

Le prétexte des étranges poursuites dirigées contre l’auteur de la 1re Série de Paris-Éros, dont l’exécution à la guillotine sèche de la 9e était fixée au 30 avril 1903, — est le prospectus annoncier du livre, auquel il a emprunté sa première page : un dessin, déjà paru en 1884 en frontispice des Cyniques, symbolisant, en une esthétique brutale mais sévère, — la Prostitution-araignée, embusquée à l’affût de sa proie, les griffes tendues, — et la table des matières… des mots de lexique. En somme, une critique gauloise des mœurs qui engluent les hautes sphères sociales.

Pour défendre ces mœurs, d’une biologie bizarre, leurs prêtresses et leurs souteneurs, le sénateur Bérenger, l’ex-procureur impérial tombé au rôle de pipelette de la République, était tout désigné, et il n’a pas failli à son atavisme policier.

Il faut être édifié sur les voies et moyens de ce calamiteux personnage, qui s’est intronisé Grand Inquisiteur de France, pour juger de sa moralité.

Sous son égide de maquilleur policier, il s’est constitué une ligue grotesque, amalgame d’imbécillités et de réactions cafardes, qui a la prétention de faire marcher la France républicaine dans la voie des inepties scolastiques ancestrales. En réalité, c’est la résurrection du système de délations, d’espionnage, de suspicions, d’investigations et de calomnies, inauguré par la Congrégation de la Foi de la Restauration, que l’ex-procureur impérial tente d’inoculer à la IIIe République, dont il est le Rodin truqueur et le suprême jésuite rouge.

Comme président des trois quarterons de crétins et de cuistres dont se compose sa ligue, le sénateur Bérenger n’est qu’une solennelle ganache ; on le sait dans les sphères officielles. C’est à un titre, autrement canaille, que je révélerai dans mon prochain livre : Les Byzantins, que cet ex-postillon d’Empire fait marcher ministres, préfets et magistrats. Complicités entraînent…

Pour assurer l’effet de sa dénonciation au Parquet, le Garde des Sceaux et le Préfet de Police lui ont servi complaisamment de couverture, et la magistrature debout a marché au pas d’alguazil… Visite domiciliaire, perquisitions, saisie, rien n’a manqué à la manœuvre.

Cela ne suffit pas pour affirmer le zèle du Parquet, et aussi pour le stimuler : on va la faire à la Vidocq.

Lors des premières poursuites contre les libraires, le vieux crocodile du Luxembourg avait pris pour prétexte de la persécution systématique engagée contre eux, que des prospectus licencieux avaient été adressés par la poste à des fils et à des filles de… magistrats (!).

Le coup fut essayé dans mon affaire ; un magistrat vint… inopinément, déclarer au Parquet qu’un de mes prospectus avait été adressé par la poste à son fils.

À l’examen, le truc fut découvert. Quelles mœurs !

J’écrivis une lettre indignée au Garde des Sceaux, protestant contre son immixtion personnelle dans les poursuites et lui révélant le caractère de la dénonciation.

L’effet ne se fit pas attendre ; se couvrant cette fois du Préfet de Police seul, le Rodin d’Empire dénonça un nouveau tirage et une nouvelle distribution du prospectus incriminé.

Cette nouvelle dénonciation reconnue calomnieuse, il ne restait à un magistrat soucieux de sa dignité qu’à clore cette ignoble mystification.

Point. Nouvelle visite domiciliaire, nouvelles pérquisitions, et pour rafistoler cette ineptie judiciaire, un renvoi en correctionnelle sous la spécieuse prévention d’outrages aux bonnes mœurs pour avoir fait distribuer sur la voie publique des prospectus contraires aux bonnes mœurs (sic !).

C’est de l’alchimie judiciaire. Quelle République !

Ce misérable expédient révèle en la magistrature debout une servilité incommensurable et aussi un esprit de défi aux principes du vrai républicanisme et des lois constitutionnelles qui en sont le corollaire, et dont ils se f… tous, d’ailleurs.

C’est plus haut que je m’adresse.

Si la liberté de la presse et la liberté de penser, aussi bien dans leur expression que dans leurs manifestations publiques, sont impudemment livrées au sécateur domestiqué de robins soumis à ce Saint-Office laïque, dont l’ex-procureur impérial Bérenger s’est constitué le Grand Inquisiteur pour la France et l’Étranger, on doit le dire hautement, signifier l’imposture du régime et le traquenard de ses lois de Scapin.

Aberration ! Non, ils savent. Absurde ! Oui, parce qu’arbitraire. Odieux ! parce que canaille.

Mon livre et son prospectus qui en est partie intégrante, outrageurs de bonnes mœurs ! C’est du Bilboquet de Pont-Neuf ou de la Sibylle qui présidait aux élucubrations d’Escobar.

Mon livre, et son annexe, outragent au contraire les plus mauvaises mœurs.

De quelle nature sont donc alors les bonnes mœurs du dénonciateur Bérenger, des ex-natures de la Magistrature, du Garde des Sceaux et du Préfet de Police ? Étrange ! Sabuleux en diable !

Mœurs officielles, sans doute ? On comprend que mon livre outrage ces mœurs-là !

Église nouvelle : synode et concile, théologiens à la coule ! Mais le puffisme des mots et des réactions rentrées ne justifie pas le rôle de docteurs moralistes qu’ils s’attribuent.

Eux des moralistes, c’est un comble ! Je n’aurais qu’à ouvrir la main pour révéler le fond de leur âme.

Quel est, en fin de compte, ce filandreux personnage, auquel les lâchetés amoncelées, les complicités solidaires ont permis une action aussi néfaste que basse sur les destinées de la République ?

J’ai interrogé les républicains, les vrais, et tous m’ont répondu, que lorsque, comme magistrat, on a brigué les faveurs de l’Empire, c’est d’un cynisme renversant d’oser encore parler de pudeur à la France.

Je me suis tourné du côté des conservateurs, et tous encore ont été unanimes pour m’exprimer le dégoût que leur inspirait la trahison de ce traban impérial, reniant, au premier vent de sa chute, le maître qu’il avait bassement servi, adulé en larbin de prétoire, car l’Empire ne choisissait pas précisément ses avocats généraux parmi ses contempteurs.

Ce qu’il est ? Casserole, serait peut-être dur. Mais, assurément, la pipelette de la République.

Taisez-vous, vieille femme !

Quelle fatale influence entraîne donc les prébendiers du régime à faire haïr et mépriser une république que les penseurs ont rêvée si belle, si grande, si noble à son aurore ? C’est une trahison de faire exécuter par la magistrature, déjà trop enlisée dans les mœurs byzantines du régime, l’ignoble besogne des tribunaux de proscription et d’étranglement de la Restauration de l’Empire. Passe pour un Bérenger, l’ex-pourvoyeur impérial, mais qu’on le laisse à sa basse-cour, dans sa vidange et son fumier.

Voici ce que je disais, il y a dix ans, dans mes aperçus historiques : Partout la terreur, celle des froussards courbés chinoisement devant une ochlocratie dorée dont le j’m’enfoutisme détonne. Partout une magistrature couchée, le droit mort, la charte en lambeaux, les derniers vestiges de la liberté emportés par la proscription, une marée gluante de viveurs au pinacle, les coupe-jarrets de prétoire étranglant, entre deux portes, Bory de Saint-Vincent dans son Livre du Seigneur, Hugues d’Hancarville dans ses Monuments du culte des dames romaines, Louis Courier dans ses Discours, Béranger, l’autre, le Français, dans la chanson, Parny dans ses Odes, Villaret de Grécourt dans son Maranzakissiana, Louvert de Couvray dans son Chevalier de Faublas, Collin de Plancy dans son Dictionnaire infernal, Benjamin Constant dans sa Lettre à M. Carrère, Piron, Collé, Gallet, Debraux dans la chanson, Chanderlos de Laclos dans ses Liaisons dangereuses, Diderot dans la Religieuse et Jacques le Fataliste, Mirabeau dans l’Erotika Biblion, Dulaure dans ses Divinités Génératrices, Chénier dans son Ode à Voltaire.

Qu’y a-t-il de changé ?

Tous ces chefs-d’œuvre de l’esprit et de science sont taxés d’outrages aux bonnes mœurs par des larbins de prétoire, qui les auraient aussi bien condamnés pour outrages à la lune, si le texte eût figuré à leur répertoire.

Puis, c’est l’Empire, c’est encore Piron, Parny, Collé, Diderot, Mirabeau qu’on hache ; puis Eugène Süe, Proudhon, Poupart-Davyl, Rogeard, Baudelaire, Naquet, etc., etc…, et le justiciard Bérenger portait la livrée des étrangleurs.

Certes, il est honorable, pour un écrivain, d’entrer dans la phalange glorieuse des victimes des Thugs judiciaires, il n’en est pas moins ridicule de se laisser coller par des « attendus » de corps de garde, comme un toulourou par son cabot, pour avoir… ne pas avoir… et avoir encore après. Bonnes mœurs, c’est du galimatias de petits frères, de la plaisanterie de curé. Je parie le plus beau lapin de France, que pas un juge ne sait ce que cette chinoiserie signifie exactement. Il y a des mauvaises mœurs, c’est connu, puis des mœurs. Mais de bonnes mœurs, c’est de la jonglerie de casuiste.

Le motif invoqué n’est qu’un expédient pour atteindre le livre qui fait rugir pas mal de gens aux mœurs apocalyptiques, et je n’irai pas me risquer dans le maquis de la loi où les escopettes embusquées n’attendent que ma présence pour partir.

Mes juges sont à la Cour d’assises et pas ailleurs.

Je m’étais cantonné dans l’oubli. On est venu souffleter le vieux lion dans son antre : malgré ses soixante ans, il a encore des griffes pour se défendre.

Il y a un passé, ou plutôt des passés, nous en parlerons. La vérité et la justice sont en marche pour beaucoup qui ne s’y attendent pas.

Ce m’était un devoir de protester contre la voie de l’arbitraire, en matière de presse, dans laquelle le Parquet de la Seine s’est laissé entraîner. M’appuyant sur le droit constitutionnel, garant de la liberté de penser et de la liberté de la presse, libertés essentielles du droit républicain, aussi bien que la liberté de conscience et la liberté d’association, hors lesquelles le régime républicain n’est qu’une ignoble mystification, une jonglerie de mots, j’ai décliné la compétence du tribunal correctionnel.

Les juges de la 9e chambre se sont déclarés compétents. J’ai interjeté appel.

Les thaumaturges du Code qui font des miracles d’incohérence avec les lois, la plupart faites par des savetiers du droit, et qui se targuent de personnifier la justice au même titre que Bilboquet personnifie le Pape, iront de leur compétence.

La Cour de cassation jugera ensuite, plutôt mal que bien, c’est son affaire.

Mais toutes les lois et arrêts ne peuvent prévaloir contre le droit constitutionnel.

En effet :

La loi du 29 juillet 1881 sur la presse est inconstitutionnelle au premier chef. Elle n’est qu’une subtilité d’avortons politiques pour soustraire à la juridiction de la Cour d’assises, seule compétente en droit constitutionnel, pour juger les délits et les crimes commis par la voie de la presse : donc nulle et sans autorité, car le Congrès a seul autorité légale pour reviser ou modifier la Constitution.

En créant des exceptions et des séries, les Escobars politiques et leurs féaux de la magistrature — la fameuse magistrature de l’épuration — se sont ouvert une voie — la grande voie de l’arbitraire — pour traquer et étrangler les écrivains indépendants qui se refusent à accrocher leur conscience au grillage de la caisse des Fonds Secrets — place Beauvau.

Rien ne les arrêtera, je le sais, jusqu’à leur débâcle que je sais, mieux encore, prochaine.

Ils se vengeront, sur l’auteur de Paris-Éros, de l’auteur de : La Franc-Maçonnerie, sa politique et son œuvre.

Soit ! la riposte ne se fera pas longtemps attendre ; elle sera cinglante.

Ce que la République actuelle personnifie le mieux, c’est l’Empire, tous les empires, dans ce qu’ils ont de plus exécrable.

Je suis républicain, républicain dans l’esprit de la liberté indivisible, mais la dupe des jeanfoutres blocards, jamais !

Martial d’Estoc.