Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/01

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 1-9).
II.  ►

Les Maquerelles Inédites





I


La zone de la galanterie ambulante parisienne. — Les cocottes vieux style. — Les couturières de Sapho. — Les grues. — La grande névrose : lesbiennes et agenouillées. — Les mères de la prostitution. — Rue Clapeyron. — Figurantes et agences.


Deux grandes artères limitent la zone de la galanterie ambulante de Paris joyeux : l’une, au nord, s’étend de l’avenue de Wagram à la place Rochechouart, en suivant la ligne des boulevards de Courcelles, des Batignolles, de Clichy et Rochechouart ; l’autre, au sud, court le boulevard Haussmann et prend le tronçon de la rue Lafayette qui aboutit au square Montholon. Partout des chameaux et pas de désert ; impossible à l’explorateur le plus novice de s’y tromper, et aussi, une tonalité épicurienne qui ne permet pas d’en confondre la prostitution avec sa voisine des Batignolles et de Montmartre.

Le quartier de l’Europe semble avoir été particulièrement aménagé comme centre d’attraction et comme foyer d’expansion de cette région de chasse libre. Les édiles qui ont présidé au baptême de ses voies de communication, ont fait preuve de sens pratique et d’un internationalisme économique qui leur ont valu une juste notoriété. Qu’on soit de Berlin, de Londres, de Moscou, de Saint-Pétersbourg, de Berne, de Rome, de Bruxelles, de Madrid, de Constantinople, de Lisbonne, d’Amsterdam ou de Paris, tous les vices y trouvent des sœurs et des frères. Touchants symboles, la Française y côtoie la Russe, l’Allemande l’Italienne, l’Anglaise la Portugaise, la Belge la Hollandaise, la Suissesse l’Autrichienne, l’Espagnole la Mauresque, la Turque la Levantine dans une confraternité républicaine charmante… L’art n’a pas de patrie, et jamais art n’est parvenu à un degré de perfection aussi raffiné.

Les prêtresses d’Eros : nymphes et déesses de Vénus, quinze fois la bien nommée en ses symboliques performances, y vivent dans le calme de la conscience évanouie et la religion des dessous : l’autel des holocaustes sublimé de dentelles et de parfums. Si elles sensibilisent quelquefois, rarement elles spiritualisent. Du reste, on trouve chez toutes des khakis de campagne moins chers qu’une procuration notariée.

Les anciens : incroyables, lions, dandys, gommeux, les ont connues ; panthères, lorettes, petites dames, madeleines, filles de marbre, musardines, biches, pieuvres, mousseuses, horizontales, croqueuses de jeunesse et d’héritages.

Souvenir d’antan : il n’y a plus que des cocottes et des grues, au tarif comme les sapins.

Différence ou perturbation d’idiosyncrasie : la cocotte est une putain franche, la grue est une franche putain : cheval de course ou rossinante de fiacre, inscrites au livret sportif ou au livre de la police, très sceptiques l’une et l’autre sur la quotité de respect qui leur est due.

Ce sont des vaillantes cependant, visant au maréchalat et aux chevrons, donnant toujours et en toutes circonstances, même vieilles gardes.

La demi-mondaine, omne tulit punctum, est l’affranchie de la servitude prostitutionnelle ; elle triomphe sur le turf et à la cote. Elle a sa plastique affichée à la montre, entre les performances du vainqueur du Derby et le bœuf primé. Elle est chroniquée pour des équivalents par les sigisbées du maquignonnage journalistique.

C’est un bel animal qui manque de bouche.

Généralement, les cocottes végètent ; elles ruminent lorsqu’elles n’ont que de l’herbe à la mangeoire.

Les plus huppées ont un entreteneur — le cher ami — qui est quelquefois une commandite.

Le jour où le cher ami couche, elles font la popotte et s’évertuent à montrer leurs talents de petite femme… une fois n’est pas coutume.

Les autres jours, elles ramènent.

Le mot putain est de style, mais il ne les fait pas marcher.

Elles s’intitulent couturières, modistes ou professeurs de chant.

Généralement, elles se confinent dans la couture.

Les explorateurs de la zone galante connaissent le boniment de ces dames.

— Viens-tu, chéri ? Je serai bien gentille.

— Merci ! ma charmante. Pas aujourd’hui, j’ai affaire.

— Prends toujours ma carte. C’est rue Fontaine, au troisième à gauche. Je te ferai ce que tu voudras.

La belle de nuit passe son bristol :

« Jenny, couturière. »

Une autre :

« Mme Amandine, couturière. »

Une troisième :

« Mme de Beaucheval, couturière. »

En fait de couture, ces dames ne savent qu’enfiler des aiguilles ; c’est ce qui les a perdues.

La méthode infaillible pour se libérer des obsessions des couturières en maraude est de leur dire :

— Bien vrai que tu seras gentille, que tu feras ce que je te demanderai ?

— Oui, chéri, tout.

— Dans ce cas, prête-moi un louis. J’irai te retrouver près de l’obélisque.

Cela ne rate jamais :

— Sale maquereau !

Et la petite s’éloigne, superbe.

La catégorie des rameneuses est loin d’être la plus nombreuse. Ce n’est pas pour leur plaisir, les pôvres ! qu’elles vont solliciter le michet ; elles ne demanderaient pas mieux que d’être demandées à domicile.

Les véritables unités de combat sont les cocottes au cachet ; elles vont au boulevard, mais ne le font pas.

Ce sont des putains de piquet, inscrites au rôle des proxénètes, pouvant être appelées à chaque moment à marcher au feu.

La prostitution parisienne est corporative ; toutes les femmes galantes sont plus ou moins tributaires des proxénètes que — appellation typique — elles nomment les mères, comme dans les rites du compagnonnage.

La mère est la proxénète professionnelle.

Le fonds de son industrie turpide est un immeuble d’aspect bourgeois, dont elle est la locataire principale, la concierge et la gérante. Elle loue en meublé et à compte ouvert à ses pensionnaires.

Pour être reçue, il faut être recommandée, soit par une marchande à la toilette, habituelle racoleuse des lupanars où elle écoule ses chiffons, soit par l’alphonse de la maquerelle, qui tient les pensionnaires sous sa coupe, et, ensuite, faire preuve d’aptitudes galantes.

Ces proxénètes ont une clientèle attitrée, difficile sur l’article, qui exige pour ses plaisirs somptuaires des sujets de choix, d’une éducation pornographique parachevée.

Les ordres arrivent et sont aussitôt inscrits au journal avec le prix de location du sujet, qui en perçoit ordinairement la moitié. Le surplus est retenu par la tenancière à titre de commission.

En attendant de marcher, les filles de piquet voisinent, musent, potinent, en belles nonnes des couvents d’amour.

C’est au salon que la mère communique les ordres. Toutes alors dégringolent de leur perchoir, vêtues ou non, en piaulant :

— Bonjour, maman. Quelle nouvelle aujourd’hui ?

— Quel teint frais vous avez ! Pour sûr, monsieur Jules a découché !

— Et votre chat ?… Comment va le perroquet ?…

La serine a-t-elle des petits ?

Et c’est une fricassée de museaux.

La scène suivante se passait rue Clapeyron.

— Et le turbin ? demanda une grande fille, superbe de cynisme et de chair.

C’était Magoula, l’athlète de la prostitution ambulante, venue en droite ligne de Lisbonne.

Ses compagnes l’appelaient Mucha, de son cri de combat érotique.

— On te demande chez la comtesse Julie. Ça sera salé, car on y met le prix, répondit la mère Oscar.

— M… ! je vais encore en avoir pour un mois à me refaire. Ces cochons me tueront.

— Mais, dis donc, ma fille, crois-tu qu’on te donne cinq cents francs pour l’unique plaisir de voir tes fesses ?

Magoula trouva sans doute l’observation juste, car elle se tut.

La passivité bestiale est caractéristique dans les filles qui font métier de la prostitution ; aussi sont-elles des proies tout indiquées pour les souteneurs : maquereaux et maquerelles.

— Toi, Camélia, on t’attend à deux heures chez Mme Olympe. Soigne tes dessous, c’est pour la pose. J’ai retenu pour toi, à Mme Koulmann, un pantalon garni de vraies dentelles et un jupon dont tu me diras des nouvelles. C’est pour rien ; cent francs, une bagatelle.

C’est ainsi que la mère Oscar écoulait à deux cents pour cent de bénéfice les chiffons de sa rabatteuse.

— Merci ! maman. Faites-les monter par la bonne.

— Albertine et Paméla feront le salon ; le notaire vient déjeuner.

La maquerelle allait se retirer.

— Et moi ? dirent dix voix à la fois.

— Rien, mais la journée n’est pas finie.

Aussitôt que la mère fut descendue, Magoula s’étendit à la vache sur la table du salon en disant à ses compagnes :

— Tapez-moi les fesses, je régalerai.

— Tu vas encore t’énerver ; ce soir tu rentreras soûle.

— Ça m’est égal ; il faut que je me monte. Je suis vannée.

L’essaim de garces s’abattit sur la belle fille, lui troussa les jupes jusqu’aux reins, et dix mains à la fois battirent le rappel sur sa croupe bondissante.

— Mucha ! mucha ! criait la Portugaise qui s’allumait.

Et la fessée continua, haletant et passionnant les opératrices jusqu’à épuisement de force.

En se redressant, Magoula, pareille à une bacchante, entonna une chanson grivoise.

Les proxénètes-mères fournissent aussi, en extra, les figurantes pour les théâtres de genre, pour la haute noce où il faut des femmes, et pour les exhibitions à domicile de tableaux vivants.

Beaucoup de cocottes trouvent une situation dans ces expositions de leurs chairs et de leur savoir-faire ; aussi le poste est très couru.

Les agences de prostitution sont légion, disséminées dans tous les quartiers de Paris ; chacune a son genre, sa spécialité.

Il y a de ces agences qui se font cent mille francs de revenu.

C’est de la spéculation rationnelle ; les affaires turpides priment tout. Ce sont des affaires d’or.

Un journaliste d’avenir avait eu la géniale idée de créer une société au capital de dix millions pour exploiter cette mine, qu’il préconisait comme placement de bon père de famille, de tout repos.

Il est fâcheux pour la galerie qu’il ait manqué d’estomac au moment psychologique, en se faisant écraser par un tramway.