Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/03

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 25-Ill.).
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III


Le roi Cauda. — Les grands poteaux. — Jeanne-belles cuisses. — Constitutionnalité érotique moderne. — Aberration de Firmy. — Une grande névrosée. — La nasconaïa.


Le clubiste le plus assidu aux séances de l’hôtel de la comtesse Julie était un prince étranger, auquel ses collègues donnaient le nom de roi Cauda, titre qu’il devait à une performance centaurique remarquable, dont toutes les grandes courtisanes de l’époque raffolaient. On le disait de souche royale et destiné à un grand avenir.

Son compagnon de plaisirs était aussi un prince de vieille famille régnante ; on le nommait familièrement Cacao, ou, mieux, le poteau Cacao.

Ils n’étaient pas les seuls étrangers qui honorassent les lupercales érotiques de leur présence : on y comptait encore l’ambassadeur d’une grande puissance, un margrave allemand, un duc qui avait régné, connus sous les pseudonymes de lord Kornfull, de l’Archiduc et du Semeur.

L’épithète de poteau par laquelle les clubistesse désignaient entre eux, avait-elle été empruntée au monde des barrières, ou était-il tombé de son aristocratique hauteur dans les bas-fonds des poteaux actuels ?

La première supposition me paraît la plus vraisemblable, car on a toujours remarqué les tendances des débauchés à s’encanailler et même à se crapuloser.

On cite, dans la chronique scandaleuse mondaine, le cas de la princesse d’A… qui s’échappait régulièrement chaque samedi soir de son hôtel pour aller courir en cheveux, mise comme une fille, les bouges infects des barrières, dont les relents, le langage et les gestes l’érotisaient violemment.

On la connaissait dans ce monde interlope sous le nom de Jeanne-belles-cuisses.

Elle y eut longtemps pour amant un lutteur forain qui la fessait et la polluait devant tous.

Elle se complaisait à exciter sa jalousie par des privautés de fille envers ses compagnons d’orgie, ravie de s’entendre qualifier des épithètes ordurières les plus dégradantes, et de recevoir les raclées de son amant.

Assouvie, elle s’échappait des guinguettes pour regagner Paris.

Beaucoup de poteaux de l’hôtel de la comtesse Julie avaient des goûts dépravés, mais il en était qui n’y venaient que pour jouir d’un spectacle ultra-naturaliste : dépravation essentielle aux surmenages intellectuels qui ne peut plus être niée.

Il ne faut pas avoir longtemps vécu dans certains milieux mondains et artistiques pour connaître la pathologie psychique de leur constitutionnalité érotique. Nous vivons à une époque de transition où les mœurs publiques s’inspirent bien plus du paganisme que de l’idéal religieux, et même dans la religion tout redevient païen. Nous n’en sommes pas encore au point où le panthéisme de l’amour sera forcément la loi, mais le monde intellectuel y incline visiblement. Le culte a ses adeptes nombreux, ses daphnéphories, ses aphrodisies, ses prætides, ses lemniennes, ses pasaphées, ses Phèdres, ses filles de Cinyre et ses centaures, au moins artificiels. L’état d’âme est une érotomanie concentrée, franc-maçonne encore dans ses démonstrations ; en tout cas, bien sybarite et épicurienne. L’organisme devient peu à peu un paquet de nerfs que la moindre répercussion voluptueuse au cerveau révolutionne, fait vibrer. On est érotique des sens, mais on l’est bien plus intellectuellement. Les scènes savamment actionnées par les imprésarios de l’érotomanie sont devenues la grande attraction, un besoin même, pour les esprits surmenés. C’est la suprême éthérisation des sens et du cerveau, dans le repos du plaisir annihilant la pensée, la volonté ; la détente des surexcitations et des exaltations cérébrales.

Qui n’a lu Firmy, le littérateur élégiaque, le poète parnassien lapidaire qui rythme si délicieusement les grâces, la beauté et les sublimes éclosions de l’innocence à l’amour. Cependant c’était un poteau assidu, effréné.

Il avait pour bonne une vigoureuse et chatteuse Bretonne qu’il avait érotomanisée au point que leur contact, même involontaire, les électrisait et les précipitait, jusque rendus ; le poète, le cerveau dénébulé, rentrait plus puissant, plus éthéré, dans le domaine de ses élucubrations littéraires.

Et cependant quoi de plus prosaïque, lorsque la Bretonne, les jupes retroussées jusqu’aux reins, présentait sa croupe voluptueuse à la flagellation, en lui disant :

— C’est-t’y bien comme ça, Nicolas ?

Cette supposition de la réalité brutale sur l’éthérisation du rêve, faisait échapper du cerveau créateur, comme d’une marmite en ébullition, les vapeurs volcaniques, soufreuses.

Repris, il se remettait calmé au travail, s’élevait sur les ailes de Pégase aux sommets idéalesques de l’Hymette, où butinent les abeilles parnassiennes, dans la vision de femmes divines, chastement voilées.

Anomalie, certes, mais les cas en sont répétés, se sont même généralisés.

La constitutionnalité érotique du divin poète, que tant de femmes ont tendrement serré sur leurs beaux seins, et dont les lèvres ont si souvent recoloré les lèvres pâles, avait eu pour point de départ un traître coup de pied d’une Vénus hébraïque, alors qu’il entrait dans la vie, chaste encore, et dont les accidents tertiaires ne se manifestèrent que vingt ans après.

Chez tous les érotomanes : hommes et femmes, il y a une cause déterminante critique.

Le mari de la comtesse Julie, homme de savoir et de piété, l’avait soumise, dès la première année de leur mariage, pensionnaire fraîche émoulue du couvent, au rôle que la Bretonne remplissait auprès de Firmy. Il mourut d’une hémépligie cérébrale.

Le comte mort, sa femme voulut se reprendre, mais vainement ; la volupté de la flagellation, des pollutions torturantes la grisaient au milieu des mortifications qu’elle s’était imposées pour se rééquilibrer dans sa pensée. Le cilice que sa robe de deuil cachait, la stimulait, le jeûne et la réclusion la dépravaient encore.

Désespérée, elle prit des amants qui la qualifièrent de vampire.

Le capitaine du génie de C… fut une de ses plus notables victimes : elle le dessécha à l’état de squelette.

Elle fut de toutes les orgies aristocratiques qui se sont partagé l’héritage de la débauche dorée de l’Empire, bien moins dépravée que celle de l’époque, jusqu’au jour où sentant son ardent tempérament faiblir, elle se retira sous sa tente en lesbienne philosophique.

En inaugurant l’ère des priapées érotiques, elle prouva qu’elle n’avait rien perdu de ses chaudes ensoleillées voluptueuses, et aussi qu’on peut être maquerelle émérite, quoique noble et grande dame.

D’ailleurs, le mot maquerelle n’a qu’une valeur relative, comme tous les mots nominatifs et qualificatifs de la langue française, qui n’a pas son égale pour l’élasticité du verbe.

Grande dame, elle l’était restée comme toutes les femmes bien nées. Elle paraissait ne prendre aucun intérêt aux choses du club dont sa fidèle collaboratrice, l’ex-nonne Marie des Anges, Catalane ardente et impérieuse, un puits de science érotique, cabalistique jusqu’aux menus détails, avait la charge. Celle-ci avait emprunté aux knouteurs russes la puissante mixture de salpêtre et de piment pour calmer les urures de la chair provoquées par la flagellation.

Disons, entre parenthèse, que l’érotomanie de la flagellation, avec ses annexes tortionnaires pour stimuler la passion, est d’importation russe. Le diacre Pâris et ses flagellants n’ont fait qu’imiter les boyards qui knoutaient eux-mêmes leurs femmes pour s’en faire aimer.

La dépravation voluptueuse russe connaît un autre genre d’érotomanie nommé « nasconaïa » (jouir par la souffrance), particulière aux hommes. Mais, en France, on n’en est pas encore arrivé à cette folie, on préfère généralement fesser les belles femmes que ce jeu paraît follement allumer.

Il est pathologiquement prouvé que les femmes sont plus résistantes, s’accoutument mieux que les hommes aux tortures érotiques ; elles s’y prêtent d’ailleurs sinon avec plaisir, du moins avec dévouement.



Les Poteaux