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Paris (Zola)/Livre II/Chapitre I

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Charpentier & Fasquelle (p. 123-144).
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Livre II, chapitre I


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I


Dans cette rue écartée de Neuilly, où personne ne passait plus dès le crépuscule, la petite maison, à cette heure, sous la nuit noire, dormait d’un sommeil profond, les persiennes closes, sans qu’une lumière filtrât au dehors. Et il semblait qu’on sentît aussi, derrière, la grande paix du petit jardin, vide et mort, engourdi par le froid de l’hiver.

Pierre, dans le fiacre qui le ramenait avec son frère blessé, avait craint plusieurs fois de le voir s’évanouir. Guillaume, adossé, affaissé, ne parlait pas ; et quel terrible silence entre eux, si plein des interrogations, des réponses, qu’ils sentaient inutile et douloureux d’échanger en ce moment ! Pourtant, le prêtre s’inquiétait de la blessure, se demandait à quel chirurgien il allait avoir recours, désireux de ne mettre dans le secret qu’un homme sûr et dévoué, en voyant avec quel âpre désir de disparaître le blessé se cachait.

Jusqu’à l’Arc de triomphe, pas un mot ne fut prononcé. Là seulement, Guillaume sembla sortir de l’accablement de son rêve, pour dire :

— Et, tu sais, Pierre, pas de médecin. Nous allons soigner ça tous les deux.

Pierre voulut protester. Puis, il n’eut qu’un simple geste, signifiant qu’il passerait outre, s’il le fallait. À quoi bon discuter en ce moment ? Mais son inquiétude avait grandi, et ce fut avec un soulagement véritable, lorsque le fiacre enfin s’arrêta devant la maison, qu’il vit son frère en descendre sans trop de faiblesse. Vivement, il paya le cocher, très heureux aussi de constater que personne, pas un voisin même, n’était là. Et il ouvrit avec sa clé, il soutint le blessé pour l’aider à gravir les trois marches du perron.

Une faible veilleuse brûlait dans le vestibule. Tout de suite, au bruit de la porte, une femme, Sophie, la servante, venait de sortir de la cuisine. Âgée de soixante ans, petite, maigre et noire, elle était dans la maison depuis plus de trente années, ayant servi la mère avant de servir le fils. Elle connaissait Guillaume, qu’elle avait vu jeune homme. Sans doute elle le reconnut, bien qu’il y eût dix ans bientôt qu’il n’eût franchi ce seuil. Mais elle ne témoigna aucune surprise, elle parut trouver tout naturel cet extraordinaire retour, dans la loi de discrétion et de silence qu’elle s’était faite. Elle vivait en recluse, elle ne parlait que pour les strictes nécessités de son service.

Et elle se contenta de dire :

— Monsieur l’abbé, il y a, dans le cabinet, monsieur Bertheroy, qui vous attend depuis un quart d’heure.

Guillaume intervint, d’un air ranimé.

— Bertheroy vient donc toujours ici ?… Ah ! lui, je veux bien le voir, c’est un des meilleurs, un des plus larges esprits de ce temps. Il est resté mon maître.

Ami autrefois de leur père, l’illustre chimiste Michel Froment, Bertheroy était aujourd’hui, à son tour, une des gloires les plus hautes de la France, à qui la chimie devait les extraordinaires progrès qui en ont fait la science mère, en train de renouveler la face du monde. Membre de l’Institut, comblé de charges et d’honneurs, il avait gardé pour Pierre une grande affection, il le visitait ainsi parfois avant le dîner, afin de se distraire, disait-il.

— Tu l’as mis dans le cabinet, bon ! nous y allons, dit l’abbé à la servante, qu’il tutoyait. Porte une lampe allumée dans ma chambre, et prépare mon lit, pour que mon frère puisse se coucher tout de suite.

Pendant que, sans une surprise, sans un mot, Sophie exécutait cet ordre, les deux frères passaient dans l’ancien laboratoire de leur père, dont le prêtre avait fait un vaste cabinet de travail. Et ce fut avec un cri de joyeux étonnement que le savant les accueillit, lorsqu’il les vit entrer, l’un soutenant l’autre.

— Comment ! ensemble !… Ah ! mes chers enfants, vous ne pouviez me faire de bonheur plus grand ! Moi qui ai si souvent déploré votre cruel malentendu !

Septuagénaire, il était grand, sec, avec des traits anguleux. La peau jaunie se collait comme un parchemin sur les os saillants des joues et des mâchoires. D’ailleurs, sans aucun prestige, il avait l’air d’un vieil herboriste. Mais le front était beau, large, uni, et sous les cheveux blancs ébouriffés luisaient encore des yeux de flamme.

Quand il aperçut la main bandée, il s’écria :

— Quoi donc, Guillaume, vous êtes blessé ?

Pierre se taisait, laissant son frère conter l’histoire, telle qu’il lui plairait de la dire. Celui-ci avait compris qu’il devait avouer la vérité, simplement, en omettant les circonstances.

— Oui, dans une explosion, et je crois bien que j’ai le poignet cassé.

Bertheroy l’examinait, remarquait ses moustaches brûlées, ses yeux de stupeur, où passait l’effarement des catastrophes. Il devint sérieux, circonspect, sans chercher par des questions à forcer les confidences.

— Ah ! bah ! une explosion… Me permettez-vous de voir la plaie ? Vous savez qu’avant de me laisser séduire par la chimie, j’ai fait mes études de médecine, et que je suis un peu chirurgien.

Pierre ne put retenir ce cri de son cœur :

— Oui, oui ! maître, voyez la blessure… J’étais bien inquiet, c’est une chance inespérée que vous vous trouviez là.

Le savant le regarda, sentit la gravité des circonstances qu’on lui cachait. Et, comme Guillaume consentait, avec un sourire, en pâlissant de faiblesse, il voulut d’abord qu’on le couchât. La servante revenait dire que le lit était prêt, tous passèrent dans la chambre voisine, où le blessé fut déshabillé et mis au lit.

— Éclairez-moi, Pierre, prenez la lampe, et que Sophie me donne une cuvette pleine d’eau, avec des linges.

Puis, lorsqu’il eut doucement lavé la plaie :

— Diable ! diable !… Le poignet n’est pas cassé, mais c’est une vilaine affaire tout de même. Je crains qu’il n’y ait une lésion de l’os… Ce sont des clous qui ont traversé les chairs, n’est-ce pas ?

Ne recevant pas de réponse, il se tut. Sa surprise croissait, il se mit à examiner avec attention la main que la flamme avait noircie, il finit même par flairer la manche de la chemise, pour mieux se rendre compte. Évidemment, il reconnaissait les effets d’un de ces explosifs nouveaux, que lui-même avait si savamment étudiés et pour ainsi dire créés. Mais, pourtant, celui-ci devait le dérouter, car il y avait là des traces, des caractères, dont l’inconnu lui échappait.

— Alors, se décida-t-il à demander enfin, emporté par sa curiosité de savant, c’est dans une explosion de laboratoire que vous vous êtes arrangé de cette belle façon ?… Quelle diablesse de poudre étiez-vous donc en train de fabriquer ?

Malgré sa souffrance, Guillaume, depuis qu’il le voyait étudier ainsi sa blessure, témoignait une contrariété, une agitation croissante, comme si le vrai secret qu’il voulait garder eût été là, dans cette poudre dont le premier essai venait de si cruellement l’atteindre. Il coupa court, il dit de son air de passion contenue, les yeux droits et francs :

— Je vous en prie, maître, ne me questionnez pas. Je ne puis vous répondre… Je sais que vous êtes un assez noble esprit pour me soigner et m’aimer encore, sans exiger ma confession.

— Ah ! certes, mon ami, s’écria Bertheroy, gardez votre secret. Votre découverte est à vous, si vous en avez fait une, et je vous sais capable de l’employer au plus généreux usage. D’ailleurs, vous devez me savoir, vous aussi, bien trop passionné de vérité, résolu à ne jamais juger les actes des autres, quels qu’ils soient, avant d’en connaître toutes les raisons.

Et, d’un geste, il acheva de dire sa large tolérance, son esprit souverain, dégagé des ignorances et des superstitions, qui faisait de lui, sous les ordres dont il était chamarré, sous ses titres universitaires et académiques de savant officiel, l’intelligence la plus hardie, la plus libre, uniquement passionnée de vérité, comme il le disait.

Il n’avait pas les outils nécessaires, il se contenta de panser la plaie avec soin, après s’être assuré qu’aucune parcelle des projectiles n’était restée dans les chairs. Enfin, il partit, en promettant d’être là, le lendemain, de bonne heure. Et, comme le prêtre l’accompagnait jusqu’à la porte de la rue, il le rassura : si l’os n’avait pas été atteint trop profondément, tout irait bien.

Pierre, de retour près du lit, y trouva son frère assis encore sur son séant, puisant une énergie dernière dans son désir d’écrire aux siens, pour les rassurer. Il dut reprendre la lampe et l’éclairer de nouveau, après lui avoir donné du papier et un crayon. Heureusement, Guillaume avait le libre usage de sa main droite. Il put, en quelques lignes, annoncer qu’il ne rentrerait pas à madame Leroi, sa belle-mère, qui était restée chez lui, après la mort de sa femme, et qui avait élevé ses trois grands fils. En outre, Pierre savait qu’il y avait, dans la maison, une jeune fille de vingt-cinq à vingt-six ans, la fille d’un ancien ami de Guillaume, recueillie par celui-ci à la mort du père, et qu’il devait épouser prochainement, malgré la grande différence d’âge. Mais c’étaient là, pour le prêtre, des choses vagues et troublantes, tout un côté de désordre condamnable, qu’il avait toujours feint d’ignorer.

— Alors, tu veux qu’on porte tout de suite cette lettre à Montmartre ?

— Oui, tout de suite. Il n’est guère plus de sept heures, elle sera là-bas vers huit heures… Et un homme sûr, n’est-ce pas ?

— Le mieux est que Sophie prenne un fiacre. Avec elle, on peut être sans crainte, elle ne bavardera pas… Attends, je vais arranger cela.

Sophie, appelée, comprit, promit de dire là-bas, si on la questionnait, que monsieur Guillaume était venu passer la nuit chez son frère, pour des raisons qu’elle ignorait. Et, sans faire aucune réflexion elle-même, elle s’en alla, après avoir dit simplement :

— Le dîner de monsieur l’abbé est servi, il n’aura qu’à prendre le bouillon et le ragoût sur le fourneau.

Mais, cette fois, quand Pierre revint s’asseoir près du lit, Guillaume y était retombé sur le dos, la tête soutenue par deux oreillers, très las, très pâle, envahi par la fièvre. La lampe brûlait doucement au coin d’un meuble, la paix était si profonde, qu’on entendait battre la grosse horloge, dans la salle à manger voisine. Un instant, ce grand silence régna autour des deux frères, enfin réunis et seuls, après tant d’années de séparation. Puis, le blessé avança au bord du drap sa bonne main, que le prêtre saisit, serra tendrement dans la sienne. Et cette étreinte se prolongea, et les deux mains fraternelles restèrent l’une dans l’autre.

— Mon pauvre petit Pierre, murmura très bas Guillaume, pardonne-moi de tomber ici de la sorte. J’envahis la maison, je prends ton lit, je t’empêche de dîner…

— Ne parle pas, ne te fatigue pas davantage, interrompit Pierre. Où veux-tu donc aller, si ce n’est ici, quand tu es dans la peine ?

La main fiévreuse du blessé eut une pression plus chaude, tandis que ses yeux se mouillaient.

— Merci, mon petit Pierre. Je te retrouve, tu es doux et tendre comme autrefois… Ah ! tu ne peux savoir combien cela m’est délicieux en ce moment !

À leur tour, les yeux du prêtre s’obscurcirent. Les deux frères, au milieu de ce grand calme, de ce grand bien-être succédant à des émotions si violentes, éprouvaient un charme infini à se retrouver de la sorte, dans la maison de leur enfance. C’était là que leur père et leur mère étaient morts, le père tragiquement, foudroyé par une explosion de laboratoire, la mère, très pieuse, en véritable sainte. C’était là, dans ce même lit, que Guillaume avait soigné Pierre, lorsque, leur mère morte, lui-même avait faillit mourir ; et c’était là que, maintenant, Pierre soignait Guillaume. Tout les brisait, les bouleversait d’attendrissement, les circonstances imprévues de leur rencontre, l’affreuse catastrophe dont ils restaient ébranlés, le côté mystérieux des choses qui demeurait inexpliqué entre eux. Et, dans leur rapprochement tragique, après un temps si long de vie séparée, leurs souvenirs communs s’éveillaient, la vieille maison leur parlait de leur enfance, des parents disparus, des jours lointains où ils y avaient aimé et souffert. Le jardin était là, sous la fenêtre, le jardin, glacé à cette heure, qui jadis, ensoleillé, retentissait de leurs jeux. À gauche, se trouvait le laboratoire, la grande pièce, où leur père leur avait appris à lire. À droite, dans la salle à manger, ils revoyaient leur mère leur couper des tartines, si douce, avec ses grands yeux désespérés de croyante. Et la sensation qu’ils y étaient seuls à cette heure, et cette pâle clarté dormante de la lampe, et cette profonde solitude muette du jardin, de la maison, de tout le passé, les emplissaient d’une extraordinaire douceur, mêlée à une amertume immense.

Ils auraient voulu causer, s’épancher. Mais que se dire ? Malgré leurs mains qui restaient nouées étroitement, le plus infranchissable des abîmes ne les séparait-il pas ? Du moins, ils le croyaient. Guillaume avait la conviction que Pierre était un saint, un prêtre de la foi la plus solide, sans un doute, qui n’avait rien de commun avec lui, ni dans les idées, ni dans la pratique de l’existence. Un coup de hache les avait désunis, ils habitaient deux mondes différents. Et, de même, Pierre s’imaginait Guillaume comme un déclassé, de conduite louche, n’ayant pas même épousé la femme dont il avait eu trois enfants, sur le point de se remarier avec cette fille trop jeune, tombée on ne savait d’où. En outre, il y avait les idées exaltées du savant et du révolutionnaire, la négation de tout, les pires violences acceptées, provoquées peut-être, le monstre vague de l’anarchie entrevu au fond. Alors, sur quel terrain l’entente aurait-elle pu se faire, du moment que chacun des deux frères gardait son préjugé contre l’autre, le voyait au bord opposé du gouffre, sans qu’une planche pût être jetée entre eux ? Et, seuls, leurs pauvres cœurs sanglotaient de leur fraternelle tendresse éperdue.

Pierre n’ignorait pas que Guillaume avait déjà couru le risque d’être compromis dans une affaire anarchiste. Il ne lui posait aucune question. Mais il ne pouvait s’empêcher de songer qu’il ne se serait pas caché ainsi, s’il n’avait eu la crainte d’être arrêté comme complice. Complice de Salvat, l’était-il donc vraiment ? Et Pierre frémissait, car il n’avait toujours pour se faire une opinion que les paroles échappées à son frère, après l’attentat, le cri accusant Salvat de lui avoir volé une cartouche, l’acte aussi de s’être si héroïquement élancé sous le porche de l’hôtel Duvillard, afin d’éteindre la mèche. Seulement, que d’obscurités encore ! et, si on lui avait volé une cartouche de cet effroyable explosif, c’était donc qu’il en fabriquait, qu’il en avait chez lui ? Sans doute, avec son poignet blessé, même s’il n’était pas complice, il n’avait eu qu’à disparaître, jugeant bien que, trouvé là, la main sanglante, déjà compromis, jamais il n’aurait convaincu personne de son innocence. Mais, quand même, les ténèbres restaient épaisses, le crime semblait possible, c’était une aventure affreuse.

Guillaume dut deviner, dans le tremblement de la main moite, que son frère lui abandonnait, un peu de l’anéantissement où tombait ce pauvre être, déjà foudroyé par le doute, et que la catastrophe achevait. Le sépulcre était vide, la cendre même en venait d’être balayée.

— Mon pauvre petit Pierre, reprit-il lentement, excuse-moi, si je ne te dis rien. Je ne peux rien te dire… Et puis, à quoi bon ? nous ne nous entendrions certainement pas… Ne nous disons rien, ne goûtons que la joie d’être ensemble et, quand même, de nous aimer toujours.

Pierre leva les yeux ; et, longuement, leurs regards restèrent l’un dans l’autre.

— Ah ! bégaya-t-il, que les choses sont affreuses !

Mais Guillaume avait bien compris l’interrogation muette. Ses yeux y répondaient en ne se détournant pas, en s’allumant d’une flamme très pure, très haute.

— Je ne peux rien te dire, répéta-t-il. Quand même, mon petit Pierre, aimons-nous.

Et Pierre, alors, le sentit un instant supérieur à toute inquiétude basse, à la peur du coupable qui tremble pour lui, exalté au contraire dans la passion d’un grand dessein, dans le souci noble de mettre à l’abri l’idée souveraine, ce secret qu’il voulait sauver. Et ce ne fut, malheureusement, que la brève vision d’un espoir indistinct de rachat et de victoire, car déjà tout sombrait, retombait au doute, au soupçon des intelligences qui s’ignorent.

Un brusque souvenir, un exécrable spectacle venait de s’évoquer et d’affoler Pierre. Il bégaya :

— As-tu vu, mon grand frère, as-tu vu, sous la porte, cette enfant blonde, étalée sur le dos, le ventre ouvert, avec son joli sourire étonné ?

À son tour, Guillaume frémissait. Et, d’une voix basse et pénible :

— Oui, oui, je l’ai vue. Ah ! le pauvre petit être ! Ah ! les atroces nécessités, les atroces erreurs de la justice !

Alors, dans l’horrible frisson de ce qui passait, dans son horreur de la violence, Pierre succomba, laissa tomber sa face parmi la couverture, au bord du lit. Et il sanglota éperdument, une crise soudaine, débordante de larmes, le jetait là, anéanti, d’une faiblesse d’enfant. C’était, en lui, comme une débâcle de tout ce qu’il souffrait depuis le matin, la douleur immense de l’injustice, de la souffrance universelle, qui crevait dans ce flot de pleurs que rien ne semblait plus devoir arrêter. Et, bouleversé de même, Guillaume, qui avait posé la main sur la tête de son petit frère, pour le calmer, du geste dont il caressait autrefois ses cheveux d’enfant, se taisait, ne trouvant pas de consolation, acceptant l’éruption du volcan toujours possible, le cataclysme qui peut toujours précipiter l’évolution lente, dans la nature. Mais quel sort, pour les misérables créatures, pour les existences que les laves emportent par milliards ! Et ses yeux se mirent aussi à ruisseler, au milieu du grand silence.

— Pierre, finit-il par dire doucement, je veux que tu dînes… Va, va dîner. Cache la lumière de la lampe, laisse-moi seul, les yeux clos. Cela me fera du bien.

Il fallut que Pierre le contentât. Mais il ne ferma pas la porte de la salle à manger ; et, défaillant de besoin, sans même s’en être aperçu, il mangea debout, l’oreille aux aguets, écoutant si son frère ne se plaignait pas, ne l’appelait pas. Le silence semblait encore avoir grandi, la petite maison s’anéantissait dans la mélancolique douceur du passé.

Vers huit heures et demie, lorsque Sophie revint de sa commission à Montmartre, Guillaume l’entendit, malgré son pas discret. Il s’agita, voulut savoir. Et ce fut Pierre qui accourut le renseigner.

— Ne t’inquiète pas. Sophie a été reçue par une vieille dame, qui, après avoir lu ta lettre, lui a dit simplement que c’était bien. Elle ne lui a pas même posé une question, l’air tranquille, sans curiosité aucune.

Guillaume, sentant son frère étonné de cette belle sérénité, se contenta de dire, très calme lui aussi :

— Oh ! il suffit que Mère-Grand soit prévenue. Elle sait bien que, si je ne rentre pas, c’est que je ne puis pas.

Mais il lui fut impossible de s’assoupir. La lumière de la lampe avait beau être cachée, il rouvrait les yeux, regardait autour de lui, semblait écouter au-delà des murs, vers Paris. Il fallut que le prêtre fît venir la servante, puis l’interrogeât, pour savoir si, en se rendant à Montmartre, elle n’avait rien remarqué d’extraordinaire. Elle parut surprise, elle n’avait rien remarqué. D’ailleurs, le fiacre avait suivi les boulevards extérieurs, presque déserts. Un petit brouillard s’était remis à tomber, et les rues se noyaient sous une humidité glaciale.

À neuf heures, Pierre comprit que son frère ne dormirait pas, s’il le laissait ainsi sans nouvelles. Dans la fièvre commençante, le blessé s’angoissait, envahi par le besoin qui le hantait de savoir si Salvat était arrêté et s’il avait parlé. Il ne l’avouait pas, il paraissait n’avoir aucune inquiétude personnelle ; et c’était vrai sans doute ; mais son grand secret l’étouffait, il frémissait à la pensée qu’un si haut dessein, tant de travail et tant d’espoir, fussent à la merci de cet halluciné de la misère, voulant rétablir la justice à coups de bombe. Vainement, le prêtre tâcha de lui faire entendre qu’à cette heure on ne pouvait encore rien savoir : il le vit d’une telle impatience, accrue de minute en minute, qu’il se décida à tenter au moins un effort, pour le satisfaire.

Mais où aller, où frapper ? Dans la conversation, Guillaume, cherchant à qui Salvat avait pu demander asile, nomma Janzen, et il eut un instant l’idée d’envoyer aux renseignements chez celui-ci. Puis, il réfléchit que Janzen, s’il avait appris l’attentat, n’était pas homme à attendre chez lui la police.

— J’irais bien t’acheter les journaux du soir, répétait Pierre. Mais il n’y a rien dedans, à coup sûr… Dans Neuilly, je connais presque tout le monde. Seulement, je ne vois personne, à moins, pourtant, que Bache…

Guillaume l’interrompit.

— Tu connais Bache, le conseiller municipal ?

— Oui, nous nous sommes occupés ensemble de bonnes œuvres, dans le quartier.

— Oh ! Bache est un de mes vieux amis, et je ne sais pas d’homme plus sûr. Va chez lui, ramène-le-moi, je t’en prie.

Un quart d’heure plus tard, Pierre ramenait Bache, qui habitait une rue voisine. Et il ne le ramenait pas seul, ayant eu la surprise de trouver chez lui Janzen. Comme Guillaume s’en était douté, celui-ci, dînant chez la princesse de Harth et apprenant l’attentat, s’était bien gardé de rentrer coucher dans son petit logement de la rue des Martyrs, où la police pouvait avoir l’idée d’établir une souricière. On connaissait ses attaches, il se savait guetté, toujours sous le coup, comme étranger anarchiste, d’une arrestation ou d’une expulsion. Aussi avait-il cru prudent d’aller, pour quelques jours, demander l’hospitalité à Bache, homme très droit, très serviable, aux mains duquel il se confiait sans crainte. Jamais il ne serait resté chez Rosemonde, cette détraquée adorable qui, depuis un mois, l’affichait par un besoin éperdu de sensations nouvelles, et dont il avait senti toute l’inutile et dangereuse extravagance.

Guillaume, ravi de voir entrer Bache et Janzen, voulut se remettre sur son séant. Mais Pierre exigea qu’il demeurât tranquille, la tête sur l’oreiller, et surtout qu’il parlât le moins possible. Tandis que Janzen restait debout et silencieux, Bache prit une chaise, s’assit à côté du lit, débordant d’amicales paroles. C’était un gros homme de soixante ans, à la figure large et pleine, à la grande barbe blanche, aux longs cheveux blancs. Ses petits yeux tendres se noyaient de rêve, sa grosse bouche avait un bon sourire d’universel espoir. Son père, un saint-simonien fervent, l’avait élevé dans le culte de la croyance nouvelle. Et lui-même, plus tard, tout en gardant le respect de cette croyance, était passé aux idées de Fourier, par un besoin personnel d’ordre et de religiosité, de sorte qu’on trouvait en lui comme une succession et un raccourci des deux doctrines. Vers trente ans, il s’était aussi préoccupé du spiritisme. Riche d’une petite fortune solide, il n’avait eu d’autre aventure en sa vie que d’avoir fait partie de la Commune de 1871, sans trop savoir pourquoi ni comment. Condamné à mort par contumace, bien qu’il eût siégé parmi les modérés, il avait vécu en Belgique, jusqu’à l’amnistie. Et c’était en souvenir de ces choses que Neuilly l’avait envoyé au Conseil municipal, moins cependant pour glorifier la victime de la réaction bourgeoise, que pour récompenser le très brave homme, aimé de tout le quartier.

Dans son besoin de nouvelles, Guillaume dut se confier aux deux visiteurs, leur dire l’histoire de la bombe, la fuite de Salvat, la façon dont il venait d’être blessé, en voulant éteindre la mèche. Et Janzen qui l’écoutait, de son air froid, avec sa maigre figure de Christ très blond, à la barbe et aux cheveux bouclés, dit enfin d’une voix douce, les mots ralentis par son pénible accent étranger :

— Ah ! c’est Salvat… Je croyais que ça pouvait être le petit Mathis… Salvat, ça m’étonne, il n’était pas décidé.

Et, lorsque Guillaume, anxieux, lui demanda s’il pensait que Salvat parlerait, il se récria d’abord.

— Oh ! non, oh ! non !

Puis, il se reprit, avec un peu de dédain dans ses yeux clairs, chimériques et durs.

— Pourtant, je ne sais pas… Salvat est un sentimental.

Bache, que l’attentat bouleversait, s’agita, chercha tout de suite comment, en cas d’une dénonciation, on tirerait d’affaire Guillaume, qu’il aimait beaucoup. Et celui-ci, devant la froideur méprisante de Janzen, dut souffrir qu’on pût le croire ainsi tremblant, ravagé par l’unique désir de sauver sa peau dans l’aventure. Mais que leur dire, comment leur faire entendre le haut souci qui l’enfiévrait, sans leur confier le secret qu’il avait caché même à son frère ?

Sophie, à ce moment, vint dire à son maître que M. Théophile Morin était là, avec un autre monsieur. Très étonné de cette visite tardive, Pierre passa dans la pièce voisine, pour les recevoir. Il avait connu Morin, à son retour d’Italie, et l’avait aidé à faire traduire et adopter, dans les écoles italiennes, un excellent résumé des sciences actuelles, telles que les programmes universitaires les exigent. Franc-Comtois, compatriote de Proudhon, dont il avait fréquenté à Besançon la pauvre famille, fils lui-même d’un ouvrier horloger, Morin avait grandi dans les idées proudhoniennes, ami tendre des misérables, nourrissant une colère d’instinct contre la richesse et la propriété. Plus tard, venu à Paris comme petit professeur, passionné par l’étude, il s’était donné, de toute son intelligence, à Auguste Comte ; et c’était ainsi qu’on aurait retrouvé chez lui, sous le positiviste fervent, l’ancien proudhonien, sa révolte personnelle de pauvre, en haine de la misère. Il s’en tenait d’ailleurs au positivisme scientifique, ayant renié le Comte si étrangement religieux des dernières années, dans sa haine de tout mysticisme. Son existence brave, unie et morne, n’avait eu qu’un roman, le coup de brusque fièvre qui l’avait emporté et fait combattre en Sicile, aux côtés de Garibaldi, lors de l’épopée légendaire des Mille. Et il était redevenu à Paris petit professeur, gagnant obscurément sa vie triste.

Lorsque Pierre rentra dans la chambre, il dit à son frère, la voix émue :

— Morin m’amène Barthès, qui s’imagine être en péril et qui me demande l’hospitalité.

Guillaume s’oublia, se passionna.

— Nicolas Barthès, un héros, une âme antique ! je le connais, je l’admire et je l’aime… Il faut lui ouvrir ta maison toute grande.

Bache et Janzen s’étaient regardés en souriant. Puis, de son air froidement ironique, le dernier dit avec lenteur :

— Pourquoi monsieur Barthès se cache-t-il ? Beaucoup de gens le croient mort, et c’est un revenant qui ne fait plus peur à personne.

Âgé de soixante-quatorze ans, Barthès avait passé près de cinquante années en prison. Il était l’éternel prisonnier, le héros de la liberté que tous les gouvernements avaient promené de citadelle en forteresse. Depuis son adolescence, il marchait dans son rêve fraternel, il combattait pour une république idéale de vérité et de justice, et il aboutissait toujours au cachot, il allait toujours achever sa rêverie humanitaire sous de triples verrous. Carbonaro, républicain de la veille, sectaire évangélique, il avait conspiré à toutes les heures, dans tous les lieux, en lutte sans cesse contre le pouvoir, quel qu’il fût. Et, lorsque la république était venue, cette république qui lui avait coûté tant d’années de geôle, elle l’avait emprisonné à son tour, ajoutant des années d’ombre aux années déjà sans soleil. Et il restait le martyr de la liberté, et il la voulait quand même, elle qui n’était jamais.

— Mais vous vous trompez, reprit Guillaume froissé du ton railleur de Janzen, on songe une fois de plus à se débarrasser de Barthès, dont la probité intransigeante gêne nos hommes politiques ; et il fait très bien de prendre ses précautions.

Nicolas Barthès entrait, un grand vieillard, sec et mince, le nez en bec d’aigle, les yeux brûlants encore sous les profondes arcades sourcilières, embroussaillées de longs poils blancs. La bouche édentée, restée fine, se perdait dans la barbe de neige, tandis que la couronne des cheveux, d’une blancheur d’auréole, tombait en boucles sur les épaules. Et, derrière lui, modestement, venait Théophile Morin, avec ses favoris gris, ses cheveux gris taillés en brosse, ses lunettes, son air jaune et las de vieux professeur, usé dans sa chaire. Ni l’un ni l’autre ne parurent s’étonner, n’attendirent une explication, en trouvant au lit cet homme, le poignet bandé ; et il n’y eut aucune présentation, ceux qui se connaissaient se sourirent simplement.

Barthès se pencha, baisa Guillaume sur les deux joues.

— Ah ! dit ce dernier presque gaiement, cela me donne du courage de vous voir ! Mais les deux nouveaux venus apportaient quelques renseignements. Une agitation extrême régnait sur les boulevards, la nouvelle de l’attentat s’était répandue de café en café, et l’on s’arrachait l’édition tardive d’un journal, où l’affaire se trouvait racontée, fort mal, avec d’extraordinaires détails. En somme, on ne savait encore rien de précis.

Pierre, en voyant Guillaume pâlir, le força de se recoucher. Et, comme il parlait d’emmener ces messieurs dans la pièce voisine, le blessé dit doucement :

— Non, non, je te promets de ne plus remuer, de ne plus ouvrir la bouche. Restez là, causez à demi-voix. Je t’assure que cela me fera du bien, de ne pas être seul et de vous entendre.

Alors, sous la lueur dormante de la lampe, une sourde conversation s’engagea. Le vieux Barthès, à propos de cette bombe qu’il jugeait abominable et imbécile, parlait avec la stupeur d’un héros des luttes légendaires pour la liberté, attardé dans des temps nouveaux, auxquels il ne comprenait absolument rien. Est-ce que la liberté enfin conquise ne suffirait pas à tout ? Est-ce qu’il existait un autre problème que celui de fonder la vraie république ? Puis, à propos de Mège et de son discours, prononcé l’après-midi à la Chambre, il fit amèrement le procès du collectivisme, qu’il déclarait être une des formes démocratiques du despotisme. Théophile Morin, lui, s’il se prononçait contre l’enrégimentement collectiviste des forces sociales, professait une haine plus vigoureuse encore contre l’odieuse violence des anarchistes ; car il n’attendait le progrès que par l’évolution, il se montrait assez indifférent sur les moyens politiques qui devaient réaliser la société scientifique de demain. Les anarchistes, certes, Bache paraissait ne pas les aimer davantage, touché pourtant du songe idyllique, de l’espoir humanitaire en germe au fond de leur rage destructive, s’emportant lui aussi contre Mège, qu’il accusait, depuis son entrée à la Chambre, de n’être plus qu’un rhéteur, un théoricien rêvant de dictature. Et Janzen, toujours debout, avec le pli ironique de sa lèvre, dans son visage glacé, les écoutait tous les trois, ne lâchait des mots brefs, coupant comme des lames d’acier, que pour dire sa foi d’anarchie, l’inutilité des nuances, la nécessité de l’absolu, tout détruire pour tout reconstruire.

Pierre, demeuré près du lit, écoutait également avec une attention passionnée. Dans l’écroulement qui s’était fait en lui de toutes les croyances, dans le néant auquel il avait abouti, ces hommes venus là des quatre points des idées du siècle, remuaient le terrible problème dont il souffrait, celui de la croyance nouvelle attendue par la démocratie du siècle prochain. Et, depuis les ancêtres immédiats, depuis Voltaire, depuis Diderot, depuis Rousseau, quels continuels flots d’idées, se succédant, se heurtant sans fin, les unes enfantant les autres, toutes se brisant dans une tempête où il devenait si difficile de voir clair ! D’où soufflait le vent, où allait la nef de salut, pour quel port fallait-il donc s’embarquer ? Déjà il s’était dit que le bilan du siècle était à faire, qu’il devrait, après avoir accepté l’héritage de Rousseau et des autres précurseurs, étudier les idées de Saint-Simon, de Fourier, de Cabet lui-même, d’Auguste Comte et de Proudhon, de Karl Marx aussi, afin de se rendre au moins compte du chemin parcouru, du carrefour auquel on était arrivé. Et n’était-ce pas une occasion, puisqu’un hasard réunissait ces hommes chez lui, apportant les vivantes et adverses doctrines, qu’il se promettait d’examiner ?

Mais, s’étant tourné, Pierre aperçut Guillaume très pâle, les paupières closes. Lui-même, dans sa foi en la science, venait-il de sentir passer le doute des théories contradictoires, la désespérance de voir la lutte pour la vérité accroître l’erreur ?

— Tu souffres ? demanda le prêtre, inquiet.

— Oui, un peu. Je vais tâcher de dormir.

Tous s’en allèrent, avec de muettes poignées de main. Seul, Nicolas Barthès resta, coucha dans une chambre du premier étage, que venait de préparer Sophie. Pierre, pour ne pas quitter son frère, sommeilla sur un canapé. Et la petite maison retomba à sa grande paix, à ce silence de la solitude et de l’hiver, où passait le mélancolique frisson des souvenirs d’enfance.

Le matin, dès sept heures, Pierre dut aller chercher les journaux. Guillaume avait mal dormi, une fièvre intense s’était déclarée. Mais il fallut quand même que son frère lui lût les articles interminables publiés sur l’attentat. C’était un pêle-mêle extraordinaire de vérités, d’inventions, de renseignements précis noyés dans les extravagances les plus inattendues. La Voix du Peuple surtout, le journal de Sanier, se distinguait par ses titres et sous-titres en gros caractères, par la page entière qu’il donnait d’informations, entassées au hasard. Du coup, il en avait gardé pour plus tard la fameuse liste des trente-deux députés et sénateurs, compromis dans l’affaire des Chemins de fer africains, et il ne tarissait pas en détails sur l’aspect du porche de l’hôtel Duvillard, après l’explosion, le pavé défoncé, le plafond de l’étage supérieur crevé, la porte cochère arrachée de ses ferrures ; puis, venait l’histoire des deux enfants du baron préservés par miracle, le landau intact, tandis que le père et la mère, affirmait-on, s’étaient attardés à la conférence si remarquable de monseigneur Martha. Toute une colonne était consacrée à la seule victime, la pauvre enfant blonde et jolie, le petit trottin de modiste, le ventre ouvert, dont l’identité n’était pas nettement établie, bien qu’une nuée de reporters se fût ruée avenue de l’Opéra, chez la patronne, puis dans le haut du faubourg Saint-Denis, où l’on croyait que la grand’mère de la morte habitait. Et, dans un article grave du Globe, évidemment inspiré par Fonsègue, un appel était fait au patriotisme de la Chambre pour qu’elle évitât toute crise ministérielle, au milieu des événements douloureux que le pays traversait. Pendant quelques semaines encore, le ministère allait durer, vivre à peu près tranquille.

Mais Guillaume n’avait été frappé que par un détail : l’auteur de l’attentat restait inconnu, Salvat certainement n’était ni arrêté, ni même soupçonné. On semblait au contraire partir sur une piste fausse, un monsieur bien mis, ganté, qu’un voisin jurait avoir vu entrer dans l’hôtel, au moment de l’explosion. Et Guillaume semblait se calmer un peu, lorsque son frère lui lut un autre journal, où l’on donnait des renseignements sur l’engin qui avait dû être employé, une boîte de conserve, relativement très petite, dont on avait retrouvé les débris. De nouveau, il retomba à son anxiété, lorsqu’il sut qu’on s’étonnait qu’un si pauvre engin eût pu faire de si violents ravages, et qu’on soupçonnait là quelque nouvel explosif, d’une puissance incalculable.

À huit heures, Bertheroy reparut, alerté malgré ses soixante-dix ans, tel qu’un jeune carabin qui court chez un ami lui rendre le service d’une petite opération. Il apportait une trousse, des bandes, de la charpie. Mais il se fâcha, lorsqu’il trouva le blessé rouge, nerveux, brûlé de fièvre.

— Ah ! mon cher enfant, je vois que vous n’avez pas été raisonnable. Vous avez dû trop causer, vous agiter, vous passionner.

Et, dès qu’il eut examiné, sondé la plaie avec soin, il ajouta, tandis qu’il le pansait :

— Vous savez que l’os est endommagé et que je ne réponds de rien, si vous n’êtes pas plus sage. Toute complication rendrait l’amputation nécessaire.

Pierre frémit, tandis que Guillaume avait un haussement d’épaules, comme pour dire qu’il voulait bien être amputé, si tout croulait autour de lui. Bertheroy, qui s’était assis, s’oubliant là un instant, les regardait tous les deux de ses regards aigus. Maintenant, il savait l’attentat, il devait avoir fait ses réflexions.

— Mon cher enfant, reprit-il avec sa brusquerie, je crois bien que ce n’est pas vous qui avez commis cette abominable bêtise, rue Godot-de-Mauroy. Mais je m’imagine que vous deviez être dans les environs… Non, non ! ne me répondez pas, ne vous défendez pas. Je ne sais et ne veux rien savoir, pas même la formule de cette diablesse de poudre dont le poignet de votre chemise portait la trace et qui a fait du si terrible ouvrage.

Et, comme les deux frères restaient surpris, glacés d’inquiétude malgré ses assurances, il ajouta, avec un geste large :

— Ah ! mes amis, si vous saviez combien je trouve un tel acte plus inutile encore que criminel ! Je n’ai que mépris pour les agitations vaines de la politique, aussi bien la révolutionnaire que la conservatrice. Est-ce que la science ne suffit pas ? À quoi bon vouloir hâter les temps, lorsqu’un pas de la science avance plus l’humanité vers la cité de justice et de vérité, que cent ans de politique et de révolte sociale ? Allez, elle seule balaye les dogmes, emporte les dieux, fait de la lumière et du bonheur… C’est moi, le membre de l’Institut, renté, décoré, qui suis le seul révolutionnaire.

Il se mit à rire, et Guillaume sentit l’ironie bon enfant de ce rire. S’il admirait en lui le grand savant, il avait jusque-là souffert de le voir si bourgeoisement installé dans la vie, laissant venir à lui les situations et les honneurs, républicain sous la république, mais tout prêt à servir la science sous n’importe quel maître. Et voilà que, de cet opportuniste, de ce savant hiérarchisé, de ce travailleur qui acceptait de toutes les mains la richesse et la gloire, se dégageait un tranquille et terrible évolutionniste, comptant bien que sa besogne allait quand même ravager et renouveler le monde !

Il se leva, il partit.

— Allons, je reviendrai, soyez raisonnables, aimez-vous bien tous les deux.

Quand ils se retrouvèrent seuls, Pierre assis près du lit de Guillaume, leurs mains de nouveau se cherchèrent, se nouèrent, dans une étreinte où brûlait toute leur angoisse. Que d’inconnu, que de détresse menaçante, autour d’eux, en eux ! La grise journée d’hiver entrait, on apercevait les arbres noirs du jardin, tandis que la petite maison frissonnait de silence. Un sourd bruit de pas se faisait seul entendre au-dessus de leur tête, le pas de Nicolas Barthès, l’héroïque amant de la liberté, qui, ayant couché là, avait repris, dès la pointe du jour, sa promenade de lion en cage, son habituel va-et-vient d’éternel prisonnier. Et, à ce moment, les regards des deux frères tombèrent sur un journal, resté grand ouvert sur le lit, et maculé d’un croquis au trait, qui avait la prétention de représenter le petit trottin mort, le flanc troué, à côté du carton et du chapeau de femme. C’était si effroyable, si atroce de laideur, que deux grosses larmes, de nouveau, roulèrent des yeux de Pierre, pendant que les yeux troubles et désespérés de Guillaume, perdus au loin, cherchaient l’avenir.