Paris (Zola)/Livre V/Chapitre V

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Charpentier & Fasquelle (p. 583-608).
Livre V, chapitre V


V


Quinze mois plus tard, par un beau jour doré de septembre, Bache et Théophile Morin déjeunèrent chez Guillaume, dans l’atelier, en face de Paris immense.

Près de la table se trouvait un berceau, dont les petits rideaux étaient tirés, et sous lesquels dormait Jean, un gros garçon de quatre mois, le fils de Pierre et de Marie. Ceux-ci, simplement pour sauvegarder les droits sociaux de l’enfant, s’étaient épousés civilement à la mairie de Montmartre, résolus du reste à passer outre, s’ils n’avaient pas trouvé un maire qui consentît à marier un ancien prêtre. Puis, pour complaire à Guillaume, désireux de les garder, d’augmenter autour de lui la famille, ils avaient vécu là, dans le petit logement, au-dessus de l’atelier, laissant la maison de Neuilly seule, là-bas, ensommeillée et douce, à la garde de Sophie, la vieille servante. Et l’existence coulait heureuse, depuis quatorze mois bientôt qu’ils étaient l’un à l’autre.

Autour du jeune ménage, d’ailleurs, il n’y avait eu que de la paix, de la tendresse et du travail. François, qui venait de sortir de l’École Normale, chargé de tous les diplômes, de tous les grades, allait partir pour un lycée de l’Ouest, voulant faire son stage dans le professorat, quitte à l’abandonner et à ne s’occuper ensuite que de science pure. Antoine avait eu un gros succès, avec une série de bois admirables, des vues et des scènes de Paris ; et il devait épouser Lise Jahan, au printemps prochain, lorsqu’elle aurait dix-sept ans révolus. Mais, des trois fils, Thomas surtout triomphait, car il avait enfin trouvé et construit le fameux petit moteur, grâce à une idée géniale de son père. Un matin, après l’effondrement de tous ses énormes et chimériques projets, Guillaume, devant l’explosif terrible, découvert par lui, désormais inutilisé, avait eu la brusque inspiration de l’employer comme force motrice, d’essayer de le substituer au pétrole, dans ce moteur que son fils aîné étudiait depuis si longtemps, pour l’usine Grandidier. Il s’était mis à la besogne avec Thomas, inventant un nouveau mécanisme, se heurtant à des difficultés sans nombre, employant une année entière dans cet acharné travail de création. Et le père et le fils avaient enfanté, avaient réalisé la merveille, et elle était là, devant le vitrage, boulonnée sur un socle de chêne, prête à marcher, quand on lui aurait fait une toilette dernière.

Dans la maison, si riante, si tranquille maintenant, Mère-Grand continuait, malgré son grand âge, à exercer sa royauté active et muette, obéie de tous. Elle était partout, sans paraître jamais quitter sa chaise, devant la table de travail. Depuis la naissance de Jean, elle parlait de l’élever, comme elle avait élevé Thomas, François et Antoine, pleine de la belle bravoure du dévouement, ayant l’air de croire qu’elle ne mourrait pas, tant qu’elle aurait les siens à guider, à aimer, à sauver. Marie en était émerveillée, lasse elle-même parfois depuis qu’elle nourrissait, malgré sa belle santé, si gaie toujours. Jean avait ainsi deux mères, vigilantes près de son berceau, pendant que Pierre, devenu l’aide de Thomas, tirait le soufflet de la forge, dégrossissait déjà les pièces, achevant son apprentissage d’ouvrier mécanicien.

Ce jour-là, la présence de Bache et de Théophile Morin avait encore égayé le déjeuner ; et la table était desservie, on apportait le café, lorsqu’un petit garçon, l’enfant d’un concierge de la rue Cortot, vint demander monsieur Pierre Froment. Il raconta, en paroles hésitantes, que monsieur l’abbé Rose était bien malade, qu’il allait mourir et qu’il l’envoyait, pour dire que monsieur Pierre Froment vienne tout de suite, tout de suite.

Pierre, très ému, le suivit. Rue Cortot, dans le petit rez-de-chaussée humide, ouvrant sur un étroit jardin, il trouva l’abbé Rose couché, agonisant, ayant encore sa raison, sa parole douce et lente. Une religieuse le veillait, qui parut très surprise, très inquiète de la venue de ce visiteur qu’elle ne connaissait pas. Aussi comprit-il qu’on gardait le mourant et que celui-ci avait usé de ruse, en l’envoyant chercher par le fils du concierge. Cependant, lorsque l’abbé, de son air de bonté grave, eut prié la sœur de les laisser, elle n’osa pas se refuser à ce désir suprême, elle sortit.

— Ah ! mon cher enfant, que je désirais causer avec vous ! Asseyez-vous sur cette chaise, tout près du lit, pour que vous puissiez m’entendre, car c’est la fin, je ne serai plus là ce soir. Et j’ai à vous demander un si gros service !

Pierre, bouleversé de le retrouver si défait, la face toute blanche, ne gardant que l’éclat de ses yeux d’innocence et d’amour, se récria.

— Mais je serais venu plus tôt, si j’avais su que vous aviez besoin de moi ! Pourquoi ne m’avez-vous pas envoyé chercher ? Est-ce qu’on vous garde ?

L’abbé, embarrassé, eut un faible sourire de honte et d’aveu.

— Il faut que vous le sachiez, mon cher enfant, j’ai encore fait des sottises. Oui, j’ai donné sans savoir à des gens qui, paraît-il, ne méritaient pas d’aumônes. Enfin, tout un scandale, ils m’ont grondé à l’archevêché, ils m’ont accusé de compromettre la religion. Et, alors, quand ils ont su que j’étais malade, ils ont mis près de moi cette bonne sœur, parce qu’ils ont dit que j’allais mourir sur la paille, que je donnerais les draps de mon lit, si l’on ne m’en empêchait pas. »

Il s’arrêta, afin de reprendre haleine.

— Vous comprenez, cette bonne sœur, oh ! une bien sainte femme, est là pour me soigner et pour m’éviter de faire jusqu’au bout des sottises. Il m’a donc fallu échapper à sa garde, par une petite tromperie, que Dieu me pardonnera, j’espère. Justement, il s’agit de mes pauvres, c’est pour vous parler d’eux que je désirais si ardemment vous voir.

Des larmes montaient aux yeux de Pierre.

— Parlez, je suis à vous, de tout mon cœur, de tout mon être.

— Oui, oui, je sais, mon cher enfant. C’est bien pour cela que j’ai songé à vous, à vous seul. Malgré tout ce qui s’est passé, je n’ai confiance qu’en vous, il n’y a que vous capable de m’entendre et de me faire la promesse qui m’aidera à mourir tranquille.

Il ne se permit que cette allusion à leur rupture cruelle, après la rencontre qu’il avait faite du jeune prêtre sans soutane, en révolte contre l’Église. Depuis, il savait son mariage, il n’ignorait pas qu’il avait, à jamais, brisé ses derniers liens religieux. Mais, à l’heure dernière, cela ne semblait plus compter pour lui, il lui suffisait de connaître l’ardent cœur de Pierre, il n’avait besoin que de l’homme, qu’il avait vu brûler d’une si belle passion de charité.

— Mon Dieu ! reprit-il en trouvant encore la force de sourire, c’est très simple, je veux vous faire mon héritier. Oh ! ce n’est pas un beau cadeau, ce sont mes pauvres que je vous donne, car je n’ai rien autre, je ne laisse que mes pauvres.

Trois surtout lui bouleversaient le cœur, à l’idée qu’il allait les abandonner sans secours, privés des quelques miettes que lui seul leur distribuait, et dont ils vivaient. Le grand Vieux, d’abord, ce vieillard qu’il avait vainement cherché un soir, pour le faire entrer à l’Asile des Invalides du travail. Il y était bien entré, mais il s’en était enfui trois jours plus tard, ne voulant pas se plier à la règle. Violent, sauvage, il avait un caractère exécrable ; et, pourtant, il ne pouvait mourir de faim. Celui-là venait chaque samedi, on lui donnait vingt sous : ça lui suffisait pour toute la semaine. Puis, il y avait une vieille femme impotente, dans un taudis de la rue du Mont-Cenis, dont il faudrait payer le boulanger, qui lui portait chaque matin le pain nécessaire. Et il y avait surtout, place du Tertre, une pauvre jeune femme, une fille-mère qui se mourait de phtisie, incapable de travail, éperdue à l’idée de savoir, après elle, sa fillette au pavé ; de sorte que l’héritage, là, était double, la mère à soutenir jusqu’à la mort prochaine, la fillette ensuite à recueillir, à placer convenablement dans quelque bonne maison.

— Vous me pardonnez, mon cher enfant, de vous laisser ces embarras… J’ai bien essayé d’intéresser à ce petit monde la bonne sœur qui me veille ; mais, quand je lui ai parlé du grand Vieux, elle s’est signée d’effroi. C’est comme mon brave ami, l’abbé Tavernier, je ne connais pas d’âme plus droite ; et, cependant, avec lui, je ne serais pas tranquille, il a des idées… Alors, je le répète, mon cher enfant, il n’y a que vous dont je sois sûr, il faut que vous acceptiez mon héritage, si vous voulez que je m’en aille tranquille.

Pierre pleurait.

— Ah ! certes, de toute mon âme. Votre volonté me sera sacrée.

— Bon ! je savais bien que vous accepteriez… C’est donc convenu, les vingt sous au grand Vieux tous les samedis, le pain de la vieille femme impotente, la mort de la triste jeune mère à soulager, à attendre, pour recueillir la fillette… Ah ! si vous saviez quel poids j’ai de moins sur le cœur ! Maintenant, la fin peut venir, elle me sera douce.

Sa bonne figure ronde, si blanche, s’était éclairée d’une joie suprême. Il gardait entre les siennes une main de Pierre, il le retenait au bord du lit, en un adieu de sereine tendresse. Et sa voix s’affaiblit encore, il dit toute sa pensée, très bas.

— Oui, je suis content de partir… Je ne pouvais plus, je ne pouvais plus. J’avais beau donner, je sentais qu’il était nécessaire de donner toujours davantage. Et quelle tristesse, la charité impuissante, donner sans espoir de guérir jamais la souffrance !… Je me révoltais contre cette idée, vous vous souvenez ? Je vous disais que nous nous aimerions toujours dans nos pauvres ; et c’était vrai, cela, puisque vous êtes là, si bon, si tendre pour moi et pour ceux que je laisse. Mais, tout de même, je ne puis plus, je ne puis plus, et j’aime mieux m’en aller, puisque la douleur des autres me débordait et que je finissais par commettre toutes les sottises du monde, scandalisant les fidèles, indignant mes supérieurs, sans réussir seulement à diminuer d’un misérable le flot toujours grossi de la misère… Adieu, mon cher enfant. Mon pauvre vieux cœur s’en va courbaturé, mes vieilles mains sont lasses et vaincues.

Pierre l’embrassa de toute son âme, et le quitta les yeux en larmes, éperdu d’une extraordinaire émotion. Jamais il n’avait entendu un cri d’une plus immense mélancolie que cet aveu de la charité impuissante, chez ce vieil enfant candide, ce cœur simple de sublime bonté. Ah ! quel désastre, la bonté humaine inutile, le monde roulant depuis tant de siècles la même somme de détresses et de souffrances, malgré les larmes de pitié versées, malgré les aumônes tombées de tant de mains ! C’était la mort souhaitée, le chrétien heureux d’échapper à l’abomination de cette terre.

Lorsque Pierre revint dans l’atelier, la table se trouvait desservie depuis longtemps, Bache et Théophile Morin causaient avec Guillaume, tandis que les trois fils s’étaient remis à leurs occupations ordinaires. Marie, elle aussi, avait repris sa place accoutumée, devant la table à ouvrage, en face de Mère-Grand ; mais, de temps à autre, elle se levait, donnait un coup d’œil au petit Jean, s’assurant qu’il dormait bien tranquille, ses deux menottes serrées sur son cœur. Et, lorsque Pierre, qui garda pour lui son émotion, fut venu se pencher sur le berceau, avec la jeune femme, dont il baisa discrètement les cheveux, il passa un tablier, il aida Thomas, en train de régler une dernière fois le moteur.

Alors, l’atelier disparut, il cessa de voir les personnes qui s’y trouvaient, il cessa de les entendre. Seule, l’odeur de Marie lui demeurait aux lèvres, dans le bouleversement attendri où l’avait jeté sa visite à l’abbé Rose mourant. Et un souvenir venait de s’évoquer, celui du matin glacial où le vieux prêtre l’avait abordé, devant le Sacré-Cœur, pour le charger peureusement de porter une aumône à ce vieil homme, ce Laveuve, qui était mort de misère, comme un chien au coin d’une borne. Quelle triste matinée lointaine, que de combats et de tortures en lui, quelle résurrection ensuite ! Ce jour-là, il avait dit une de ses dernières messes, et il se rappelait avec un frisson son abominable angoisse, le désespoir de son doute, de son néant. C’était après ses deux expériences misérablement avortées : Lourdes, où la glorification de l’absurde lui avait fait prendre en pitié l’essai de retour en arrière, à la primitive foi des peuples jeunes, courbés sous la terreur de leur ignorance ; Rome, incapable de renouveau, qu’il avait vu moribonde parmi ses ruines, grande ombre bientôt négligeable, qui tombait à la poussière des religions mortes. En lui, la charité elle-même faisait banqueroute, il ne croyait plus à la guérison par l’aumône de la vieille humanité souffrante, il n’attendait plus que l’effroyable catastrophe, l’incendie, le massacre, dont le fracas emporterait le monde coupable et condamné. Sa soutane l’étouffait du mensonge hautain où il s’était réfugié pour la garder à ses épaules, cette attitude du prêtre incroyant, qui continue, honnêtement, chastement, à veiller sur la croyance des autres. Le problème d’une religion nouvelle, d’une nouvelle espérance, nécessaire à la paix des démocraties de demain, le torturait, sans qu’il pût trouver la solution possible, entre les certitudes de la science et le besoin du divin dont semble brûler l’humanité. Et, si le christianisme croulait avec l’idée de charité, il ne restait donc que la justice, le cri qui sortait de toutes les poitrines, ce combat de la justice contre la charité, où allaient se débattre son cœur et sa raison, dans ce grand Paris, si voilé de cendre, si plein d’un terrible inconnu. C’était avec Paris que se posait la troisième et décisive expérience, la vérité enfin éclatante comme le soleil, la santé conquise, la force et la joie de vivre.

Mais les réflexions de Pierre furent interrompues, il dut aller chercher un outil que Thomas lui demandait, et il entendit Bache qui disait :

— Le cabinet a donné sa démission ce matin. Vignon en avait assez, il se réserve.

— Il a duré plus d’un an, fit remarquer Morin. C’est déjà très beau.

Après l’attentat de Victor Mathis, condamné, exécuté en moins de trois semaines, Monferrand était tombé du pouvoir. À quoi bon avoir à la tête du cabinet un homme fort, si les bombes continuaient à terrifier le pays ? Le pis était qu’il avait mécontenté la Chambre par son appétit d’ogre, rognant trop la part des autres. Et Vignon, cette fois, avait recueilli sa succession, malgré tout un programme de réformes, devant lequel on tremblait depuis longtemps. Mais, bien que son honnêteté fût parfaite, il n’avait pu en réaliser que les insignifiantes, les mains liées sans doute, au milieu de mille obstacles. Il s’était résigné à gouverner comme les autres, et l’on avait fait cette découverte qu’entre Vignon et Monferrand il n’existait guère, en somme, que des nuances.

— Vous savez qu’on reparle de Monferrand, dit Guillaume.

— Oui, il a des chances. Ses créatures s’agitent beaucoup.

Puis, Bache, qui plaisantait Mège avec amertume, déclara que le député collectiviste faisait, à renverser les ministères, un métier de dupe, servant à tour de rôle les ambitions de chaque coterie, sans la moindre chance de jamais décrocher pour lui-même le pouvoir. Et ce fut Guillaume qui conclut.

— Bah ! qu’ils se dévorent ! ils ne se battent guère que sur des questions de personnes, dans l’âpre ambition de régner, de disposer de l’argent et de la puissance. Mais ça n’empêche pas l’évolution de se faire, les idées de s’épandre et les événements de s’accomplir. Il y a, par-dessus, l’humanité qui marche.

Pierre fut très frappé de ces paroles, et il retomba dans ses souvenirs. L’angoissante expérience commençait, il était lancé au travers de Paris immense. Paris, c’était la cuve énorme, où toute une humanité bouillait, la meilleure et la pire, l’effroyable mixture des sorcières, des poudres précieuses mêlées à des excréments, d’où devait sortir le philtre d’amour et d’éternelle jeunesse. Et, dans cette cuve, il rencontrait d’abord l’écume du monde politique Monferrand qui étranglait Barroux, achetant les affamés, Fonsègue, Dutheil, Chaigneux, utilisant les médiocres, Taboureau et Dauvergne, employant jusqu’à la passion sectaire de Mège et jusqu’à l’ambition intelligente de Vignon. Puis, venait l’argent empoisonneur, cette affaire des Chemins de fer africains qui avait pourri le Parlement, qui faisait de Duvillard, le bourgeois triomphant, un pervertisseur public, le chancre rongeur du monde de la finance. Puis, par une juste conséquence, c’était le foyer de Duvillard, qu’il infectait lui-même, l’affreuse aventure d’Ève disputant Gérard à sa fille Camille, et celle-ci le volant à sa mère, et le fils Hyacinthe donnant sa maîtresse Rosemonde, une démente, à cette Silviane, la catin notoire, en compagnie de laquelle son père s’affichait publiquement. Puis, c’était la vieille aristocratie mourante, avec les pâles figures de madame de Quinsac et du marquis de Morigny ; c’était le vieil esprit militaire dont le général de Bozonnet menait les funérailles ; c’était la magistrature asservie au pouvoir, un Amadieu faisant sa carrière à coups de procès retentissants, un Lehmann rédigeant son réquisitoire dans le cabinet du ministre dont il défendait la politique ; c’était enfin la presse cupide et mensongère, vivant du scandale, l’éternel flot de délations et d’immondices que roulait Sanier, la gaie impudence de Massot, sans scrupule, sans conscience, qui attaquait tout, défendait tout, par métier et sur commande. Et, de même que des insectes, qui en rencontrent un autre, la patte cassée, mourant, l’achèvent et s’en nourrissent, de même tout ce pullulement d’appétits, d’intérêts, de passions, s’étaient jetés sur un misérable fou, tombé par terre, ce triste Salvat, dont le crime imbécile les avait tous rassemblés, heurtés, dans leur empressement glouton à tirer parti de sa maigre carcasse de meurt-de-faim. Et tout cela bouillait dans la cuve colossale de Paris, les désirs, les violences, les volontés déchaînées, le mélange innommable des ferments les plus âcres, d’où sortirait à grands flots purs le vin de l’avenir.

Alors, Pierre en eut conscience, de ce prodigieux travail qui s’accomplissait au fond de la cuve, sous les impuretés et sous les déchets. Son frère venait de le dire, qu’importaient, dans la politique, les tares des hommes, les mobiles d’égoïsme et de jouissance, si, de son pas lent et obstiné, l’humanité marchait toujours ! Qu’importait cette bourgeoisie corrompue et défaillante, aussi moribonde à cette heure que l’aristocratie dont elle a pris la place, si, derrière elle, montait sans cesse l’inépuisable réserve d’hommes, qui surgissent du peuple des campagnes et des villes ! Qu’importaient la débauche, la perversion de trop d’argent, de trop de puissance, la vie raffinée, dissolue, s’attardant aux curiosités sexuelles, puisqu’il semblait prouvé que toutes les capitales, reines du monde, n’ont régné qu’à ce prix de l’extrême civilisation, la religion de la beauté et du plaisir ! Et qu’importaient même la vénalité inévitable, les fautes et les sottises de la presse, si elle était d’autre part le plus admirable instrument d’instruction, la conscience publique toujours ouverte, le fleuve qui avait beau charrier des horreurs, qui n’en marchait pas moins, qui emportait tous les peuples à la vaste mer fraternelle des siècles futurs ! La lie humaine tombait au fond de la cuve, et il ne fallait pas vouloir que, visiblement, chaque jour, le bien triomphât ; car souvent des années étaient nécessaires pour que, de la fermentation louche, se dégageât un espoir réalisé, dans cette opération de l’éternelle matière remise au creuset, demain refait meilleur. Et, si, au fond des usines empestées, le salariat restait une forme de l’antique esclavage, si les Toussaint mouraient toujours de misère, sur des grabats, comme des bêtes fourbues, la liberté n’en était pas moins sortie de la cuve immense, en un jour de tempête, pour prendre son vol par le monde. Et pourquoi la justice n’en sortirait-elle pas à son tour faite de tant d’éléments troubles, se dégageant des scories, d’une limpidité enfin éclatante, et régénérant les peuples ?

Mais, de nouveau, les voix de Bache et de Morin, causant avec Guillaume, s’élevèrent, tirèrent Pierre de sa rêverie. Ils parlaient de Janzen, compromis dans un deuxième attentat, à Barcelone, disparu, revenu à Paris sans doute, où Bache croyait l’avoir reconnu la veille. Une si claire intelligence, une si froide volonté, et de tels dons gaspillés pour une si exécrable cause !

— Quand je songe, dit Morin de sa voix lente, que Barthès exilé vit au fond d’une petite chambre pauvre de Bruxelles, dans le frémissant espoir que la liberté enfin régnera, lui qui n’a pas une goutte de sang aux mains et qui a passé les deux tiers de sa vie en prison, pour que les peuples soient libres !

Bache eut un léger haussement d’épaules.

— La liberté, la liberté, sans doute. Mais elle n’est rien, si on ne l’organise pas.

Et leur éternelle discussion recommença, celui-ci avec Saint-Simon et Fourier, l’autre avec Proudhon et Auguste Comte. Toute la religiosité vague de l’ancien membre de la Commune, aujourd’hui conseiller municipal, reparaissait, dans son besoin d’une foi consolante ; tandis que le professeur, l’ancien garibaldien, gardait, sous sa lassitude, une rigidité scientifique, une croyance au progrès mathématique du monde.

Longuement, Bache raconta la dernière commémoration en l’honneur de la mémoire de Fourier, le groupe des disciples fidèles apportant des couronnes, prononçant des discours, une réunion touchante d’apôtres, obstinés dans leur foi, certains de l’avenir, messagers convaincus de la bonne parole nouvelle. Puis, Morin vida ses poches toujours pleines de petites brochures de propagande positiviste, des manifestes, des réponses, des questions posées et résolues, où le nom de Comte et surtout sa doctrine étaient exaltés, comme la seule base possible de la religion attendue. Alors, Pierre, qui les écoutait, se rappela leurs disputes d’autrefois, dans sa maison de Neuilly, lorsque lui-même, éperdu, en quête d’une certitude, s’efforçait de faire le bilan des idées du siècle. C’était au milieu des contradictions, des incohérences de tous ces précurseurs, qu’il avait perdu pied. Fourier avait beau être issu de Saint-Simon, il le niait en partie ; et, si la doctrine de celui-ci s’immobilisait dans une sorte de sensualisme mystique, la doctrine de celui-là semblait aboutir à un code d’enrégimentement inacceptable. Proudhon démolissait sans rien reconstruire. Comte, qui créait la méthode et mettait la science à sa vraie place en la déclarant l’unique souveraine, ne soupçonnait même pas la crise sociale dont le flot menaçait de tout emporter, finissait en illuminé d’amour, terrassé par la femme. Et ces deux-là, aussi, entraient en lutte, se battaient contre les deux autres, à ce point de conflit et d’aveuglement général, que les vérités apportées par eux en commun, en restaient obscurcies, défigurées, méconnaissables. Mais, aujourd’hui, après la lente évolution qui l’avait transformé lui-même, voilà que ces vérités communes lui apparaissaient aveuglantes, irréfutables. Dans les évangiles de ces messies sociaux, parmi le chaos des affirmations contraires, il était des paroles semblables qui toujours revenaient, la défense du pauvre, l’idée d’un nouveau et juste partage des biens de la terre, selon le travail et le mérite, la recherche surtout d’une loi du travail qui permît équitablement ce nouveau partage entre les hommes. N’était-ce donc pas, puisque tous les génies précurseurs s’entendaient si étroitement sur ces vérités communes, qu’elles étaient le fondement même de la religion de demain, la foi nécessaire que le siècle léguerait au siècle suivant, pour qu’il en fît le culte humain de paix, de solidarité et d’amour ?

Un brusque saut se produisit dans les réflexions de Pierre, il se revit à la Madeleine, écoutant la fin de la conférence de monseigneur Martha sur l’esprit nouveau, qui annonçait que Paris, redevenu chrétien, allait être le maître du monde, grâce au Sacré-Cœur. Non, non ! Paris ne régnait que par sa libre intelligence, c’était un mensonge de l’avoir dominé de la croix, de cette folie mystique et malpropre d’un cœur qui saigne. Mais ils pouvaient vouloir écraser Paris sous des monuments d’orgueil et de domination, tenter d’enrayer la science au nom d’un idéal mort, dans l’espoir de remettre la main sur le prochain siècle : la science achèvera de balayer leur souveraineté ancienne, leur basilique croulera au vent de la vérité, sans qu’il soit même besoin de la pousser du doigt. L’expérience est faite, l’évangile de Jésus est un code social caduc, dont la sagesse humaine ne peut retenir que quelques maximes morales. Le vieux catholicisme tombe en poudre de toutes parts, la Rome catholique n’est plus qu’un champ de décombres, les peuples se détournent, veulent une religion qui ne soit pas une religion de la mort. Autrefois, l’esclave accablé, brûlant d’une espérance nouvelle, s’échappait de sa geôle, rêvait d’un ciel où sa misère serait payée d’une éternelle jouissance. Maintenant que la science a détruit ce ciel menteur, cette duperie du lendemain de la mort, l’esclave, l’ouvrier, las de mourir pour être heureux, exige la justice, le bonheur sur la terre. C’est là, enfin, la nouvelle espérance, la justice, après dix-huit siècles de charité impuissante. Ah ! dans mille ans, lorsque le catholicisme ne sera plus qu’une très vieille superstition morte, quelle stupeur que les ancêtres aient pu supporter cette religion de torture et de néant ! Un Dieu bourreau, l’homme châtré, menacé, supplicié, la nature ennemie, la vie maudite, la mort seule douce et libératrice ! Pendant deux mille ans, la marche en avant de l’humanité aura eu pour entraves cette odieuse idée d’arracher de l’homme tout ce qu’il a d’humain, les désirs, les passions, la libre intelligence, la volonté et l’acte, toute sa puissance. Et quel réveil joyeux, lorsque la virginité sera méprisée, lorsque la fécondité redeviendra une vertu, dans l’hosanna des forces naturelles libérées, les désirs honorés, les passions utilisées, le travail exalté, la vie aimée, enfantant l’éternelle création de l’amour !

Une religion nouvelle ! une religion nouvelle ! Pierre se souvenait de ce cri qui lui était échappé à Lourdes, qu’il avait répété à Rome, devant l’effondrement du vieux catholicisme. Mais il n’y mettait plus la même hâte fiévreuse, la puérile et maladive obstination à vouloir que, sur l’heure, un Dieu nouveau se révélât, un idéal se créât de toutes pièces, avec ses dogmes et son culte. Certes, le divin semblait nécessaire à l’homme comme le pain et l’eau, toujours l’homme s’y était rejeté, affamé du mystère, semblant n’avoir d’autre consolation que de s’anéantir dans l’inconnu. Mais qui pourrait dire que la science, un jour, n’étanchera pas cette soif de l’au-delà ? Si elle est la vérité conquise, elle est aussi, et elle sera toujours la vérité à conquérir. Devant elle, ne restera-t-il pas sans cesse une marge pour le désir de savoir, l’hypothèse qui n’est que de l’idéal ? Puis, ce besoin du divin, n’est-ce pas simplement le besoin de voir Dieu ? et si la science contente de plus en plus ce désir de tout savoir et de tout pouvoir, ne croit-on pas qu’il s’apaisera, qu’il finira par se confondre avec l’amour de la vérité satisfaite ? Une religion de la science, c’est le dénouement marqué, certain, inévitable, de la longue marche de l’humanité vers la connaissance. Cette dernière y arrivera comme au port naturel, à la paix mise enfin dans la certitude, lorsqu’elle aura passé par toutes les ignorances et tous les effrois. Et déjà cette religion ne s’indiquait-elle pas, l’idée de dualité, de Dieu et de l’univers, écartée, l’idée de l’unité, du monisme, de plus en plus évidente, l’unité entraînant la solidarité, la loi unique de vie découlant, par l’évolution, du premier point de l’éther qui s’est condensé pour créer le monde ? Mais, si des précurseurs, des savants, des philosophes, Darwin, Fourier et les autres, ont semé la religion de demain, en confiant au vent qui passe la bonne parole, que de siècles il faudra sans doute pour que la moisson lève ! On oublie toujours que le catholicisme a mis quatre siècles à se former, à germer en un long travail souterrain, avant de croître, de régner au plein soleil. Qu’on donne donc des siècles à cette religion de la science, dont la sourde poussée s’annonce de toutes parts, et l’on verra se constituer en un nouvel Évangile les admirables idées d’un Fourier, le désir redevenu le levier qui soulève le monde, le travail accepté par tous, honoré, réglé comme le mécanisme même de la vie naturelle et sociale, les énergies passionnelles de l’homme excitées, contentées, utilisées enfin pour le bonheur humain ! L’universel cri de justice, dont la clameur de plus en plus haute monte du grand muet, du peuple si longtemps dupé et dévoré, n’est qu’un cri vers ce bonheur où tendent les êtres, la satisfaction complète des besoins, la vie vécue pour elle, dans la paix, dans l’expansion de toutes les forces et de toutes les joies. Les temps viendront où ce royaume de Dieu sera sur la terre, et que l’autre paradis menteur soit donc fermé, même si les pauvres d’esprit doivent un moment souffrir de cette mort de leur illusion, car c’est là une nécessité brave que d’opérer cruellement les aveugles, pour les arracher à leur misère, à la longue nuit affreuse de leur ignorance !

Pierre, tout d’un coup, fut inondé d’une joie immense. Un petit cri d’enfant, le cri d’éveil de Jean, son fils, venait de le tirer de sa rêverie, et la brusque pensée l’avait envahi que, lui, à cette heure, était sauvé, hors du mensonge et de l’effroi, rentré dans la bonne et saine nature. Quel frisson à se dire qu’il s’était cru perdu, rayé de la vie, tombé au néant du Dieu bourreau, et qu’un prodige d’amour l’en avait tiré, puissant encore, malgré sa crainte du stigmate indélébile, puisque ce cher enfant était là, si fort, si rieur, né de lui. La vie avait enfanté de la vie, la vérité éclatait, triomphante comme le soleil. C’était la troisième expérience faite avec Paris, et celle-ci concluait, n’était pas comme les deux premières, avec Lourdes, puis avec Rome, un avortement misérable, plus de ténèbres et plus de douleur. D’abord, la loi du travail s’était révélée à lui, Pierre s’était imposé une tâche, la plus humble, ce métier manuel si tardivement appris, mais une tâche à laquelle il ne manquerait pas un jour, qui lui donnerait la sérénité du rôle accepté, du devoir accompli, car la vie elle-même n’était que du travail, le monde n’existait que par l’effort. Ensuite, il avait aimé, et son salut s’était fait par la femme et par l’enfant. Ah ! quel long détour, pour en arriver à ce dénouement si naturel, si simple ! comme il avait souffert, que d’erreurs et que de colères il avait remuées, avant de faire bonnement ce que tous les hommes doivent faire ! Cette tendresse éperdue, aux prises avec sa raison, cette tendresse qui avait saigné des absurdités de la grotte miraculeuse, que l’orgueilleuse caducité du Vatican avait ensanglantée à son tour, se contentait enfin chez l’époux et chez le père, chez l’homme confiant dans le travail, selon la juste loi de la vie. Et de là la vérité indiscutable, la solution du bonheur dans la certitude.

Mais Bache et Théophile Morin étaient partis, avec leurs poignées de main habituelles, en promettant de revenir causer un soir, tranquilles apôtres convaincus du lointain avenir. Et, comme Jean criait plus fort, Marie le prit dans ses bras, dégrafa son corsage pour lui donner à téter.

— Oh ! le mignon, c’est son heure, il n’oublie pas, lui !… Pierre, vois donc, je crois qu’il a grossi encore, depuis hier.

Elle riait, et Pierre s’approcha, riant aussi, pour baiser l’enfant. Puis, il baisa la mère, saisi d’un invincible attendrissement, à voir ce petit être si rose et si goulu, sur cette gorge de femme, si belle, gonflée de lait. Toute une bonne odeur de fécondité heureuse en montait à son visage, qui le grisait de la joie de vivre.

— Mais il va te manger, dit-il gaiement. Comme il tire !

— Oh ! il me mord bien un peu. Mais c’est plus gentil, ça prouve qu’il profite.

Alors, Mère-Grand, la sérieuse, la silencieuse, se mit à causer, le visage éclairé d’un sourire.

— Vous savez que je l’ai pesé, ce matin. Il a encore gagné cent grammes. Et le cher amour, si vous aviez vu comme il était sage ! Ce sera un petit monsieur très intelligent, très raisonnable, ainsi que je les aime. Quand il aura cinq ans, ce sera moi qui lui apprendrai ses lettres, et à quinze ans, s’il veut, je lui dirai comment on devient un homme… N’est-ce pas, Thomas ? N’est-ce pas, Antoine, et toi, François ?

Les trois grands fils, levant la tête, égayés, approuvèrent du geste, reconnaissants des leçons héroïques qu’elle leur avait données, ne semblant pas mettre en doute qu’elle vécût vingt ans encore, pour les donner à Jean comme à eux-mêmes.

Pierre était resté devant Marie, dans le ravissement de leur amour, lorsqu’il sentit, derrière lui, Guillaume lui poser les deux mains sur les épaules. Il se retourna, il le trouva rayonnant lui aussi, bien heureux de les voir si heureux. Et cela doubla son bonheur, cette certitude que son frère était guéri, qu’il n’y avait plus, dans la maison laborieuse, que de la santé et de l’espoir.

— Ah ! petit frère, dit Guillaume doucement, te souviens-tu, quand je te disais que tu souffrais uniquement du combat de ton cœur contre ta raison, et que tu retrouverais la tranquillité, lorsque tu aimerais ce que tu comprendrais ? Il te fallait réconcilier en toi notre mère et notre père, dont la querelle, le douloureux malentendu continuait au-delà de la tombe ; et c’est fait, les voilà enfin qui dorment en paix, dans ton être pacifié.

Ces paroles bouleversèrent Pierre d’émotion. Une joie enflamma son visage, désormais si clair, si énergique. Et il avait bien toujours son front en forme de tour, l’inexpugnable forteresse de la raison qu’il tenait de son père, ainsi que le menton tendre, la bouche et les yeux de bonté, que lui avait donnés sa mère ; mais l’ensemble de la physionomie s’était enfin mêlé, fondu en une harmonie heureuse, d’une sérénité forte. Ses deux premières expériences avortées, c’étaient en lui des crises de la mère, cette tendresse pleurante, éperdue de ne pouvoir se rassasier ; et la troisième ne venait d’aboutir au bonheur, que parce qu’il avait contenté dans la femme, dans l’enfant, dans la vie laborieuse et féconde, cette ardente faim d’aimer, tout en obéissant à la souveraineté de la raison, au père qui parlait si haut en lui. La raison restait la reine. S’il n’avait jamais souffert que des combats qu’elle livrait à son cœur, il était tout l’homme, en lutte sans cesse avec son intelligence et avec sa passion. Et quelle paix de les avoir réconciliées, de les satisfaire ensemble, de se sentir complet, normal et puissant, tel que le grand chêne qui pousse en liberté et dont les branches à l’infini dominent la forêt !

— Tu as fait là, continua tendrement Guillaume, une belle et bonne œuvre, pour toi, pour nous tous, pour les chers parents, dont les ombres apaisées et réunies sont maintenant si tranquilles, dans la petite maison de notre enfance. J’y songe souvent, à notre chère maison de Neuilly, que la vieille Sophie nous garde, et je m’imagine que, dans l’ombre du grand cabinet de travail, les morts bien-aimés se reposent délicieusement et nous attendent. Quelle paix pour eux que cette petite maison déserte ! Et, si je vous ai voulus ici par égoïsme, désireux de mettre du bonheur autour de moi, il faudra que ton Jean aille un jour l’habiter, pour lui rendre toute une jeunesse.

Pierre, à son tour, avait pris les deux mains de son frère. Et, son regard dans le sien :

— Tu es heureux ?

— Oui, heureux, très heureux, plus heureux que je ne l’ai jamais été, heureux de t’aimer comme je t’aime, heureux d’être aimé de toi comme personne ne saurait m’aimer.

Leurs cœurs s’unirent dans cette ardente affection fraternelle la plus entière, la plus héroïque qui puisse fondre un homme dans un autre. Et ils s’embrassèrent, pendant que, son enfant au sein Marie, si gaie, si bien portante, si loyale, les regardait et souriait, avec de grosses larmes dans les yeux.

Mais Thomas, après la toilette dernière qu’il faisait au moteur, venait enfin de le mettre en marche. C’était un prodige de légèreté et de force, pesant un poids nul pour l’extrême énergie qu’il développait. Le fonctionnement en était d’une douceur parfaite, sans bruit, sans odeur. Et toute la famille, ravie, l’entourait, lorsqu’une visite vint à propos, le savant et amical Bertheroy, que Guillaume attendait, l’ayant justement prié de monter voir fonctionner le moteur.

Tout de suite, le grand chimiste se récria d’admiration, et quand il eut examiné le mécanisme, quand il eut compris surtout l’application de l’explosif comme source de force, une des idées qu’il préconisait depuis longtemps, il félicita Guillaume et Thomas avec enthousiasme.

— C’est une merveille que vous avez créée là, et l’emploi va en être d’une portée sociale et humaine incalculable. Oui, oui ! en attendant le moteur électrique qu’on ne tient pas encore, voilà le moteur idéal, la traction mécanique trouvée pour tous les véhicules, la navigation aérienne désormais possible, le problème de la force à domicile résolu définitivement. Et quel nouveau pas de géant, quel progrès brusque, les distances rapprochées encore, toutes les voies ouvertes, les hommes fraternisant enfin !… Un grand bienfait, un beau cadeau, mes braves amis, que vous faites là au monde !

Puis, il plaisanta sur l’explosif nouveau, d’une si terrible puissance, qu’il avait deviné, dont la découverte aboutissait à cette bienfaisante application.

— Et moi, Guillaume, qui croyais, avec toutes vos cachotteries d’inventeur, que vous me cachiez la formule de votre poudre, dans l’idée de faire sauter Paris !

Guillaume devint grave. Il avoua, un peu pâle.

— J’en ai eu l’idée un instant.

Mais Bertheroy continua de rire, en affectant de voir là une boutade, malgré le petit froid qu’il avait senti passer dans ses cheveux.

— Eh bien ! mon ami, vous avez mieux fait de doter l’humanité de cette merveille, ce qui n’a pas dû être commode ni sans danger. Voilà donc une poudre qui devait exterminer les gens, et qui va simplement augmenter leur bien-être. Les choses finissent toujours bien, c’est ce que je me lasse à répéter.

Alors, devant cette bonhomie supérieure et tolérante, Guillaume s’attendrit. C’était vrai, ce qui devait détruire servait au progrès, le volcan domestiqué devenait du travail, de la paix, de la civilisation. Il avait même abandonné son engin de bataille et de victoire, il s’était satisfait dans cette découverte dernière, la fatigue des hommes soulagée, leur labeur réduit à l’effort nécessaire et suffisant. Il voyait là un peu plus de justice, toute la justice qu’il avait pu faire pour sa part. Et, lorsque, en se tournant, il apercevait la basilique du Sacré-Cœur, par la baie vitrée, il ne s’expliquait pas la contagion de démence qui l’avait un instant envahi, pour qu’il eût rêvé de destruction imbécile, inutile. Un souffle mauvais avait passé, né de la misère, des ferments épars de colère et de vengeance. Mais quel aveuglement de croire que la destruction, que l’assassinat puisse être un acte fécond, ensemençant le sol d’une heureuse et large récolte ! On arrive tout de suite au bout de la violence, et elle n’est bonne qu’à exaspérer le sentiment de solidarité, même chez ceux pour qui l’on tue. Le peuple, la grande foule se révolte contre l’isolé qui croit faire justice. Le volcan, oui ! mais le volcan, c’est toute la croûte terrestre, c’est toute la masse populaire qui se soulève, sous l’irrésistible poussée de la flamme intérieure, pour dresser des alpes, pour refaire une société libre. Et quels que soient l’héroïsme de leur folie, leur soif contagieuse du martyre, les assassins ne sont jamais que des assassins, dont l’action est une semence d’horreur. S’ils renaissaient de leur sang, si Victor Mathis avait vengé Salvat, il l’avait tué aussi, dans l’universel cri de réprobation, soulevé par son nouvel attentat, plus monstrueux et plus inutile encore.

D’un geste, Guillaume, riant à son tour, dit son absolue guérison.

— Tout finit bien, vous avez raison, puisque tout va quand même à la vérité et à la justice. Seulement, il faut parfois des mille ans… Quant à moi, je vais simplement mettre l’explosif nouveau dans le commerce, pour que ceux qui en obtiendront l’autorisation, s’enrichissent en le fabriquant. Il est désormais à tous… Et je renonce à révolutionner le monde.

Bertheroy se récria. Et ce grand savant officiel, ce membre de l’Institut, renté, pourvu de toutes les charges et de tous les honneurs, montra le petit moteur avec une passion, où se retrouvait la vigueur de ses soixante-dix ans.

— Mais c’est ça qui est la révolution, la vraie, l’unique ! c’est avec ça, et non avec les bombes stupides, qu’on révolutionne le monde ! ce n’est pas en détruisant, c’est en créant, que vous venez de faire acte de révolutionnaire !… Et que de fois je vous l’ai dit, la science seule est révolutionnaire, la seule qui, par-dessus les pauvres événements politiques, l’agitation vaine des sectaires et des ambitieux, travaille à l’humanité de demain, en prépare la vérité, la justice, la paix !… Ah ! mon cher enfant, si vous voulez bouleverser le monde en essayant d’y mettre un peu plus de bonheur, vous n’avez qu’à rester dans votre laboratoire, car le bonheur humain ne peut naître que de votre fourneau de savant.

Il plaisantait bien un peu, mais on le sentait si convaincu, dans son dédain de toutes les préoccupations qui n’étaient pas la science. Il ne s’était pas même étonné, lorsque Pierre avait quitté la soutane ; et il le retrouvait là, avec sa femme et son enfant, sans cesser de se montrer très désintéressé, très affectueux.

Le moteur, dans sa vitesse prodigieuse, ronflait à peine, tel qu’une grosse mouche au soleil. Toute la famille heureuse l’entourait, continuait à rire d’aise, devant cette victoire. Et voilà que le petit Jean, monsieur Jean, ayant fini de téter, les lèvres encore barbouillées de lait, aperçut la machine, le beau joujou qui marchait tout seul. Et ses yeux brillèrent, ses joues se creusèrent de fossettes, et il tendit ses menottes frémissantes, en poussant des cris d’allégresse.

Marie, qui reboutonnait son corsage d’un geste tranquille, s’égaya, l’apporta, pour qu’il vît mieux le joujou.

— Hein ? mon mignon, c’est gentil ! Ça tourne, et c’est fort, c’est vivant, tu vois !

Autour d’elle, tous s’amusaient de la mine ébahie, ravie de l’enfant, qui aurait voulu toucher, pour comprendre peut-être.

— Oui, reprit Bertheroy, c’est vivant et c’est fort comme le soleil, comme ce grand soleil qui resplendit là, sur Paris immense, en y mûrissant les choses et les hommes. Paris moteur lui aussi, Paris chaudière où bout l’avenir, et sous laquelle, nous autres savants, nous entretenons l’éternelle flamme… Mon bon Guillaume, aujourd’hui, vous êtes le chauffeur, l’artisan de demain, avec cette merveille qui va encore élargir le travail de notre grand Paris, dans le monde entier.

Pierre fut extrêmement frappé, et l’idée de la cuve géante lui revint, de la cuve ouverte là, d’un bord de l’horizon à l’autre, où le siècle prochain allait naître de l’extraordinaire mélange de l’excellent et du pire. Mais, à présent, par-dessus les passions, les ambitions, les tares, les déchets, il voyait le colossal travail dépensé, l’héroïque effort manuel, au fond des chantiers et des usines, le glorieux recueillement de la jeunesse intellectuelle, qu’il savait à l’œuvre, étudiant en silence, n’abandonnant aucune conquête des aînés, brûlant d’en agrandir le domaine. Et c’était l’exaltation de Paris, tout le futur qui s’élaborait dans son énormité, et qui s’en envolerait, en une clarté d’aurore. Si le monde antique avait eu Rome, maintenant agonisante, Paris régnait souverainement sur les temps modernes, le centre aujourd’hui des peuples, en ce continuel mouvement qui les emporte de civilisation en civilisation, avec le soleil, de l’est à l’ouest. Il était le cerveau, tout un passé de grandeur l’avait préparé à être, parmi les villes, l’initiatrice, la civilisatrice, la libératrice. Hier, il jetait aux nations le cri de liberté, il leur apporterait demain la religion de la science, la justice, la foi nouvelle attendue par les démocraties. Il était la bonté aussi, la gaieté et la douceur, la passion de tout savoir, la générosité de tout donner. En lui, dans les ouvriers de ses faubourgs, parmi les paysans de ses campagnes, il y avait des ressources infinies, des réserves d’hommes où l’avenir pourrait puiser sans compter. Et le siècle finissait par lui, et l’autre siècle commencerait, se déroulerait par lui, et tout son bruit de prodigieuse besogne, tout son éclat de phare dominant la terre, tout ce qui sortait de ses entrailles en tonnerres, en tempêtes, en clartés victorieuses, ne rayonnait que de la splendeur finale dont le bonheur humain serait fait.

Marie eut un léger cri d’admiration, montrant Paris du geste.

— Voyez donc ! Voyez donc ! Paris tout en or, Paris couvert de sa moisson d’or !

Chacun s’exclama, car l’effet était vraiment d’une extraordinaire magnificence, cet effet que Pierre avait déjà remarqué, le soleil oblique noyant l’immensité de Paris d’une poussière d’or. Mais, cette fois, ce n’étaient plus les semailles, le chaos des toitures et des monuments tel qu’une brune terre de labour, défrichée par quelque charrue géante, le divin soleil jetant à poignées ses rayons, pareils à des grains d’or, dont les volées s’abattaient de toutes parts. Et ce n’était pas non plus la ville avec ses quartiers distincts, à l’est les quartiers du travail embrumés de fumées grises, au sud ceux des études d’une sérénité lointaine, à l’ouest les quartiers riches, larges et clairs, au centre les quartiers marchands, aux rues sombres. Il semblait qu’une même poussée de vie, qu’une même floraison avait recouvert la ville entière, l’harmonisant, n’en faisant qu’un même champ sans bornes, couvert de la même fécondité. Du blé, du blé partout, un infini de blé dont la houle d’or roulait d’un bout de l’horizon à l’autre. Et le soleil oblique baignait ainsi Paris entier d’un égal resplendissement, et c’était bien la moisson, après les semailles.

— Voyez donc ! Voyez donc ! reprit Marie, pas un coin qui ne porte sa gerbe, jusqu’aux plus humbles toitures qui sont fécondes, et partout la même richesse d’épis, comme s’il n’y avait plus là qu’une même terre, réconciliée et fraternelle… Ah ! mon Jean, mon petit Jean, regarde, regarde comme c’est beau !

Pierre, frémissant, était venu se serrer contre elle. Et Mère-Grand souriait, ainsi que Bertheroy, à tout cet avenir qu’ils ne verraient pas ; tandis que, derrière Guillaume attendri, les trois grands fils, les trois colosses, restaient graves, en plein labeur et en plein espoir.

Alors, Marie, d’un beau geste d’enthousiasme, leva son enfant très haut, au bout de ses deux bras, l’offrit à Paris immense, le lui donna en auguste cadeau.

— Tiens ! Jean, tiens ! mon petit, c’est toi qui moissonneras tout ça et qui mettras la récolte en grange !

Paris flambait, ensemencé de lumière par le divin soleil, roulant dans sa gloire la moisson future de vérité et de justice.


FIN