Paris en l’an 2000/Aspect des rues-galeries

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Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 26-31).

§ 6.

Aspect des Rues-Galeries.

Cependant, dès que les rues-galeries eurent été percées, le Gouvernement prit soin de les décorer et de les mettre en harmonie avec leurs diverses destinations.

Les plus larges et les mieux situées d’entre elles furent ornées avec goût et somptueusement meublées. On couvrit les murs et les plafonds de peintures décoratives, de marbres rares, de dorures, de bas-reliefs, de glaces et de tableaux ; on garnit les fenêtres de magnifiques tentures et de rideaux brodés de dessins merveilleux ; des chaises, des fauteuils, des canapés dorés parfaitement rembourrés et recouverts de riches étoffes, offrirent des siéges commodes aux promeneurs fatigués ; enfin des meubles artistiques, d’antiques bahuts, des consoles, des étagères couvertes d’objets d’art, des vitrines pleines de curiosités, des statues en marbre et en bronze, des potiches contenant des fleurs naturelles, des aquariums remplis de poissons vivants, des volières peuplées d’oiseaux rares complétèrent la décoration de ces rues-galeries qu’éclairaient le soir les mille feux des candélabres dorés et des lustres de cristal.

Le Gouvernement avait voulu que les rues appartenant au peuple de Paris dépassassent en magnificence les salons des plus puissants souverains, et les artistes, à qui on avait laissé carte blanche, s’étaient ingéniés à rassembler dans un étroit espace toutes les splendeurs de la civilisation et avaient réalisé des merveilles où la richesse la plus inouïe s’alliait toujours à l’élégance et au bon goût.

Quant aux rues-galeries, moins favorablement situées, elles sont ornées et meublées beaucoup plus modestement. La plupart d’entre elles se trouvent affectées à la vente et transformées en magasins de détail. Partout, leurs murs sont recouverts par l’étalage varié de tous les produits de l’industrie. Il en résulte une sorte de décoration, qui pour n’être pas aussi opulente que celle des rues-salons, n’en charme pas moins les yeux, et, grâce à son renouvellement journalier, ne lasse jamais la curiosité du promeneur. Par suite de cette destination toute utilitaire des galeries, les passants circulent continuellement au milieu des magasins et peuvent, sans se déranger de leur route, acheter tous les objets qui les tentent ou dont ils ont besoin.


Dès le matin, les rues-galeries sont livrées aux gens de service qui donnent de l’air, balayent soigneusement, brossent, époussettent, essuient les meubles et entretiennent partout la plus scrupuleuse propreté. Ensuite, selon la saison, on ferme les fenêtres ou on les laisse ouvertes, on allume du feu ou on baisse les stores, de manière à avoir en tout temps une température douce et égale. De leur côté, les commis préposés à la vente font la toilette des rues-magasins, ils sortent leurs marchandises, disposent leurs étalages, et se préparent à recevoir la visite du public.

Entre neuf et dix heures, tout ce travail de nettoyage est terminé et les passants, rares jusqu’alors se mettent à circuler en plus grand nombre. L’entrée des galeries est rigoureusement interdite à tout individu sale ou porteur de gros fardeaux ; il est également défendu d’y fumer et d’y cracher. Du reste on a rarement besoin de rappeler ces interdictions, tout le monde comprenant que des rues, qui sont en définitive de beaux magasins et de magnifiques salons, seraient bien vite détériorées si l’on pouvait y cracher partout et s’y asseoir sur des meubles de soie avec des vêtements humides de pluie ou souillés de boue.

Dans l’après-midi, la foule devient plus considérable et les femmes commencent à se montrer en toilettes élégantes. Partout ce ne sont que gens pressés courant à leurs affaires, acheteurs examinant les étalages des magasins et se faisant montrer des marchandises, curieux stationnant devant les tableaux et inventoriant les mille curiosités accumulées dans les vitrines. Les rues-salons sont si nombreuses et les objets d’art qui les décorent si multipliés, qu’aucun flâneur, si émérite qu’il soit, ne peut se vanter de connaître tout et que chaque jour, en passant dans les mêmes endroits, on découvre de nouveaux détails qui avaient échappé aux précédents examens et réveillent une curiosité toujours satisfaite et jamais blasée.

Mais c’est surtout le soir que les rues-galeries présentent une animation extraordinaire et dont aucune description ne saurait donner une idée même imparfaite. Toute la population qui pendant le jour travaillait dans les ateliers, les bureaux et les magasins, se donne rendez-vous dans les rues-galeries et particulièrement dans les rues-salons éclairées à giorno par des milliers de lustres. Toutes les femmes encore jeunes et jolies s’y promènent en toilette de bal, en souliers de satin, la tête couverte de fleurs, les bras et les épaules nus. Elles prétendent que ce genre de costume est extrêmement économique et leur revient moins cher que tout autre habillement. Leurs cavaliers ont également une tenue de bal fort gracieuse qui n’a rien de commun avec les chapeaux en tuyau de poêle et les fracs étriqués de l’ancien régime. Quant aux personnes âgées ou sans prétentions, leur toilette est plus simple sans cependant faire tache au milieu de ce monde élégant.

La soirée se passe ainsi à se promener dans la rue, à causer, à rire les uns avec les autres, à regarder les innombrables curiosités étalées sous les yeux, à moins qu’on ne préfère aller au théâtre, au café, au concert ou dans quelque autre lieu de plaisir.

Cependant, à mesure que la nuit s’avance, les promeneurs deviennent plus rares ; chacun rentre chez soi ; à minuit, les lustres s’éteignent sauf quelques becs réservés, et l’on ne voit plus passer que les citadins qui sortent du spectacle et retournent à leur logis où ils s’endorment avec la conscience que la République sociale est le meilleur des gouvernements.