Paris en l’an 2000/Rues-galeries

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Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 9-13).

§ 2.

Rues-Galeries.

Dès que le Gouvernement socialiste fut devenu le propriétaire légitime de toutes les maisons de Paris, il les livra aux architectes avec ordre d’en tirer le meilleur parti possible et notamment d’y établir les rues-galeries indispensables à la nouvelle Société.

Les architectes s’acquittèrent on ne peut mieux de la mission qui leur était confiée.

Au premier étage de chaque maison, ils prirent toutes les pièces donnant sur la rue et en démolirent les cloisons intermédiaires, puis ils ouvrirent de larges baies dans les murs mitoyens et ils obtinrent ainsi des rues-galeries qui avaient la largeur et la hauteur d’une chambre ordinaire et occupaient toute la longueur d’un pâté de constructions.

Dans les quartiers neufs où les maisons contiguës ont leurs étages à peu près à la même hauteur, le plancher des galeries se trouva être assez régulièrement de niveau et l’on n’eut à faire que de médiocres raccordements. Mais, dans les vieilles rues, il n’en fut plus de même. Là il fallut exhausser ou abaisser bien des planchers, et souvent on dut se résigner à donner au sol une pente un peu rapide ou à le couper par quelques marches d’escalier.

Quand tous les pâtés de maisons se trouvèrent ainsi percés de galeries occupant la longueur de leur premier étage, il n’y eut plus qu’à réunir ces tronçons épars les uns aux autres, de manière à en constituer un réseau non interrompu embrassant toute l’étendue de la ville. C’est ce qu’on fit aisément en établissant sur chaque rue des ponts couverts qui avaient la hauteur et la largeur des galeries et se confondaient avec elles.

Des ponts tout semblables, mais beaucoup plus longs, furent jetés de même sur les divers boulevards, sur les places et sur les ponts qui traversent la Seine, de façon que la rue-galerie ne présentait de solution sur aucun point et qu’un promeneur pouvait parcourir toute la cité sans jamais se mettre à découvert et par conséquent en étant toujours parfaitement à l’abri de la pluie ou du soleil.

Du reste, tous ces travaux furent exécutés avec cette rapidité fébrile qu’engendrent les Révolutions ; les ouvriers y travaillaient nuit et jour, et au bout de quelques semaines la transformation de Paris était complète et l’on pouvait commencer à en apprécier les résultats.

Dès que les Parisiens eurent goûté aux nouvelles galeries, ils ne voulurent plus mettre le pied dans les anciennes rues qui, disaient-ils, n’étaient plus bonnes que pour les chiens. Quand on leur proposait d’aller dehors, ils trouvaient toujours qu’il faisait trop chaud ou trop froid, qu’il y avait de la boue, du brouillard, du vent ou de la poussière et ils préféraient rester à couvert. Bien loin d’en souffrir, leur santé n’en devint que meilleure et l’on vit disparaître presque complètement toutes les maladies causées par le froid ou l’humidité, telles que les rhumes, les rhumatismes, les névralgies, les fluxions de poitrine, etc. De plus, ils réalisèrent d’importantes économies sur leurs vêtements et leurs chaussures. Leurs effets, n’étant plus endommagés par la pluie et la crotte, s’usaient beaucoup moins vite et conservaient plus longtemps leur fraîcheur ; sans compter qu’on était affranchi de tous les engins coûteux inventés contre la pluie, le froid et le soleil, tels que les parapluies, les ombrelles, les cache-nez, les manteaux et les souliers imperméables, etc.

Tout le monde était donc satisfait, sauf cependant quelques mécontents, il y en a toujours, qui ne se gênèrent pas pour critiquer le Gouvernement et lui faire de l’opposition.

D’un côté, c’étaient tous les boutiquiers se lamentant en chœur de ce qu’on leur avait retiré leurs chalands. Personne ne passant plus devant leurs magasins, ils ne vendraient plus rien et leur faillite était certaine. D’un autre côté, bon nombre d’habitants pleuraient leur industrie fortement compromise ou même entièrement perdue. — C’étaient les fabricants d’ombrelles et de parapluies, ceux de vêtements et de souliers en caoutchouc qui ne trouveraient plus à placer leurs marchandises. — C’étaient les magasins de confections, de nouveautés et de lingerie, les tailleurs, les chapeliers, les cordonniers, les modistes et les couturières qui ne feraient plus leurs frais, l’article d’habillement n’ayant plus besoin d’être renouvelé aussi souvent, du moment qu’on ne serait plus mouillé par la pluie, crotté par la boue et brûlé par le soleil. — C’étaient les cochers et les entrepreneurs de voitures publiques qui allaient perdre toute la clientèle que leur attiraient les jours pluvieux. — Enfin, c’étaient les médecins, les chirurgiens et les pharmaciens qui n’auraient plus de malades, du moment que le public cesserait de respirer l’humidité, de se mouiller les pieds, d’attraper des refroidissements, de glisser sur le verglas et de se faire écraser par les voitures.

Il y avait encore bien d’autres plaintes semblables et non moins intéressées, mais le Gouvernement n’en fut aucunement ému et, confiant dans le résultat définitif de ses efforts, il continua résolûment l’œuvre de transformation qu’il avait commencée.