Paris en l’an 2000/Texte entier

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Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 1-186).

AVERTISSEMENT

Le Paris dont il est question dans cet ouvrage ne ressemble guère, je l’avoue, au Paris actuel. À tous les incrédules qui trouveraient mes réformes trop radicales et impossibles à réaliser, je ne répondrai qu’un seul mot : c’est que d’ici à l’an 2000 il s’écoulera 131 années, et que, pendant ce long laps de temps, il pourra survenir plus d’une révolution et se faire bien des changements.

Cependant, il est une chose qui ne changera pas de sitôt : c’est le fond même de la nature humaine, et longtemps encore les hommes seront des êtres égoïstes et sensuels. C’est pourquoi, contrairement aux autres Socialistes, je me suis abstenu de prêter toutes les qualités et toutes les vertus aux habitants de ma République idéale. Ceux-ci sont des hommes ni meilleurs ni pires que ceux d’aujourd’hui ; parfois même j’ai exagéré à dessein leurs défauts, tant j’avais peur de tomber dans l’utopie si ridicule de la perfection universelle.

Toutes les reformes que j’ai indiquées portent donc, non sur les hommes eux-mêmes, mais sur les institutions qui les régissent. Pour les mettre en pratique, il ne serait pas nécessaire d’attendre que les citoyens soient devenus plus éclairés, plus vertueux et plus désintéressés qu’ils ne le sont présentement, mais il suffirait de faire quelques lois nouvelles, d’en supprimer quelques autres, et la République sociale fonctionnerait avec les Français actuels tout aussi bien qu’avec ceux de l’avenir.

Dans tout le cours de mon livre, j’ai supposé que nous vivions en l’an 2000 et que mes réformes, acceptées déjà depuis longtemps, avaient porté tous leurs fruits. C’est là un procédé littéraire pour donner aux idées une forme plus saisissante et mettre les choses mêmes sous les yeux. En comparant la Société de l’an 2000 avec celle d’aujourd’hui, le lecteur pourra aisément en faire la différence et choisir celle des deux qui lui semblera la meilleure.

Mais, me dira-t-on, quand est-ce que se fera la rénovation sociale que je propose ? Sera-ce dans un siècle seulement ou à une époque beaucoup plus rapprochée ? C’est là une question qu’il ne m’appartient pas de décider et qui doit être tranchée par les Parisiens eux-mêmes, puisqu’il s’agit de la ville qu’ils habitent. C’est à eux de voir s’ils sont satisfaits de leur situation présente, ou si au contraire ils désirent un changement et sont résolus à faire tout ce qu’il faudra pour l’obtenir.




CHAPITRE PREMIER

TRANSFORMATION DE PARIS.


§ 1er.

Expropriation des maisons.

Lorsque les Socialistes arrivèrent au pouvoir et qu’ils furent les maîtres de Paris, la première chose à laquelle ils durent songer, ce fut d’exproprier toutes les maisons de la ville, afin de les transformer et de les mettre en harmonie avec les nouvelles institutions sociales.

Les architectes consultés à ce propos voulaient absolument qu’on démolît tout, puis qu’on reconstruisît à grands frais des maisons-modèles conformes aux plans qu’ils présentaient. Heureusement le Gouvernement était aussi prudent qu’économe. Il rejeta donc les projets des architectes qui l’auraient entraîné à de trop grandes dépenses, et il préféra utiliser les maisons de Paris telles qu’elles étaient et les adapter tant bien que mal à leur destination nouvelle, plutôt que de se lancer dans le système coûteux d’une démolition et d’une reconstruction universelles.

Mais avant de donner le détail de cette transformation de la capitale, disons d’abord comment l’Administration s’y était prise pour exproprier toutes les maisons de Paris et en devenir le très-légitime possesseur. Cette acquisition de toute une ville est d’autant plus remarquable comme opération financière, que l’État, lors de l’avènement de la République, devait aux particuliers plus de 80 milliards et n’avait pas un centime en caisse.

Loin de s’effrayer de cette pénurie, et sachant parfaitement que la France était assez riche pour payer ses anciennes dettes et en contracter de nouvelles, le Gouvernement, dès qu’il fut solidement établi, se hâta d’exproprier toutes les maisons de Paris en en payant régulièrement le prix à leurs propriétaires. Ce payement, il ne le fit pas en espèces métalliques, puisqu’il ne possédait pas un centime. Il ne le fit pas davantage en papier-monnaie qui eût été immédiatement déprécié et refusé à bon droit par les expropriés. Mais il le fit tout simplement, et à la satisfaction générale, avec des titres de rentes viagères payables par le Trésor public.

On calcula le revenu moyen de chaque maison d’après les loyers des 50 dernières années, puis on capitalisa ce revenu à l’intérêt légal de 5 p. 100, et le capital ainsi obtenu fut transformé en rentes viagères conformément aux tarifs adoptés par les Compagnies d’assurances.

Pendant les premiers temps, il fallut donner de très-fortes sommes aux anciens propriétaires, mais comme ceux-ci mouraient tous les jours, la rente qu’on leur servait diminua d’année en année, et bientôt elle fut amplement couverte par le produit des locations que les citoyens payaient à l’État.

Du reste, ce qui aida beaucoup le Gouvernement socialiste à solder ses propres dettes et celles des régimes antérieurs, ce fut l’établissement de l’impôt sur le revenu.

Ce nouvel impôt était assis de la manière suivante. Il était proportionnel au revenu tant que celui-ci ne dépassait pas 12,000 fr. par an. Mais, au-dessus de ce chiffre, il devenait total, c’est-à-dire qu’il confisquait purement et simplement tout ce qui excédait la somme réglementaire de 12,000 fr. Le Pouvoir avait pensé que ce revenu maximum suffirait amplement à procurer tout le bien-être désirable à leur heureux possesseur et que tolérer des fortunes de 20, 50, 100, 200 mille livres de rentes, et plus encore, c’était encourager l’oisiveté et les mauvaises mœurs et conserver les pires abus de l’ancien régime.

Quand donc on avait à exproprier un de ces particuliers ayant en maisons un gros revenu, 100,000 fr. par exemple, la Caisse d’expropriation lui donnait très-régulièrement un titre de rente viagère proportionnelle à son ancienne fortune. Mais, quand il s’agissait de toucher cette rente, le percepteur de l’impôt sur le revenu faisait non moins régulièrement son office. Sur les 100,000 fr., il en prenait 88,000 pour l’État et n’en laissait que 12,000 à l’exproprié. Celui-ci grognait bien un peu en se voyant ainsi réduit à la portion congrue, mais comme l’impôt en question, avait été voté par les Représentants du pays et que l’Administration veillait à sa stricte exécution, il n’y avait aucune réclamation à faire et il fallait, bon gré mal gré, se soumettre à la loi.




§ 2.

Rues-Galeries.

Dès que le Gouvernement socialiste fut devenu le propriétaire légitime de toutes les maisons de Paris, il les livra aux architectes avec ordre d’en tirer le meilleur parti possible et notamment d’y établir les rues-galeries indispensables à la nouvelle Société.

Les architectes s’acquittèrent on ne peut mieux de la mission qui leur était confiée.

Au premier étage de chaque maison, ils prirent toutes les pièces donnant sur la rue et en démolirent les cloisons intermédiaires, puis ils ouvrirent de larges baies dans les murs mitoyens et ils obtinrent ainsi des rues-galeries qui avaient la largeur et la hauteur d’une chambre ordinaire et occupaient toute la longueur d’un pâté de constructions.

Dans les quartiers neufs où les maisons contiguës ont leurs étages à peu près à la même hauteur, le plancher des galeries se trouva être assez régulièrement de niveau et l’on n’eut à faire que de médiocres raccordements. Mais, dans les vieilles rues, il n’en fut plus de même. Là il fallut exhausser ou abaisser bien des planchers, et souvent on dut se résigner à donner au sol une pente un peu rapide ou à le couper par quelques marches d’escalier.

Quand tous les pâtés de maisons se trouvèrent ainsi percés de galeries occupant la longueur de leur premier étage, il n’y eut plus qu’à réunir ces tronçons épars les uns aux autres, de manière à en constituer un réseau non interrompu embrassant toute l’étendue de la ville. C’est ce qu’on fit aisément en établissant sur chaque rue des ponts couverts qui avaient la hauteur et la largeur des galeries et se confondaient avec elles.

Des ponts tout semblables, mais beaucoup plus longs, furent jetés de même sur les divers boulevards, sur les places et sur les ponts qui traversent la Seine, de façon que la rue-galerie ne présentait de solution sur aucun point et qu’un promeneur pouvait parcourir toute la cité sans jamais se mettre à découvert et par conséquent en étant toujours parfaitement à l’abri de la pluie ou du soleil.

Du reste, tous ces travaux furent exécutés avec cette rapidité fébrile qu’engendrent les Révolutions ; les ouvriers y travaillaient nuit et jour, et au bout de quelques semaines la transformation de Paris était complète et l’on pouvait commencer à en apprécier les résultats.

Dès que les Parisiens eurent goûté aux nouvelles galeries, ils ne voulurent plus mettre le pied dans les anciennes rues qui, disaient-ils, n’étaient plus bonnes que pour les chiens. Quand on leur proposait d’aller dehors, ils trouvaient toujours qu’il faisait trop chaud ou trop froid, qu’il y avait de la boue, du brouillard, du vent ou de la poussière et ils préféraient rester à couvert. Bien loin d’en souffrir, leur santé n’en devint que meilleure et l’on vit disparaître presque complètement toutes les maladies causées par le froid ou l’humidité, telles que les rhumes, les rhumatismes, les névralgies, les fluxions de poitrine, etc. De plus, ils réalisèrent d’importantes économies sur leurs vêtements et leurs chaussures. Leurs effets, n’étant plus endommagés par la pluie et la crotte, s’usaient beaucoup moins vite et conservaient plus longtemps leur fraîcheur ; sans compter qu’on était affranchi de tous les engins coûteux inventés contre la pluie, le froid et le soleil, tels que les parapluies, les ombrelles, les cache-nez, les manteaux et les souliers imperméables, etc.

Tout le monde était donc satisfait, sauf cependant quelques mécontents, il y en a toujours, qui ne se gênèrent pas pour critiquer le Gouvernement et lui faire de l’opposition.

D’un côté, c’étaient tous les boutiquiers se lamentant en chœur de ce qu’on leur avait retiré leurs chalands. Personne ne passant plus devant leurs magasins, ils ne vendraient plus rien et leur faillite était certaine. D’un autre côté, bon nombre d’habitants pleuraient leur industrie fortement compromise ou même entièrement perdue. — C’étaient les fabricants d’ombrelles et de parapluies, ceux de vêtements et de souliers en caoutchouc qui ne trouveraient plus à placer leurs marchandises. — C’étaient les magasins de confections, de nouveautés et de lingerie, les tailleurs, les chapeliers, les cordonniers, les modistes et les couturières qui ne feraient plus leurs frais, l’article d’habillement n’ayant plus besoin d’être renouvelé aussi souvent, du moment qu’on ne serait plus mouillé par la pluie, crotté par la boue et brûlé par le soleil. — C’étaient les cochers et les entrepreneurs de voitures publiques qui allaient perdre toute la clientèle que leur attiraient les jours pluvieux. — Enfin, c’étaient les médecins, les chirurgiens et les pharmaciens qui n’auraient plus de malades, du moment que le public cesserait de respirer l’humidité, de se mouiller les pieds, d’attraper des refroidissements, de glisser sur le verglas et de se faire écraser par les voitures.

Il y avait encore bien d’autres plaintes semblables et non moins intéressées, mais le Gouvernement n’en fut aucunement ému et, confiant dans le résultat définitif de ses efforts, il continua résolûment l’œuvre de transformation qu’il avait commencée.


§ 3.

Maisons-modèles.

Cependant, les architectes à qui on avait livré les maisons de Paris ne s’étaient pas contentés d’y ouvrir les rues-galeries dont nous avons parié, mais ils étaient montés aux étages supérieurs, et là ils avaient aussi percé les murs mitoyens et fait communiquer toutes les habitations entre elles.

Bien entendu, cette nouvelle circulation n’avait pas lieu dans des rues-galeries qui eussent perdu trop d’espace, mais elle se faisait à l’aide de couloirs plus ou moins obscurs, étroits et contournés. Grâce à ces corridors qui circulaient dans tout un pâté de maisons, on pouvait en quelques instants se rendre dans tout le voisinage, et cela, sans avoir fait un seul pas inutile et sans être pour ainsi dire sorti de chez soi. De petites passerelles jetées sur les rues reliaient les uns aux autres les couloirs des étages supérieurs, et formaient un nouveau système de communication qui embrassait dans son réseau toutes les maisons d’un même quartier et ne se trouvait interrompu que sur les quais et les boulevards. Ces petits passages furent trouvés immédiatement d’un usage très-commode et les habitants ne manquaient pas de les prendre pour aller chez les voisins ou quand ils sortaient en toilette négligée.

Lorsque les architectes eurent achevé tous ces percements et qu’ils se virent sans ouvrage, ils commencèrent à poursuivre le Gouvernement avec leurs plans de maisons-modèles et comme le Trésor public était en fonds, grâce au rendement de l’impôt sur le revenu, il ne leur fut pas bien difficile d’obtenir l’exécution des travaux qu’ils demandaient.

On démolit donc aussitôt toutes les vieilles maisons mal construites, mal aérées et mal distribuées, et, sur leur emplacement, on bâtit des cités-modèles disposées de la manière suivante :

Chaque nouvelle construction forme un grand carré dont le milieu est vide et se trouve occupé par des cours et des jardins.

Les sous-sols, très-spacieux et bien éclairés, communiquent tous ensemble. Ils forment de longues galeries qui suivent le trajet des rues et où l’on a établi un chemin de fer souterrain. Ce chemin de fer n’est pas destiné aux voyageurs, mais seulement aux marchandises encombrantes, au vin, au bois, au charbon, etc., qu’il transporte jusque dans l’intérieur des maisons. De vastes magasins situés au bord de la voie servent à recevoir tous les produits qui ne craignent pas l’humidité. Enfin, ces sous-sols contiennent encore des conduites d’eau et de gaz, des tuyaux à air pour le service de la Poste, et d’immenses tonnes-mobiles qui remplacent les anciennes fosses d’aisance et que le chemin de fer emporte au loin dès qu’elles sont remplies. À mesure que les constructions nouvelles prirent la place des anciennes, ces voies ferrées souterraines acquirent une importance de plus en plus grande, et elles ne tardèrent pas à former un réseau complet qui desservait des quartiers entiers.

Le rez-de-chaussée des maisons-modèles est distribué en vastes salles bien aérées et bien éclairées. Celles-ci généralement ne sont pas habitées, mais elles servent d’ateliers pour les diverses industries ou encore de magasins de gros pour toutes les marchandises qui ont besoin d’être au sec.

Le premier étage est occupé par des rues-galeries de dimensions inégales. Le long des grandes voies, elles tiennent toute la largeur du bâtiment et sont hautes en proportion. Magnifiquement meublées et décorées, elles forment les rues-salons dont on lira plus loin la description. Les autres galeries beaucoup moins spacieuses sont plus modestement ornées. On les a réservées au commerce de détail qui y fait l’étalage de ses marchandises de manière que les passants circulent non plus devant les magasins mais dans leur intérieur même, et se trouvent ainsi plus vivement tentés par les objets placés sous leurs yeux.

Aux étages supérieurs, les maisons-modèles sont distribuées en une multitude de chambres plus ou moins grandes, éclairées, les unes sur la rue, les autres sur la cour. Toutes s’ouvrent sur un corridor central qui parcourt toute la longueur du bâtiment. Ce corridor aboutit à ses deux extrémités à des escaliers monumentaux qui occupent les quatre angles de l’édifice et établissent une large communication entre tous les étages. De plus, pour la commodité des habitants, au milieu de chaque corridor on trouve un petit escalier tournant qui conduit rapidement d’un étage à un autre et dispense de faire le tour par les grands escaliers des coins. Enfin un ascenseur mécanique, descendant jusque dans les caves, permet de hisser à tous les étages, les meubles, le combustible, les colis, ainsi que les personnes qui demeurent un peu haut et n’aiment pas à se fatiguer.

Les maisons-modèles s’élèvent ainsi à une hauteur de 10 étages. Les architectes proposaient de porter ceux-ci au nombre de 15 et même de 18 afin de réaliser de plus grandes économies sur les frais de construction. Mais le Gouvernement n’a pas adopté ces projets qui auraient fait demeurer les citoyens trop haut et les auraient obligés à des ascensions trop pénibles.

Enfin, n’oublions pas de le dire, toutes les cités-modèles sont reliées-ensemble et aux anciennes maisons, par de larges ponts couverts et de nombreuses passerelles, qui permettent de circuler dans tous les sens et à la hauteur de tous les étages.


Cependant, tout en s’occupant activement de transformer Paris, le Gouvernement de la République sociale ne négligeait pas la province. Dans toutes les villes, même celles de la moindre importance, il expropriait les maisons des particuliers, il perçait des rues-galeries, il construisait des maisons-modèles, se souvenant toujours que si l’esprit de la France est centralisé à Paris, l’activité de Paris doit se répandre et se faire sentir dans tout le reste de la France.




§ 4.

Palais International.

Ce Palais est le monument le plus magnifique qu’aient jamais construit les hommes, et, quand les étrangers viennent à Paris, c’est la première chose qu’ils demandent à visiter, tant est grande la célébrité universelle de ce merveilleux édifice.

Le Palais international occupe à lui seul toute la surface de la Cité et de l’île Saint-Louis qu’on a déblayées, puis réunies en comblant le bras de Seine qui les séparait. Pris dans son ensemble, il offre la forme d’un immense navire parfaitement régulier dont la proue est à la pointe de l’île Saint-Louis, la poupe au terre-plein du Pont-Neuf et qui s’élève au milieu du fleuve comme s’il sortait du sein des flots.

Au midi et au nord, les deux façades d’un développement immense sont constituées par trois étages de terrasses et de colonnes qui occupent toute la longueur des deux îles, et forment trois galeries à perte de vue dont la perspective est on ne peut plus grandiose et frappe tous les spectateurs d’une profonde admiration.

La première de ces colonnades, la plus haute de toutes, trempe pour ainsi dire ses fûts dans les eaux de la Seine et domine le faîte des maisons voisines. Souvent inondée quand arrivent les grandes crues, elle offre une promenade fort agréable pendant les chaleurs de l’été et devient alors le rendez-vous favori des canotiers parisiens et des pêcheurs à la ligne.

Au-dessus de cette première construction, se trouvent un large balcon et une deuxième galerie d’où l’on voit se dérouler à ses pieds le panorama de Paris et des campagnes environnantes.

Enfin, sur cette seconde colonnade, on en a bâti une troisième dont tous les architectes admirent la hardiesse et qui donne à l’édifice un aspect singulièrement monumental. Elle supporte une vaste terrasse bordée d’une balustrade à jour qui d’en bas semble une dentelle et qui de près a des proportions gigantesques.

Les façades orientale et occidentale du Palais, beaucoup moins développées que les précédentes, présentent de même un triple rang de galeries, seulement celles-ci ne sont pas en ligne droite mais dessinent un cintre arrondi. De plus elles sont ornées de statues et de bas-reliefs, et par leur disposition, elles rappellent la proue et la poupe d’un vaisseau de pierre qui flotterait sur la Seine, englobant dans son vaste flanc tout l’espace où s’élevait jadis le Paris primitif des Gaulois et des Romains.

La façade intérieure du Palais n’est pas moins magnifique que celle donnant sur le Fleuve, mais elle est construite dans un style moins sévère et une gracieuse ornementation vient rompre heureusement la monotonie de ses lignes.


Le Palais international sert de résidence au Gouvernement de la République sociale. À cet effet, il est distribué en salles, en galeries, en bureaux et autres pièces destinées aux services publics, meublées et décorées avec une somptueuse magnificence. Mais la partie la plus curieuse du Palais, celle que les voyageurs vont visiter tout d’abord, c’est le Temple de la religion socialiste, édifice magnifique qui surpasse par sa grandeur et sa richesse les plus belles cathédrales des autres cultes.

Situé au milieu des deux îles réunies et sur l’emplacement même qu’occupait jadis Notre-Dame, ce Temple est à lui seul un monument tout entier faisant partie d’un autre monument qu’il domine et qu’il écrase. Sur ses flancs arrondis, mille colonnes monstrueuses s’élevant au-dessus de la masse du Palais semblent vouloir escalader le ciel et portent jusque dans la nue un dôme immense, inouï, prodigieux, le fer employé à sa construction ayant rendu possibles toutes les audaces de l’architecture et réalisé pour ainsi dire le rêve de la Tour de Babel.

À l’intérieur, le Temple socialiste forme une nef unique au monde, d’une étendue et d’une élévation incroyables, et que soutient sur les côtés une double rangée de pilastres colossaux. Jamais celui qui n’a pas vu ce spectacle ne pourra se figurer l’effet puissant et grandiose de ces pilastres gigantesques qui s’élancent d’un seul jet de la terre jusqu’à la coupole et qui, par un effet savant de perspective, semblent encore plus hauts qu’ils ne le sont réellement.

Les bas côtés du Temple, construits dans des proportions moins majestueuses et plus en rapport avec la petitesse humaine, sont par contre ornés avec une magnificence extraordinaire et cherchent à flatter l’œil qu’ils ne peuvent étonner. Les marbres les plus brillants que rehaussent encore la sévérité des bronzes et l’éclat des ors, servent de cadre à des peintures, à des statues, à des bas-reliefs, tandis qu’un jour mystérieux tamisé par les vitraux de couleur joue sur toutes ces richesses et les anime de magiques reflets.

C’est dans ces bas côtés qui, s’ils étaient isolés, constitueraient à eux seuls de vastes temples, c’est là que s’accomplissent toutes les cérémonies de la religion socialiste, cérémonies aussi simples dans leur conception première que magnifiques par leur exécution et dont on trouvera le tableau à la fin de cet ouvrage.




§ 5.

Chemins de fer métropolitains.

Ce n’était pas assez pour le Gouvernement socialiste d’avoir créé la circulation dans l’intérieur des maisons, mais il fallait encore l’organiser dans les anciennes rues, et doter la ville d’un système de chemins de fer permettant de se transporter rapidement d’un point à un autre.

À cet effet, on commença par construire une vingtaine de voies ferrées qui partaient toutes du centre de Paris, du Palais international, et se dirigeaient vers les diverses barrières de la capitale où elles se raccordaient avec les lignes de la province.

Ces chemins de fer rayonnants occupent le milieu de larges boulevards récemment percés et bordés de maisons-modèles. Ils sont établis sur des viaducs assez élevés qui passent au-dessus des rues, et partant, ne gênent en rien la marche des voitures et des piétons. Ces viaducs, construits tout en fer et avec de grandes portées, sont d’une légèreté, d’une hardiesse étonnantes, et, bien loin de nuire à la beauté de la ville, ils en forment un des principaux ornements. Rien n’est magnifique comme la perspective de ces chemins de fer aériens, longs de plusieurs kilomètres, et qui, portés par leurs innombrables arceaux, dessinent une ligne droite interminable et se perdent à l’horizon. C’est surtout du haut du Palais international que le spectacle est grandiose. Les vingt viaducs arrivant pour ainsi dire de tous les pays de l’univers et portant sur leurs rails les voyageurs des Deux-Mondes, viennent aboutir à vos pieds, et donnent ainsi l’image la plus saisissante de la fraternité universelle des Peuples et de l’unité du genre humain.

Le système des chemins de fer métropolitains est complété par un second réseau qui, lui, affecte des directions circulaires. Ces nouvelles voies sont établies sur des viaducs assez bas qui passent au-dessous des lignes rayonnantes. Elles partent toutes de la Seine et forment autour du Palais international une demi-douzaine de chemins de fer de ceinture également espacés et desservant tous les quartiers de la ville.


De nombreux convois remorqués par des locomotives fumivores circulent à brefs intervalles sur toutes les voies métropolitaines. Ces convois marchent avec une vitesse assez grande, et, cependant, ils prennent et laissent fréquemment des voyageurs en route, grâce à un système très-ingénieux qui, à chaque station, permet de changer le dernier wagon du train, sans qu’on ait besoin d’arrêter celui-ci ou même d’en ralentir la marche. Partout où un chemin de fer rayonnant croise une voie circulaire, on a établi une station commune, ce qui permet de se rendre de n’importe quel quartier dans tous les autres, à l’aide d’un trajet presque direct et en changeant une seule fois de voiture.

Les wagons qui desservent les chemins de fer de Paris sont vastes, commodes, ventilés en été, chauffés en hiver. On les a disposés de façon à ce qu’on puisse passer d’une voiture dans une autre et circuler dans toute la longueur du train, et on y pénètre, non par des portières latérales, mais par une entrée unique située à l’arrière du convoi. À chaque station, les personnes qui désirent descendre se rendent dans le wagon de queue, qu’on abandonne et qu’on remplace par la voiture où se trouvent les nouveaux voyageurs.

Les wagons métropolitains sont de deux modèles. Les uns, très-simples, pourvus de banquettes solides et ne courant aucun risque d’être endommagés, occupent toujours l’arrière du convoi. Ils sont destinés aux personnes malpropres ou portant de volumineux paquets. Les autres voitures placées toujours en tête sont beaucoup plus luxueuses. Suspendues sur de quadruples ressorts, tendues de riches étoffes, ornées de passementeries et moelleusement capitonnées, elles reçoivent tous les voyageurs dont la tenue est en harmonie avec ces somptuosités. Du reste, le prix de ces wagons de luxe n’est pas plus élevé que celui des autres et tout individu vêtu de façon à ne rien détériorer est libre d’y entrer.

Le prix des places est des plus modiques, de 10 centimes seulement, quelle que soit la longueur du parcours. Comme on peut aller partout en prenant une correspondance, la plus longue course ne coûte donc jamais plus de 20 centimes. En ajoutant 5 centimes, on peut monter dans de petits omnibus qui attendent à chaque station et vous conduisent rapidement à l’endroit même où vous désirez aller.

Les chemins de fer qu’on vient de décrire sont destinés exclusivement aux voyageurs. Quant aux marchandises, elles circulent sur des voies ferrées souterraines, établies dans les sous-sols des maisons-modèles, voies ferrées qui se ramifient dans tout l’intérieur de Paris et sur lesquelles il se fait un transport réellement incroyable.

Grâce à cette double circulation des convois, l’une aérienne, l’autre souterraine, il ne se produit pas une seule collision, et la ville est sillonnée nuit et jour, dans tous les sens, par d’innombrables trains qui passent à toute vitesse à côté ou au-dessus des uns des autres et se croisent à chaque instant sans jamais pouvoir se heurter.

Paris ne fut pas la seule cité qu’on dota de voies ferrées, mais on en établit de semblables dans toutes les villes de province présentant quelque importance et situées sur un chemin de fer. Bien entendu, le réseau en était beaucoup moins compliqué que dans la capitale, et se réduisait à une ou deux lignes desservant la station et les principaux quartiers, et destinées également au transport des marchandises et des voyageurs.


§ 6.

Aspect des Rues-Galeries.

Cependant, dès que les rues-galeries eurent été percées, le Gouvernement prit soin de les décorer et de les mettre en harmonie avec leurs diverses destinations.

Les plus larges et les mieux situées d’entre elles furent ornées avec goût et somptueusement meublées. On couvrit les murs et les plafonds de peintures décoratives, de marbres rares, de dorures, de bas-reliefs, de glaces et de tableaux ; on garnit les fenêtres de magnifiques tentures et de rideaux brodés de dessins merveilleux ; des chaises, des fauteuils, des canapés dorés parfaitement rembourrés et recouverts de riches étoffes, offrirent des siéges commodes aux promeneurs fatigués ; enfin des meubles artistiques, d’antiques bahuts, des consoles, des étagères couvertes d’objets d’art, des vitrines pleines de curiosités, des statues en marbre et en bronze, des potiches contenant des fleurs naturelles, des aquariums remplis de poissons vivants, des volières peuplées d’oiseaux rares complétèrent la décoration de ces rues-galeries qu’éclairaient le soir les mille feux des candélabres dorés et des lustres de cristal.

Le Gouvernement avait voulu que les rues appartenant au peuple de Paris dépassassent en magnificence les salons des plus puissants souverains, et les artistes, à qui on avait laissé carte blanche, s’étaient ingéniés à rassembler dans un étroit espace toutes les splendeurs de la civilisation et avaient réalisé des merveilles où la richesse la plus inouïe s’alliait toujours à l’élégance et au bon goût.

Quant aux rues-galeries, moins favorablement situées, elles sont ornées et meublées beaucoup plus modestement. La plupart d’entre elles se trouvent affectées à la vente et transformées en magasins de détail. Partout, leurs murs sont recouverts par l’étalage varié de tous les produits de l’industrie. Il en résulte une sorte de décoration, qui pour n’être pas aussi opulente que celle des rues-salons, n’en charme pas moins les yeux, et, grâce à son renouvellement journalier, ne lasse jamais la curiosité du promeneur. Par suite de cette destination toute utilitaire des galeries, les passants circulent continuellement au milieu des magasins et peuvent, sans se déranger de leur route, acheter tous les objets qui les tentent ou dont ils ont besoin.


Dès le matin, les rues-galeries sont livrées aux gens de service qui donnent de l’air, balayent soigneusement, brossent, époussettent, essuient les meubles et entretiennent partout la plus scrupuleuse propreté. Ensuite, selon la saison, on ferme les fenêtres ou on les laisse ouvertes, on allume du feu ou on baisse les stores, de manière à avoir en tout temps une température douce et égale. De leur côté, les commis préposés à la vente font la toilette des rues-magasins, ils sortent leurs marchandises, disposent leurs étalages, et se préparent à recevoir la visite du public.

Entre neuf et dix heures, tout ce travail de nettoyage est terminé et les passants, rares jusqu’alors se mettent à circuler en plus grand nombre. L’entrée des galeries est rigoureusement interdite à tout individu sale ou porteur de gros fardeaux ; il est également défendu d’y fumer et d’y cracher. Du reste on a rarement besoin de rappeler ces interdictions, tout le monde comprenant que des rues, qui sont en définitive de beaux magasins et de magnifiques salons, seraient bien vite détériorées si l’on pouvait y cracher partout et s’y asseoir sur des meubles de soie avec des vêtements humides de pluie ou souillés de boue.

Dans l’après-midi, la foule devient plus considérable et les femmes commencent à se montrer en toilettes élégantes. Partout ce ne sont que gens pressés courant à leurs affaires, acheteurs examinant les étalages des magasins et se faisant montrer des marchandises, curieux stationnant devant les tableaux et inventoriant les mille curiosités accumulées dans les vitrines. Les rues-salons sont si nombreuses et les objets d’art qui les décorent si multipliés, qu’aucun flâneur, si émérite qu’il soit, ne peut se vanter de connaître tout et que chaque jour, en passant dans les mêmes endroits, on découvre de nouveaux détails qui avaient échappé aux précédents examens et réveillent une curiosité toujours satisfaite et jamais blasée.

Mais c’est surtout le soir que les rues-galeries présentent une animation extraordinaire et dont aucune description ne saurait donner une idée même imparfaite. Toute la population qui pendant le jour travaillait dans les ateliers, les bureaux et les magasins, se donne rendez-vous dans les rues-galeries et particulièrement dans les rues-salons éclairées à giorno par des milliers de lustres. Toutes les femmes encore jeunes et jolies s’y promènent en toilette de bal, en souliers de satin, la tête couverte de fleurs, les bras et les épaules nus. Elles prétendent que ce genre de costume est extrêmement économique et leur revient moins cher que tout autre habillement. Leurs cavaliers ont également une tenue de bal fort gracieuse qui n’a rien de commun avec les chapeaux en tuyau de poêle et les fracs étriqués de l’ancien régime. Quant aux personnes âgées ou sans prétentions, leur toilette est plus simple sans cependant faire tache au milieu de ce monde élégant.

La soirée se passe ainsi à se promener dans la rue, à causer, à rire les uns avec les autres, à regarder les innombrables curiosités étalées sous les yeux, à moins qu’on ne préfère aller au théâtre, au café, au concert ou dans quelque autre lieu de plaisir.

Cependant, à mesure que la nuit s’avance, les promeneurs deviennent plus rares ; chacun rentre chez soi ; à minuit, les lustres s’éteignent sauf quelques becs réservés, et l’on ne voit plus passer que les citadins qui sortent du spectacle et retournent à leur logis où ils s’endorment avec la conscience que la République sociale est le meilleur des gouvernements.



CHAPITRE II

ORGANISATION DU TRAVAIL.


§ 1er.

Industrie.

Organiser les travailleurs, assurer à chacun d’eux du travail et un salaire rémunérateur, tel est le problème que les Fondateurs de la République sociale eurent la gloire de poser et de résoudre. Par leurs soins, l’Industrie, le Commerce, l’Agriculture, les Salaires, le Chômage, furent l’objet de décrets importants qui substituèrent un état meilleur à l’ancien ordre de choses et devinrent la charte fondamentale de la nouvelle Société.


Pour l’Industrie, tout en la laissant à l’initiative individuelle, il fallait lui fournir des instruments de travail et lui donner toutes les facilités désirables pour acheter ses matières premières, vendre ses produits et perfectionner son outillage.

C’est ce que fit le Gouvernement.

D’abord, il organisa le Commerce (voir le § suivant), et mit ainsi toutes les matières premières à un bon marché extrême, en même temps qu’il assurait aux industriels des commandes nombreuses et régulières et le payement exact de leur travail.

D’un autre côté, il organisa le Crédit et fonda une Banque nationale dont la mission était de prêter à l’Industrie et à l’Agriculture et de favoriser ainsi le développement de la richesse publique.

Cette Banque nationale occupe juste l’emplacement de l’ancienne Banque de France. C’est une des institutions les plus importantes de la République sociale. Elle est destinée à prêter de l’argent à tous les industriels qui en ont besoin, et chacun, riche ou pauvre, trouve crédit auprès d’elle. Ainsi, tout ouvrier qui veut travailler à son compte, toute association ouvrière qui essaye de monter un établissement, tout patron qui désire améliorer son outillage et augmenter le chiffre de sa production, trouvent aide et protection auprès du Gouvernement et n’ont qu’à s’adresser à la Banque nationale pour obtenir les avances qui leur sont nécessaires.

Bien entendu, la Banque ne donne pas son argent au premier venu et elle ne prête ses fonds qu’à ceux qui présentent une garantie matérielle ou morale de remboursement. En effet, les sommes avancées par la Banque appartiennent à la Nation et ne sont qu’un dépôt confié au Gouvernement. Or, si celui-ci prêtait de l’argent à tout le monde, sans prendre aucune information, bien souvent il ne serait pas remboursé et on l’accuserait avec raison de gaspiller la richesse publique et de mal gérer les affaires du pays.

Les prêts faits par la Banque lui rapportent un intérêt mensuel, intérêt qui n’est pas bien considérable et n’a rien d’usuraire et qui néanmoins constitue une importante ressource pour le Trésor. Toutes les sommes que palpaient autrefois les banquiers, les commanditaires, les usuriers, les marchands à crédit, c’est maintenant la Nation qui les encaisse et les employe à payer les dépenses publiques.

Non-seulement la Banque nationale avance de l’argent à tous les travailleurs probes et industrieux, mais, et en cela elle diffère de toutes les banques de l’ancien régime, jamais elle ne demande à être remboursée tant qu’on lui solde régulièrement l’intérêt des sommes prêtées. L’industriel qui emprunte de l’argent peut donc sans crainte l’immobiliser dans des dépenses utiles, par exemple, acheter une machine ou élever une construction. L’État lui laissera tout le temps nécessaire pour se libérer et l’on ne viendra pas, au bout de trois mois, lui réclamer un capital qu’il ne peut plus rendre puisque ce capital n’existe plus actuellement et se trouve transformé en un instrument de travail.


Grande Industrie. — La grande Industrie est celle qui exige le concours de nombreux travailleurs, et qui ne peut être faite convenablement sans l’emploi d’un matériel considérable et de gros capitaux. Tels sont les chemins de fer, les messageries, l’armement des vaisseaux, les mines, les carrières, les hauts-fourneaux, les usines à gaz, les raffineries, les filatures, etc., en un mot tous les établissements où l’on fabrique quoique ce soit en grand et où l’on emploie de coûteuses machines servies par de nombreux ouvriers.

Dans la République sociale, toute cette grande Industrie a été retirée des mains des particuliers et c’est l’État qui se charge de la diriger et de lui fournir les capitaux nécessaires. Lorsque les Socialistes arrivèrent au pouvoir, la plupart de ces grands établissements industriels étaient déjà exploités à l’aide de simples employés nommés et payés par des Compagnies d’actionnaires. Le Gouvernement n’eut donc, le plus souvent, qu’à laisser les choses comme elles étaient, et à se substituer aux actionnaires qu’on expropria et paya en rentes viagères. De même que pour les maisons de Paris, cette expropriation fut des plus fructueuses pour le Trésor, grâce à l’impôt sur le revenu qui vint réduire à des proportions honnêtes les trop grosses fortunes et rafla impitoyablement tout ce qui excédait le maximum de 12,000 fr.

Cette expropriation des Compagnies industrielles eut un autre avantage, presque aussi grand. Ce fut de couper court à tous les marchés, à toutes les spéculations qui se faisaient sur les actions des Compagnies ainsi que sur les autres valeurs. Dans les derniers temps de l’ancien régime, cette spéculation sur les titres avait atteint des proportions incroyables. Elle était devenue un jeu effréné à la hausse et à la baisse, jeu essentiellement immoral et désastreux qui enrichissait quelques aigrefins en ruinant une multitude de pauvres dupes.

Le Gouvernement s’empressa de mettre un terme à tout ce tripotage. La Bourse, siége principal du honteux trafic des titres et des actions, la Bourse fut fermée et démolie. Sur son emplacement on fit un square où l’on voyait un ruisseau qui coulait dans un lit doré et semblait rouler des flots d’or liquide, tandis que ce n’était que de l’eau claire, fidèle image de toutes les spéculations qui avaient ruiné tant de joueurs en les berçant de l’espoir d’une fortune chimérique.

Lorsque l’Administration se fut chargée de diriger toute la grande Industrie, beaucoup de gens crurent qu’elle prenait là une trop lourde tâche, et qu’il lui serait impossible de faire gérer par des employés des intérêts si complexes et si considérables. Ils prédirent que l’Industrie et le Commerce allaient s’arrêter immédiatement, et que la France, avant quinze jours, serait en proie à la plus affreuse misère. Les anciens spéculateurs à la Bourse étaient surtout inconsolables. Depuis qu’ils ne pouvaient plus jouer à la hausse et à la baisse, on les voyait criant partout que c’en était fait de la civilisation et que l’humanité, touchant à sa fin prochaine, allait retomber dans sa primitive barbarie.

Cette sinistre prédiction ne s’est point réalisée. Loin de là, jamais la France n’a été si riche et si prospère que depuis le jour où le Gouvernement s’est mis à la tête du travail national et lui a imprimé une vigoureuse impulsion. Par ses soins, des routes, des canaux, des chemins de fer ont été construits dans les contrées qui en manquaient encore ; le prix des transports par terre et par eau a été considérablement diminué pour les marchandises comme pour les voyageurs ; bien loin de péricliter entre les mains de l’Administration, toutes les mines, toutes les usines, toutes les grandes fabriques ont pris sous sa direction une importance plus considérable, et livrent leurs divers produits en plus grandes masses et à bien meilleur marché qu’autrefois ; enfin, tous les ouvriers employés par l’État gagnent largement leur vie, tous ceux qui travaillent à leur compte ou chez de petits industriels participent de même à la prospérité générale, et bien loin de maudire la République sociale, tous sont prêts à verser leur sang pour la défendre.


§ 2.

Commerce.

Chez les Républicains de l’an 2000, le Commerce est sévèrement interdit aux particuliers, et c’est le Gouvernement qui se charge de faire vendre, par ses employés, tous les produits de la petite industrie et tous ceux qui sortent de ses propres établissements.

On a déjà parlé des magasins de gros et de détail installés au rez-de-chaussée et dans les rues-galeries des maisons-modèles. Tous ces magasins sont tenus par des employés de l’État et les bénéfices considérables qui résultent de la vente entrent dans le Trésor et sont affectés aux dépenses publiques.

Remarquons-le bien ici, chez les Socialistes, le Gouvernement fait le commerce et vend tout, mais, sauf les produits des usines nationales, il ne fabrique absolument rien lui-même et laisse ce soin à l’initiative individuelle. Ainsi, pour en citer un exemple, dans un restaurant, les agents salariés par l’État se bornent à servir le public et à tenir les livres et la caisse ; mais, le restaurateur, c’est-à-dire celui qui va aux approvisionnements et fait la cuisine, n’est pas lui un employé, c’est un industriel à son compte et parfaitement libre, à qui l’Administration achète ses produits pour les revendre aux consommateurs.

Il en est de même pour tous les autres commerces ; l’État vend du pain, du vin, des légumes, des habits, de la quinquaillerie, etc., mais il ne fabrique aucun de ces objets et il se borne toujours à servir d’intermédiaire entre l’acheteur et le producteur. Vendre un produit fait par un autre n’est pas une tâche bien difficile, et des agents salariés peuvent parfaitement être chargés de ce soin et s’en acquitter très-convenablement.


Cependant, dès que le Pouvoir eut fait connaître son intention de supprimer la liberté du Commerce et de faire faire toutes les ventes par ses employés, il s’éleva une clameur formidable parmi les négociants et les débitants. Ils disaient que la liberté des transactions était absolument indispensable à la prospérité de la France et que laisser tout vendre par l’État, c’était livrer le Pays au chancre rongeur du fonctionnarisme et attirer sur la Nation les plus épouvantables catastrophes. Bien plus, ils signèrent une pétition collective très-menaçante où ils réclamaient en termes énergiques la liberté du Commerce et se déclaraient prêts à tout braver si on ne la leur accordait pas.

Le Gouvernement socialiste, à la lecture de cette pétition, fut fort perplexe et il se demandait avec anxiété comment il pourrait désarmer cette formidable opposition, lorsque heureusement, dès le soir même, il reçut une multitude de lettres qui le rassurèrent complètement. C’étaient les signataires de la pétition qui exprimaient leurs regrets de l’avoir approuvée ; ils affirmaient que leurs signatures avaient été surprises dans un moment d’entraînement irréfléchi, et tous terminaient leur épître en demandant à être compris au nombre des employés de l’État chargés à l’avenir d’opérer toutes les ventes.

Trop heureux d’en être quitte à si bon marché, le Gouvernement accueillit favorablement la plupart de ces demandes et se mit en devoir d’organiser le Commerce.

On commença par exproprier les marchandises des anciens négociants qui furent remboursés en rentes viagères ; puis, dans les rues-galeries qui venaient d’être percées, on installa tous les magasins de détail, tandis que les rez-de-chaussée furent réservés pour le gros. Naturellement, tous ces magasins furent répartis équitablement entre les divers quartiers, et l’on eut soin d’en proportionner rigoureusement le nombre aux besoins de la consommation, de manière à éviter tout double emploi.

Chose remarquable et qui prouve assez tous les avantages de l’organisation, dix nouveaux magasins bien approvisionnés remplaçaient à eux seuls plus de cinq cents boutiques, et les consommateurs, bien loin d’être lésés par cette centralisation de la vente, y gagnaient plus de variété dans les assortiments et surtout une grande diminution sur les prix.

Vendant tout par immenses quantités, l’Administration se contentait sur chaque article d’un petit bénéfice de 3, 4 ou 5 p. 100, et ce mince profit non-seulement payait tous les frais, mais rapportait encore chaque année des sommes énormes et devenait ainsi le plus fructueux et le plus léger des impôts. Aussi, de toutes les réformes socialistes, celle qui mit le Commerce entre les mains de l’État fut-elle une des plus fécondes, et elle réalisa immédiatement cette vie à bon marché que tant de Gouvernements avaient promise au Peuple sans jamais la lui donner.


§ 3.

Agriculture.

Tout en s’occupant des villes, le Gouvernement n’oubliait pas les campagnes, et prenait toutes les mesures propres à y favoriser le développement de l’Agriculture.

La première, la plus importante de ces mesures, ce fut de donner le sol à ceux qui le cultivent et de supprimer toute cette classe de propriétaires qui louaient leurs terres à d’autres, au lieu de les exploiter eux-mêmes.

Ici encore, le Gouvernement procéda comme de coutume, par expropriation. Tous les biens qui étaient loués à ferme ou à métayage, furent achetés par l’État et payés en rentes viagères, puis on les détailla à crédit aux paysans, avec cette clause, qu’à l’avenir chacun serait obligé de cultiver lui-même sa propriété ou de la vendre à un autre.

Cependant, dans tous les pays dits de grande culture, là où les travaux agricoles ont quelque chose d’industriel, l’Administration resta en possession des biens qu’elle avait expropriés et les loua à long terme, à des fermiers intelligents qui y gagnaient largement leur vie, tout en payant une notable redevance à l’État.

Le Gouvernement conserva de même la propriété de toutes les forêts ainsi que celle des landes et des bruyères qui parurent propres au reboisement. Les bois étant reconnus indispensables pour prévenir les inondations, il y avait un intérêt de premier ordre à les laisser entre les mains de l’État. Du reste, bien loin d’en souffrir, l’exploitation forestière n’en devint que plus intelligente et plus avantageuse, et, grâce au zèle de l’Administration, on vit des espaces immenses autrefois abandonnés, se couvrir de plantations et devenir bientôt de vastes forêts.

L’expropriation générale de toutes les terres affermées eut pour la prospérité de la France les conséquences les plus heureuses. D’abord elle rapporta gros au Trésor, car bien entendu, l’impôt sur le revenu fonctionna comme de coutume et rogna sans merci toutes les rentes allouées qui dépassaient 12,000 fr. D’une autre part, dès que le sol se trouva possédé par ceux qui le cultivaient, il décupla de fécondité ; il fournit une masse de denrées agricoles aux populations des villes qui, de leur côté, inondèrent les campagnes de produits manufacturés. De cet échange mutuel sortirent l’abondance et le bien-être pour tout le monde, et les paysans, appréciant tous les bienfaits du Socialisme, en devinrent les plus ardents défenseurs.

Mais ce n’était pas assez de mettre le sol entre les mains des cultivateurs, il fallait encore leur donner le moyen de l’améliorer.

La Banque nationale y pourvut. Tout paysan qui voulut défricher, drainer, construire, acheter des engrais, des bestiaux, des instruments agricoles, trouva à emprunter de l’argent et cela à long terme, seul prêt qui convienne à l’Agriculture, la Banque ne réclamant jamais le remboursement de ses avances tant qu’on lui en payait régulièrement l’intérêt. Le cultivateur, délivré de ses deux ennemis héréditaires, le manque d’argent et l’usure, put donc opérer toutes les améliorations désirables et renoncer à cet esprit de routine qui, jusqu’alors, avait tant retardé les progrès de l’Agriculture.

Enfin les campagnes profitèrent largement de toutes les réformes opérées par les Socialistes. De nouveaux chemins de fer, de nouveaux canaux, de nouvelles routes, l’abaissement du prix des transports facilitèrent le déplacement des produits agricoles et rendirent leur vente plus facile. D’un autre côté, depuis que le Commerce était organisé, le campagnard allant à la ville, y achetait à bas prix tous les objets manufacturés dont il avait besoin, tandis que lui-même vendait sa marchandise beaucoup plus cher qu’autrefois. Grâce à la suppression des courtiers, des spéculateurs et de tous les intermédiaires inutiles, les denrées agricoles arrivaient directement entre les mains du consommateur et quoique celui-ci les payât bien meilleur marché qu’auparavant, ce faible prix rémunérait largement le cultivateur et lui donnait des bénéfices auxquels l’ancien régime ne l’avait point accoutumé.


§ 4.

Salaires.

Toute l’organisation du travail peut se résumer en une seule question, celle des salaires. Les Socialistes le savaient parfaitement, aussi dès qu’ils furent au pouvoir, s’empressèrent-ils de promulguer une loi qui fixait les salaires de toute la population et donnait au plus pauvre la certitude de vivre honorablement du produit de son travail.

Voici quelles sont les principales dispositions de cette loi :

Tous les employés du Gouvernement, et ils sont fort nombreux dans la République de l’an 2000, sont payés par l’État avec l’argent provenant de l’impôt. Leur traitement varie de 2,400 fr. à 12,000 fr. par an. Les uns ont des appointements fixes qu’ils touchent tous les mois. Les autres, particulièrement les ouvriers, sont payés à la journée qui varie de 8 à 40 fr. et reçoivent ce qui leur revient tous les dix jours. Enfin quand cela se peut, le travail est fait aux pièces d’après des tarifs calculés de façon à ce que le gain de tout un jour ne soit pas supérieur à 40 fr. ou inférieur à 8.

Naturellement les travailleurs sont payés d’autant plus cher qu’ils sont plus habiles dans leur partie, qu’ils soignent mieux leur ouvrage ou qu’ils abattent plus de besogne dans un temps donné. C’est précisément pour rendre plus facile cette estimation du mérite de chacun que l’on préfère toujours mettre les ouvriers à leurs pièces et les rémunérer d’après ce qu’ils ont fait et non d’après le temps qu’ils ont employé. Du reste, toutes les fois qu’il survient la moindre contestation sur les tarifs de tel ou tel genre de travail, le Gouvernement soumet la question à un comité composé de gens du métier et s’en remet pleinement à leur décision qui est toujours conforme à la justice et parfaitement motivée.

Les ouvriers et les employés de l’État se trouvent soumis à des contre-maîtres, des sous-chefs, des chefs et des directeurs qui sont d’autant plus payés qu’ils ont sous leurs ordres un personnel plus nombreux, sans pourtant que leurs appointements puissent jamais dépasser le chiffre maximum de 12,000 fr. C’est le Gouvernement qui nomme ces employés destinés à commander aux autres, et il a soin de choisir, non les travailleurs les plus habiles, mais ceux qui savent en même temps se faire obéir de leurs camarades et s’en faire aimer.

Comme ces sortes de natures sont peu communes et qu’il n’y en a pas assez pour remplir toutes les places de contre-maître et de chef, bon nombre de ces emplois sont donnés à l’ancienneté, c’est-à-dire à des individus dont le seul mérite est d’être plus âgés que les autres et d’avoir plus d’expérience. La vieillesse, en effet, inspire toujours un certain respect en même temps qu’elle porte à l’indulgence et rend le commandement moins dur. Aussi tous les chefs nommés à l’ancienneté sont-ils généralement aimés quoiqu’on les traite tout bas de « ganaches » et qu’on ne se conforme pas toujours bien scrupuleusement à leurs ordres.

Dans tous les magasins de l’État, les employés à la vente sont payés d’une façon particulière en rapport avec leur profession. Ils ne reçoivent pas d’appointements fixes, mais ils gagnent tant pour cent sur les objets qu’ils ont vendus, de sorte qu’ils sont directement intéressés à faire écouler rapidement les marchandises placées entre leurs mains. Ceux des commis qui manquent la vente et ne parviennent pas à gagner un traitement suffisant, sont invités à quitter une carrière pour laquelle ils ne sont pas faits et à chercher un autre métier. Quant aux vendeurs très-habiles qui réussissent à se faire des appointements dépassant 12,000 fr., l’impôt sur le revenu fonctionne pour eux comme pour tous les autres citoyens, et met une limite infranchissable aux gains qu’ils peuvent se procurer.

Les employés du commerce ont également des sous-chefs, des chefs et des directeurs nommés par le Gouvernement. Mais ici le choix est facile et il y a un guide sûr pour apprécier le mérite des candidats. Ce guide, c’est le chiffre même de leurs appointements ; expression fidèle du talent qu’ils déployent dans la vente. Tous les fonctionnaires qui dirigent les magasins de l’État sont donc forcément des individus très-actifs, très-intelligents, très-entendus aux affaires et l’on peut leur confier sans crainte les postes importants qu’ils occupent.

Ce sont ces directeurs des établissements de commerce qui commandent à l’industrie particulière ou aux fabriques de l’État toutes les marchandises destinées à la consommation. Or, si ces commandes étaient faites par des personnes incapables et si, au lieu de se vendre, elles restaient en solde et devaient être écoulées à vil prix, il en résulterait pour l’Administration un dommage considérable. Sans doute le directeur inintelligent, qui se serait rendu coupable d’une semblable faute, ne la recommencerait pas, car il serait immédiatement destitué. Mais, grâce à la manière dont sont choisis les chefs des maisons de commerce, ces sortes de mécompte sont impossibles, et, si parfois certains objets commandés se vendent mal et donnent de la perte, cela est amplement compensé par les bénéfices faits sur tous les autres articles.


§ 5.

Salaires (suite).

Le salaire des ouvriers établis et travaillant à leur compte n’est fixé par aucun règlement et ne dépend que de leur activité et de leur intelligence. Le Gouvernement leur fournit les matières premières au meilleur marché possible et même à crédit, s’ils ne peuvent les payer comptant, puis il leur achète les produits de leur fabrication à l’amiable et à prix débattu.

À chaque saison, les industriels envoient leurs échantillons et leurs prix-courants aux directeurs des magasins de détail, et ceux-ci donnent leurs ordres aux fabricants qui offrent les meilleures conditions. Naturellement, les ouvriers de talent, qui travaillent avec goût ou ont su se créer une spécialité, n’ont pas à craindre de manquer d’ouvrage, et, bien loin de courir après les commandes des directeurs, ce sont ceux-ci qui viennent les chercher et leur faire des offres avantageuses. Ces artisans privilégiés sont parfaitement libres de mettre à leur travail le prix qu’ils veulent, seulement, ils sont soumis comme les autres à l’impôt sur le revenu, et jamais leur habileté ne peut leur procurer un salaire annuel supérieur à 12,000 fr.

Lorsque les travailleurs, au lieu de rester isolés, ont jugé bon de se réunir en associations ouvrières, le Gouvernement traite avec celles-ci, exactement comme ci-dessus. Il leur fournit des matières premières à bon compte, leur fait crédit si elles lui offrent des garanties de solvabilité suffisantes, leur donne des commandes et leur achète leurs produits.

Mais, et c’est là la condition essentielle de toutes les associations ouvrières, le gain de celles-ci doit être partagé entre tous les sociétaires, proportionnellement au temps que chacun d’eux a travaillé et sans tenir aucun compte du plus ou moins d’habileté des ouvriers. Du reste, dans toutes ces associations, ce sont les membres participants qui s’administrent eux-mêmes, nomment leur gérant et se distribuent entre eux le travail comme ils l’entendent, l’Administration ne s’occupant que d’une chose, c’est que ses commandes soient bien exécutées et que le prix en soit partagé proportionnellement aux heures de travail de chaque sociétaire.

Au lieu de s’associer entre eux ou de se mettre à leur compte, beaucoup d’ouvriers de l’an 2000 préfèrent travailler chez un patron qui leur donne chaque jour un salaire convenu. Ils sont ainsi plus tranquilles, plus exempts de soucis ; quand ils ont fait leur journée, ils sont sûrs qu’elle leur sera payée le prix fixé, tandis que les travailleurs libres ou associés ont toujours le tracas de se procurer des outils, d’acheter des matières premières, d’obtenir des commandes, etc., et se donnent souvent beaucoup de mal pour gagner autant ou même moins que s’ils étaient salariés.

Le Gouvernement socialiste ne gêne en rien ces ouvriers qui désirent travailler chez des patrons, et il respecte leur liberté, comme il respecte celle des travailleurs qui préfèrent s’associer ou se mettre à leur compte. Seulement, se sentant responsable du bien-être de tous les citoyens, le Pouvoir a pris des mesures effectives pour que les salariés ne soient pas exploités par leurs patrons et reçoivent toujours une rémunération suffisante à leurs besoins.

Ce résultat a été obtenu à l’aide des tarifs de salaire minimum auxquels le patron est forcé de se soumettre et qu’il est obligé de payer sans avoir la permission de les modifier.

Ainsi, si le salarié est employé à l’année, il devra recevoir un traitement de 2,400 fr. au moins.

S’il travaille à la journée, celle-ci ne sera que de huit à neuf heures et sera payée au moins 8 fr.

Enfin, si l’artisan embauché est à ses pièces, le prix de celles-ci sera calculé de manière à produire au moins 8 fr. pour le travail de la journée d’un ouvrier ordinaire.

Ces tarifs minimum sont en vigueur pour toutes les professions sans exception ; ils s’appliquent aux ouvrières comme aux ouvriers, aux travailleurs des champs comme à ceux des villes. En les établissant, le Gouvernement a voulu que la misère ne vînt jamais frapper l’homme qui travaille et, sous aucun prétexte, on ne peut employer des salariés à des prix inférieurs. Quand les entrepreneurs se plaignent que ces tarifs minimum sont exorbitants et ne leur laissent aucun bénéfice, l’Administration leur répond que personne ne les oblige d’être patrons et que s’ils trouvent les salaires minimums si avantageux, ils n’ont qu’à se remettre simples ouvriers et aller travailler chez les autres. Inutile de le dire, aucun d’eux n’a profité de cette liberté, et, à force d’activité et d’intelligence, ils ont continué à faire de bonnes affaires tout en payant les ouvriers suivant les tarifs réglementaires.

Bien entendu, les salaires minimum ne sont qu’une mesure protectrice destinée à assurer le nécessaire aux travailleurs ; mais lorsque ceux-ci sont habiles et qu’ils peuvent obtenir des journées plus élevées, ils sont parfaitement libres de le faire, et on en voit qui reçoivent jusqu’à 40 fr. par jour.

Quant aux bénéfices du patron, rien ne les limite ; une fois que ses ouvriers sont payés, tout ce qu’il gagne lui appartient, sauf qu’il est soumis, comme tout le monde, à l’impôt sur le revenu et que son gain annuel ne peut pas dépasser la somme de 12,000 fr.

De toutes les réformes socialistes qui en quelques semaines modifièrent de fond en comble l’ancienne Société, cette limitation du revenu des industriels fut peut-être celle qui suscita le plus de réclamations contre le Gouvernement. Aucun fabricant ne pouvait comprendre qu’on voulût restreindre ses bénéfices et lui ôter la liberté de s’enrichir lui-même en enrichissant les autres.

Quand il s’agissait de rémunérer les services des premiers employés de l’État, d’un administrateur intègre et expérimenté, d’un juge éminent, d’un ingénieur habile, d’un savant remarquable, etc., oh, alors, nos industriels trouvaient qu’on avait bien raison de mettre une limite aux appointements de ces fonctionnaires et de ne leur donner jamais plus de 12,000 fr. Beaucoup même prétendaient que c’était encore trop et déclamaient contre les gros traitements qui ruinent le Trésor public.

Mais, lorsqu’il était question du revenu d’un limonadier, d’un fabricant de chandelles, d’un entrepreneur de vidanges et de toutes les autres industries ; nos mécontents ne mettaient plus de bornes à leur générosité ; 30, 50, 100, 200 mille fr. de bénéfices annuels ne leur semblaient pas trop pour récompenser dignement les talents hors lignes d’un industriel, et restreindre la fortune de celui-ci, la rendre égale à celle des premiers fonctionnaires de l’État, c’était commettre l’iniquité la plus révoltante et se rendre coupable du crime de lèse-civilisation.

Le Gouvernement ne tint absolument aucun compte de toutes ces récriminations et, comme il avait pour lui l’opinion publique, il veilla plus que jamais à la stricte exécution de l’impôt sur le revenu. Rendus furieux par cette mesure qui rognait leurs bénéfices, certains gros fabricants menacèrent bien de s’expatrier et d’aller porter leur industrie en Angleterre ou en Amérique. Mais, en y réfléchissant plus mûrement, ils trouvèrent que cette expatriation était bien chanceuse et ils jugèrent plus prudent de rester en France et d’y vivre modestement, avec le revenu de 12,000 fr. que la République sociale consentait à leur laisser.


§ 6.

Assurances générales.

Le Gouvernement de la République sociale ne se borne pas à assurer de bons salaires aux ouvriers qui travaillent, mais, lorsque ceux-ci manquent d’ouvrage, il vient à leur secours et leur donne le moyen d’attendre la fin du chômage.

Les chômages, si fréquents dans l’ancien régime industriel, y provenaient de ce que le travail était mal organisé et de ce que la spéculation faisait des demandes exagérées dépassant les besoins courants de la consommation. Au lieu de répartir la fabrication sur toute l’année, les patrons surmenaient les ouvriers pendant la bonne saison, ils leur faisaient faire alors des journées de douze et quinze heures, puis, une fois les commandes achevées, ils les renvoyaient et les laissaient sans pain.

Dans la République de l’an 2000, ces sortes de chômages ne se produisent jamais, parce que c’est le Gouvernement qui tient le commerce et fait les commandes, et que celles-ci sont toujours réglées et calculées de manière à occuper les fabricants pendant toute l’année. Cependant, il est certaines causes de manque de travail que rien ne peut prévenir, tels sont, par exemple, les mauvaises récoltes, les crises commerciales à l’étranger, les changements de mode, les inventions de nouvelles machines, etc. Dans toutes ces circonstances, l’Administration arrive immédiatement au secours des ouvriers mis à pied, et elle leur donne ainsi le temps d’attendre la reprise des affaires ou de trouver de l’ouvrage dans quelque autre branche de l’industrie.

D’autres fois, les artisans sont forcés d’interrompre leur travail par suite de maladies, d’infirmités précoces ou de blessures contractées dans l’exercice de leur profession. Dans ce cas l’État s’empresse encore de venir à leur aide. Il leur alloue un secours pour toute la durée de la maladie, ou une pension pour le reste de leur vie s’ils demeurent infirmes et ne peuvent reprendre leurs occupations.

Enfin, quand les travailleurs deviennent vieux et atteignent l’âge de soixante ou soixante-cinq ans, ils sont mis à la retraite et reçoivent encore une pension qui leur permet de finir leurs jours dans l’oisiveté.

Ces secours de diverses natures sont accordés à tous les Français sans exception et aussi bien aux travailleurs libres qu’aux employés du Gouvernement. On les proportionne au revenu de l’individu secouru, et comme ce revenu paye lui-même un impôt proportionnel, ils sont, non une aumône, mais une restitution de l’État, qui rend au malade, à l’infirme et au vieillard les sommes qu’il a reçues du citoyen jeune et valide. Sans doute les personnes maladives, ou frappées d’infirmités précoces, prennent sur le produit de cet impôt une part bien plus large que ne le font les autres. Mais c’est là un triste privilège qui n’est guère enviable, car il est acheté trop chèrement par la perte de la santé ou une mort prématurée.

Du reste, tous les secours alloués aux individus incapables de travailler sont très-suffisants, et il ne tiendrait qu’à la Nation de les accroître encore en augmentant l’impôt sur le revenu. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, tout ouvrier malade reçoit assez pour se faire traiter à domicile par un médecin de son choix, et n’a jamais besoin d’aller à l’hospice, comme cela était nécessaire sous l’ancien régime.

On a donc pu supprimer ces tristes hôpitaux qui établissaient une distinction injurieuse entre le riche et le pauvre, et livraient celui-ci aux essais des médecins et à l’inexpérience d’étudiants faisant leur éducation médicale sur la vile multitude, chair à scalpel sacrifiée à la santé des classes plus aisées.

On a aboli de même ces hospices pour la vieillesse, où les vieillards avaient tant de peine à se faire admettre, et où ils menaient une vie misérable loin de leurs amis et de leurs enfants. Dans la République sociale de semblables turpitudes ne sont pas tolérées et plutôt que de permettre leur rétablissement, les hommes qui ont le Pouvoir aimeraient mieux augmenter l’impôt sur le revenu et réduire le maximum des fortunes particulières à 10,000 fr. ou même à 8,000 fr.

D’ailleurs, en restant au milieu de la Société, les vieillards retraités n’y sont pas tout à fait inutiles. Ils continuent à se rendre dans les ateliers et les magasins, où ils font quelque petite besogne et donnent des conseils aux jeunes gens. Beaucoup d’entre eux occupent aussi des emplois extrêmement doux, tels que ceux de gardiens des rues-galeries, de conservateurs et de démonstrateurs des collections publiques, de donneurs de renseignements dans les bureaux, etc. Dans cette Société bien organisée chacun trouve une occupation utile proportionnée à son intelligence et à ses forces, et, sauf les mourants et les fous dangereux, il n’est personne dont on ne sache employer le temps et utiliser les facultés.

Certains accidents peuvent frapper, non les citoyens eux-mêmes, mais les biens qu’ils possèdent, tels sont les incendies, les inondations, la grêle, les mauvaises récoltes, les épizooties, etc.

Le Gouvernement aide les victimes de ces sinistres et leur donne le moyen de réparer le malheur qui est venu les frapper injustement. Grâce à ces secours de l’État, les anciennes Compagnies d’assurances sont devenues inutiles, aussi les a-t-on supprimées en remboursant les actionnaires avec des rentes viagères limitées comme toujours au maximum de 12,000 fr.

La plupart des Parisiens de l’an 2000 sont excessivement dépensiers. Bien loin de songer à faire la moindre économie, ils disposent d’avance de leurs salaires et de leurs appointements, vivant la moitié du temps à crédit chez leurs fournisseurs et n’ayant jamais un sou dans leur poche. Cependant quelques citoyens font exception et ne dépensent qu’une partie de leurs gains. Les uns, industrieux et intelligents, emploient leurs épargnes à acheter des matières premières et des outils ; ils s’établissent, ou, s’ils le sont déjà, ils augmentent l’importance de leurs affaires et accroissent ainsi le montant de leurs revenus annuels.

D’autres, moins ambitieux ou plus timides, préfèrent garder leur argent et le confier à l’État, qui leur en sert des rentes viagères. Celles-ci peuvent être constituées, soit sur la tête de celui qui verse les fonds, soit sur celle de toute autre personne, d’un enfant, d’une femme, d’un ami, etc. Elles peuvent même, si on le désire, être réversibles, et, par exemple, appartenir à la mère, puis celle-ci morte, aux enfants. Ces sortes de rentes sont une façon extrêmement commode et sûre de placer sa fortune, car le Gouvernement ne peut manquer à ses engagements comme le ferait un particulier, et de plus il est toujours prêt à liquider le capital qu’on lui a déposé.

Remarquons-le ici : les rentes viagères de la République sociale diffèrent essentiellement des rentes perpétuelles créées par les anciens régimes. Ces dernières rapportaient un intérêt chaque année sans que le capital subît aucune diminution, et cela indéfiniment, de façon que les titulaires et leurs enfants restaient toujours riches, sans avoir besoin de travailler et vivaient dans l’oisiveté et dans les vices qu’elle engendre. Il en était résulté une classe de rentiers qui se croyaient les personnages les plus importants et les plus estimables du pays, parce qu’ils avaient le moyen de vivre sans rien faire.

Les Socialistes mirent un terme à ce désordre insupportable. Ils supprimèrent les rentes perpétuelles et les transformèrent en rentes viagères soumises comme de juste à l’impôt sur le revenu, opération financière que le Gouvernement faisait toujours avec plaisir, car elle avait le double avantage d’enrichir l’État et d’appauvrir des oisifs inutiles et insolents.



CHAPITRE III

SOCIÉTÉ.


§ 1er.

Relations sociales.

Ce qui caractérise la République sociale et la rend un Gouvernement unique au monde, c’est que tous les citoyens travaillent et ont une fortune à peu près égale, les plus riches d’entre eux ne possédant que 12,000 fr. de revenu, tandis que les plus pauvres gagnent au moins 2,400 fr. par an.

Le rapport entre la plus grande et la plus petite fortune se trouve donc comme 5 est à 1. Or cette différence n’est pas assez considérable pour permettre aux riches de mener une vie à part et de former une classe soi-disant supérieure qui s’intitule orgueilleusement le « Monde », la «  Société », tandis que la multitude des pauvres vit méprisée, ne compte pour rien dans l’État et n’a qu’un lot, travailler, travailler toujours pour entretenir le luxe et l’oisiveté de la caste dominante.

Grâce à l’impôt sur le revenu et à la suppression de toutes les rentes, cette division de la Société en classes a complètement disparu, et, bien que les Républicains de l’an 2000 ne soient pas entièrement égaux entre eux en rang et en richesse, tous se sentent solidaires les uns des autres et personne n’a de répugnance à frayer avec plus riche ou plus pauvre que soi.

Du reste, ce qui contribue beaucoup à mettre de l’union et de la concorde entre les citoyens, c’est l’éducation qu’ils reçoivent. Comme on le verra dans le chapitre suivant, tous les enfants, quelle que soit la position sociale de leurs parents, sont élevés dans les écoles publiques où ils mènent exactement la même vie, suivent les mêmes leçons, subissent les mêmes examens et sont ainsi soumis à l’égalité la plus complète.

Plus tard, tous entrent dans des écoles d’apprentissage, puis ils sont simples ouvriers ou simples commis, et personne ne peut atteindre à la fortune et aux places supérieures, sans avoir passé par les petits emplois et s’y être fait des amis et des connaissances. Une fois arrivés, ils continuent de vivre familièrement avec leurs premiers camarades, et jamais la différence de richesse n’est assez considérable pour rompre d’anciennes relations créées par une mutuelle sympathie.

Dans le choix des gens que l’on fréquente, on ne considère donc ni le rang, ni le revenu, mais simplement l’amitié qu’on a pour eux et le plaisir qu’on éprouve à se voir.

Si, dans une même société, les uns sont un peu plus riches et d’autres un peu plus pauvres, personne ne souffre de cette différence parce que personne ne la fait sentir, l’opulence des plus fortunés n’étant jamais assez grande pour exciter la jalousie et la convoitise des autres.


Lors de l’établissement de la République sociale, un certain nombre d’individus qui se disaient « nobles » et portaient un « de » devant leur nom, refusèrent de se soumettre à cette vie d’égalité, pourtant si commode et si agréable. On eut beau leur enlever leurs rentes et leur donner de petits emplois en rapport avec leurs capacités, ils continuaient à faire bande à part, ne se voyant qu’entre eux et ayant pour le reste de l’humanité le mépris le plus profond.

Comme tous ces gens titrés étaient des ennemis irréconciliables des nouvelles Institutions, le Gouvernement n’avait pas à les ménager et voici ce qu’il imagina pour confondre leur orgueil et supprimer ces distinctions nobiliaires auxquelles ils tenaient tant.

D’abord ou leur enleva ces parchemins, ces chartes, ces cédules qu’ils estimaient plus que leur vie, et, sous leurs propres yeux, toutes ces paperasses furent impitoyablement brûlées. Mais ce n’est pas tout, voulant les punir par où ils avaient péché, la vanité de leur nom, le Gouvernement les débaptisa et leur fit tirer au sort de nouveaux noms qu’on avait choisi exprès parmi les plus vulgaires et les plus ridicules.

Rien ne peut exprimer la fureur et le dépit de toute cette fière Noblesse, lorsqu’elle se vit affublée de noms si peu faits pour enorgueillir. C’était un supplice intolérable qui se renouvelait à chaque instant et plusieurs s’expatrièrent plutôt que de supporter une pareille torture. D’autres, ceux qui avaient de l’esprit, furent plus habiles. Ils rirent les premiers de leurs nouveaux noms et s’habituèrent à les porter, disant aux plaisants que si ces noms prêtaient au ridicule, ce n’était pas leur faute à eux mais celle de la République.


Dans la Société nouvelle telle que l’ont faite les Socialistes, tout le monde sans exception travaille et est fier de travailler. Les hommes n’ayant plus de rentes d’aucune espèce, ni aucun moyen de vivre honorablement dans l’oisiveté, sont bien forcés de prendre tous un état. Quant aux femmes, le Gouvernement s’est ingénié à leur donner à toutes une profession en rapport avec leurs aptitudes.

Les unes, en très-grand nombre, exercent des industries diverses telles que celles de couturière, fleuriste, graveuse, brocheuse, cartonnière, bijoutière, etc. D’autres, presque aussi nombreuses, sont employées dans les magasins de vente ou travaillent dans les établissements de la grande industrie ; d’autres sont institutrices dans les écoles publiques ; d’autres enfin sont employées par l’Administration comme économes, caissières, inspectrices, directrices, etc., et l’on n’a qu’à se louer de la manière dont elles remplissent leurs fonctions.


§ 2.

Propriété.

La propriété est la base de tout l’ordre économique de la République sociale et chaque citoyen a le droit d’y jouir et d’y disposer des choses de la façon la plus absolue, pourvu qu’il n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements[1].

Si le Gouvernement a multiplié ces lois et ces règlements, c’est uniquement pour que chacun puisse conserver intégralement le fruit de son travail et ne soit pas exposé à en être dépouillé d’une manière ou d’une autre.

Les citoyens de l’an 2000 peuvent donc posséder en pleine sécurité toutes sortes de biens : des terres, des maisons, du bétail, des ustensiles de travail, des marchandises, des meubles, des habits, etc., etc. Tous ces objets, ils peuvent également les échanger entre eux soit contre de l’argent, soit contre d’autres biens.

Cependant si l’échange de la propriété est on ne peut plus licite, il n’en est pas de même de la spéculation et du commerce qui eux sont sévèrement interdits aux particuliers et réservés à l’État.

Cette distinction entre le commerce et l’échange est facile à établir. Celui-ci est un fait passager, accidentel, qui peut aussi bien laisser de la perte que donner du gain. Le commerce au contraire est une habitude, c’est un métier qu’on fait, métier où tout est prévu et organisé pour rapporter un bénéfice. Comme il ne peut être fructueux qu’autant qu’il se fait sur une certaine échelle, et acquiert une certaine publicité, on le distingue immédiatement du simple troc, et c’est la notoriété même du délinquant qui le dénonce et attire sur lui les sévérités de la Justice.

Les ventes, les échanges que les citoyens font entre eux doivent toujours avoir lieu au comptant. Tous les billets, toutes les promesses de payement sont considérés comme nuls et n’ont aucune valeur devant les tribunaux, celui qui ne s’est pas fait solder en livrant sa chose étant réputé en avoir fait cadeau. Cette suppression de la vente à crédit n’entrave en rien les marchés sérieux et honnêtes, car la Banque nationale prête de l’argent à tous ceux qui en ont besoin, pourvu bien entendu qu’ils présentent des garanties morales ou matérielles de remboursement. Mais, et c’est là sa raison d’être, l’abolition du crédit entre particuliers a coupé court à la spéculation, à l’usure, aux affaires véreuses et à toutes ces transactions déloyales qui, sous l’ancien régime, dépouillaient les travailleurs au profit de gens qui ne travaillaient pas.

Pour les mêmes raisons, il est absolument interdit de louer un immeuble soit à bail soit autrement. Celui qui possède une maison ou une terre doit habiter lui-même, cultiver lui-même son bien ou alors s’en défaire et le vendre à qui veut l’acheter.

Lorsque, malgré cette interdiction, un citoyen a loué sa propriété, le bail est nul devant les tribunaux et l’occupant reste possesseur de la chose louée et est censé l’avoir reçue en pur don. Grâce à cette mesure radicale, la location des terres a complètement disparu des campagnes et l’agriculture n’est que plus prospère depuis qu’il n’y a plus de ces propriétaires fainéants qui affermaient leurs terres au lieu de les cultiver eux-mêmes et s’engraissaient à loisir de la sueur du paysan.


À la mort des parents, les enfants légitimes ou légitimés héritent de droit de tous leurs biens et se les partagent également entre eux. Cependant le père et la mère peuvent disposer d’une portion de leur fortune fixée par la loi, et la laisser par testament à un de leurs enfants, à des parents ou à des étrangers.

Afin d’éviter tous les procès causés par des testaments mal rédigés, ceux-ci doivent être faits d’après des formules toujours les mêmes que le Gouvernement livre tout imprimées aux particuliers.

Pour faire son testament, on n’a donc qu’à prendre une de ces formules, à remplir les blancs, dater et signer, puis on remet le pli à l’officier de l’état civil, et l’on est sûr que les gens de loi ne mangeront pas en procès tous le patrimoine qu’on a laissé.

Lorsqu’un époux meurt sans tester, son bien est partagé entre les enfants et l’époux survivant, ce dernier étant traité comme s’il était lui-même un des enfants. Si le décédé était célibataire ou veuf sans enfants, ce sont les parents qui héritent et, à défaut de ceux-ci, l’État.


Dès que les enfants sont majeurs et ont atteint l’âge de 18 ans, ils peuvent vendre ce qu’ils possèdent en propre et en disposer par testament ou par donation, sans que leurs parents puissent y mettre le moindre empêchement.

Ce droit est exactement le même pour les deux sexes et la femme, mariée ou non, a la libre disposition de tous ses biens sans que sa famille, son mari ou ses enfants aient aucune observation à lui faire.

Grâce à ces droits de la jeune fille et de la femme, les contrats de mariage sont devenus d’une simplicité extrême. Tout le monde est marié sous le régime de la communauté. Chacun des époux possède en propre et gère comme il l’entend les biens qu’il a apportés en dot ou ceux dont il vient à hériter. Quant aux biens acquis pendant le mariage, ils restent indivis entre les époux et aucun d’eux ne peut en disposer sans le consentement formel de l’autre. En cas de séparation, les biens de la communauté suivent les enfants et par conséquent restent à la mère comme on le verra dans le § 6 de ce chapitre ; s’il n’y a pas d’enfants, ils sont partagés également entre les conjoints.


§ 3.

Monnaie.

Dans la République de l’an 2000, il n’y a ni or ni argent monnayé, et la seule monnaie dont on se sert pour toutes les transactions est en papier et porte le nom de billets de la Banque nationale.

Ceux-ci représentent des sommes de 1, 2, 5, 10, 20, 50 cent. et de 1, 2, 5, 10, 20, 50 et 100 fr. Ils sont de grandeur et de couleur différentes suivant leur valeur, de sorte qu’il est impossible de les confondre et de se tromper sur le change. Tous ces billets sont faits avec un papier parcheminé qui résiste assez bien à l’usage. Du reste, quand ils sont déchirés, salis ou effacés, le Gouvernement les échange sans difficulté contre des neufs.

Lors de l’établissement de la République sociale, beaucoup de personnes augurèrent fort mal de ces billets de banque et crurent qu’ils ne tarderaient pas à tomber comme l’avaient fait jusqu’alors toutes les monnaies de papier. Mais le Gouvernement vendant et achetant tout aux particuliers et tenant tout le commerce du pays entre ses mains, était cette fois parfaitement sûr de réussir.

Il donna ordre à ses employés de ne plus recevoir les pièces d’or et d’argent et celles-ci, pour être utilisées, durent être échangées contre des billets. Au bout d’un certain temps, l’Administration refusa même de faire cet échange au pair, et ne prit plus la monnaie métallique que comme marchandise, c’est-à-dire en lui faisant subir une petite perte sur son titre nominal.

Grâce à ces mesures, tout l’or et tout l’argent de la France ne tardèrent pas à affluer dans les caisses du Trésor. Le Gouvernement ne les y laissa pas, mais il les vendit à bon compte aux doreurs, aux orfèvres, aux bijoutiers, etc., ce qui donna une impulsion vigoureuse à ces diverses industries et amena une grande baisse sur tous les bijoux et autres objets fabriqués avec des métaux précieux.

Très-souvent, au lieu de garder leurs billets de banque dans leur poche ou leur tiroir, les particuliers préfèrent les déposer à la Caisse nationale voisine de chez eux et solder leurs diverses acquisitions à l’aide de chèques au porteur.

Ainsi, le patron pour payer ses ouvriers leur donne, non de l’argent, mais des mandats qu’ils vont toucher à la Caisse d’à côté. Au lieu de se déranger pour aller recevoir sa paye, l’ouvrier peut aussi la laisser en compte-courant et solder ses fournisseurs avec des chèques qu’il leur remet. Ce mode de payement est fort usité, surtout pour les sommes un peu importantes, parce qu’il est authentique et dispense de demander un reçu.

Quant aux affaires que les industriels font avec le Gouvernement, elles se règlent de la manière la plus simple, non plus avec des billets ou des chèques, mais à l’aide de virements. Chaque fabricant a son compte-courant dans une des caisses de la Banque nationale ; on inscrit à son nom tout ce qu’il a à payer ou à recevoir et on lui redoit la différence. Grâce à ces comptes-courants, on connaît toujours exactement la situation financière de chaque industriel. Dès que les affaires de l’un d’entre eux vont mal, la Banque cesse de lui faire crédit et l’on évite ainsi toutes ces faillites désastreuses qui désolaient le commerce de l’ancien régime et ruinaient à l’improviste les plus honnêtes gens.

Ces payements à l’aide de chèques et de virements paraissent très-compliqués quand on les expose par écrit, mais, dans la pratique, ils sont aussi expéditifs que commodes et quelques Caisses nationales, réparties entre les divers quartiers de la ville, suffisent facilement à tous les besoins du commerce et règlent chaque jour un nombre immense d’affaires sans qu’il y ait jamais la moindre perte pour les vendeurs et les acheteurs.


§ 4.

Habitations.

Dans les campagnes, chaque cultivateur a sa maison à lui, et, quand un nouveau citoyen vient s’établir dans une localité, la Banque nationale lui prête volontiers de l’argent pour acheter une habitation ou en construire s’il n’y en a pas de vacante.

Dans les villes, presque personne n’est propriétaire de son logement, et c’est l’État qui possède toutes les maisons et les loue aux particuliers.

Ces maisons sont distribuées en chambres indépendantes les unes des autres, mais pouvant toutes communiquer ensemble à l’aide de portes intérieures, et, suivant qu’on désire avoir un appartement plus ou moins grand, on loue autant de pièces contiguës qu’il en est besoin.

Le prix des locations est toujours très-modéré, surtout dans les quartiers éloignés, l’on peut se loger fort convenablement pour 50 ou 60 francs par an. Dans le centre de la ville et dans les rues fréquentées, les loyers sont, il est vrai, notablement plus élevés à cause de la concurrence que les habitants se font entre eux, mais aussi les maisons sont beaucoup plus fastueuses et les chambres plus richement décorées.

Du reste, le Gouvernement n’emploie aucune manœuvre pour accroître le montant de ses loyers. Jamais il ne s’avise de vouloir augmenter ses locataires, en menaçant de donner congé à ceux qui refusent de payer plus cher. Quand un logement est vacant, les employés de la Ville le mettent en location, par une sorte d’enchère, puis l’adjugent au plus offrant, et celui-ci, une fois installé, reste tranquillement en possession de son nouveau domicile tant qu’il ne demande par lui-même à déménager.

Comme l’Administration construit constamment des maisons-modèles et met chaque jour de nouveaux appartements à la disposition du public, la concurrence que les Parisiens se font entre eux, n’est pas bien âpre, et, sauf dans les beaux quartiers, les logements restent à très-bas prix. Cependant, malgré ce bon marché, la construction des maisons-modèles est si économique que l’État, non-seulement couvre tous ses frais, mais fait encore chaque année de gros bénéfices qui constituent une importante ressource pour le Trésor.

À part le payement de ses loyers, la Ville n’impose aucune obligation, aucun règlement à ses locataires. Pourvu que ceux-ci ne détériorent pas l’immeuble et n’incommodent pas leurs voisins, ils peuvent faire ce qu’ils veulent, entrer et sortir à toute heure de la nuit, recevoir qui leur plaît, avoir des enfants ou des animaux avec eux. Jamais le régisseur d’une maison n’est le premier à se plaindre de quoique ce soit et, si parfois il fait une observation à quelqu’un, c’est toujours à la demande des autres habitants.

Grâce à cette entière liberté laissée aux citoyens, rien n’est aussi varié et plus mélangé que la population des maisons-modèles. Toutes les conditions, tous les états, toutes les fortunes, tous les rangs, tous les genres de vie se trouvent confondus pêle-mêle, porte à porte et vivent en paix abrités sous le même toit. Du moment que vous ne nuisez pas aux voisins, personne n’a d’observation à faire sur votre compte. Il n’y a plus comme autrefois, des habitations de plusieurs catégories où se trouvaient parquées les diverses classes de la société, des hôtels de maître, des maisons bien, d’autres moins bien et d’autres tout à fait mauvaises. Mais, il n’existe partout que des maisons du Gouvernement habitées par des citoyens qui tous exercent une profession quelconque et sont soumis à la sainte égalité du travail.

Chose remarquable, le résultat de cette liberté absolue a été de grouper tout naturellement les habitants d’après leur manière de vivre. Ainsi, sans qu’on ait rien fait pour atteindre ce but, il y a des rues qui ne sont habitées que par des gens tranquilles, mariés et où tout le monde est couché à 9 heures. D’autres maisons sont au contraire vouées au célibat, au plaisir, au bruit, et souvent on y passe les nuits à chanter et à boire sans que les voisins osent s’en plaindre, car chacun d’eux à son tour se rend coupable du même délit.

Il est rare que les Parisiens exercent leur profession dans le logement où ils demeurent. La plupart, même ceux qui ont un état propre, préfèrent aller dans un atelier, où ils sont toujours plus commodément installés et travaillent en commun, ce qui est à la fois plus gai et plus économique. Beaucoup aussi ne font pas la cuisine et ne mangent pas chez eux, et leurs chambres, uniquement destinées à les coucher et à leur servir de retraite, sont meublées non-seulement avec beaucoup de confortable, mais encore avec un véritable luxe.

Rien n’est fréquent comme de voir de simples ouvriers habiter des appartements garnis de tentures de soie ou de velours, de tableaux et d’objets d’art. Grâce au développement prodigieux de l’industrie, tout ce bel ameublement coûte relativement bon marché, et, avec un peu d’économie, il est facile de se le procurer.

Or les Républicaines de l’an 2000 tiennent énormément à ce luxe d’intérieur. C’est après la toilette leur dépense favorite, et, comme ce sont elles généralement qui gardent la bourse de leurs maris et règlent les dépenses du ménage, il est rare qu’elles n’arrivent pas à leurs fins et ne se fassent pas loger et habiller comme des princesses.


§ 5.

Domestiques.

Chez les Socialistes de l’an 2000 il n’y a pas de domestiques. Personne, si haut placé qu’il soit, n’a le droit de prendre un citoyen en location, de l’attacher à son service, de lui donner des ordres et d’être son maître. Considérant la domesticité comme un dernier vestige de l’esclavage et comme une grave atteinte à l’Égalité, le Gouvernement l’a abolie expressément par un décret mémorable dès les premiers jours de son avènement.

Cependant, il ne faudrait pas croire que les citoyens de la République sociale s’acquittent eux-mêmes des soins du ménage. Cela leur est au contraire on ne peut plus désagréable, et tous, jusqu’aux plus pauvres, se donnent le luxe de se faire servir par quelqu’un. Mais ce service est fait par des employés libres et non par des domestiques, ce qui est tout à fait différent. En effet ces employés n’appartiennent à personne en particulier ; ils se chargent des ménages comme ils accompliraient toute autre fonction sociale, et, bien qu’ils servent tout le monde, en réalité ils n’ont pas un seul maître.

Ainsi, un certain nombre de gens ont pour état de faire les lits, de balayer les chambres, de frotter les parquets, de vider les eaux sales, de brosser les meubles, de cirer les souliers, de nettoyer les vêtements, etc. Dès que les habitants sont partis à leurs occupations, ces employés envahissent les chambres confiées à leurs soins, et, grâce à leur nombre et à la manière dont ils se divisent le travail, en un clin-d’œil, l’appartement est fait, chaque chose est remise en place et partout règne la plus scrupuleuse propreté.

D’autres individus ont choisi la profession de faire la cuisine bourgeoise bien différente de celle des restaurants. À cet effet, ils ont une cuisine à eux dans le voisinage de leurs pratiques et ils se chargent d’acheter et de préparer les mets qu’on désire, de les porter à domicile, de mettre le couvert et de laver la vaisselle. Aidé par les garçons et les filles de chambre inoccupés le soir, un cuisinier convenablement installé peut, à lui seul, donner à manger à 20 ou 30 familles et gagner largement sa vie tout en louant ses services à très-bon marché.

Rien n’est plus agréable pour l’ouvrier et l’ouvrière rentrant le soir chez eux, que de trouver leurs chambres toutes faites et leur repas tout servi sur la table. Ce plaisir-là, bien loin de coûter cher, est au contraire une économie, car la femme, en travaillant à son état, gagne beaucoup plus qu’elle ne donne à son cuisinier et à ceux qui font les chambres.

On s’y est pris de même pour le blanchissage et le raccomodage du linge, la confection et la réparation des vêtements. On fait faire tout cela au dehors par des industriels qui s’en acquittent beaucoup mieux et à bien meilleur compte que si on le faisait soi-même. Enfin, on verra plus loin comment les mères de famille se déchargent des soins à donner à leurs enfants, et peuvent ainsi s’absenter toute la journée et aller à leur ouvrage sans que les bébés aient à en souffrir.

Certains déclamateurs ont tonné contre cette nouvelle organisation de la vie domestique. Ils ont prophétisé que c’en était fait de la famille du moment où la femme ne serait plus rivée à son pot-au-feu et à ses marmots. Mais l’expérience a prouvé qu’avec le nouveau système, le ménage était mieux fait, la cuisine meilleure, les enfants mieux portants et mieux élevés, le mari plus content et la famille plus unie.

Du reste, ce genre de vie était déjà usité depuis longtemps et fort apprécié sous l’ancien régime, seulement, à cette époque, il n’était à la portée que d’un petit nombre de gens assez riches pour se donner des domestiques. Sous la République sociale ce privilège a été étendu à tout le monde. Les simples ouvrières y font faire leur ménage, préparer leur cuisine et élever leurs enfants par des étrangers exactement comme si elles étaient des Duchesses et des Impératrices. Si c’est là un mal, ceux qui regrettent le temps des Ducs et des Empereurs ne peuvent s’en plaindre et ce n’est pas à eux de gémir sur l’abandon des anciennes mœurs.

D’ailleurs, aucun décret de la République n’a chassé les femmes de leur ménage. Toutes conservent le droit d’aller au marché, de faire la cuisine, de cirer les chaussures et de vider les pots de chambre. Mais c’est un droit dont elles n’usent guère et généralement, après dîner, elles préfèrent s’habiller et se promener au bras de leur mari, plutôt que de rester vertueusement chez elles à récurer les casseroles et à laver la vaisselle.


§ 6.

Mariage.

Chez les Républicains de l’an 2000, de même que chez tous les autres peuples, l’institution du mariage est le fondement même de la Société.

Les jeunes Socialistes n’ont pas la permission de contracter le lien conjugal avant leur majorité, qui a lieu chez les deux sexes à dix-huit ans. Mais, dès qu’ils ont atteint cet âge, ils peuvent se marier sans le consentement de leurs parents, et même sans les avoir consultés. Dans une affaire de cette importance, le Gouvernement a voulu que les intéressés fussent seuls à délibérer, et qu’on n’exerçât sur eux aucune pression, aucune contrainte, alors même que ce serait dans les meilleures intentions.

En général, les garçons ne se marient que fort tard, à l’âge de trente ou quarante ans, lorsqu’ils ont acquis une position en rapport avec leurs capacités, qu’ils ont l’expérience de la vie, et que, revenus des plaisirs et des folies de la jeunesse, ils ne demandent qu’à se reposer et à trouver dans l’intimité d’une femme affectueuse le bonheur tranquille du foyer conjugal.

Les demoiselles, au contraire, se marient le plus tôt qu’elles peuvent, et souvent même dès le lendemain de leur majorité. Quand elles arrivent à vingt-cinq ans sans avoir trouvé un mari, elles sont désolées et se croient déjà condamnées à un célibat perpétuel. Mais, lorsqu’elles atteignent la trentaine, elles perdent tout à fait la tête, elles veulent se marier à tout prix et se jettent dans les bras du premier qui se présente. Du reste, il est fort rare que les jeunes filles arrivent à cette extrémité, et le plus souvent elles sont établies de très-bonne heure, de dix-huit à vingt ans au plus tard.

Les Socialistes des deux sexes se marient extrêmement vite, à première vue, sans s’étudier, sans se connaître, et sans savoir par conséquent s’ils ont l’un pour l’autre une sincère sympathie.

Les hommes ne demandent à leur future que d’être jeune et jolie, de bien porter une toilette élégante, et de faire honneur au cavalier qui leur donne le bras. Les demoiselles de leur côté veulent que leur mari ait une bonne tournure, et qu’il occupe un certain rang dans la société. À ce prix-là, elles lui pardonnent d’être un peu mûr, un peu fatigué, d’avoir quelques cheveux blancs, et même d’être légèrement chauve.

Quand on reproche aux Français de l’an 2000 l’insouciance vraiment incroyable avec laquelle ils se marient, ils répondent que c’est là une nécessité impérieuse du mariage, et que si l’on devait connaître à fond la personne qu’on va épouser, on n’en voudrait plus, et tout le monde resterait célibataire.

Naturellement des unions contractées si légèrement ne sauraient être ni bien heureuses, ni bien durables. Aussi arrive-t-il trop souvent que les époux ne peuvent vivre ensemble et réclament leur séparation. Celle-ci s’obtient avec la plus grande facilité. Il suffit qu’un des conjoints écrive aux magistrats une lettre où il demande à être séparé pour cause d’incompatibilité d’humeur, et le mariage est aussitôt rompu, alors même que l’autre époux y est opposé et voudrait rester unis.

Le Gouvernement socialiste a même eu l’aimable prévenance de faire faire des demandes en séparation tout imprimées, où il n’y a plus qu’à remplir les noms, à dater et à signer. On les jette ensuite à la poste, et, sans avoir besoin de se déranger autrement, on reçoit l’autorisation voulue par le courrier du lendemain. Du reste, bien souvent, à peine les époux séparés se sont-ils quittés quelques jours qu’ils se remettent à vivre ensemble, et font alors un excellent ménage que la mort seule vient désunir.

Maintes fois on a proposé au Gouvernement de rétablir le divorce, mais il s’y est constamment refusé. À son avis, il est parfaitement inutile de remarier des gens qui font si peu de cas du mariage, et, si la légèreté du caractère français ne permet pas de rendre les liens conjugaux indissolubles, il ne faut pas non plus en faire l’accompagnement banal des unions les plus fugitives, et légitimer le dérèglement des mœurs en lui donnant l’approbation des magistrats de la République.

D’un autre côté, dans tout ménage séparé, un des époux au moins, sinon tous les deux, sont absolument insociables et seront toujours les bourreaux de leurs conjoints. Or, divorcer ces bourreaux, leur permettre de se marier encore et de torturer de nouvelles victimes, ce serait déchaîner sur la nation le pire des fléaux et travailler sciemment à faire des malheureux.

Du reste, les personnes séparées, quoique ne pouvant pas se remarier, ne sont pas bien à plaindre. La société a pour elles la plus grande indulgence et ferme les yeux sur leur conduite. En fait, on les considère comme des veufs parfaitement libres, et, quand il leur arrive de vivre maritalement avec quelqu’un, tout le monde les traite comme si elles étaient légitimement mariées.

Dans la République de l’an 2,000, les enfants nés pendant le mariage appartiennent à la mère seule, qui leur donne son nom et veille à leurs besoins. Cependant, le mari, s’il en fait la demande, peut obtenir la permission d’adopter les enfants de son épouse, de leur donner son nom et de les considérer comme siens. C’est ce qui a toujours lieu dans la pratique. Mais cette adoption par le père de famille est tout honorifique ; elle ne donne à celui-ci aucun droit réel sur les enfants de sa femme, qui reste toujours maîtresse absolue de sa progéniture, et notamment l’emmène avec elle dans le cas de séparation.

Cette consécration des droits de la mère au détriment de ceux du père n’a pas été établie sans des réclamations violentes de la part des maris, qui se plaignaient de se voir enlever la tutelle de leurs enfants. Mais le Gouvernement leur répondit simplement qu’ils eussent à prouver authentiquement la paternité dont ils réclamaient les droits, et, comme cette preuve est impossible à donner, ils durent se contenter de la tutelle honoraire qu’on voulait bien leur laisser.

Chez les Socialistes, les mères ne s’occupent de leurs enfants que pour les embrasser, les habiller, les promener, les gorger de friandises, et les gâter horriblement en se soumettant à tous leurs caprices. Les pères agissent exactement de même, et sont, s’il se peut, encore plus faibles et plus débonnaires. Quant à instruire l’enfant, à le diriger dans ses études ou dans le choix d’une profession, ni le père ni la mère n’y songent, et ce soin est entièrement laissé aux professeurs et aux directeurs des établissements d’instruction publique.


Dans la République de l’an 2000, la prostitution n’existe pas, chaque femme trouvant une occupation lucrative si elle peut travailler, et des secours si elle est incapable de gagner sa vie. Mais si parmi les Socialistes, on ne peut pas rencontrer une seule prostituée proprement dite, par contre on y voit nombre de femmes, dites légères, qui ne se piquent ni de vertu ni de constance, et qui sont aussi faciles à séduire que difficiles à conserver fidèles. Ces sortes de femmes semblent avoir pris à tâche de lutter de mauvaises mœurs et de coquineries avec les hommes qui les courtisent, et on doit leur rendre cette justice qu’en ce genre de combat leur supériorité est éclatante.

Cependant, au bout d’un certain temps, elles se fatiguent de cette vie de désordre ; elles se mettent alors à vivre avec leur dernier amant, à qui elles sont très-fidèles, et, quand ces unions irrégulières durent déjà depuis plusieurs années, la société, pleine d’indulgence, oublie le passé de ces malheureuses et les traite comme si elles avaient toujours marché droit dans le sentier de la vertu.



CHAPITRE IV

INSTRUCTION.


§ 1er.

Première Enfance.

Dans la République de l’an 2000, l’élevage, l’éducation et l’instruction des enfants sont confiés aux soins de l’État et complètement gratuits. Le Gouvernement socialiste a pour principe que l’enfant est un personnage parfaitement libre et indépendant dont la tutelle appartient à la Société et sur lequel les parents ont un seul droit, celui de l’aimer.

Cette éducation donnée par l’État est essentiellement gratuite et ne coûte rien aux parents.

Elle est payée par les enfants eux-mêmes, non directement bien entendu, mais indirectement, avec l’intermédiaire de l’Administration qui avance les fonds nécessaires et se rembourse plus tard sur le travail des adultes. Quand les pères de famille et les célibataires acquittent les impôts destinés à l’Instruction publique, ils ne donnent rien pour leurs enfants ou ceux des autres, mais ils paient pour leur propre éducation et ne font que restituer à l’État ce qu’on a dépensé autrefois pour eux. Comme l’impôt est proportionnel au revenu, le revenu à la capacité et la capacité à l’instruction, chacun paye d’autant plus qu’il a plus profité des leçons qu’il a reçues et personne n’a le droit de se plaindre.


Les Parisiennes de l’an 2000 sont très-peu fécondes. Elles n’ont qu’un enfant ou deux tout au plus et encore sont-elles fort malades pour les porter jusqu’à terme et les mettre au monde. Chez elles la femme civilisée a tué la nourrice. La plupart manquent de lait et les autres, en apparence plus favorisées, dépérissent, elles et leurs nourrissons, quand elles essayent d’allaiter.

Pendant longtemps les Parisiennes, qui aiment leurs enfants à l’adoration et veulent les élever à tout prix, donnèrent leurs bébés à des nourrices de la campagne. Mais, soit que celles-ci fussent étiolées comme les habitantes de la capitale, soit qu’elles ne prissent pas assez soin des nourrissons délicats confiés à leur garde, toujours est-il qu’elles n’en rendaient presque aucun et que tous les petits Parisiens allaient peupler les cimetières de la province.

Cela dura ainsi fort longtemps, et les femmes de Paris se désespéraient de ne pouvoir conserver leurs enfants lorsque le Gouvernement vint à leur secours.

Il savait qu’en Normandie les mères allaitent rarement, mais que presque toutes élèvent leurs bébés au biberon avec le lait de leurs vaches qui est excellent. Loin de dépérir à ce régime, les jeunes Normands n’en sont que plus vigoureux et forment la race magnifique que l’on connaît.

L’Administration pensa que ce qui réussissait ailleurs, n’échouerait pas à Paris. En conséquence, elle fit venir dans les villages qui entourent la capitale, les meilleures vaches normandes ainsi que des femmes du même pays habituées à nourrir au biberon. Les unes et les autres furent installées sainement et commodément, puis on invita les mères à y apporter leurs poupons. Ce premier essai ayant eu un plein succès, on multiplia les nourriceries autour de la cité, et les Parisiennes eurent la double joie d’élever tous leurs enfants et de les voir grandir pour ainsi dire sous leurs yeux.


Lorsque les jeunes Parisiens ont renoncé au biberon, qu’ils marchent seuls et qu’ils commencent à parler, les mères les font revenir à la ville. Mais comme toutes ont un état et qu’elles travaillent au dehors, il leur est impossible de conserver leurs enfants auprès d’elles pendant la journée et elles les confient à des gardeuses.

Celles-ci n’ont rien de commun avec les gardeuses de l’ancien régime, pauvres vieilles infirmes, gagnant à peine quelque sous à veiller sur de misérables avortons. Ce sont au contraire des femmes jeunes, actives, intelligentes, choisies soigneusement et bien payées par l’Administration et remplissant avec une sollicitude toute maternelle, les fonctions importantes qui leurs sont confiées. Mères elles-mêmes, car dans les crèches comme dans les écoles, on ne donne aucun emploi à des demoiselles, mères elles-mêmes et aimant à soigner les petits enfants, elles veillent sur les bébés des étrangères aussi assidûment que s’ils étaient les leurs.

Les gardeuses de l’an 2000 sont grandement installées et pourvues du local nécessaire à leurs fonctions. Suivant le temps, elles laissent les enfants à la chambre ou les mènent jouer dans les jardins des maisons-modèles, ne quittant jamais un seul instant les jeunes pensionnaires placés sous leur surveillance. Soumis à une autorité ferme et affectueuse, obligés d’ailleurs de vivre en société avec leurs petits camarades et de céder sur bien des caprices, les enfants ne sont plus comme autrefois, ou complètement négligés et indignement maltraités, ou au contraire gâtés à l’excès, pleurnicheurs et volontaires. Ils reçoivent ainsi une solide éducation première, chose si importante pour le reste de la vie et que leurs parents, souvent grossiers, brutaux ou d’un caractère trop faible, seraient absolument incapables de leur donner.

Du reste, les liens de la famille ne sont nullement rompus par l’existence de ces crèches. Dès que le père ou la mère quittent un instant le travail, ils viennent auprès de la gardeuse s’informer de leur enfant et le prennent quelque temps avec eux. Le soir, quand leur journée est finie, ils l’emmènent jusqu’au lendemain, causant et dînant avec lui et le couchant dans un berceau près du lit de la mère. Ne voyant leurs parents que par intervalle et seulement dans les moments de bonne humeur, les enfants ne les aiment que mieux, et, s’ils avaient de l’éloignement pour quelqu’un, ce serait plutôt pour la gardeuse qui, elle, est parfois obligée de se montrer sévère et de châtier les petits garnements confiés à ses soins.





§ 2.

Écoles primaires.

L’Instruction est le grand moyen d’action du Gouvernement socialiste, c’est par elle qu’il s’est emparé définitivement de l’esprit des populations et qu’il a assuré la ruine des doctrines surannées qui régissaient l’ancienne Société.

Sous la République sociale, l’Instruction est gratuite, laïque et obligatoire.

Elle est gratuite, c’est-à-dire qu’elle ne coûte absolument rien aux parents quelque soit leur position de fortune et le nombre de leurs enfants.

Elle est laïque, c’est-à-dire qu’elle repose sur des bases essentiellement rationnelles et scientifiques et qu’elle repousse tout enseignement donné par les Corporations religieuses ou les personnes imbues d’idées cléricales.

Elle est obligatoire, c’est-à-dire que l’État, tuteur de tous les enfants, les contraint de venir dans ses écoles et les y fait entrer de force lorsque des parents dénaturés ne les y envoient pas de bonne volonté.

Sur ces trois points fondamentaux, le Gouvernement n’a jamais voulu supporter la moindre discussion, car l’éducation ainsi comprise est la base même de la République sociale et le seul gage de sa durée. Qu’on change la loi sur l’Instruction publique, et l’on verrait bien vite, au bout de quelques années, renaître l’ancien régime avec tous ses abus. L’Administration le sait, et, chargée du sort des jeunes générations, elle veille avec un soin jaloux sur ce dépôt précieux et le préserve également et de l’ignorance et des doctrines hostiles à l’esprit du Socialisme.


Écoles primaires. — Dès que les enfants parlent couramment et qu’ils commencent à être en état de comprendre, on les met dans les écoles primaires où ils apprennent à lire et à écrire.

Ces écoles sont extrêmement nombreuses. Il y en a deux, une pour les garçons, l’autre pour les filles, dans chaque village des campagnes et chaque rue des villes. Grandes, saines, aérées, bien chauffées l’hiver et pourvues d’une cour et d’un jardin, les enfants y restent toute la journée et ils ne les quittent que le soir pour retourner chez leurs parents.

Toutes les écoles primaires, aussi bien celles de garçons que celles de filles, sont tenues, non par des instituteurs qui ne valent rien pour les petits enfants, mais par des institutrices.

Celles-ci, toutes mères de famille et ayant la vocation de l’enseignement, remplissent leurs fonctions, autant par dévouement que par devoir et veillent aussi soigneusement à la santé et à la propreté de leurs élèves qu’à leur instruction. Elles sont payées par le Gouvernement et choisies parmi les femmes les plus intelligentes et les plus estimées qui recherchent beaucoup ces sortes d’emplois. Elles forment dans l’État une corporation puissante par son nombre et son influence, et bien que leur profession ne soit pas plus rétribuée qu’une autre, elles sont l’objet de la considération universelle et occupent la tête de la Société.

En général, les classes sont peu nombreuses et ne comptent pas plus de 20 à 25 enfants, de façon que l’institutrice peut facilement surveiller et instruire tous les pensionnaires conliés à ses soins. Du reste elle se fait aider dans cette tâche par ceux des élèves qui sont plus avancés que leurs camarades et servent de moniteurs.

Tous les mois, à des époques indéterminées, des inspectrices viennent visiter les écoles et constater si celles-ci sont bien tenues. En même temps, elles interrogent minutieusement les élèves et se rendent compte des progrès qu’ils ont faits. Ces examens ont la plus grande importance pour les enfants. Suivant que ceux-ci les subissent avec plus ou moins de succès, ils restent dans la même classe ou au contraire passent dans une autre où ils reçoivent un enseignement plus élevé.

Grâce à ces examens, tous les élèves d’une même école se trouvent divisés en plusieurs classes dites de lecture, d’écriture, de grammaire, de calcul, etc., où l’on n’est admis qu’après avoir donné des preuves d’un certain savoir. Or, les enfants se font entre eux un point d’honneur de ne pas rester dans les classes inférieures, et, pour échapper à cette honte, ils travaillent avec une assiduité et une ardeur qu’on ne connaissait guère dans les écoles de l’ancien régime.

Les institutrices elles-mêmes s’intéressent beaucoup aux examens mensuels et font tous leurs efforts pour les rendre plus brillants. Car, suivant que leurs élèves sont plus ou moins instruits pour leur âge et répondent plus ou moins bien aux interrogateurs, elles sont elles-mêmes bien ou mal notées par l’Administration et on les laisse où elles sont ou au contraire on les fait monter en grade, en leur confiant des écoles plus importantes ou en les nommant aux fonctions d’inspectrices et de directrices.

Les enfants restent ainsi dans les écoles primaires jusqu’à ce qu’ils sachent bien lire et écrire et qu’ils connaissent les premiers éléments de la grammaire, de l’histoire, de la géographie, du calcul et de l’histoire naturelle. À la fin de l’année, les plus avancés passent sur toutes ces matières des examens dits de sortie, et, s’ils subissent ces examens avec honneur, ils sont admis dans les écoles secondaires, sinon, ils restent dans les écoles primaires jusqu’à l’âge de leur apprentissage.


§ 3.

Écoles secondaires.

Les écoles secondaires, moins nombreuses que les primaires, ne se trouvent que dans les villes et les gros bourgs, où la population est assez agglomérée pour fournir le nombre d’élèves nécessaire à la création d’un établissement.

Ces écoles reçoivent des externes, des demi-pensionnaires et des pensionnaires complets. Du reste, comme tout ce qui concerne l’Instruction, elles sont entièrement gratuites et les parents ne payent pas davantage lorsque leurs enfants sont nourris, couchés et habillés par l’État.

Bien entendu, dans les écoles secondaires, les sexes se trouvent rigoureusement séparés. Les établissements de garçons ne sont jamais voisins de ceux de filles, et l’on veille soigneusement à ce qu’il n’y ait entre eux aucune communication.

Les écoles de jeunes gens sont tenues par des instituteurs. Ceux-ci sont bien payés et fort considérés. Pour obtenir leur position, ils sont obligés de subir des examens sérieux, et le rang qu’ils occupent dans l’estime de leurs concitoyens est tout à fait en rapport avec leur mérite et les fonctions si importantes qu’ils remplissent. Quant aux écoles de demoiselles, elles sont dirigées par des institutrices aidées du concours de quelques professeurs.

En général, les établissements de garçons comptent un grand nombre de pensionnaires et très-peu d’externes, les familles ne demandant pas mieux que de se débarrasser complètement d’enfants très-turbulents, très-difficiles à garder, et qui, une fois en liberté, ne songent qu’à courir au loin ou à tout casser à la maison.

Dans les écoles de demoiselles, il y a, au contraire, peu de pensionnaires et beaucoup de demi-pensionnaires, les parents étant bien aises de passer la soirée avec leurs petites filles, qui, elles, sont douces et sédentaires et ne pensent pas à s’éloigner de leur mère.

Du reste, les pensionnaires des deux sexes se trouvent fort heureux dans les établissements de l’État. Ils sont bien nourris, sainement couchés, ont des cours pour jouer, des jardins pour se promener, reçoivent fréquemment la visite de leurs parents et passent avec eux tous les jours de congé.

Les matières enseignées dans les écoles secondaires sont : la grammaire, la littérature, le calcul, l’histoire, la géographie, l’histoire naturelle, les arts d’agrément, la musique et le dessin, les langues vivantes et les premières notions des sciences exactes. Ces matières sont absolument les mêmes pour les garçons que pour les filles, et l’on a délivré celles-ci de l’obligation où elles étaient autrefois d’apprendre la couture, la marque du linge, la tapisserie et la broderie. Tous ces ouvrages d’aiguille ne sont plus considérés comme le complément indispensable d’une bonne éducation de femme, mais simplement comme des distractions auxquelles les élèves ne se livrent que si cela leur plaît et les amuse.

De même que les élèves des écoles primaires, ceux des écoles secondaires subissent tous les mois des examens et sont subdivisés en classes plus ou moins avancées. Les enfants, qui à cet âge ont déjà beaucoup d’amour-propre, font des efforts surhumains pour ne pas rester en arrière et devenir ainsi la risée de leurs camarades plus instruits, qui ne se gênent pas pour les affubler de noms ridicules. Les professeurs aussi s’intéressent vivement à ces examens, qui sont pour eux des titres à l’avancement, et ils ne négligent rien pour faire travailler leurs élèves et leur donner de l’instruction.

À la fin de chaque année, les enfants les plus instruits passent des examens généraux sur toutes les matières qu’on leur a enseignées. Ceux qui répondent convenablement à ces examens sont seuls admis à entrer dans les écoles supérieures. Quant à ceux qui ont moins profité des leçons de leurs maîtres, ils restent dans les écoles secondaires, où ils terminent leur éducation et atteignent l’âge de choisir une profession.


§ 4.

Écoles supérieures.

Les écoles supérieures ressemblent exactement aux secondaires, sauf qu’on y reçoit des élèves plus âgés et déjà plus instruits et qu’on y pousse plus avant l’enseignement de la littérature, des sciences naturelles et exactes et des arts d’agrément.

On y passe de même des examens mensuels et de fin d’année qui servent à classer les enfants, à connaître leurs aptitudes diverses et à diriger leurs études en conséquence.

Ainsi, suivant que les élèves montrent plus de dispositions pour les sciences, pour les lettres ou pour les beaux-arts, on les pousse dans l’une de ces trois directions et on leur permet de consacrer plus de temps à leurs travaux favoris. Cette méthode a l’avantage de ne pas fatiguer les pensionnaires par des leçons inutiles en même temps qu’elle leur fait faire des progrès plus rapides dans les connaissances pour lesquelles ils ont de la vocation, les élèves travaillant alors avec une ardeur extraordinaire que leurs maîtres sont obligés de modérer, car elle pourrait nuire à leur santé. Après deux ou trois années passées dans ces écoles supérieures, les jeunes gens ont achevé leur éducation, et, ayant atteint l’âge de choisir un état, ils embrassent telle ou telle profession selon le genre d’études qu’ils ont suivi.


En résumé, dans la République sociale, le système général de l’Instruction publique se trouve composé de classes et d’écoles progressives dans lesquelles les enfants ne peuvent être admis qu’en subissant des examens de plus en plus difficiles.

L’élève studieux et intelligent, qui répond toujours bien à tous ses examens, peut donc faire toutes ses classes et arriver jusque dans les écoles supérieures.

Les enfants moins bien doués ou moins laborieux ne font, eux, que des classes plus ou moins incomplètes. Ils restent dans les écoles secondaires ou même dans les écoles primaires, et, lorsque arrive pour eux l’âge de choisir un métier, ils en prennent un en harmonie avec la dose d’instruction qu’ils ont acquise.

Sans doute, il en résulte une grande inégalité entre les citoyens dont les uns sont assez ignorants et voués aux arts manuels, tandis que les autres, parfaitement instruits, exercent des professions libérales. Mais, la faute en est aux seuls enfants qui n’ont pas su ou voulu profiter des leçons qu’on leur prodiguait et personne n’a le droit de se plaindre, parce que tout le monde a été mis à même de s’instruire et de recevoir une éducation complète.

C’est tout l’opposé de ce qui avait lieu sous l’ancien régime : en ce temps-là, les enfants des pauvres était obligés de quitter l’école pour l’atelier et il leur fallait rester ignorants alors même qu’ils avaient les dispositions les plus merveilleuses pour l’étude, tandis que les fils de famille passaient toute leur jeunesse dans des collèges où ils n’apprenaient absolument rien et ne s’étudiaient qu’à faire enrager les honorables professeurs chargés d’instruire tous ces petits fainéants.





§ 5.

Apprentissage.

Dans la République sociale, tout le monde devant travailler et avoir une profession, tous les jeunes gens, au sortir des écoles, entrent en apprentissage.

Cet apprentissage se fait sous la direction de l’État et dans des établissements lui appartenant. À cet effet, dans toutes les industries, même les plus infimes, le Gouvernement a créé des ateliers dits modèles, où l’on a embauché les meilleurs ouvriers de la partie, qu’on a pourvus de machines perfectionnées et où l’on essaye tous les nouveaux procédés de fabrication.

Ces ateliers modèles ne sont pas destinés à faire concurrence à l’industrie privée, mais leur seul but est de favoriser les progrès de chaque métier et surtout de faire des apprentis. On a ainsi crée des Boulangeries-modèles, des Fermes-modèles, des ateliers de Couture-modèles, etc., en nombre suffisant pour recevoir tous ceux qui se destinent aux divers états. Là, des ouvriers, aussi bienveillants qu’expérimentés, dirigent les jeunes gens dans le travail ; ils leur donnent des conseils, leur montrent comment il faut s’y prendre pour bien faire, et les initient peu à peu à toutes les difficultés de la profession. Grâce à cet enseignement aussi paternel que pratique, les apprentis font des progrès rapides. Ne perdant plus leur temps comme autrefois à aller en courses ou à exécuter quelque détail du métier, toujours le même, mais étant au contraire soigneusement instruits à faire tout ce qui concerne leur partie, ils apprennent en deux ou trois ans les états les plus difficiles, et sortent des ateliers modèles bons ouvriers déjà et très-capables de gagner leur vie dans l’industrie privée.

Ces établissements d’apprentissage reviennent assez cher au Gouvernement par suite de leur installation coûteuse et surtout à cause de tout le temps que les ouvriers perdent à donner des leçons aux jeunes apprentis. Mais l’Administration ne regrette pas cette dépense et l’estime au contraire très-fructueuse, un pays étant d’autant plus prospère que les bons travailleurs y sont plus nombreux et connaissent mieux leur métier.

Pour l’apprentissage du Commerce et de la grande Industrie, l’État n’a pas eu besoin de créer des ateliers-modèles. Les jeunes gens qui se destinent à ces professions entrent simplement comme apprentis dans les magasins et les usines du Gouvernement, où ils sont paternellement instruits et dirigés par des personnes chargées spécialement de ce soin. Grâce à ces excellentes leçons, au bout de quelque temps ils peuvent se rendre utiles, et ils ne tardent pas à prendre rang parmi les employés et à toucher un salaire.

Enfin, pour certaines professions dites libérales, qui exigent des connaissances théoriques et pratiques spéciales, on a créé des écoles particulières où les jeunes gens sont soigneusement instruits de tout ce qu’ils doivent savoir. Telles sont :

L’École des ponts-et-chaussées, où l’on forme des ingénieurs propres à construire des routes, des ponts, des chemins de fer et des canaux.

L’École des mines, d’où sortent d’autres ingénieurs destinés à conduire les travaux des mines et à diriger toutes les grandes usines appartenant à l’État.

L’École navale, où l’on apprend à construire les vaisseaux et à les faire naviguer.

Les Écoles de peinture, d’architecture et de musique, qui forment des peintres, des architectes et des musiciens.

Les Écoles normales, qui fournissent des instituteurs et des institutrices pour les écoles et des professeurs pour l’enseignement supérieur.

L’École de médecine, destinée à faire des médecins.

Enfin, l’École d’administration, où l’on étudie les lois du pays et l’économie politique, et où l’on se prépare à suivre la carrière administrative.

On a omis exprès sur la liste les Écoles de droit et d’art militaire, ces sortes d’écoles étant devenues inutiles dans la République par suite de la simplification de la justice et de la suppression des armées.


L’entrée dans les divers établissements d’apprentissage n’a pas lieu au hasard et sur la simple demande des jeunes gens ou de leurs parents, mais, avant d’y être admis, il faut subir des examens prouvant qu’on est apte à suivre la carrière à laquelle on se destine. Ainsi, pour certains métiers, il faut une grande force musculaire ; pour d’autres, beaucoup de dextérité ; pour d’autres, d’excellents yeux ; pour d’autres, une intelligence ouverte ; pour d’autres enfin, certaines aptitudes scientifiques ou artistiques.

Naturellement, dans cette question si importante du choix d’un état, on tient le plus grand compte du degré d’instruction possédé par les jeunes gens. Ceux qui n’ont jamais pu entrer dans les écoles supérieures ne sauraient prétendre à faire l’apprentissage d’une profession libérale et ils sont obligés de se rabattre sur le Commerce ou l’Industrie. De même ceux qui n’ont pas pu être admis dans les écoles secondaires, se voient interdire certaines professions réservées à leurs camarades plus intelligents et plus studieux.

En cela l’égalité n’est nullement choquée ; car, d’une part, tous les enfants subissant les mêmes examens, ceux qui ne les passent pas convenablement ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes, et, d’un autre côté, les jeunes gens qui embrassent la carrière du Commerce et de l’Industrie ne sont pas très à plaindre, et avec de l’activité et de l’intelligence ils peuvent acquérir une position sociale parfaitement équivalente à n’importe quelle profession libérale.

Le Gouvernement ne se borne pas à vérifier si les jeunes gens ont des aptitudes réelles pour les états auxquels ils se destinent, mais il détermine le nombre des apprentis à faire dans chaque industrie. Cette réglementation de l’apprentissage a paru tout à fait indispensable pour assurer la prospérité du pays et faire que chacun puisse vivre confortablement en exerçant le métier qu’on lui a appris.

Autrefois, sous l’ancien régime, lorsque l’apprentissage n’était soumis à aucune règle et que les jeunes gens choisissaient leur état au hasard, voici ce qui arrivait : certaines professions, réputées bonnes ou faciles à apprendre, étaient encombrées et ne pouvaient pas nourrir tous ceux qui les exerçaient. Il y avait donc une concurrence effrénée entre les ouvriers d’une même partie, ce qui amenait forcément l’abaissement des salaires, le chômage et la misère. Les travailleurs avaient beau essayer de s’associer entre eux pour maintenir les prix, l’intérêt individuel était le plus fort et les ouvriers sans ouvrage venaient toujours offrir leur travail meilleur marché que les tarifs imposés par la grève.

Avec la savante organisation de l’apprentissage qu’a établie la République sociale, un semblable désordre économique n’est plus à craindre. Un comité de statistique, composé d’hommes experts à même de se procurer tous les renseignements nécessaires, calcule chaque année quels sont les besoins de l’industrie et fixe en conséquence le nombre des apprentis à faire dans chaque partie. Les livres de vente des magasins de commerce et les registres de l’impôt sur le revenu permettent d’obtenir ce travail statistique avec une grande exactitude, et quand un jeune homme a été admis dans un atelier-modèle et y a appris un métier, il est sûr en sortant de trouver du travail et de gagner honorablement sa vie en exerçant la profession qu’on lui a donnée.


§ 6.

Enseignement des adultes. — Académies.

Dans toutes les grandes villes, le Gouvernement a institué des cours publics que suivent les étudiants et où les adultes peuvent venir perfectionner leur instruction.

Ces cours, faits par les professeurs les plus distingués, embrassent la totalité de l’enseignement : la littérature, l’histoire, les langues mortes et vivantes, l’histoire naturelle, la médecine, la physique, la chimie, l’astronomie, les mathématiques, etc. Les leçons ont lieu dans la journée et aussi le soir, afin que les travailleurs puissent y assister sans quitter leur ouvrage. Bien que les amphithéâtres où se font ces cours soient immenses, ils sont toujours remplis d’une foule nombreuse, tant sont grands le mérite des professeurs et le zèle de la population.

Non content d’avoir institué des cours publics, le Gouvernement a fait appel à l’enseignement libre et il a mis les amphithéâtres de l’État à la disposition des citoyens qui désirent faire des conférences sur n’importe quel sujet. Ce sont des écrivains qui traitent une question littéraire, des voyageurs qui racontent leurs excursions, des savants qui exposent une nouvelle découverte, etc. Rien n’est plus varié et plus instructif que ces conférences particulières, et, bien que les professeurs improvisés ne soient pas toujours fort éloquents, ils ne laissent pas de réunir un auditoire assez nombreux.

Un autre genre d’instruction que l’Administration n’a pas négligé non plus, ce sont les Bibliothèques publiques. Il y en a dans toutes les villes. On y trouve les ouvrages classiques, ainsi que beaucoup d’autres livres utiles ou curieux que l’on peut lire à la bibliothèque même, ou emporter chez soi pour quelques jours.

Concurremment aux Bibliothèques publiques, il existe partout des cabinets de lecture où l’on tient toute la littérature moderne, les livres du jour et les journaux. Ces cabinets de lecture sont considérés comme des établissements de commerce et gérés par des employés du Gouvernement. Ils ne sont point gratuits, mais la rétribution pour un abonnement ou une séance de lecture est des plus minimes, l’Administration ne faisant aucun bénéfice sur cette partie et même souvent se trouvant en perte. Elle s’en console en pensant que l’instruction du peuple rapporte toujours plus qu’elle ne coûte et qu’il vaut encore mieux lire un mauvais roman que de s’enivrer dans quelque sale cabaret.


Les particuliers, rivalisant de zèle pour l’instruction avec le Gouvernement, ont formé de leur côté une multitude de sociétés savantes, littéraires et artistiques, embrassant toute l’étendue des connaissances humaines. C’est ainsi que dans toutes les villes, même les moins importantes, on trouve des sociétés d’agriculture, de météorologie de botanique, d’archéologie, des orphéons, des fanfares, etc. Toutes ces associations libres correspondent entre elles ; elles se communiquent leurs travaux ou se donnent rendez-vous pour des concours. Chaque fois qu’elles remplissent un but réellement utile, l’Administration ne manque pas de les encourager et leur accorde des subventions pour acheter des instruments ou publier leurs comptes-rendus.

Il est une de ces sociétés qui est classée parmi les établissements d’utilité publique et est devenue une véritable institution de l’État. Je veux parler de l’Académie de Paris qui réunit dans son sein tout ce que la France compte d’illustrations littéraires ou scientifiques.

Cette Société, célèbre dans le monde entier, compte 500 titulaires, répartis entre 5 Académies spéciales de 100 membres chacune ; savoir :

L’académie des belles-lettres, pour les poëtes, les auteurs dramatiques, les romanciers, les journalistes et autres écrivains.

L’académie des beaux-arts, pour les peintres, les sculpteurs, les graveurs, les architectes et les musiciens.

L’académie des sciences littéraires, pour les historiens, les économistes, les philosophes, les archéologues, les philologues etc.

L’académie des sciences naturelles, pour l’anatomie, la physiologie, la médecine, la botanique, la zoologie, la géologie, la météorologie, etc.

Enfin l’académie des sciences exactes, pour la physique, la chimie, l’astronomie et les mathématiques.

Les membres de ces diverses académies ne sont pas nommés par les académiciens comme cela avait lieu sous l’ancien régime, mais ils sont élus par les Parisiens eux-mêmes, à l’aide du suffrage universel et à la majorité des voix.

Ce mode d’élection a eu pour résultat de supprimer l’intrigue et la faveur, et de ne faire entrer à l’Institut que des personnages s’étant fait un nom par leurs œuvres. De plus il a changé notablement la composition de deux académies, celles des belles lettres et des beaux-arts.

D’un côté on y a nommé un certain nombre de femmes artistes ou femmes auteurs à qui les fauteuils académiques étaient jadis rigoureusement refusés.

D’un autre côté, le vote des Parisiens a envoyé dans ces doctes assemblées des spécialités qui autrefois y auraient paru déplacées. Ainsi, l’Académie des belles-lettres compte dans son sein beaucoup de romanciers, beaucoup de journalistes et un certain nombre d’acteurs et d’actrices de talent. De même, dans l’Académie des beaux-arts, on a placé des photographes de mérite, des instrumentistes, des chanteurs et des chanteuses à côté des peintres et des compositeurs de musique.

Malgré toutes les erreurs que peut commettre le suffrage universel, les places d’Académiciens n’en sont pas moins extrêmement recherchées par tous les hommes de talent et elles sont la consécration obligée de toute renommée littéraire ou scientifique. Aussi, le Gouvernement a t-il beaucoup de considération pour ceux qui ont réussi à se faire élire ; il leur alloue un traitement de 12,000 fr. et les met ainsi au nombre des plus riches citoyens de la République sociale.



CHAPITRE V

GOUVERNEMENT.


§ 1er.

Pouvoir législatif.

Le Gouvernement de la République sociale est constitué par deux pouvoirs distincts ayant des attributions nettement séparées.

Le pouvoir législatif qui fait connaître les volontés du Peuple et leur donne la forme de lois.

Le pouvoir exécutif qui exécute les lois votées par les législateurs.

Du reste ces deux pouvoirs ont une origine commune, le suffrage universel. Les hommes qui les composent sont tous élus directement par le vote de leurs concitoyens et ne sont ainsi que les simples délégués du Peuple qui est et demeure le véritable souverain.

Les citoyens jouissent tous du droit de suffrage dès qu’ils ont atteint l’âge de leur majorité arrivant à 18 ans, et ils ne peuvent en être privés que par une décision de la justice alors qu’ils ont violé les lois du pays. Les femmes ne sont pas admises à voter ; mais elles prennent leur revanche en usant de leur influence pour diriger le vote de leurs maris, de leurs parents et de leurs connaissances, et en fait, bien qu’elles ne participent point au scrutin, ce sont elles qui font les élections et choisissent tous les membres du Gouvernement.


Les élections pour le Corps législatif ont lieu tous les ans et s’effectuent de la manière suivante.

Dans chaque circonscription électorale, les citoyens votent à bulletin ouvert pour les candidats de leurs choix.

Lorsque l’un de ceux-ci a réuni ainsi 1000 suffrages, il est déclaré élu et l’on cesse aussitôt de voter pour lui. Quant aux candidats qui à la fin du scrutin se trouvent avoir moins de 1000 voix, ils sont soumis à des ballotages jusqu’à ce que les plus heureux aient obtenu le nombre de suffrages nécessaire pour être nommés. Enfin, si après les ballotages il reste encore dans la circonscription plus de 500 électeurs n’ayant élu personne, ils peuvent par faveur choisir un député à eux 500 exactement comme s’ils étaient 1000.

En somme les députés de la République sociale sont nommés par 1000 électeurs seulement, électeurs dont ils connaissent les noms, la personne et la demeure et avec qui ils peuvent se mettre en rapport fréquent. Il leur est donc facile de consulter sur chaque question le sentiment de leurs commettants et de voter en conséquence.

C’est ce qu’ils ne manquent jamais de faire, aussi peut-on dire que le Peuple est réellement représenté par les membres du Corps législatif, et, quand ceux-ci ont voté une loi, c’est exactement comme si les citoyens l’avaient votée eux-mêmes.

Sous l’ancien régime, lorsque les législateurs étaient nommés au scrutin secret et par 35,000 votants, il en était tout autrement. Dans ce temps-là, les électeurs, n’étant pas connus personnellement par leur mandataire, ne pouvaient pas causer avec lui et lui faire connaître leur manière de voir sur chaque question. Aussi qu’arrivait-il ? C’est que les députés agissaient tout à fait à leur guise, et votaient suivant leur opinion à eux et non suivant celle de leurs électeurs. Avant le scrutin, ils faisaient les promesses les plus libérales pour s’attirer la faveur du public, mais une fois nommés, ils oubliaient tout et ne se souciaient plus guère de la volonté et des intérêts des citoyens dont ils se disaient les représentants.

Les députés de la République sociale, sont nommés pour une année seulement, mais ils sont indéfiniment rééligibles, et, comme ils s’efforcent de bien mériter de leurs électeurs, en fait ils sont presque toujours réélus et conservent leur mandat toute leur vie.

Les députés reçoivent de l’État un traitement convenable, mais il leur est interdit de remplir aucun autre emploi ni d’exercer aucune industrie tant que dure leur mandat. Chargés de représenter le Peuple, ils doivent se vouer entièrement à cette tâche et lui consacrer absolument tout leur temps. Tout cumul quel qu’il soit leur est donc défendu, et, quand les citoyens s’aperçoivent qu’un député remplit négligemment ses fonctions et ne leur accorde ni les soins ni le temps nécessaires, ils cessent de le nommer et en choisissent un autre plus diligent.

Une fois élus, les députés de la province ne viennent pas à Paris, mais ils restent dans leurs départements, bien à portée de leurs électeurs, et se rendent au chef-lieu où ils forment une Assemblée délibérante. Ces Assemblées provinciales ont exactement les mêmes droits que celle nommée par les habitants de Paris et résidant dans cette ville. Toutes délibèrent sur les affaires publiques, votent les lois d’intérêt général et possèdent au même degré la puissance législative dont elles sont partie intégrante.

Quand il s’agit d’une question intéressant le pays entier, le Gouvernement la soumet à tous les députés français, puis il compte les votes pour ou contre et suivant que la majorité a accepté ou repoussé la proposition, celle-ci passe ou est rejetée. Si au contraire il s’agit de lois purement locales, la discussion reste circonscrite dans l’Assemblée du département intéressé et les autres Corps législatifs ne s’en occupent pas.

Grâce au mode d’élection et à la constitution du Corps législatif national, celui-ci représente exactement la volonté du Peuple souverain et toutes les décisions qu’il prend sont inspirées par l’intérêt général et le désir d’assurer la prospérité du pays. Mais les députés ont encore d’autres fonctions presque aussi importantes que celle de faire des lois.

En rapport continuel avec leurs électeurs, ils en écoutent les réclamations et les portent à la connaissance du Gouvernement. Ainsi, quand un citoyen a une pétition à faire ou qu’il croit avoir à se plaindre de l’Administration, vite il s’adresse à son député qui prend fait et cause pour lui, expose ses griefs en pleine Chambre et donne à l’affaire toute la publicité désirable.

D’un autre côté, lorsque le Gouvernement a besoin de consulter l’opinion publique sur un sujet quelconque, il s’adresse au Corps législatif et le prie de nommer une commission. Celle-ci ouvre aussitôt une enquête, et son rapport, qui réfléchit toujours le véritable état des esprits, sert de ligne de conduite à l’Administration.

Une multitude de questions, qui autrefois étaient laissées à l’arbitraire du Pouvoir, sont soumises de cette façon au tribunal de l’opinion publique. Loin de s’en plaindre et de regretter ses attributions perdues, le Gouvernement multiplie ces enquêtes, trop heureux de diminuer ainsi sa responsabilité et de partager avec quelqu’un la lourde tâche d’administrer un grand peuple en contentant tout le monde.

Enfin, pour assurer la libre manifestation de l’opinion publique dont le Corps législatif est l’organe officiel, les citoyens ont toute liberté de se réunir et d’exprimer leurs pensées par la voie de la Presse.

Sans autorisation préalable, sans surveillance d’aucun commissaire, ils peuvent faire des réunions publiques et y discuter toutes les questions de la religion, de la politique et de l’économie sociale. Loin d’apporter aucun obstacle à ces assemblées, le Gouvernement les favorise au contraire en mettant des salles vastes et commodes à la disposition du public.

Dans la République sociale, la Presse jouit également d’une entière liberté. On n’y connaît ni les cautionnements, ni les droits de timbre et de poste, et chacun peut fonder un journal et y écrire ce qu’il veut sans crainte d’être condamné à l’amende ou à la prison.

Grâce à cette liberté, les feuilles politiques sont fort nombreuses, à très-bon marché, et pourtant très-bien faites. Rédigées en général par les députés du Corps législatif qui trouvent là un moyen commode de se mettre en rapport quotidien avec leurs électeurs, elles sont remplies jusqu’à la fin par des articles instructifs et intéressants et ne contiennent pas une seule annonce.

Ce sont elles qui représentent véritablement l’opinion publique, et, comme tous les citoyens sont abonnés au moins à un journal et lisent les autres dans les cabinets de lecture, le Peuple connaît parfaitement les affaires du pays et exerce réellement les pouvoirs exécutif et législatif qu’il a délégués à ses mandataires.





§ 2.

Pouvoir exécutif.

Chez les Socialistes de l’an 2000, le Pouvoir est confié à un magistrat unique : le Secrétaire de la République.

Ce Secrétaire promulgue les lois votées par le Corps législatif et est chargé de leur exécution. Il est le chef de l’Administration, nomme à tous les emplois, soit directement, soit par l’intermédiaire de ses ministres et, tout en ne faisant pour ainsi dire rien lui-même, il est seul responsable de tous les actes du Gouvernement, et doit rendre compte au pays du pouvoir placé entre ses mains.

Le Secrétaire de la République est nommé par le suffrage universel et direct de toute la France, dont il est le délégué, et qui lui confie l’exercice de la souveraineté nationale. Il est élu à la simple majorité ; de plus, le scrutin est secret, afin que chacun puisse voter en toute liberté, et sans crainte de se faire des ennemis.

Lors de la proclamation de la République sociale, on décida d’abord que le Secrétaire ne serait nommé que pour un an, et ne pourrait jamais être réélu. On avait adopté cette mesure afin de prévenir l’usurpation du pouvoir et de ne pas se donner un maître. Mais bientôt les Socialistes s’aperçurent que, pour éviter un danger, ils étaient tombés dans un mal beaucoup plus grand, l’anarchie.

En effet, à peine le Secrétaire annuel était-il élu, qu’aussitôt on se demandait avec anxiété qui l’on mettrait l’année prochaine à sa place. Les candidats ne manquaient pas, et dès que l’un d’eux paraissait avoir le plus de chances, immédiatement il était circonvenu, adulé, acclamé. Chacun voulait être son ami intime et concourir à son élection, les uns, crainte de perdre leur position, les autres, afin d’en avoir une meilleure.

Il y avait donc toujours en France deux chefs du gouvernement à la fois, l’un en exercice et l’autre en expectative. Ce dernier n’était pas le moins influent, et ses partisans innombrables s’agitaient avec la passion de l’ambition qui espère. Pour mettre leur homme en lumière et assurer son élection, ils faisaient au Pouvoir une opposition systématique, critiquant indifféremment tous les actes de l’Administration et répétant sur tous les tons que jamais la France ne serait heureuse tant que l’on n’aurait pas nommé le candidat de leur choix.

Une fois élu, le nouveau Secrétaire commençait par destituer tous les employés qui ne s’étaient pas ralliés assez vite à sa candidature, et donnait leurs places aux partisans dévoués à qui il devait son élection. Puis il essayait de tenir ses promesses et de s’occuper des affaires du pays ; mais, à son tour, il en était empêché par un nouveau candidat au Secrétariat, qui devenait bientôt le chef d’une opposition puissante, et recommençait une nouvelle campagne électorale, aussi agitée que celle de l’année précédente.

Ajoutez à cela que les Secrétaires, ne pouvant jamais être réélus, on fut bientôt obligé de prendre des hommes peu ou point capables, et quand par hasard on tombait sur un administrateur intelligent qui faisait bien les affaires de la République, à la fin de l’année, il fallait le remercier comme les autres et le remplacer par un personnage sans valeur.

Les choses allèrent ainsi pendant longtemps, mais le désordre et l’agitation croissant toujours, les Socialistes finirent par se fatiguer de cette anarchie, et ils se décidèrent à renouveler leur Constitution.

Ils déclarèrent qu’à l’avenir le Secrétaire de la République serait nommé pour dix ans, et qu’il pourrait être réélu à l’expiration de son mandat. Bien entendu, cette longue délégation du pouvoir cessait immédiatement et avant le terme fixé, en cas de crime, de folie, d’infirmités graves ou d’incapacité notoire. Dans toutes ces circonstances, le Corps législatif devait voter une loi faisant appel au peuple, et celui-ci déclarait par oui ou par non si le Secrétaire en exercice devait conserver ou quitter sa place.

Aussitôt qu’on eut nommé ce Secrétaire décennal, qui du reste était fort capable, l’agitation et l’inquiétude cessèrent pour faire place à la confiance et à la sécurité. On fit un peu moins de politique, mais on s’occupa beaucoup plus de ses propres affaires et, employés et industriels, au lieu de penser à changer le Gouvernement, ne songèrent plus qu’à se livrer au travail et à remplir leurs fonctions. L’Administration n’étant plus gênée par une opposition tracassière, mit tout son zèle à bien choisir ses fonctionnaires et à donner de l’avancement, non aux plus intrigants, mais aux plus capables. Le Pouvoir, rassuré sur son avenir et certain d’achever ce qu’il avait commencé, entreprit d’immenses travaux d’utilité publique, et sut les mener à bonne fin. Bref, au bout de dix années de prospérité générale et de tranquillité parfaite, le peuple était si satisfait de son régime et craignait si peu une usurpation, qu’il renomma le même Secrétaire et lui confia un nouveau mandat.

Seuls, quelques Républicains farouches n’étaient pas contents. Ils disaient que la liberté était perdue, que le Gouvernement n’était plus une République, mais une Monarchie, et qu’à ce prix la France payait beaucoup trop cher le bien-être dont elle jouissait. Mais la France les laissait dire, et République ou Monarchie élective, la Constitution qu’elle s’était donnée lui plaisait et elle n’avait pas envie d’en changer.


Au-dessous du Secrétaire de la République, se trouvent les Ministres, nommés par lui, et chargés chacun d’un grand service public.

Ces ministres, au nombre de neuf, sont :

1o Le Ministre de l’Intérieur, qui nomme les commissaires des départements, les maires des communes, commande à la force publique et répond du maintien de l’ordre.

2o Le Ministre des Finances, qui perçoit les impôts, dirige la Banque nationale, encaisse toutes les recettes de l’État et paye toutes ses dépenses.

3o Le Ministre de l’Instruction publique, qui s’occupe des écoles, des bibliothèques, des sociétés savantes et littéraires, de l’Académie, etc.

4o Le Ministre de la Justice, qui nomme les juges et veille à ce qu’ils remplissent bien leurs fonctions.

5o Le Ministre des Travaux publics, qui a dans son département les maisons et les monuments appartenant à l’État et est chargé de les louer, de les réparer, et d’en construire de neufs.

6o Le Ministre des Transports, dont les attributions comprennent les routes, les canaux et les chemins de fer, ainsi que le transport des marchandises, des voyageurs, des lettres et des dépêches télégraphiques.

7o Le Ministre de la Marine, qui préside à la construction des navires et à la navigation maritime.

8o Le Ministre de l’Industrie, qui dirige les établissements métallurgiques et les diverses usines appartenant à l’État.

9o Le Ministre du Commerce, qui a sous ses ordres tous les employés des magasins de détail et de gros, et s’occupe de l’achat et de la vente des marchandises.

Enfin, il y a un dernier ministère, le Secrétariat qui n’a pas de Ministre spécial, mais est placé sous la dépendance directe du Secrétaire de la République, et dont les attributions sont assez complexes : il promulgue les lois, entretient les relations avec les Puissances étrangères, distribue les récompenses nationales et préside à toutes les cérémonies de la religion socialiste.





§ 3.

Force publique.

Le Pouvoir exécutif de la République sociale n’a à sa disposition ni armée permanente, ni milice, ni garde nationale ou mobile ; la seule force publique qu’il possède, consiste en quelques gendarmes et quelques agents de police chargés de maintenir l’ordre et de veiller à l’exécution des lois.

Cette suppression radicale des armées permanentes, et partant de toutes les guerres civiles ou étrangères, n’est pas le moindre bienfait que les Socialistes aient rendu à l’humanité. Ce fut là une de leurs premières réformes, et il est curieux de savoir comment ils s’y prirent pour établir une paix éternelle entre les peuples et mettre un terme à ces armements ruineux qui épuisaient les finances de tous les États.

Aussitôt que le Gouvernement socialiste fut solidement établi, il proposa un désarmement général à toutes les Puissances voisines. À cet effet, il choisit les hommes les plus recommandables par leur savoir et leur éloquence et les dépêcha comme ambassadeurs auprès des différents souverains.

Ceux-ci reçurent on ne peut mieux les envoyés de la République, ils écoutèrent très-attentivement leurs harangues sur les horreurs de la guerre et les bienfaits de la paix et ne manquèrent pas d’applaudir chaleureusement les plus beaux passages ; puis ils répondirent que tous les sentiments de fraternité universelle exprimés par les ambassadeurs étaient dignes d’approbation, mais qu’ils n’offraient rien de pratique. À leur grand regret, et pour sauvegarder l’honneur et la sécurité de leurs peuples, ils étaient donc obligés de conserver leurs armées permanentes et de faire de temps en temps une bonne petite guerre afin de donner de l’avancement à leurs officiers.

Les envoyés français revinrent désolés, mais le Gouvernement ne perdit pas l’espoir de convaincre les princes étrangers et de leur démontrer clairement tous les avantages de la paix.

Les nouveaux diplomates qu’on choisit pour cette seconde mission, n’étaient ni bien savants ni bien éloquents. La plupart d’entre eux s’exprimaient fort incorrectement ou même ne savaient pas lire, mais leur nombre, ils étaient douze cent mille, suppléait parfaitement à leur défaut d’instruction. Vêtus simplement de pantalons rouges et de capotes grises, le sac sur le dos, munis d’armes perfectionnées, ils allèrent rendre visite aux rois voisins en chantant, pour se distraire, les couplets de la Marseillaise.

De leur côté, les souverains de l’Europe s’étaient entendus entre eux, et pour nous recevoir dignement, ils avaient aussi choisi un grand nombre d’ambassadeurs semblables aux nôtres, sauf que leurs uniformes étaient différents. Les deux cortèges diplomatiques se rencontrèrent au milieu d’une vaste plaine, et, sans autre cérémonie, ils s’abouchèrent immédiatement et se mirent à échanger des explications.

D’abord, les envoyés français commencèrent par présenter une série de notes préliminaires composées de boulets rayés et de balles chassepot, notes qui convainquaient immédiatement et réduisaient au silence tous ceux qui en prenaient connaissance. Mais les rois étrangers observèrent que ces arguments-là étaient déjà bien vieux, bien usés et ne leur apprenaient rien de neuf sur les inconvénients des batailles rangées. Nos ambassadeurs convinrent en effet que ce genre de raisonnements était assez ancien et que depuis on avait trouvé beaucoup mieux.

Pour en donner la preuve, ils envoyèrent aussitôt bon nombre de protocoles constitués par des boulets et des balles explosibles. Ces protocoles s’adressaient, non plus à des hommes isolés, mais à des compagnies entières à qui elles ôtaient toute envie de jamais livrer aucun combat. Les Princes coalisés goûtèrent beaucoup l’esprit et la rédaction de ces protocoles et ils commencèrent à admettre que la guerre était une chose horrible et que la paix lui était bien préférable.

Cependant, il leur restait encore de nombreux doutes. Les Français se chargèrent de les dissiper jusqu’au dernier, avec des arguments ultimatum tout à fait irrésistibles. C’étaient des fusées chargées au picrate de potasse, fusées qui enveloppaient un régiment entier dans une fournaise de gaz enflammés et en réduisaient tous les soldats à l’état de petits morceaux de charbon.

Quand ils eurent assisté à l’envoi de ces ultimatums qu’on eut soin de renouveler à plusieurs reprises, les rois alliés furent saisis d’une horreur profonde pour la guerre et d’un inexprimable enthousiasme pour les douceurs de la paix. Ils déclarèrent aussitôt que les idées de fraternité universelle étaient tout ce qu’il y avait de plus pratique au monde. Non-seulement ils renoncèrent immédiatement à entretenir des armées permanentes, mais, se démettant volontairement de leur souveraineté, ils établirent chez eux le gouvernement républicain, et pour donner personnellement un exemple de la solidarité des peuples, ils allèrent vivre à l’étranger en simples particuliers.

À leur départ, ils ne faisaient aux Français qu’un seul reproche, c’était de n’avoir pas envoyé tout d’abord la seconde ambassade, celle dont les arguments avaient eu tant de succès. « Voilà, » disaient-ils, en montrant nos envoyés à pantalons rouges, « voilà des orateurs pratiques et éloquents qui savent bien faire comprendre ce qu’ils ont à dire, et nous les aimons mille fois mieux que vos premiers ambassadeurs qui parlaient pendant des heures entières et ne prouvaient absolument rien. »


§ 4.

Impôts.

Dans la République sociale de l’an 2000, le montant des impôts est considérable et atteint une dizaine de milliards environ. Mais ce chiffre n’a rien d’exorbitant si l’on réfléchit au nombre et à l’importance des services publics entretenus par l’État et à la multitude de ses employés.

En effet, chez les Socialistes, sauf l’Agriculture et la petite Industrie, laissées à l’initiative individuelle, c’est le Gouvernement qui fait absolument tout. C’est lui qui donne l’Instruction, distribue le Crédit, construit les maisons, les chemins de fer, les routes, les canaux, frète les navires et fait le Commerce. Or, on le conçoit sans peine, pour exécuter tout cela il faut de l’argent, beaucoup d’argent, et dix milliards ne sont vraiment pas trop. Du reste, malgré son chiffre respectable, l’impôt semble léger aux particuliers, parce qu’il est toujours équitablement réparti et qu’il ne frappe jamais le nécessaire, mais s’adresse seulement au superflu.


Les impôts de la République sociale sont peu nombreux, mais par contre fort productifs. Ce sont :

1o Impôt sur le revenu. — Nous avons déjà parlé. Il est proportionnel au revenu annuel tant que celui-ci ne dépasse pas 12,000 fr. ; mais au-dessus de ce chiffre, il devient total et fait entrer dans le Trésor public tout ce qui excède le maximum réglementaire.

Beaucoup d’industriels, bien loin de limiter leurs affaires quand ils ont gagné le revenu de 12,000 fr., leur donnent encore plus d’extension et se font honneur de réaliser de beaux bénéfices uniquement pour les remettre à l’État. Cette conduite n’est pas aussi désintéressée qu’elle le paraît, car elle leur attire beaucoup de considération et d’influence, et fait d’eux des personnages importants. De plus, le Gouvernement sait être reconnaissant pour ces percepteurs de bonne volonté ; il les honore souvent de récompenses nationales et les nomme volontiers aux fonctions fort recherchées d’experts attachées aux tribunaux.

D’un autre côté, la position sociale des citoyens, le chiffre de leurs retraites et des secours que l’État leur alloue, sont basés sur le montant du revenu qu’ils déclarent avoir. Chacun par amour-propre, et aussi par intérêt, exagère donc sa fortune plutôt qu’il ne la diminue, et bon nombre de particuliers payent volontairement à l’État plus qu’ils ne devraient, dans le but unique de se faire passer pour plus riches qu’ils ne le sont réellement. Toutes ces causes réunies font que l’impôt sur le revenu est extrêmement productif et une des meilleures ressources du Trésor.

Du reste, si les industriels étaient tentés de diminuer le chiffre de leur revenu annuel, le Gouvernement s’en aperceverait aussitôt ; car, vendant et achetant tout aux particuliers, il sait à un centime près le bénéfice que chacun a pu faire dans son année. Pourtant cette sorte de vérification n’est pas applicable aux médecins et autres professions qui ne vendent rien à l’État, et ont affaire directement au public. Pour connaître le revenu exact de ces citoyens, c’est l’Administration qui s’est chargée d’opérer en leur nom tous leurs recouvrements. Bien loin de s’en plaindre, les médecins ont fort applaudi à cette mesure, trop heureux de recevoir leurs honoraires sans avoir besoin de s’occuper de ces questions d’argent, si répugnantes pour un esprit libéral.

2o Impôt sur le Crédit. — On a vu plus haut que la Banque nationale prêtait à tous les industriels qui en avaient besoin dès qu’ils présentaient des garanties de remboursement. Bien que l’intérêt des sommes ainsi avancées soit minime, et n’ait rien d’usuraire, il produit à la fin de l’année un gros bénéfice qui couvre tous les frais de gestion et de plus fait entrer dans les coffres de l’État une somme de 2 milliards environ.

3o Impôt sur la vente. — Tout le commerce de la République se trouvant dans la main du Gouvernement, les bénéfices qui en résultent appartiennent à l’État et servent à payer les dépenses publiques.

Ce bénéfice fait sur la vente des marchandises est très-variable et dépend de la nature des objets vendus. Ainsi, il est à peu près nul sur toutes les denrées de première nécessité, telles que les aliments communs, les vêtements grossiers, les vins ordinaires, les meubles bon marché, le sel, le combustible, le savon, l’éclairage, etc. Il en est de même pour toutes les matières premières employées par l’Industrie : les métaux, le bois, le marbre, les produits chimiques, etc. ; ainsi que pour les machines, les instruments agricoles, les livres, les journaux, etc.

Par contre, le profit réalisé sur la vente est assez considérable pour tous les articles de luxe et qu’on achète sans nécessité aucune, tels que le tabac, les liqueurs fortes, les vins fins, les denrées de choix, les meubles de luxe, les belles étoffes, les articles de modes et de fantaisie, etc. Sur tous ces objets, le Gouvernement cherche sans aucun scrupule, à gagner le plus d’argent possible et à monter ses prix à la limite extrême où ils donnent les plus gros bénéfices, sans pourtant nuire à la consommation. Et personne ne peut se plaindre de cette mesure, celui qui achète un article peu ou pas nécessaire, ayant de l’argent de reste et pouvant par conséquent payer l’impôt sans se gêner.

4o Impôt sur les locations. — On sait que l’État possède toutes les maisons des villes et les loue aux citoyens. Or ces locations, par le seul fait de la concurrence des particuliers entre eux, donnent de beaux bénéfices annuels. Ceux-ci du reste, servent en grande partie, soit à construire de nouvelles maisons, soit à décorer celles qui existent déjà, et les autres services publics ne profitent guère de cette source de revenu.

5o Impôt foncier. — Cet impôt très-modéré, est assis de la façon suivante. Il est proportionnel à l’étendue du sol possédé par chaque agriculteur, sans qu’on tienne compte si le terrain imposé est bon ou mauvais, s’il est couvert de constructions ou laissé en friche.

On a agi ainsi dans le but de favoriser les progrès de l’Agriculture. Le paysan payant autant pour une mauvaise terre que pour une bonne, pour un terrain bâti ou non bâti, est vivement intéressé à améliorer son bien et à y faire les constructions nécessaires. Au lieu de lutter à qui aura les plus vastes domaines, les agriculteurs rivalisent à qui les cultivera le mieux. Quand ils possèdent des landes, des bruyères, des marécages, ils les défrichent, les dessèchent ou les vendent à un autre qui se charge de ces opérations. Si parfois ils renoncent à un terrain inculte pour ne pas en payer l’impôt, l’État s’en empare aussitôt et le met en valeur en y faisant des semis d’arbres et des plantations.

On a aussi établi un autre impôt foncier pour prévenir la division extrême des héritages. C’est une taxe qui est perçue toutes les fois que l’on partage un champ et qu’on demande un remaniement du cadastre, tandis que ce même remaniement ne coûte rien quand on réunit ensemble plusieurs parcelles. Pour ne pas payer cet impôt cadastral, les familles ont renoncé à leur antique usage de se partager un bien en divisant chaque terre, de façon que certains champs n’avaient plus qu’un ou deux sillons de large au grand détriment de leur bonne culture.

Tels sont les impôts qui existent dans la République sociale. L’Administration a été souvent sollicitée de se créer de nouvelles ressources à l’aide de taxes sur les portes et fenêtres, sur le timbre des actes publics et des journaux, sur l’Instruction publique, sur les douanes, sur le transport des lettres, des marchandises et des voyageurs, etc. Mais le Gouvernement s’y est toujours refusé, ces sources de revenu lui paraissant nuisibles à la prospérité du pays, et, s’il avait besoin de mettre son budget en équilibre, il préférerait augmenter un peu un des cinq impôts existants plutôt que d’en établir un sixième.


§ 5.

Justice.

Justice civile. — Toutes les institutions socialistes ont pour but de faire régner la justice parmi les citoyens et de prévenir ainsi les contestations et les procès. Il suit de là que les plaintes devant les tribunaux sont fort rares dans la France de l’an 2000, et, si elles n’ont pas tout à fait disparu, c’est qu’il y a des gens qui veulent plaider quand même et qui ont besoin d’être jugés et condamnés.

Grâce au petit nombre et au peu d’importance des procès, le système judiciaire de la République est des plus simples. On a supprimé radicalement les huissiers, les greffiers, les avoués, les avocats, les gens d’affaires, les clercs et le flot de papiers timbrés qu’ils griffonnaient. On a aboli de même les tribunaux de première instance, les Cours d’appel et la Cour de cassation, et tout ce coûteux attirail de la justice a été très-facilement remplacé par de simples juges de paix siégeant dans chaque canton.

Ces juges de paix, aidés seulement d’un secrétaire, instruisent et jugent toutes les contestations des habitants et cela, sans dossiers, sans paperasses, sans plaidoiries contradictoires et autres formalités inutiles qui n’ont jamais rendu un jugement plus équitable et n’ont été institués que dans l’intérêt des gens de loi. Quand le juge a besoin de se renseigner sur des questions spéciales, il désigne des experts qui font un rapport et donnent au tribunal les éléments d’appréciation qu’il demandait.

Lorsque l’affaire à une certaine importance et que le perdant croit à son bon droit, il peut faire réviser la première sentence par un second juge de paix dit d’appel. Ces nouveaux juges, d’une expérience consommée et d’une intégrité irréprochable, siègent seulement dans les grandes villes. Ils instruisent les procès soumis à leur juridiction avec le plus grand soin et rendent des décisions qui cette fois sont définitives.

Cependant, lorsque le perdant pense que la loi est obscure ou qu’elle a été mal appliquée, il peut en appeler encore mais seulement pour interprétation du code et non sur le fond du procès.

Ce nouvel appel a lieu devant le Corps législatif, parfaitement compétent en la matière, puisque c’est lui qui fait toutes les lois du pays et qu’il connaît par conséquent mieux que personne le véritable sens des textes trouvés obscurs.


Justice criminelle. — L’instruction gratuite et obligatoire qui a dissipé l’ignorance, l’organisation du travail qui a supprimé la misère, les lois sur le mariage et les testaments qui ont fait disparaître les haines domestiques, toutes ces mesures ont singulièrement réduit le nombre des contraventions et des crimes ; cependant, même dans la République de l’an 2000, il s’en commet encore quelques-uns et voici comment ils sont jugés et punis.

Ceux qui se sont rendus coupables de coups, de blessures sans gravité, d’injures, d’imputations calomnieuses contre les particuliers ou les employés du Gouvernement, de contraventions aux règlements, et autres actes semblables sont traduits devant un juge, dit de police.

Celui-ci, aidé par son secrétaire, instruit l’affaire, entend les témoins, puis rend publiquement un jugement motivé. Les peines qu’il applique sont de deux espèces seulement, l’amende et la privation des droits civiques. On a renoncé à l’emprisonnement qui, outre qu’il revient fort cher à l’État, empêche le condamné de travailler et nuit ainsi à la prospérité du pays. Quant à la privation des droits civiques, on l’applique très-fréquemment. Cette peine, bien que toute morale, est très-redoutée des citoyens qui tiennent beaucoup à conserver leur droit d’électeur et par conséquent ne s’exposent pas à se le faire retirer. Du reste, la privation des droits civiques n’est prononcée habituellement que pour un an, sauf cependant lorsqu’il y a récidive car alors le tribunal se montre plus sévère.

Les crimes et les délits, les escroqueries, les vols, les faux en écriture publique, les attentats sur les personnes, les blessures graves, les viols, les meurtres, les empoisonnements etc., sont traduits devant les Cours d’assise.

Autrefois, sous l’ancien régime, ces divers crimes étaient fort communs. Ils étaient commis presque tous par une catégorie de gens, toujours les mêmes, qui vivaient en guerre avec la société et passaient une moitié de leur vie dans les prisons et l’autre moitié à mériter d’y retourner. Bien loin d’amender les coupables, les bagnes et les cachots ne les rendaient que plus audacieux et plus habiles. C’était une véritable école du crime, école qui du reste coûtait de grosses sommes à l’Administration.

On avait bien contre les grands criminels la peine de mort, mais celle-ci répugnait aux jurés qui la demandaient rarement, et de plus, elle revenait pour chaque exécuté encore plus cher que l’emprisonnement.

Le Gouvernement socialiste à son avènement, n’hésita donc pas un instant à changer les peines appliquées aux crimes. Il supprima l’emprisonnement, les travaux forcés et la peine de mort, et les remplaça par un châtiment unique, la déportation à vie en Algérie ou à la Guyane, suivant que le crime commis était plus ou moins grave.

La déportation en Algérie n’est pas à vrai dire une véritable déportation, mais c’est plutôt un moyen adopté pour coloniser rapidement ce beau pays. Les condamnés qu’on y envoie ne sont soumis à aucune surveillance, et peuvent exercer librement leur profession. Comme les actes qu’ils ont commis sont assez pardonnables, ils sont fort bien accueillis par les populations arabes, qui ne se piquent pas elles-mêmes d’une bien grande honnêteté, et pratiquent comme on sait, le vol et l’assassinat sur la plus large échelle.

Grâce à leur industrie et à leur intelligence, les déportés placés dans ce nouveau milieu arrivent rapidement à posséder quelque chose, et alors, bien loin de songer à dépouiller les autres, ils ne pensent plus qu’à défendre leur bien et leur vie contre les attaques des indigènes. Seulement, chez les Arabes, les peines sont plus sévères qu’en France, et, si l’on y a supprimé les prisons inutiles et coûteuses, on y a maintenu la peine de mort et on l’applique fréquemment.

En quelques années, cette émigration des citoyens condamnés par nos tribunaux, a fait de l’Algérie une terre véritablement française aussi prospère par son agriculture que par son industrie, et où il ne se commet pas plus de crimes que sous l’ancien régime. De son côté, soigneusement expurgée de tous les habitants qui ne voulaient pas vivre conformément aux lois, la France est devenue le pays le plus honnête du monde ; les crimes s’y montrent chaque jour de plus en plus rares et on espère arriver à les voir disparaître entièrement et à supprimer les tribunaux.

La déportation à la Guyane frappe tous les individus coupables de crimes graves et infamants.

Une fois arrivés à destination, les déportés sont d’abord étroitement surveillés, puis, si l’on en est satisfait, on les met en liberté. Ils s’établissent alors dans la contrée, travaillent à leur profession, se marient entre eux, et, si leur réhabilitation n’est jamais complète, leurs enfants du moins font d’honnêtes citoyens et contribuent à la prospérité de la colonie.

Quant aux criminels endurcis qui ne veulent pas se bien conduire, on les considère comme des fous furieux et on les tient enfermés jusqu’à ce qu’ils meurent.

Mais revenons aux Cours d’assises qui jugent les crimes.

Chacune d’elles est composée par dix jurés tirés au sort et par un juge au criminel qui dirige les débats, interroge les accusés et les témoins et prononce l’arrêt.

Ce juge aidé de son secrétaire, instruit d’abord l’affaire, voit s’il y a lieu de poursuivre et rassemble les éléments du réquisitoire. Deux avocats du Gouvernement sont chargés, l’un de présenter la défense de l’accusé, l’autre de démontrer sa culpabilité. Ces deux avocats sont absolument égaux en rang et en prérogatives, et, si le tribunal a quelques préférences, c’est pour celui de la défense.

Après l’interrogatoire de l’accusé, l’audition des témoins et les plaidoiries des avocats, le jury se recueille et rend son verdict et le juge, appliquant la loi dont il donne lecture, prononce une sentence conforme à la décision des jurés. Les accusés déclarés non coupables sont immédiatement mis en liberté et les autres sont expulsés pour toujours de la France et vont terminer leur vie soit en Algérie soit à la Guyane.


§ 6.

Récompenses nationales.

Si le Gouvernement s’est efforcé de rendre plus rare la nécessité de punir des coupables, par contre il a multiplié les occasions de donner des récompenses nationales à ceux qui ont bien mérité.

Ces récompenses nationales sont fort nombreuses.

D’abord ce sont les prix qu’on distribue tous les ans aux jeunes élèves qui se font distinguer par leur application et leur succès dans les examens. Ces sortes de prix ont une très-grande importance, et le Ministre de l’Instruction publique veille à ce qu’ils soient décernés avec la plus scrupuleuse impartialité. Non seulement ils récompensent le travail de l’enfant studieux et l’encouragent à persister dans ses efforts, mais ils servent plus tard au jeune homme quand il s’agit de prendre un état et de faire valoir ses aptitudes à choisir telle ou telle profession.

Les prix qu’on distribue dans les écoles sont donc des récompenses nationales sérieuses, et les élèves les considèrent comme tels. Pour les obtenir, les écoliers travaillent toute l’année avec ardeur, et entre eux ils ont de l’estime pour ceux qui remportent beaucoup de succès et les regardent comme leurs chefs naturels.

Dans les ateliers-modèles on a institué de même des récompenses nationales, que l’on distribue tous les ans aux jeunes apprentis qui se sont fait remarquer par leur assiduité au travail ou leur précoce habileté. Ces prix d’apprentissage sont des outils d’honneur précieusement travaillés et où sont gravés le nom et l’âge de ceux qui les ont obtenus.


Quand les jeunes gens sont devenus des travailleurs adultes, le Gouvernement continue toujours de les traiter comme des enfants et de récompenser leur travail et leur intelligence. Seulement les prix donnés changent de forme, et ce ne sont plus des livres ou des outils qu’on offre aux vainqueurs, mais des médailles d’or, d’argent et de bronze.

Tous les ans on fait dans chaque département des concours et des expositions pour tous les produits de l’Industrie, de l’Agriculture et des Beaux-Arts. Des commissions, nommées par le Corps législatif, examinent attentivement tous les objets exposés et la valeur des nouvelles inventions. Elles recherchent surtout avec soin à qui revient réellement le mérite des produits jugés dignes de récompense, si c’est au patron, à l’ouvrier, ou à tous les deux à la fois, et les médailles sont décernées en conséquence. De simples artisans, de modestes cultivateurs obtiennent ainsi fréquemment des récompenses nationales dont ils sont extrêmement fiers, parce qu’elles témoignent de leur habileté et les placent au-dessus de leurs camarades non médaillés.

Outre les Expositions départementales, tous les ans on fait à Paris un Concours général pour quelqu’une des branches de l’Industrie : l’ameublement, l’habillement, le travail des métaux, le bétail, les céréales, etc. Ne sont admis à ces Expositions générales que ceux qui ont déjà été médaillés dans leur département. On donne aux vainqueurs de grandes médailles, dites d’honneur, médailles fort ambitionnées parce qu’elles mettent ceux qui les obtiennent à la tête du travail français.


Il est des actes de dévouement et de courage qui méritent une récompense nationale, bien que ceux qui les ont faits aient agi avec le désintéressement le plus pur. Des commissions, tirées du sein du Corps législatif, sont chargées de rechercher tous les citoyens qui se sont distingués par quelque action héroïque, et on leur remet des médailles spéciales, qu’ils peuvent attacher sur leur poitrine de façon à mettre leur courage personnel en évidence.


Mais de toutes les récompenses nationales, celle qui est la plus recherchée et la plus estimée, celle que tous désirent avoir, c’est la récompense dite : « La République. »

C’est un petit joyau en or représentant l’image de la République, et qu’on peut facilement porter sur soi en l’attachant avec un ruban de couleur rouge. Ce joyau sert à récompenser tous les citoyens qui ont bien mérité de la Patrie et se sont distingués soit par quelque œuvre d’un mérite éclatant, soit par un long dévouement aux intérêts publics. Comme toutes les autres récompenses nationales, il est décerné indistinctement aux hommes et aux femmes. La seule différence, c’est que ces dernières portent toujours le joyau même, dont elles se font une ornement, tandis que les hommes se contentent du simple ruban rouge, à moins qu’ils ne soient en tenue de cérémonie.

Pour pouvoir récompenser encore ceux qui ont obtenu « La République, » et qui néanmoins continuent à se distinguer, on a créé plusieurs sortes de décorations, qu’on reconnaît entre elles au bijou même, qui est plus ou moins orné de pierreries, et aussi au ruban, qui forme un nœud ou une rosette plus ou moins compliqués. Il y a ainsi des « Républiques » de cinq classes, que l’on ne peut obtenir que successivement et en faisant preuve d’un mérite de plus en plus grand.

Le Gouvernement veille à ce que la récompense nationale de la « République » soit distribuée avec la plus scrupuleuse équité, et l’on peut dire avec raison qu’elle est décernée par l’opinion publique elle-même.

Tous les ans, le Corps législatif nomme des commissions pour rechercher quels sont les citoyens qui ont mérité d’être décorés ; puis, en séance publique, on discute les titres comparatifs des candidats et l’on dresse une liste définitive qu’on présente au Gouvernement. Celui-ci, lorsqu’il donne la « République » à quelqu’un, ne fait donc que ratifier le choix exprimé par les Représentants du pays. Aussi, cette décoration est-elle enviée au-delà de toute expression et pour l’obtenir, les citoyens se livrent aux travaux les plus opiniâtres et rivalisent de dévouement à la chose publique.

Quelques individus rigoristes se sont cependant élevés contre les récompenses nationales en général et particulièrement contre la décoration de la « République. » Ils prétendent que récompenser les citoyens quand ils ont bien mérité, c’est les traiter en enfants et que les Républicains purs n’ont pas besoin de semblables encouragements pour faire le bien, mais se contentent du témoignage intime de leur conscience. Le Gouvernement est tout à fait de cette opinion, mais le malheur, c’est que dans la France de l’an 2000, il y a très-peu de Républicains purs et énormément de Républicains ordinaires. L’Administration est donc obligée de se conformer aux goûts de la majorité et elle persiste à décorer tous les citoyens qui le méritent.



CHAPITRE VI

RELIGION ET MŒURS.


§ 1er.

Baptême.

Les Français de l’an 2000 professent la plus grande tolérance religieuse, et chez eux, chacun est libre de suivre le culte qui lui plaît, ou même de n’en adopter aucun s’il trouve cela plus commode. Cependant, l’immense majorité des citoyens pratique la religion dite socialiste ou civile, religion qui est celle de l’État et qui est professée officiellement par les membres du Gouvernement.

Cette religion socialiste est du reste extrêmement simple. Elle consiste uniquement à entourer de pompe et de tout l’appareil de la puissance publique, les quatre grandes circonstances de la vie : la Naissance, la Majorité, le Mariage et la Mort.


Baptême socialiste. — Aussitôt qu’un enfant vient au monde, les parents doivent avertir l’officier de l’état civil et faire dresser l’acte de naissance du nouveau-né. Cette formalité est obligatoire pour tous les citoyens, quelle que soit la religion qu’ils pratiquent. Mais, les Socialistes ne font qu’une déclaration de naissance provisoire, et ils réservent la déclaration officielle pour un peu plus tard, quand la mère rétablie pourra assister à la cérémonie, que l’enfant aura été vacciné et qu’il sera assez robuste pour pouvoir être transporté sans inconvénient. C’est habituellement à l’âge de 6 mois qu’a lieu cette présentation officielle qui, dans le langage usuel, a reçu le nom de baptême socialiste, bien qu’on n’y pratique aucune ablution.

Le jour choisi pour la solennité, les parents du nouveau-né convoquent leur famille, leurs amis et leurs connaissances, puis, vêtus de leurs plus beaux habits, ils prennent le chemin de fer métropolitain et se rendent en cortège au Temple socialiste. Ce Temple, on s’en souvient, est situé dans la Cité, au centre du Palais international. Sur ses bas-côtés, à gauche en entrant, se trouvent un certain nombre de vastes chapelles consacrées exclusivement aux baptêmes des jeunes Socialistes et ornées, en conséquence, de peintures et de statues rappelant les principales scènes de la maternité et de l’enfance.

Aussitôt que les parents et les amis de l’enfant se sont placés dans la chapelle qui leur est assignée, arrive un second cortège composé des magistrats chargés de présider au baptême, magistrats qui sont délégués par le Secrétaire de la République et occupent le premier rang dans l’État. Ce nouveau cortège s’installe dans le chœur de la chapelle et la cérémonie commence.

D’abord les parents portant le nouveau-né et assistés de quatre témoins s’avancent. Ils présentent l’enfant, déclarent son sexe, indiquent le jour et l’heure de sa naissance et les noms qu’ils veulent lui donner.

Une fois la déclaration de naissance terminée, les parents et leurs témoins viennent tour à tour promettre solennellement d’élever le nouveau-né dans les principes du Socialisme, de ne jamais lui faire faire aucun exercice appartenant à un autre culte, de ne lui apprendre aucune prière, aucun catéchisme, et de ne le laisser assister à aucune cérémonie des autres religions à moins que ce ne soit à titre de spectacle. Cette promesse est inscrite sur les registres du Temple puis signée par les assistants, et elle est toujours fidèlement tenue par les parents qui seraient déshonorés s’ils manquaient à un engagement aussi solennel.

Aussitôt après la prestation du serment, un des magistrats monte à la tribune et fait un discours approprié à la circonstance. Il parle sur les soins et l’affection qu’on doit aux enfants, sur les noms donnés au nouveau-né, sur la vie des personnages célèbres qui ont porté ces mêmes noms, sur la beauté de la religion socialiste et son immense supériorité, quand on la compare aux autres cultes, etc. Cette harangue dure assez longtemps, et, comme elle est toujours faite par d’excellents orateurs, beaucoup de personnes étrangères viennent assister aux baptêmes socialistes par simple curiosité et sans connaître la famille du baptisé.

Quand l’orateur a terminé son discours, un autre magistrat, celui-là même qui préside à la solennité, prend à son tour la parole. Au nom de la nation tout entière, il adopte le nouveau-né, le reconnaît pour Socialiste, et promet de veiller soigneusement à sa vie, à son éducation et à son avenir. En même temps, il remet aux parents une petite médaille d’or, où se trouvent gravés les noms de l’enfant et la date de sa naissance. Cette médaille est aussitôt attachée autour du cou du jeune Socialiste, et celui-ci ne la quitte plus jusqu’à l’âge de sa majorité.

La remise de cette médaille termine la cérémonie ; les magistrats se retirent en défilant, le cortège de l’enfant revient au domicile des parents, et la journée s’achève par un gai repas, où l’on fête la bienvenue du nouveau baptisé, en buvant à sa santé.


§ 2.

Majorité.

Lorsque les enfants baptisés Socialistes ont atteint leur majorité, ils assistent à une nouvelle cérémonie où ils viennent confirmer la promesse donnée à leur naissance et s’engager en leur nom personnel à professer la religion nationale et à ne pratiquer aucun autre culte.

Pour être admis à célébrer sa majorité, il ne suffit pas d’être majeur et d’avoir dix-huit ans. Il faut de plus, que les jeunes garçons et les jeunes filles connaissent et remplissent tous les devoirs d’un bon Socialiste, que leurs maîtres soient satisfaits de leur travail et de leur conduite, et qu’enfin, on les trouve dignes d’entrer dans la société religieuse dont ils désirent faire partie. Être jugé indigne et remis à l’année suivante est tenu pour une grande honte, aussi tous les jeunes gens, à l’approche de leurs dix-huit ans, deviennent-ils des modèles de vertus, tant ils craignent de se faire mal noter et de n’être pas autorisés à fêter leur majorité.

Cette solennité se fait ordinairement le jour anniversaire du baptême. Ce jour là, le néophyte revêt un costume spécial et officiel, costume très-simple, tout noir pour les hommes et tout blanc pour les demoiselles, puis, accompagné de ses parents et de ses camarades d’école et d’atelier, il se rend en cortège au Temple international.

Là, sur la droite du monument, se trouvent des chapelles spéciales destinées les unes aux garçons, les autres aux jeunes filles et décorées en conséquence de peintures et de bas-reliefs représentant les travaux et les devoirs de l’un ou l’autre sexe.

C’est dans l’une de ces chapelles qu’a lieu la cérémonie qui ressemble beaucoup à celle du Baptême. En présence des Magistrats de la République et des nombreux assistants venus par curiosité, le catéchumène donne ses noms et son âge, fournit les preuves de sa bonne conduite et montre les certificats de ses maîtres ; puis ses parents et les témoins de son baptême viennent affirmer qu’il a été élevé dans les principes de la religion socialiste.

Lui-même alors s’avance et fait solennellement la promesse de persister toute sa vie dans ce même culte, de s’y marier, d’y élever ses enfants, de se faire enterrer civilement et de n’avoir jamais recours à aucune autre religion. Les témoins du néophyte choisis parmi ses camarades plus âgés et socialistes eux-mêmes, corroborent cette promesse et s’engagent personnellement à faire tous leurs efforts pour maintenir leur jeune ami dans le culte qu’il vient de choisir librement. Tous ces serments sont inscrits sur les registres du Temple et paraphés par les personnes présentes, et il est sans exemple qu’on les ait violés.

Un orateur monte ensuite à la tribune. Après quelques mots sur la personne du jeune majeur, sur les succès qu’il a eus dans ses classes, sur son application aux travaux de l’atelier, il expose les devoirs de la jeunesse, les vertus qu’elle doit présenter, les bonheurs et les récompenses qui lui sont réservés, puis il termine en faisant l’éloge de la Religion socialiste et en montrant combien ceux qui la professent sont heureux et auraient tort de se livrer à d’autres pratiques religieuses.

Après ce discours, le Magistrat qui préside à la solennité prend à son tour la parole. Il déclare, au nom de l’État, que le néophyte est majeur, qu’il est libre de disposer comme il l’entend de sa personne et de ses biens, qu’il peut contracter mariage, et il invite tous les citoyens à ne plus le traiter comme un enfant, mais à le considérer comme un adulte plein de raison et connaissant tous ses devoirs.

Ensuite, si c’est un garçon, on lui donne une carte d’électeur qui lui confère le droit de voter et de participer au gouvernement du pays ; si c’est une fille, on lui remet également au nom de l’État les attributs du pouvoir exercé par son sexe. Ce sont des bijoux, tels que bagues, bracelets, boucles d’oreilles, etc. Enfin, les uns et les autres reçoivent une concession dans le cimetière socialiste, et, ce qui est beaucoup moins lugubre, une invitation pour le prochain bal donné par la Ville, bal où ils feront ce qu’on appelle leur entrée dans le monde.

La cérémonie est alors terminée, et le jeune majeur accompagné de ses parents et de ses camarades, retourne à son logis, puis on finit gaîment la journée en dînant ensemble et en causant du bal où le nouveau citoyen fera bientôt son premier acte de majorité, et dansera publiquement dans les salons de la Nation.


§ 3.

Mariage.

Les mariages socialistes se célèbrent au Temple international, dans une série de chapelles situées au fond du monument. Ces chapelles, que l’on a décorées avec tout le luxe imaginable, sont ornées de peintures représentant les joies et les devoirs du mariage : les jeunes gens courtisant les jeunes filles, les maris protégeant leurs femmes contre le danger et se dévouant pour leur sauver la vie, les femmes conseillant leurs maris, les éloignant de la débauche et les encourageant à se comporter toujours en bons citoyens, enfin des enfants complétant le bonheur des époux et resserrant encore les liens affectueux qui les unissent.

On n’est admis à se marier socialement qu’autant que les époux professent tous les deux le culte socialiste, et qu’ils ont abjuré publiquement et dans le Temple même, toute autre religion. Ces abjurations, qui furent très-nombreuses lors de l’établissement de la République sociale, ont lieu dans les chapelles de la majorité et se font avec le cérémonial décrit dans le paragraphe précédent.

La célébration du mariage est la cérémonie à laquelle la religion socialiste accorde le plus d’importance, et le Gouvernement n’a rien négligé pour la rendre magnifique et l’entourer de tout le prestige de la puissance nationale.

Le jour fixé pour la solennité, un train spécial composé de voitures de gala va chercher la fiancée à son domicile et emmène la noce au Temple international. En descendant de wagon, le cortège s’avance au milieu d’une foule curieuse, et, au son de la musique, il va prendre place dans une des chapelles nuptiales. Bientôt arrivent de leur côté les magistrats chargés d’unir les époux ; ils sont entourés de tout l’attirail du pouvoir, et c’est pour ainsi dire la République elle-même qui vient présider et consacrer le mariage de ses enfants.

D’abord, un des magistrats lit pour la dernière fois les bans des futurs et demande à ceux-ci s’ils sont célibataires, s’ils professent la religion socialiste, s’ils promettent de persister toute leur vie dans ce culte et d’y élever leurs enfants. Les huit témoins des fiancés s’avancent ensuite, ils se portent garants de cette promesse, et ils s’engagent solennellement à la rappeler aux mariés le jour où ceux-ci voudraient abjurer les doctrines qu’ils ont embrassées.

Ces préliminaires achevés, un orateur monte à la tribune. Après avoir dit quelques mots élogieux pour les deux fiancés, il entre dans des généralités sur les joies du mariage, les devoirs réciproques des époux, les malheurs des séparations, et termine en invitant les futurs à rester constamment unis et à être des modèles de vie conjugale. Ce discours, toujours fort éloquent, touche profondément tous les cœurs, surtout ceux des fiancés, qui se jurent tout bas une éternelle fidélité, serment trop souvent oublié, mais qui à ce moment est sincère.

Après cette harangue, le magistrat qui préside à la cérémonie procède à l’union des époux. Il leur demande s’ils veulent être mari et femme, et s’ils se promettent mutuelle fidélité et mutuelle affection. Sur leur réponse affirmative, il les déclare unis et remet une alliance à la jeune femme, tandis qu’il donne au mari une médaille où sont gravés la date du mariage et les noms des deux époux ; puis il fait une petite allocution toute paternelle sur les félicités si enviables réservées aux femmes bonnes et aux maris fidèles.

Le mariage terminé, les nouveaux époux restent un instant dans la chapelle pour y recevoir les félicitations de toutes leurs connaissances, qui sont venues assister à la cérémonie. Ensuite, on remonte dans le train de gala et on se dirige vers une des résidences nationales voisines de Paris, telles que Saint-Cloud, Versailles, Meudon, etc.

Là, s’il fait beau, la noce se promène dans le parc et les jardins ; s’il fait mauvais, elle reste dans l’intérieur des appartements. Du reste, ces résidences ont été aménagées de manière à offrir mille distractions aux invités du Gouvernement et ceux-ci peuvent, suivant leurs goûts, se balancer, jouer aux bagues, aux quilles ou au billard, aller à âne, se promener sur l’eau, se rafraîchir au buffet, etc. Tous les mariés du même jour, se trouvant ensemble dans ces résidences, y font facilement connaissance, et de ces rencontres fortuites entre les jeunes ménages, naissent souvent des amitiés solides et durables.

Cependant, à tous ces divertissements, l’heure du dîner arrive vite. Le repas de noce est offert par l’État aux mariés et à leur cortège, et il est servi avec un luxe inouï. Dans une salle à manger magnifiquement décorée et telle que n’en eurent jamais les plus riches souverains, une table surchargée de porcelaines admirables, d’argenterie merveilleuse et de cristaux étincelants offre aux invités un choix infini des mets les plus délicats et des vins les plus renommés.

Le Gouvernement a voulu que les plus pauvres connussent, au moins une fois dans leur vie, toutes les merveilles de l’opulence et tous les raffinements de la civilisation, et que le jour de leur mariage fût marqué dans leur souvenir comme un jour de félicité parfaite, si toutefois la richesse, poussée à ses dernières limites, suffit pour donner le bonheur.

La réalisation de ce vœu coûte cher à l’Administration, mais c’est là une dépense sur laquelle personne ne cherche à lésiner, parce que tout le monde en profite, et que cela encourage le mariage, pour lequel les Socialistes n’ont pas beaucoup de propension. Le seul désir de jouir une fois dans sa vie de toutes les félicités terrestres a fait contracter plus d’une union, et celles-ci n’ont pas été pour cela plus malheureuses que les autres.

Après avoir royalement fêté le festin du Gouvernement et bu suffisamment à la santé des nouveaux mariés, on quitte la table. Les hommes fument un cigare exquis, offert par la Nation ; la mariée et ses amies changent de toilette et mettent les robes de bal qu’elles ont eu soin d’apporter avec elles, puis on remonte dans le train de gala et l’on retourne au Palais international. C’est là, dans de magnifiques salons, qu’a lieu le bal de noce où l’on a invité tous ses amis et connaissances de Paris. Au son d’une musique enchanteresse, les danses se prolongent jusqu’au matin, et, repus de plaisirs, brisés de fatigue, tombant de sommeil, mariés et invités rentrent chez eux et se livrent aux douceurs du repos.


§ 4.

Enterrement.

Les Socialistes ont un culte vraiment incroyable pour leurs morts, et il est étonnant de voir un peuple si léger et si incrédule, accorder tant de déférence et de souvenirs à ceux qui ne sont plus. Le Gouvernement n’a donc fait que se conformer aux mœurs du pays, en entourant la mort d’un cérémonial aussi respectueux qu’il est imposant.


Dès qu’un citoyen a succombé et que l’état civil en a été averti par le rapport du médecin des morts, l’Administration des pompes funèbres envoie des employés qui préparent le cadavre et veillent auprès de lui. Bientôt après arrive le magistrat chargé de prononcer l’oraison funèbre du décédé ; il réunit les parents et les amis du mort et recueille de leur bouche tous les renseignements nécessaires pour composer sa harangue. Cette visite opère une diversion puissante à la douleur des assistants qui trouvent une amère consolation à rappeler les vertus et les mérites de celui qu’ils ont perdu.

Après le temps nécessaire pour bien constater la réalité du décès, on procède à l’ensevelissement et le cadavre est mis dans la bière par les employés des pompes funèbres. Cette bière, fournie par le Gouvernement, est exactement la même pour tous les citoyens. Elle est de simple sapin et les cercueils de chêne et de plomb, qui établissaient autrefois des distinctions sociales jusque chez les morts, sont complètement inusités chez les Socialistes.

Dès que la bière a été vissée et recouverte du drap mortuaire, le cortège se met en marche et l’on descend dans les caves où l’on prend un convoi spécial du chemin de fer souterrain. Ce convoi, exclusivement affecté au service des pompes funèbres, est composé de wagons en harmonie avec cette triste destination. Il s’avance à petite vitesse, recueillant sur son passage les morts qu’on lui amène des quartiers qu’il traverse. Une dizaine de convois semblables desservent la ville et se dirigent tous vers le Palais international où ils pénètrent en traversant la Seine sur des ponts et arrivent ainsi jusque dans les sous-sols du Temple socialiste.

Ces sous-sols ont été disposés en une vaste Crypte funéraire, à voûtes surbaissées, et où les lampes sépulcrales à lumière bleuâtre semblent épaissir encore l’obscurité qu’elles éclairent. Rien n’est saisissant et majestueusement triste comme l’aspect de ce temple de la mort où tout a été calculé pour imprimer le respect et donner l’idée d’un repos éternel. Ici aucun objet d’art qui attire et égaie les yeux, mais des murs d’une nudité et d’une monotonie désolantes forment des galeries d’une longueur infinie dont les extrémités ne sont plus éclairées du tout et se perdent dans une nuit complète.

Aucun bruit venant des vivants, n’arrive en ces funèbres lieux ; partout il y règne un silence profond où la moindre parole fait écho et se répercute avec éclat le long des voûtes sonores. En pénétrant dans cet endroit lugubre, on se sent saisi d’une terreur vague et, malgré soi, on parle bas, on marche doucement, crainte de troubler le repos solennel de ces solitudes silencieuses.

Ça et là, se trouvent des chapelles mortuaires en nombre égal à celui des décès de chaque jour. C’est dans l’une de ces chapelles que se fait le service du mort. On y transporte son cercueil que l’on installe sur un catafalque, les assistants se rangent autour et la cérémonie commence.

D’abord on fait connaître les noms et qualités du défunt et on donne lecture des diverses pièces constatant son décès. Ensuite, le magistrat chargé de prononcer l’oraison funèbre monte en chaire. Après avoir fait le panégyrique du décédé et dit tous les regrets inconsolables qu’il laisse après lui, l’orateur entre dans des généralités sur le but de la vie et la destinée de l’homme après la mort. Mais à ce propos, disons quelles sont les opinions philosophiques des Socialistes, opinions qui sont développées dans toutes les oraisons funèbres et fournissent un thème inépuisable à l’éloquence des prédicateurs.

Tous les Socialistes professent les doctrines du matérialisme panthéiste. Ils croient que le monde est incréé et éternel et qu’il est composé de deux principes profondément distincts, l’un essentiellement passif et inerte, c’est la matière, l’autre essentiellement actif et intelligent, c’est la force.

Raisonnant pour l’homme comme pour l’univers, ils le croient également composé de deux principes différents, l’un matériel et passif, c’est le corps, l’autre actif et intelligent c’est l’âme animant le corps. Après la mort, ils pensent que l’âme et le corps se séparent. Celui-ci se désorganise petit à petit, il perd son individualité et se confond avec le reste de la matière. Quant à l’âme elle se détruit de la même façon, elle se dépouille de sa personnalité et se mélange intimement avec le grand Tout intelligent qui vivifie le monde matériel.

Les Socialistes ne sont pas d’accord entre eux sur le temps nécessaire pour effectuer la destruction d’une âme. Les uns, ce sont les matérialistes, affirment que cette destruction a lieu instantanément, et qu’immédiatement après le dernier soupir, l’esprit qui nous animait s’évapore et se perd complètement et sans retour en s’éparpillant au loin dans l’immensité de la Création. Les autres qui s’intitulent spiritualistes, croyent que les âmes des morts conservent leur personnalité longtemps encore après le trépas, qu’elles voltigent librement autour de nous, qu’elles se mettent en rapport avec certaines personnes ou certains objets, prennent une forme visible, prononcent des paroles et produisent ainsi toutes les manifestations attribuées aux esprits et aux revenants.

Quoiqu’il en soit de cette existence des esprits, toujours est-il que les Socialistes, matérialistes ou spiritualistes s’accordent sur ce point important : que l’âme n’est point immortelle et qu’après un laps de temps plus ou moins long, une seconde ou plusieurs années, elle perd jusqu’au dernier vestige de son individualité et se confond avec le grand Tout.

Suivant que le décédé partageait les doctrines matérialistes ou spiritualistes, on choisit un orateur professant l’une ou l’autre de ces opinions. Dans le premier cas, il s’étend dans son oraison funèbre, sur la cruauté impitoyable de la mort qui détruit en un clin d’œil les plus belles intelligences ne laissant de nous qu’un souvenir, souvent bien fugace, dans les cœurs de ceux qui nous ont connus.

Si au contraire le prédicateur choisi est spiritualiste, il parle de l’existence des esprits, de leur état heureux ou malheureux, de leur intervention dans les événements de cette vie, des moyens de les évoquer et de se mettre en communication avec eux, afin de savoir ce qu’ils sont devenus et de leur demander des conseils.

L’oraison funèbre achevée, on enlève le cercueil, le convoi funéraire se reforme et l’on se dirige par les sous-sols vers le chemin de fer menant au cimetière. Ce chemin de fer part du Palais international à la pointe de l’île Saint-Louis ; il longe le quai de l’Arsenal, traverse le faubourg Saint-Antoine, puis Saint-Mandé, et se termine dans le bois de Vincennes où il se divise en plusieurs embranchements.

C’est ce bois qui sert de cimetière aux Socialistes. Du reste il n’a pas changé d’aspect malgré sa nouvelle destination. En effet, la religion socialiste, différant en cela de tous les autres cultes, n’élève aucun tombeau à ses morts. Des arbres, du gazon, des fleurs, voilà tout ce qu’on trouve dans ces cimetières et l’on n’y voit même pas de ces légères élevures de terrain qui dessinent la forme d’un cercueil et indiquent la place où quelqu’un a été enterré.

Rien dans ces nécropoles ne rappelle la mort si ce n’est de petites épitaphes perdues dans les hautes herbes, où l’on a inscrit le nom et la profession des défunts avec la date de leur naissance et de leur décès. Quand on désire avoir plus de renseignements sur un mort, on n’a qu’à se rendre dans de petits kiosques où l’on trouve des registres contenant par ordre de date toutes les oraisons funèbres des morts enterrés dans le voisinage.

Les concessions de terrain dans les cimetières socialistes sont toutes égales entre elles, et mesurent deux mètres de large sur trois de long. On les donne gratuitement à tout citoyen qui professe la religion socialiste le jour même de la cérémonie où il célèbre sa majorité ou son abjuration.

Beaucoup de concessionnaires ne visitent jamais le terrain qu’on leur a accordé, craignant que cela ne leur porte malheur. D’autres, au contraire, s’y rendent fréquemment, ils y mettent des fleurs, y plantent des arbres, y installent quelques siéges et se font de cet endroit lugubre un petit jardin d’agrément où ils aiment à venir se reposer. Du reste, pour celui qui ne redoute pas le voisinage des morts, aucun parc n’est aussi beau que le cimetière de Vincennes, et nulle part on ne voit des arbres plus touffus, des fleurs plus éclatantes et des gazons plus verts et plus épais.


§ 5.

Plaisirs.

Les Parisiens, et surtout les Parisiennes de l’an 2000, aiment le plaisir avec fureur. Ils veulent bien travailler assidûment toute la journée, mais le soir venu, il faut absolument qu’ils se distraient et qu’ils s’amusent. Rester chez eux est un supplice, et, pour leur santé physique et morale, ils ont besoin de sortir, de prendre l’air, d’aller quelque part et de voir quelqu’un. La société s’est organisée en conséquence, et l’on peut dire que dans aucun pays les plaisirs ne sont aussi nombreux, aussi variés et à aussi bon marché.

En premier lieu, rien que de se promener le soir dans les rues-salons et les rues-magasins est une grande distraction, qui ne coûte rien. Les habitants de Paris en usent et en abusent. Les hommes vont voir passer les femmes, les femmes vont se faire admirer, et la plus belle moitié de la population est toujours occupée à se donner en spectacle à l’autre.

Cependant, on se fatigue de tout, même de la flânerie. Mais le cas a été prévu, et mille établissements de plaisir ouvrent leurs portes aux promeneurs.

D’abord, ce sont des cafés immenses, décorés avec luxe, brillamment éclairés, et remplis d’une foule bruyante. Dans ces cafés, on joue à toutes sortes de jeux, au billard, aux cartes, aux dominos, etc. ; on y prend aussi des consommations, ou, pour mieux dire, des simulacres de consommations, car les Parisiens sont le peuple le plus sobre de la terre. On leur sert un doigt de bière dans une chope magnifiquement taillée, une cuillerée de café dans une tasse de Sèvres, une goutte de liqueur dans un verre de mousseline, et cela leur suffit, leur estomac étant content, dès que leurs yeux sont satisfaits.

Mais la grande distraction des Parisiens, celle pour laquelle ils oublient le boire et le manger, ce sont les spectacles. Ceux-ci sont extrêmement nombreux et de toute espèce. Il y en a pour le drame, la comédie, le vaudeville, l’opéra, la chansonnette, la danse, les tours de force et d’adresse, etc. Quelques-uns sont en même temps cafés, et l’on peut y fumer et y consommer. Mais les plus goûtés et ceux qui attirent le plus de monde, ce sont les Théâtres-journaux.

On donne ce nom à des théâtres où le spectacle change, pour ainsi dire, tous les soirs et est une représentation exacte ou burlesque de l’événement de la journée. Si, par exemple, il éclate un incendie, s’il se commet un assassinat, etc., dès le lendemain, on reproduit ces événements sur la scène, et cela avec tant de fidélité que c’est comme si l’on voyait la réalité.

D’un autre côté, quand la nouvelle ou le personnage du jour prêtent tant soit peu à la parodie, on les représente en charge, on les mime, on les chansonne en ajoutant des détails burlesques, des réflexions saugrenues, et l’on compose ainsi des scènes tellement bouffonnes, tellement désopilantes qu’elles excitent chez les plus moroses de longs éclats d’un rire inextinguible.

Les Parisiens raffolent de ces sortes de divertissements, et ces parodies, bien loin de nuire aux citoyens qui en fournissent le sujet, sont au contraire le meilleur gage d’une célébrité sérieuse, car si le ridicule tue les imbéciles, il dresse un piédestal à l’homme d’esprit.


Les Français sont le peuple le plus social de l’univers, et leur plus grand plaisir, après le spectacle, c’est de se réunir dans des soirées.

Tous les décadis (v. le paragraphe suivant) le Gouvernement donne de grands bals officiels dans les salons du Palais international. Ces salons sont tout ce qu’il y a de plus magnifique au monde et d’un aspect réellement féerique par leur nombre et la variété de leur décoration.

Ici, ce sont d’immenses salles de bal, éblouissantes d’or, de glaces et de lumières, et où des milliers de couples dansent au son d’un orchestre entraînant.

Là, c’est un grand jardin d’hiver, aux frais ombrages, aux fontaines jaillissantes, et où les plantes tropicales épanouissent leur luxuriante végétation et remplissent l’atmosphère de la sauvage senteur des forêts.

À côté, ce sont des boudoirs discrets, où les tapis à haute laine étouffent les pas, et où les vis-à-vis moëlleusement capitonnés invitent à s’asseoir et à prolonger une conversation intime.

Ailleurs, ce sont des serres toutes fleuries qui épanouissent leurs mille bouquets odorants, et rivalisent d’éclat et de fraîcheur avec les fleurs artificielles ornant la tête et le sein des femmes.

Plus loin, c’est une grotte sombre, toute rocheuse et toute moussue, où coule un ruisseau au murmure argentin ; en s’avançant sous la voûte, on pénètre dans un couloir obscur, où l’on a peine à voir son chemin, et l’on se croit déjà égaré, lorsqu’on débouche inopinément dans un splendide buffet, où les danseurs réparent à la hâte leurs forces épuisées, et se préparent à de nouveaux exploits.

Tous les habitants de Paris ont le droit de voir ces splendeurs, et chacun d’eux reçoit tous les ans deux ou trois invitations. Mais beaucoup n’en profitent pas et aiment mieux céder leurs cartes aux jeunes gens, pour qui la danse est un si grand plaisir, et qui ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils sont reçus dans les salons de la Nation.

Outre les grands bals du décadi, il y a tous les soirs dans la ville une multitude de petites réunions entretenues par l’État, bien qu’elles aient lieu chez des particuliers. Voici comment.

Toutes les fois qu’une dame déclare vouloir tenir salon et qu’elle paraît capable de s’en bien acquitter, l’Administration lui alloue une certaine somme à titre de frais de représentation. Avec cet argent, les dames en question se logent plus grandement, se procurent des rafraîchissements, et reçoivent leurs amis et connaissances.

Rien du reste n’est plus varié que ces sortes de soirées. Dans les unes on est sérieux, on parle gravement de politique, de littérature, et l’on fait le whist ; dans d’autres, les femmes travaillent autour de la lampe, et l’on cause chiffons et bluettes, ou l’on joue à quelque jeu de société ; dans d’autres, on danse, on fait de la musique, on récite des vers, on donne des comédies, on chante des chansonnettes, on répète des charades, etc. ; enfin, dans d’autres on fume, on boit du punch, on rit et on cause bruyamment, et l’on joue aux jeux de hasard. Chacun choisit les salons où il va suivant son goût et son humeur, et se retrouve là avec des gens qui partagent ses inclinations.

Le Gouvernement a un moyen fort simple de s’assurer si ses fonds sont bien employés et confiés à de bonnes mains : c’est de s’informer si les salons particuliers sont fréquentés, et lorsque l’un d’eux est désert et respire l’ennui, on retire l’allocation à la titulaire, et on en gratifie une autre. Pour éviter cet affront, les teneuses de salon se mettent en quatre ; elles ne savent qu’imaginer pour attirer et retenir les visiteurs chez elles, et c’est une lutte ardente entre toutes ces charmeuses, lutte dont le public profite, et qui procure aux citoyens un emploi agréable et varié de toutes leurs soirées.


§ 6.

Calendrier. — Congés et Fêtes nationales.

Les Français de l’an 2000 ont renoncé au calendrier catholique et l’ont remplacé par un autre dit « Républicain, » beaucoup plus scientifique et plus commode.

Dans ce calendrier, l’année commence à l’équinoxe d’automne. Elle est divisée en douze mois égaux de trente jours chacun et dont les noms sont en rapport avec la saison, ce sont :

Trois mois d’automne : Vendémiaire, M. des vendanges ; Brumaire, M. des brumes ; Frimaire, M. des frimas ;

Trois mois d’hiver : Nivôse, M. des neiges ; Pluviôse, M. des pluies ; Ventôse, M. des vents ;

Trois mois de printemps : Germinal, M. de la germination ; Floréal, M. des fleurs ; Prairial, M. des prairies ;

Enfin, trois mois d’été : Messidor, M. des moissons ; Thermidor, M. des chaleurs, et Fructidor, M. des fruits.

À la fin de Fructidor, on a intercalé cinq jours, dits complémentaires, qui ne font partie d’aucun mois et servent à compléter les 365 jours de l’année solaire.

Chaque mois est divisé en trois décades de dix jours et chacun de ceux-ci porte un nom en rapport avec son numéro d’ordre. Ainsi, le 1er s’appelle Primidi ; le 2e, Duodi ; le 3e, Tridi ; le 4e, Quartidi ; le 5e, Quintidi ; le 6e Sextidi ; le 7e, Septidi ; le 8e, Octidi ; le 9e, Nonidi, et le 10e, Décadi.

Chaque jour commence à minuit et est partagé en deux séries de dix heures, partant l’une de minuit et l’autre de midi. Chaque heure est divisée en 100 minutes ou 50 doubles minutes et chaque minute en 100 secondes. Toutes les pendules et les montres du pays indiquent l’heure d’après ce nouveau système qui, d’ailleurs, était déjà adopté depuis longtemps pour les calculs astronomiques.

Naturellement, les jours de l’année républicaine ne sont plus dédiés aux Saints de l’Église catholique, mais on les a consacrés aux Bienfaiteurs de l’humanité. On a recherché soigneusement la date de la naissance de tous les hommes qui, d’une manière ou d’une autre, ont rendu service à la civilisation et leurs noms ont été inscrits, à cette même date, dans le nouveau calendrier.

Quant aux grands hommes, dont on ignorait l’anniversaire, on les a répartis sur toute l’année, de manière que chaque jour se trouve dédié à un nombre de personnages à peu près égal. Lorsque les Socialistes baptisent leurs enfants, ils leur donnent habituellement un des noms inscrits au jour de la naissance de façon que tous les citoyens portent le nom de quelque bienfaiteur de l’humanité et ont dans leur patron un excellent modèle à imiter.


Le Décadi est le jour officiellement consacré au repos. Ce jour-là, le Gouvernement donne congé à ses employés et à ses ouvriers, et les particuliers, suivant cet exemple, se reposent également. Mais rien ne les y oblige, et celui qui veut travailler le Décadi est parfaitement libre de le faire.

Dans certaines administrations, où le service ne peut être interrompu, telles que les chemins de fer, les messageries, la poste, etc., il n’y a pas de congé général donné le Décadi ; mais, chaque jour de la Décade, on laisse reposer une partie des employés, et leur service est fait par une brigade de surnuméraires.

Dans les magasins de détail, où le public a besoin d’acheter tous les jours, on procède autrement. Ces magasins ne ferment qu’un Décadi sur deux, et, chacun à leur tour, ils restent ouverts l’autre Décadi.

Enfin, certains établissements, les théâtres, les cafés, les restaurants font leurs meilleures recettes le Décadi. Naturellement, jamais ils ne ferment ces jours-là, et, quand leurs employés désirent un congé, ils se font remplacer par des surnuméraires.

Tous les Quintidis, le Gouvernement accorde un demi-congé à ses employés et ferme à midi les administrations publiques dont les services ne sont pas indispensables. Les particuliers choisissent également ce même jour pour se donner quelque repos, de façon que la ville prend alors un air de fête presque aussi prononcé que le Décadi.


Voici comment les Socialistes emploient leurs jours de congé.

S’il fait mauvais temps, on va faire un tour dans les rues-salons ou visiter quelque Exposition, et les femmes profitent de cette circonstance pour mettre leurs plus belles toilettes et rivaliser d’élégance. À ce propos, disons quelques mots du costume des Républicains de l’an 2000.

Les hommes sont tous uniformément vêtus de couleurs sombres et d’étoffes également fines, aussi, est-il impossible de deviner, à leurs habits, la situation sociale des promeneurs. Cependant, comme beaucoup d’employés tiennent absolument à faire savoir au public ce qu’ils sont, ils mettent une casquette réglementaire indiquant l’administration à laquelle ils appartiennent et le grade qu’ils y occupent. Mais cette casquette d’uniforme n’est nullement obligatoire, et ceux qui la portent le font de leur plein gré.

Du reste, il n’y a dans toute la République aucun costume officiel, aucun uniforme ; les magistrats les plus élevés en rang, les ministres, les juges sont vêtus comme tout le monde et cherchent à imposer le respect par leur mérite personnel et non par leur accoutrement.

Les femmes sont beaucoup moins libres que les hommes et elles sont soumises à une loi despotique qui règle jusque dans les moindres détails la coupe, la couleur et l’étoffe de leurs vêtements, la forme de leurs chapeaux, la disposition de leur coiffure et jusqu’à la nuance de leurs cheveux. Cette loi tyrannique qu’aucune femme, si indépendante qu’elle soit, n’ose enfreindre, c’est la mode.

Il est assez difficile de définir la mode, essayons-le cependant.

Je suppose qu’on ait trouvé pour un vêtement quelconque, un modèle réunissant à la fois toutes les conditions de commodité, de bon marché et de bon goût. Tout autre peuple le conserverait précieusement et s’en servirait toujours. Mais les Parisiens ne pensent pas ainsi, et, dès qu’ils ont bien constaté qu’un modèle est parfait sous tous les rapports, immédiatement ils le changent et le remplacent par un autre qui est laid, incommode et coûteux. On se fatigue bien vite de cette nouvelle invention, et on en crée une autre qui ne vaut pas mieux, puis une troisième qui est encore pis, et ainsi de suite indéfiniment, la soif du nouveau étant telle, qu’il faut en trouver à tout prix, dût-il être abominable.

C’est cette fureur du changement qui constitue la Mode. Celle-ci règne despotiquement sur les femmes de Paris, qui sont ses très-humbles et très-obéissantes esclaves. Aussi est-il facile de décrire en un seul mot le costume des Parisiennes de l’an 2000. Elles sont toujours rigoureusement mises à la dernière mode.

Mais revenons à l’emploi que les citoyens font de leurs jours de congé.

Quand il fait beau, on se promène sur les boulevards, aux Champs-Élysées, au bois de Boulogne, ou encore, pendant l’été, on va à la campagne. Les Parisiens l’adorent, non pour y vivre, mais pour y passer quelques heures seulement, et voir quelque chose qui les change de la ville. Tous les décadis, lorsque le temps le permet, la population se précipite vers les chemins de fer, et va passer la journée dans les campagnes et les forêts des environs.

Pour ceux qui ont un congé de quelques jours, il y a des excursions plus lointaines, des trains de plaisir pour aller voir la mer, les villes d’eaux, la Suisse, les Alpes, les Pyrénées, etc. Ces trains de plaisir sont faits à prix réduits, et le Gouvernement qui tient les hôtels où descendent les voyageurs, n’écorche pas ceux-ci et ne leur prend pas plus cher qu’ailleurs.

Ces excursions au loin sont fort goûtées des habitants de Paris, et beaucoup font des économies toute l’année pour s’offrir à leurs vacances un petit voyage en France ou à l’étranger. Le désir de tout voir, de tout connaître, est la passion dominante du Parisien, et, bien qu’il sache parfaitement que sa chère capitale est l’endroit le plus plaisant du monde, il la quitte avec joie ne fût-ce que pour la trouver plus belle lorsqu’il y sera revenu.


Outre les congés du Décadi, il y a dans la République de l’an 2000 plusieurs fêtes nationales où le Gouvernement donne la liberté à ses employés, et où toute la population cesse de travailler.

D’abord, c’est l’anniversaire de la fondation de la République sociale, anniversaire qu’on célèbre par des hymnes patriotiques, des spectacles de circonstance, des régates, des courses de vélocipèdes, des illuminations, des feux d’artifice, etc.

C’est ensuite une autre solennité d’un caractère tout différent, la fête des Morts. Ce jour là, une foule recueillie se rend dans les cimetières, apportant des fleurs et des pieux souvenirs à ceux qui ne sont plus.

Mais la grande fête nationale de la République est celle des cinq jours complémentaires. Pendant toute leur durée, on renonce à tout travail qui n’est point indispensable, et on ne songe absolument qu’à se divertir. C’est l’époque que les Parisiens ont choisie pour leur carnaval, et, bien que celui-ci ne soit que de cinq jours, il s’y commet autant de folies que s’il durait l’année entière.

Cependant, tandis que la jeunesse s’amuse à se déguiser, le Gouvernement s’occupe de choses plus sérieuses. Dans des séances solennelles, il rend compte des affaires de la République pendant l’année qui vient de s’écouler, et on lit des rapports sur la situation intérieure et extérieure du pays, sur les actes de l’Administration, sur les progrès de l’Industrie et de l’Agriculture, sur les travaux des artistes et des écrivains, etc.

Le dernier des jours complémentaires est consacré à la distribution des récompenses nationales. C’est la plus grande fête de l’année, et on la célèbre avec des réjouissances publiques d’une magnificence inouïe, et auxquelles la mascarade des citoyens communique une animation extraordinaire. Tout ce qui est jeune et gai se déguise ou se costume ; sur toutes les promenades, ce ne sont que chars encombrés de masques, que cortèges splendides ou burlesques représentant emblématiquement les travaux des diverses industries, ou parodiant les événements de l’année et amusant la foule par leurs lazzis.

Le soir, le Gouvernement donne un grand bal masqué dans les salons du Palais international ; en même temps, dans tous les théâtres, dans toutes les salles de danse, et jusque sur les places publiques, il s’organise d’autres bals costumés qui pour n’être pas officiels n’en sont que plus gais et où les mascarades des cortèges viennent continuer leurs amusements de la journée. À minuit, une salve de coups de canon annonce la fin de l’année, les danseurs font trêve un instant à leurs ébats, on crie : Vive la République sociale, les orchestres jouent la Marseillaise, la foule recueillie entonne l’hymne national, puis on inaugure gaîment la nouvelle année en dansant et en faisant mille folies jusqu’au lendemain.





  1. Définition de la propriété donnée par le Code civil.