Paris et la société française à propos d’une nouvelle et complète traduction d’Horace Walpole

La bibliothèque libre.
Paris et la société française à propos d’une nouvelle et complète traduction d’Horace Walpole
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 638-663).
PARIS
ET LA SOCIETE FRANCAISE DE 1765 A 1775
D’APRES LA CORRESPONDANCE DE HORACE WALPOLE

Lettres de Horace Walpole, écrites à ses amis pendant ses voyages en France, traduites et précédées d’une introduction par le comte de Baillon ; 1872.

Il y a quelques semaines, quand ce livre a paru, nous l’avons accueilli d’abord avec une attention distraite et feuilleté d’une main négligente. « Eh quoi ! encore le XVIIIe siècle, ces éternels salons tant de fois décrits, ces élégans commérages tant de fois racontés, ces vieux décors, ces personnages démodés, tout ce monde de brillans fantoches qui passe et repasse devant nos yeux dans ces innombrables mémoires publiés ou inédits, exploités par tant de plumes habiles, scrutés dans leurs derniers détails, et, pour couronner le tout, l’éternelle histoire de Mme Du Deffand et de cet Hippolyte britannique fuyant jusqu’à Londres sa Phèdre aveugle et sexagénaire ! » — Nous avions présent à l’esprit le jugement quelque peu dédaigneux d’un écrivain avec lequel il est périlleux de se trouver en désaccord. « Les lettres de Walpole, écrites de Paris, ne sont pas les meilleures, nous avait-on dit. Il y a du parti-pris dans certains jugemens. Walpole est sévère dans l’ensemble, quoiqu’il loue beaucoup dans le détail… On voudrait qu’il jugeât la France avec plus d’esprit, c’est-à-dire qu’il pénétrât plus avant dans le secret de cette société singulière, qui fut pendant un siècle le spectacle du monde, et qui lui préparait un autre siècle d’étonnement. » Voilà ce qu’écrivait ici même M. Charles de Rémusat dans son étude si fine et si pénétrante sur Horace Walpole[1]. — Cet ensemble d’impressions médiocrement favorables ne put tenir, je l’avoue, contre l’expérience directe, et la lecture de la correspondance les modifia entièrement. Nous n’y mîmes d’ailleurs aucun entêtement : à quoi bon s’obstiner contre son plaisir ? A peine avions-nous parcouru quelques pages, la nouveauté de certains aperçus, la finesse des observations, l’agrément du récit, le charme de l’impression directe, sincère, personnelle, qui renouvelle même les sujets épuisés, tout cela nous avait ressaisi. Avons-nous raison contre un juge tel que M. de Rémusat, et pouvons-nous espérer que nous ajouterons un post-scriptum de quelque intérêt à son œuvre ? Le lecteur en décidera.

M. le comte de Baillon, qui a traduit ces lettres avec un soin d’artiste et d’ami, nous introduit dans l’intimité épistolaire de Walpole par une étude pleine de faits, écrite dans le ton d’une élégante simplicité. Il est presque de la maison. Personne n’est mieux renseigné que lui sur les détails biographiques et les relations de Walpole. Il s’était déjà familiarisé avec ce genre de travail par une étude sur l’oncle d’Horace, lord Walpole, et son séjour à la cour de France de 1723 à 1730. Ce qui l’a engagé à ce nouveau travail, c’est la publication de la grande édition, la seule vraiment complète, de la correspondance de son cher Horace, éditée à Londres en 1866 par M. Peter Cunningham, et qui ne renferme pas moins de deux mille six cent soixante-cinq lettres en neuf forts volumes in-8o. C’est dans ce vaste recueil que M. de Baillon a recueilli les lettres écrites en France, qu’il nous livre aujourd’hui dans leur intégrité. M. de Rémusat les a-t-il toutes connues ? On en peut douter d’après la date de l’édition de M. Cunningham, qui a suivi à dix années d’intervalle le travail de notre savant compatriote, et c’est ce qui expliquerait peut-être la sévérité de son jugement. M. Sainte-Beuve lui-même ne cite nulle part, à ma connaissance, le dernier éditeur anglais, et bien que rien d’essentiel ne soit révélé, bien que plusieurs de ces lettres aient été non-seulement imprimées dans les recueils précédens, mais traduites en totalité ou en partie dans les travaux français, cette publication garde un certain caractère de nouveauté, au moins pour la suite des lettres et l’ensemble. Nous y puiserons librement, moins soucieux de produire de l’inédit que de mettre en relief les impressions les plus intéressantes de Walpole sur les hommes et les affaires de France, sans négliger les femmes, de qui dépendaient trop souvent alors hommes et affaires.

I

Nous ne dirons rien du premier voyage de Horace Walpole en 1739 et des lettres qu’il écrivit alors à Richard West, son camarade à Éton. Horace avait alors vingt-deux ans ; il voyageait en compagnie de Thomas Gray, le poète lyrique, un autre camarade de collège, et se rendait avec lui en Italie en traversant Paris. Ces lettres ne manquent ni d’intérêt ni d’esprit, mais l’observateur est bien jeune ; en deux ou trois mois, on ne pénètre pas à fond une vie et une société nouvelles ; évidemment il n’a vu Paris que du dehors et dans la rue, en courant.

C’est à la date de 1765 que nous trouvons l’observateur expérimenté, sagace, en pleine possession de son jugement, de ses relations, de ses facultés. Il a quarante-huit ans ; il a traversé la politique, et, sans y porter aucune ambition personnelle, il n’a pas cessé de donner toute son attention aux graves événemens qui ont passionné les luttes parlementaires de son pays. Ses lettres à sir Horace Mann, ministre plénipotentiaire à Florence, font foi de sa sollicitude pendant ces vingt-six années. Il y juge les événemens avec un patriotisme sincère, les partis avec une clairvoyance qui n’est pas sans ironie, les hommes avec une amertume souvent passionnée. « Le gouvernement et l’opposition me tourmentent également avec leurs affaires, écrivait-il en 1762, quoiqu’il soit évident que je m’en soucie comme d’un fétu de paille. Je voudrais être assez grand pour leur dire, comme cet officier français au théâtre à Paris, en sa retournant vers le parterre qui le provoquait : Accordez-vous, canailles ! » Son voyage de 1765 eut pour occasion déterminante une déconvenue assez bizarre, comme il en arrive parfois à ces hommes de talent qui vivent sur la marge de la politique sans aucun désir vif d’y entrer plus avant, manifestant même à l’occasion une certaine répugnance à toute immixtion de ce genre, mais très mécontens qu’on les prenne au mot et qu’on ne leur laisse pas au moins le mérite du refus, quand leurs amis et leurs doctrines arrivent au pouvoir. C’était le moment où les whigs, qu’il avait si longtemps appuyés de ses conseils et de ses votes, entraient aux affaires. Le marquis de Rockingham succédait à George Grenville, et le cousin de Walpole, le général Conway, son ancien condisciple et son plus cher ami, devenait secrétaire d’état. « Je fus assez mortifié, nous dit Walpole, lorsque M. Conway apporta près de mon lit, où j’étais retenu par la goutte, les plans proposés pour la nouvelle combinaison politique, de voir que mon nom n’avait pas même été mentionné. On savait bien, il est vrai, que je ne voulais rien accepter, et je n’avais guère de motifs pour compter sur des attentions particulières. Aussi, quoique tous les hommes estimés d’un parti aient droit à certains égards, je trouvai les nouveaux ministres fort excusables de n’avoir pas pensé à moi, puisque rien n’avait été demandé en ma faveur par mon plus intime ami et mon plus proche parent. On devait supposer que c’était lui qui connaissait le mieux mes plus secrètes pensées ; s’il se taisait, qui aurait pu exiger que les autres montrassent plus de sollicitude pour moi ? Mais que dire pour excuser la négligence de M. Conway ? Pour lui, j’avais tout sacrifié ; pour lui, j’avais subi les injures, l’oppression, la calomnie ! »

Ce fut le coup décisif qui rompit ses dernières attaches avec la politique. Il écrivit à ses électeurs pour repousser à l’avenir toute candidature, et le 9 septembre 1765 il partait libre pour Paris, où il devait séjourner huit mois. Le souvenir de son oncle y était resté cher à plusieurs grandes familles de France, dans l’intimité desquelles l’ambassadeur avait vécu pendant les sept années de son séjour à Paris. La célébrité du père de Horace, sir Robert, qui avait gouverné pendant vingt et un ans la Grande-Bretagne avec une puissance sans limites, sinon avec une autorité incontestée, sa propre réputation d’auteur, qui avait trouvé des échos au-delà du canal, son amitié enfin avec le frère aîné de Conway, le comte de Hertford, qui remplissait alors en France les fonctions d’ambassadeur, tout cela lui assurait une bienvenue exceptionnelle dans une société blasée, curieuse de nouveautés de visage ou d’idée, ennuyée d’elle-même et cherchant en dehors d’elle de quoi renouveler ses distractions. Sa qualité d’auteur, qui lui nuisait en Angleterre et dont il rougissait parfois comme d’un défaut, servait merveilleusement ses intérêts en France et aidait à son succès. Tandis que ses compatriotes raillaient volontiers en lui l’écrivain, d’abord parce qu’il était un nobleman, un grand seigneur, et secondement parce qu’il était un gentleman, un homme du monde (c’est lord Byron qui nous donne cette indication), à Paris au contraire, où l’on aimait cette sorte de mélange, on faisait fête d’avance au gentilhomme écrivain. La liste de ses ouvrages était déjà étendue et variée à cette date[2], On parlait surtout dans la société de lord Herford de ce Château d’Otrante qui avait eu un vrai succès de terreur, rendu plus piquant par le ton d’incrédulité à la mode, et dont M. Eidous, l’interprète ordinaire de la littérature anglaise, préparait déjà la traduction. Il est intéressant de voir comment l’œuvre et l’auteur furent jugés dans la Correspondance littéraire de Grimm, quand la traduction parut. « M. Horace Walpole est un homme de beaucoup d’esprit, mangé de goutte, et d’une fort mauvaise santé. Il a écrit différentes choses. Il ne faut pas juger les ouvrages de M. Walpole comme ceux d’un homme de lettres de profession, mais comme des objets d’amusement et de délassement d’un homme de qualité. On vient de traduire son roman gothique intitulé le Château d’Otrante en deux petites parties. C’est une histoire de revenans des plus intéressantes. On a beau être un philosophe, ce casque énorme, cette épée monstrueuse, ce portrait qui se détache de son cadre et qui marche, ce squelette d’ermite qui prie dans un oratoire, ces souterrains, ces voûtes, ce clair de lune, tout cela fait frémir et dresser les cheveux du sage, comme d’un enfant et de sa mie, tant les sources du merveilleux sont les mêmes pour tous les hommes ! Il est vrai que, quand on a lu cela, il n’en reste pas grand’chose ; mais le but de l’auteur était de s’amuser, et, si le lecteur s’est amusé avec lui, il n’a rien à lui reprocher[3]. »

Un homme de qualité qui écrit par délassement et qui, comme en se jouant, fait un roman dont tout le monde parle, c’est bien là le rêve secret de Horace Walpole ; c’est aussi l’idée qu’il avait donnée de lui à la société française. Chose étrange ! nous dit son dernier biographe anglais, il ne dissimulait pas son antipathie pour les écrivains de profession, et pourtant toute son ambition était celle d’un auteur ; mais il réussissait à cacher ses aspirations. On retrouvait là l’orgueil du gentilhomme qui, ayant toujours la plume à la main, n’aurait pas souffert qu’il restât une seule tache d’encre sur ses manchettes. Sa vie à Strawberry-Hill se passait à écrire à ses amis, ce qui était une sorte de moyen terme entre ses préjugés de gentleman et sa passion dominante. « Ma vie n’est qu’une longue lettre, » disait-il à son ami George Montagu (mine is a life of letter-writing). La correspondance était l’occupation de ses jours et de ses nuits. Lady Ossory racontait que, tandis qu’ils étaient proches voisins à Londres, Walpole allait la voir presque tous les jours, mais que, s’il trouvait un sujet qui pût prêter à une lettre agréable, il s’abstenait ce jour-là de lui faire sa visite habituelle. Il nous dit lui-même qu’il faut considérer ses lettres comme de simples journaux, et que, si elles possèdent quelques qualités de style, elles les doivent à son étude constante des lettres de Mme de Sévigné et de celles de son ami Gray. « J’écris presque toujours en hâte, disait-il encore, et je jette sur le papier tout ce qui me passe par la tête. Je ne puis me mettre à composer des lettres comme Pline et Pope. Rien n’est si agréable dans une correspondance que les commérages du monde, et j’ai toujours regretté de ne pouvoir m’en servir dans mes lettres à Mme Du Deffand et à sir Horace Mann, la première n’étant jamais venue en Angleterre et l’autre n’y ayant pas reparu depuis cinquante ans[4]. » On nous fait remarquer que l’inconvénient dont il se plaint n’a guère ralenti sa correspondance avec Horace Mann : ses lettres au diplomate anglais sont au nombre de plus de huit cents ! On ajoute que ses correspondans n’étaient pour lui que des prétextes à lettres : lui-même mettait au feu la plupart des réponses qu’il recevait ; celles de Mann et de Montagu ne méritaient pas un autre sort. Les correspondances de West, de Gray, de Mme Du Deffand ont été conservées, et c’est assez.

Où retrouver de notre temps l’analogue d’une pareille existence ? Aujourd’hui on n’écrit plus guère que pour des affaires ou des intérêts privés. On n’écrit plus sur les affaires publiques, sur les choses du monde ou sur les impressions qu’on en reçoit. Le journal a tué la lettre. Qui donc, parmi nous, aurait assez de temps à perdre pour analyser dans sa correspondance de chaque jour les débats des chambres, les incidens de la vie parlementaire, peindre les différentes physionomies d’orateurs, nous initier aux petits détails des grandes crises, comme le faisait Horace Walpole dans ses lettres de 1742 à Horace Mann, où il raconte la dernière lutte de son père à la chambre des lords, avec cette précision animée et cette verve d’impressions personnelles qui nous fait assister à ce drame du gouvernement représentatif comme s’il s’était accompli hier et en France ? A quoi bon, de nos jours, tant d’efforts et de talent épistolaire ? Le journal arrive dès le lendemain au fond des provinces et dans les principales capitales d’Europe ; il y apporte la sténographie même des séances pour ceux qui ont du loisir, le résumé pour ceux qui sont pressés, bien plus, l’opinion toute faite que l’on en doit avoir, dispensant ainsi le lecteur du moindre effort d’esprit et lui donnant la facilité de parler de tout avec l’apparence d’informations sûres et l’aplomb d’une bonne mémoire. Se rejettera-t-on sur les renseignemens secrets, sur tout ce qui n’est ni public ni officiel, les conversations de coulisses ou de couloirs, les transactions et les transitions d’opinions et de partis, les combinaisons mystérieuses, les accords secrets, les intrigues même (si l’on peut supposer quelque chose de pareil), en un mot, toute cette partie occulte et réservée, qui produit de si grands effets sans avoir de causes apparentes, et qui constitue, sans nom bien défini, l’élément le plus actif de la vie parlementaire ? Quelle illusion ! C’est la matière même des informations les plus intimes de chaque journal : c’est là que chacun d’eux met sa gloire ; c’est pour cette œuvre spéciale et délicate qu’il choisit ses collaborateurs les plus pénétrans. Dans la feuille de chaque jour se montre discrètement ou indiscrètement cette matière vague, subtile, vaporeuse, dont se formera l’événement ou l’incident du lendemain. C’est la nébuleuse, chère à tous les astronomes de la politique, l’astre en voie de formation : heureux qui peut la saisir dans ses contours mal définis, la suivre et la décrire dans ses orbites irrégulières, annoncer, sur la foi d’une conjecture hardie, la crise qui arrivera, souvent la former et la faire aboutir par cette prédiction même ! — Reste, dans le domaine d’autrefois, la partie des mœurs, l’anecdote, le bon mot qui circule, le petit scandale de la veille et du jour. Hélas ! non. Cette friande pâture est enlevée aux petits-maîtres de la correspondance intime. Même pour eux, il n’y a plus d’inédit. On les devance sur tous les points : le journal les bat d’une tête sur le turf de la publicité. On leur enlève non-seulement le fait réel, mais le fait possible, le fait idéal, celui que l’on invente pour ne rien laisser même à l’imprévu. Où voulez-vous que se réfugie l’art délicat et charmant de la correspondance ? La lettre se meurt, elle est morte. S’il y a gain d’un certain côté pour la rapidité et l’universalité des informations, que de pertes irréparables ! D’opinions individuelles, à vrai dire, il n’y en a plus ; il y a des catégories d’opinions. L’accent personnel et sincère des impressions se perd de plus en plus dans ces grands courans de l’atmosphère ambiante, dans ces jugemens impersonnels, dont l’écho se retrouve partout, dont l’origine ne se trouve nulle part. Sauf de rares exceptions, on ne résiste guère à l’effet presque insensible et répété de la feuille qu’on lit chaque matin ou chaque soir, et ce n’est pas une histoire invraisemblable que celle de ce bourgeois qui ne s’aperçut jamais qu’il avait changé d’opinion : ce n’était pas lui qui en effet avait changé, c’était la couleur de son journal. Cette légende n’est-elle pas un peu notre histoire à tous, toute proportion gardée entre la légende et l’histoire ? — L’art épistolaire n’a chance de revivre que si la vie moderne, comme plusieurs symptômes nous portent à le croire, s’américanise à l’excès, si la presse elle-même modifie ses habitudes encore trop littéraires, au gré de certaines gens, si elle devient une pure succursale de la télégraphie électrique, lui empruntant les grâces rapides de son langage, annonçant avec la même impartialité les votes des chambres, les catastrophes, la cote de la Bourse, les inventions nouvelles, les chefs-d’œuvre de l’art et les assassinats. Ce sera l’idéal du journal dans une société économique et utilitaire. Dans ce temps-là, quelques hommes ou quelques femmes d’esprit, se trouvant de loisir, imagineront d’envoyer à un ami leurs opinions sur les choses du jour, quelques fantaisies, une analyse de leurs propres sentimens ; on trouvera cela original et charmant, et voilà le bel art de la correspondance de nouveau inventé.


II

En débarquant en France, Walpole n’était pas un étranger pour la haute société de Paris. En 1763, les murs pseudo-gothiques et les jardins un peu trop jolis, un peu trop ornés de Strawberry-Hill avaient reçu la plus brillante députation de ce grand monde qu’il allait revoir. Le duc de Nivernois, ministre plénipotentiaire en Angleterre, le comte d’Usson et sa femme, Mme de Boufflers, avaient visité Strawberry, qui s’était mis en fête et en joie pour les recevoir. Le lord ou l’abbé, comme il aimait à s’appeler, s’était surpassé en magnificence et en galanterie. Il fallait que cette fête, a-t-on dit malicieusement, eût son écho à Paris et préparât le voyage prochain de Walpole. Pendant plusieurs jours, ce ne furent que banquets et lunchs dans le grand parloir du château, sonneries de cors de chasse dans le grand cloître, petits vers galans de Walpole auxquels, ripostaient les madrigaux du duc de Nivernois, feux d’artifice, astragales… Le diable n’y avait rien perdu, et a peine ses hôtes étaient-ils partis que l’abbé de Strawberry écrivait à son cousin Conway, à Londres : « Vous avez vu maintenant la célèbre Mme de Boufflers ; je suis sûr que vous êtes de mon avis, en ne trouvant pas que la vivacité soit le partage des Français. Si l’on en excepte l’étourderie des mousquetaires et de deux ou trois petits-maîtres assez impertinens, ils me semblent plus inanimés que les Allemands. Je ne puis comprendre comment ils se sont fait une réputation de vivacité. Charles Townshend a en lui plus de sel volatil que toute cette nation. Son roi (Louis XV) est la taciturnité même ; Mirepoix est une momie ambulante ; Nivernois a autant de vitalité qu’un enfant gâté malade… Si j’ai la goutte l’année prochaine, et qu’elle me mette tout à fait à bas, j’irai à Paris pour me trouver à leur niveau. A présent, je suis trop fou pour leur tenir compagnie. » — Voilà un jugement bien inattendu d’un Anglais sur des Français. Est-ce une boutade ? Non pas ; plus tard nous retrouverons une impression analogue à celle-là dans quelques-unes de ses lettres écrites de Paris. Il sera curieux d’en analyser les raisons probables. Pour le moment, nous ne pouvons voir ici que le sentiment du contraste entre l’élégance discrète et fine, même dans sa frivolité, de ces hôtes que Paris lui envoyait, et la verve colossale de l’humour britannique ou bien encore la gaîté exubérante dont Walpole avait eu toute sa vie l’exemple autour de lui, sans la goûter pour lui-même, chez son père à Hougton, et chez ses voisins, tous grands chasseurs, grands buveurs, amis des longs repas et habitués à se reposer le soir, sous la table, des rudes exercices de la journée.

Il arrive à Paris le 12 septembre 1765, sans avoir fixé d’avance la durée de son voyage ; il voudrait s’y plaire assez pour rester jusqu’au mois de février, « ce qui arrivera, dit-il, s’il peut supporter son premier lancement dans une nouvelle société. » Il compte bien d’ailleurs ne faire qu’un voyage d’amusement et d’observation mondaine. Il évitera la peste politique qu’il vient d’abandonner à Londres. Il ne vient pas pour faire la connaissance des ministres, pour étudier le gouvernement et les lois, ni réfléchir sur les intérêts des nations. Il a vu de près la vanité de tout ce qui est sérieux et la fausseté de tout ce qui a la prétention de l’être. Ses vœux se bornent à fréquenter quelques maisons agréables, « à voir les théâtres français et acheter de la porcelaine française. » — Mais avec un esprit aiguisé comme le sien ce programme modeste ne l’arrêtera pas longtemps, et sous la surface des choses, où veut se jouer cette sagesse épicurienne, il démêlera bien des ressorts secrets, il saisira plus d’une intrigue et ajoutera quelques traits vifs et nouveaux à l’image connue de cette société qui n’est déjà plus qu’une brillante décadence.

Au mois de septembre 1765, comme un siècle après, la société parisienne est dispersée. On n’allait guère en ce temps-là aux eaux, que dans le cas de maladies sérieuses ; mais on émigrait pendant quelques semaines dans les châteaux, sans trop s’écarter pourtant du rayon de la cour. Mmes d’Aiguillon, d’Egmont et de Chabot, ainsi que le duc de Nivernois, sont à la campagne ; Mme de Boufflers est à l’Isle-Adam, chez le prince de Conti. La cousine de Walpole, lady Hertford, l’ambassadrice d’Angleterre, profite de cet intervalle de solitude pour ajuster son cousin à la dernière mode. Un Anglais, même élégant, n’aurait eu l’air dans ce monde-là que d’un provincial. « Milady Hertford, écrit Walpole quelques jours après son arrivée, m’a découpé en morceaux et m’a précipité dans un chaudron avec des tailleurs, des perruquiers, des fabricans de tabatières, des marchands de modes, etc. Tout cela a été bientôt fait, et j’en suis sorti complètement neuf, avec tout ce qu’il me fallait, excepté la jeunesse. Le voyage m’a remis comme par enchantement ; mes forces, si elles peuvent s’appeler ainsi, me sont revenues en entier, et ma goutte s’en va sur un pas de menuet. » Comme détail de mœurs et pour n’avoir plus à y revenir, ce qui frappe d’abord la délicatesse du voyageur, c’est, comment dirais-je ? tout simplement et dans son style à lui, le défaut de propreté. « Au milieu de tant de luxe, de politesse et d’élégance, je me trouve prodigieusement disposé à aimer ce pays-ci. Je voudrais seulement pouvoir le laver. » Et pensant aux ladies de son pays, si exigeantes sur ce point essentiel, si amies de ce genre de confort, auquel nos aïeux semblaient étrangers ; a L’eau n’est pas comptée ici comme un élément de propreté… Milady Brown et moi, nous nous sommes fort divertis en nous représentant lady Blandfort ici ; je suis convaincu qu’elle marcherait sur des échasses. » Notez que Walpole parle ainsi des plus élégantes maisons de Paris.

En général, sa première impression n’est pas favorable : elle se modifiera plus tard sur certains points ; sur d’autres elle persistera, en se fortifiant de jour en jour par de nouvelles raisons à l’appui. « Quant à la ville elle-même, écrit-il, je ne puis pas comprendre où j’avais autrefois les yeux (c’est une allusion à son voyage de 1739) ; c’est bien la plus laide et la plus sotte ville de l’univers. Je n’ai pas vu grand comme la langue de verdure ; il n’y a de vert que leurs treillages et leurs persiennes. Des arbres taillés en forme de pelle et fichés dans des piédestaux de craie, voilà ce qui compose leur paysage. » La matière toujours renaissante de ses épigrammes, c’est le goût français en fait de décorations rustiques, et les contre-sens de ce goût dans l’art des jardins, où Walpole était un maître. Il avait parcouru déjà presque tous les grands châteaux et les lieux les plus pittoresques de l’Angleterre ; il avait amassé, dans ses voyages et dans ses entretiens avec Kent, le dessinateur des plus beaux parcs de l’Angleterre, les matériaux de son Essay on modem gardening, que devait traduire plus tard le duc de Nivernois. Le goût français lui faisait peur d’avance ; dans son histoire de la peinture en Angleterre, Anecdots of painting, il avait jeté ce trait hardi, qui se trouva justifié : « Quand un Français parle du jardin d’Éden, il pense à Versailles. »

Encore Versailles a-t-il pour lui ce trait de grandeur que donne à toute chose l’espace ; mais là où l’espace manque ce ne sont plus que des colifichets, c’est la nature même réduite à l’état de joujou ; c’est une nature d’étagère. Il faut voir les éclats de sa verve quand il touche à ces misères prétentieuses de l’art décoratif en France. C’est surtout dans une lettre au comte de Strafford que l’on peut se donner le spectacle de son amusante colère.

« L’autre, soir, à souper, chez la duchesse de Choiseul, l’intendant de Rouen m’a demandé si nous avions des routes de communication par toute l’Angleterre et l’Ecosse. Il croit, je le suppose, qu’en général nous habitons des forêts et des montagnes sauvages, sans le moindre sentier, et qu’une fois par an quelques législateurs viennent à Paris pour apprendre les arts de la vie civile, tels que ceux de semer du blé, de planter de la vigne et de faire des opéras. Si cette lettre trouve moyen de pénétrer au travers de ce désert du Yorkshire, où votre seigneurie a essayé d’améliorer une colline et une vallée incultes, vous verrez que je n’ai point oublié votre recommandation de vous écrire de cette capitale du monde, où je suis venu pour le bien de mon pays… Étant votre ami particulier, il faut que je vous fasse part d’un rare perfectionnement de la nature, que ces grands philosophes ont inventé et qui pourrait ajouter de notables beautés à ces lieux, que votre seigneurie a déjà arrachés au désert, et auxquels elle a appris à se donner un certain air de pays chrétien. Le secret est bien simple, mais il fallait l’effort d’un puissant génie pour le faire jaillir au grand jour. Voici ce que c’est : les arbres ont besoin d’être éduqués autant que les hommes, car ce ne sont que des productions bizarres et gauches, tant qu’on ne leur a pas appris à se tenir droits et à saluer quand il le faut. L’Académie des belles-lettres a même offert un prix à celui qui retrouvera l’art, perdu depuis longtemps, d’un vieux Grec, nommé le sieur Orphée, qui tenait une école de danse à l’usage des plantes, et qui avait donné, pour la naissance du dauphin de Thrace, un magnifique bal où figuraient uniquement des arbres forestiers. Dans tout ce royaume, on ne voit pas un seul arbre qui ne soit très bien élevé ; ils sont d’abord vigoureusement tondus par en haut et ensuite élagués jusqu’en bas. Comme il fait très chaud en ce moment, que le sol est crayeux et la poussière blanche, je vous assure que, poudrés comme ils le sont tous, vous auriez toutes les peines du monde à distinguer un arbre d’un perruquier. »

La plaisanterie est un peu britannique, mais la verve est sincère, et le goût indigné a son éloquence. C’est bien pis encore quand la mode des jardins anglais fait invasion à Paris. Il faut entendre Walpole décrire à John Chute ou à la comtesse d’Ossory ces imitations ridicules ; c’est à l’occasion de la Folie-Boutin qu’il fait à ses amis cette plaisante peinture. Un M. Boutin, d’abord receveur des finances, puis conseiller d’état, avait consacré des sommes immenses à la transformation de son jardin, situé rue de Clichy, et célèbre depuis sous le nom de Tivoli. Tout Paris allait s’y promener en parties ; c’était une des curiosités qu’on montrait aux étrangers. Sophie Arnould était à peu près de l’avis de Walpole : « On a mis ici la nature en mascarade, » s’écria-t-elle la première fois qu’elle y vint. Et à propos de la rivière artificielle : « Cela ressemble à une rivière comme deux gouttes d’eau. » Écoutons maintenant Walpole. Ce n’est pas la plaisanterie française résumée en un mot. Cela est copieux, méthodique, bruyant, intarissable : « Ce M. Boutin à relié un morceau de ce qu’il appelle un jardin anglais, à toute une série de terrasses en pierre avec des degrés de gazon. Il y a trois ou quatre montagnes fort élevées, exactement pareilles par la hauteur et par la forme à un pudding aux herbes. Vous vous faufilez entre elles et une rivière qui serpente par des angles obtus dans un chenal en pierre et qui est alimentée par une pompe : quand il y viendra des coquilles de noix, je suppose qu’elle sera navigable. Dans un coin renfermé par des murs de craie s’étale une carte d’échantillons qu’on dirait empruntée à un tailleur : il y a une bande de gazon, une autre de blé et une troisième en friche, exactement dans l’ordre où sont rangés les lits dans une chambre d’enfans. » Le sujet l’anime et, dans un dessin comique, le voilà qui figure les trois bandes, le bois très champêtre, la rivière, le canal, les deux montagnes de 12 pieds de haut, le mont Olympe avec un temple au sommet, la laiterie avec une façade à l’italienne, la terrasse avec une vue superbe sur les serres et sur un tas de fumier, et au milieu, dominant le tout par ses proportions, la pompe qui alimente la rivière. « C’est quelque chose de si sociable que de pouvoir se serrer la main par-dessus la rivière, du sommet des deux montagnes ! Il n’y a qu’une nation aussi aimable qui ait pu l’imaginer. Ce n’en est pas moins une grande idée : on croit voir les dieux du Parnasse et de l’Ida, tirant leurs fauteuils au travers du continent et buvant un verre d’Hélicon à la santé de leurs bergères. »

Le luxe des grandes maisons de Paris ne trouve même pas grâce devant lui. Il le trouve écrasant, sans véritable élégance. Voulez-vous avoir une vue exacte sur l’intérieur d’un riche financier ? Entrez avec Walpole chez Laborde, le grand banquier de la cour. L’hôtel Laborde était situé rue Grange-Batelière : c’est aujourd’hui la mairie du IXe arrondissement. Les quatre tableaux de la salle à manger avaient été peints par Desportes et la plupart des peintures qui ornaient l’hôtel étaient l’œuvre de Lemoine, artiste d’un véritable talent, « n’en déplaise à Walpole, » comme dit le traducteur. Walpole se moque fort injustement de ces tableaux ; peut-être a-t-il quelque raison de railler le faste un peu lourd de la maison, ces bas-reliefs en marbre qui courent tout autour du grand cabinet tendu en damas rouge, comme pour donner à tout cela une apparence de légèreté, cette prodigalité de grandes armoires en écailles et or moulu, incrustées de médailles, les salles revêtues de glaces depuis le haut jusqu’en bas, cet amoncellement de tables en granit, d’urnes en porphyre, de vases, de bronzes et de statues. En véritable Anglais, il estime ce que chaque chose doit coûter ; pour chauffer et éclairer tout cela, Laborde ne dépense pas moins de 28,000 livres par an « en bois et chandelles. » — Les dîners qui se donnent dans ce palais sont en proportion. Ce sont de vraies fêtes des Mille et une Nuits. On ne peut s’empêcher en lisant cette description de penser à la destinée tragique qui attendait l’amphitryon. On sait que Laborde, député à l’assemblée constituante, et désigné aux premiers coups de la terreur par son luxe autant que par son attachement à la famille royale, périt sur l’échafaud en 1793.

Suivons maintenant notre guide dans la société la plus élégante de Paris, où l’introduisent de plain-pied ses relations antérieures et ses alliances de famille, et dans laquelle son esprit, ses connaissances, son humour même et son ironie l’auront bientôt naturalisé. Le voilà entrant dans un salon, « non sans une certaine affectation de délicatesse, » légèrement gauche et embarrassé comme tout homme qui a de l’amour-propre avec de l’esprit, et qui n’est pas insensible, tout en le redoutant, à l’effet qu’il va produire. Il est petit et mince, mais solide et bien fait. Sa taille est dégagée, et si la goutte ne lui rendait pas la marche difficile, il aurait la tournure d’un jeune homme ; son front haut et pâle, ses yeux remarquablement brillans et pénétrans, tout, jusqu’à ce sourire sardonique, jusqu’à ce rire étrange et forcé, contribue à lui donner une physionomie, cette chose si rare dans les mœurs effacées de l’époque. Il n’est pas jusqu’à cette légère difficulté qu’il ressent à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne, bien qu’il l’ait apprise à fond et qu’il en saisisse toutes les finesses, qui ne prête une certaine originalité à sa conversation. On lui sait gré de la difficulté vaincue, on goûte cette saveur du fruit nouveau, cette âpreté même qu’il aime à exagérer dès qu’il en voit le succès : il se livre bientôt sans mesure à cette liberté de juger et de critiquer les idolâtries et les idoles de la mode dès qu’il s’aperçoit que, dans cette société blasée, c’est un autre moyen de réussir que de railler tout ce qui réussit.

Rien de moins varié d’ailleurs qu’une journée dans le monde élégant de Paris en cet automne de 1765 : on dîne à deux heures et demie, on soupe à dix ; quand on ne va pas au théâtre, on commence un rubber avant le souper, on se lève au milieu du jeu, et après un repas de trois services et le dessert, on achève la partie en y ajoutant un nouveau rubber. On prend alors son sac à nœuds, on se réunit en cercle étroit, et « les voilà tous partis sur une question de littérature et d’irréligion, jusqu’à ce qu’il soit l’heure de se coucher, c’est-à-dire jusqu’à l’heure où l’on devrait se lever. » Ce programme n’est varié que par quelques parties de campagne ou de spectacle, quelques fêtes plus spécialement invitées, quelques réunions plus brillantes, particulièrement à l’occasion de la première course de chevaux qui fut donnée à Paris, à l’exemple de l’Angleterre, et à laquelle Walpole apporta un intérêt tout britannique, non sans mélange de raillerie. C’est le 28 février 1766 que se produit cet événement international : « Aujourd’hui, je suis allé par le bois de Boulogne à la plaine des Sablons pour assister à une course de chevaux montés en personne par le comte de Lauraguais et par lord Forbes. Tout Paris était en mouvement depuis neuf heures du matin ; les carrosses et la foule étaient innombrables pour voir un spectacle si nouveau… Lauraguais a été distancé au second tour : ce qui ajoutait au piquant de l’aventure, c’est qu’au même moment son frère était à l’église pour se marier ; mais, comme Lauraguais est assez mal avec son père et avec sa femme, il a choisi cet expédient pour constater qu’il n’était pas au mariage. » Cette victoire du cheval anglais fut fort mal accueillie par l’opinion ; l’affaire eut des suites, et il fallut l’intervention de l’autorité pour les arrêter. Le cheval de Lauraguais étant mort le lendemain, les chirurgiens jurèrent qu’il avait été empoisonné. On soupçonna fort un groom « qui, ayant lu sans doute Tite-Live et Démosthène, aurait donné le poison d’après une recette patriotique pour assurer la victoire à son pays. » Les choses allèrent si loin que, pour éviter un redoublement d’animosité nationale » le roi crut devoir interdire une autre course, qui devait avoir lieu le lundi suivant entre le prince de Nassau et M. Forth. « Pour moi, ajoute Walpole, j’ai essayé d’étouffer tout ce feu en les menaçant de la rentrée de IL Pitt au ministère, et cela a produit quelque effet. »

C’était le temps où l’anglomanie faisait rage. Le whist et Clarisse Harlowe, qu’il rencontre partout, excitent sa raillerie ; le succès de David Hume l’irrite. — Hume, qui se trouvait alors à Paris en qualité de secrétaire de l’ambassade d’Angleterre, profitait de l’engouement général pour tout ce qui était anglais. Il y menait la vie la plus agréable et la plus fêtée. « Ces dames ne pouvaient se passer de lui à leur toilette. À l’Opéra, sa face large et vulgaire ne se montrait qu’entre deux jolis minois. » Cette rivalité inattendue étonne quelque peu Walpole et le met d’assez méchante humeur. « M. Hume, écrit-il, est ici la mode personnifiée, quoique son français soit presque aussi inintelligible que son anglais. » — « Aurait-on pu croire, dit-il ailleurs, que Richardson et M. Hume deviendraient leurs favoris ? Ce dernier surtout est traité ici avec une parfaite vénération. Son Histoire d’Angleterre, si falsifiée sur une foule de points, si partiale sur tant d’autres, si inégale dans toutes ses parties » passe ici pour le modèle de l’art d’écrire. » Le grand seigneur n’est pas juste pour l’écrivain écossais : sa distinction aristocratique est choquée par cet extérieur commun, cette parole lourde et embarrassée. Il n’a pas l’air de se douter de cette portée d’esprit philosophique qui éclate en de rares saillies dans la conversation de Hume, et qui se montre tout entière dans les Essais. La société française, sans bien démêler les nuances, eut l’instinct vague de cette supériorité. Elle se trompa sur le but que poursuivait ce libre esprit : elle prit le scepticisme radical de David Hume pour une autre forme du déisme de Voltaire, et s’imagina que le profond critique écossais avait en vue la religion dominante quand ses coups portaient bien au-delà, sur la raison elle-même. Elle le mit à la mode comme un affilié de la secte philosophique de Paris, qu’au fond il tenait en grand dédain ; mais au moins elle avait pressenti en lui une force, sans bien en marquer la direction et la portée, et c’est le sentiment de cette force qui fait absolument défaut à Walpole.

Ici le railleur a complètement tort contre la société française, et ce qu’il y a de piquant, c’est qu’il a tort à propos d’un de ses compatriotes. Et d’ailleurs, quand même cette société aurait surfait quelque peu Richardson et Hume, cela prouverait simplement combien il est difficile d’avoir des opinions exactes sur une littérature étrangère. Walpole lui-même, malgré son goût raffiné, n’est pas exempt de ces méprises. Sauf Mme de Sévigné, à laquelle il a voué un culte, sa Notre-Dame de Livry, il n’estime que médiocrement nos grands écrivains du XVIIe siècle. Montesquieu est le seul parmi ceux du XVIIIe dont il sache vraiment apprécier les titres, et, bien qu’il goûte finement Marivaux, cette prédilection se gâte à nos yeux en se partageant entre l’auteur de Marianne et celui du Sopha. Crébillon fils placé au rang de nos plus aimables auteurs ! Cela nous aide à comprendre comment en certains pays, où l’on se pique d’un goût éclairé pour notre littérature, Paul de Kock prend son rang, sur les rayons des bibliothèques choisies, entre Balzac et Mme Sand.


III

Ce qui avait surtout attiré Walpole en France, c’était le contraste qu’il pressentait entre la société qu’il allait visiter et cette société froide et guindée d’Angleterre où la femme ne comptait pour rien que pour une ménagère ou une courtisane. L’absence ou l’infériorité de la femme dans les relations sociales y produit des habitudes qui choquaient le tempérament fin de Walpole. « Ce que j’entends dire de la galanterie française, écrivait-il avant son voyage, ne me donne pas une médiocre envie de visiter la France : on sait donc dans ce pays-là être poli sans gaucherie. Vous n’ignorez pas que les hommes à la mode de ce siècle en Angleterre traitent les femmes avec autant de déférence que leurs chevaux et qu’ils n’ont pour elles que la moitié des soins qu’ils prennent pour eux-mêmes. » Et dès son arrivée en France, il montrait comment tout s’y passait au rebours de son pays : de l’autre côté du détroit, liberté politique, rigidité, esclavage dans les mœurs ; à Paris, despotisme dans le gouvernement, liberté pleine et entière dans les usages du monde, le règne des femmes. La mode et les réputations, la littérature et les arts, la philosophie même, relèvent de leur empire. Rien ne se fait sans elles, tout s’obtient par elles. L’âge même, quand il vient, ne fait que consacrer leur influence. La cousine de Horace, lady Hertford, l’en avertit finement. « En Angleterre, lui disait-elle, l’âge entre trente et quarante ans n’est pas précisément celui où les femmes ont le plus d’admirateurs ; ici vous verrez qu’à cet âge elles sont beaucoup plus à la mode que les très jeunes femmes. » On m’assure que cette observation n’a rien perdu de sa justesse à vieillir. Walpole se laisse entièrement séduire par ce charme des Françaises ; à ses yeux, elles l’emportent de beaucoup sur les hommes, qui lui paraissent vains et ignorans. Et plus tard, résumant ses impressions dans un souvenir définitif sur les différentes sociétés et les différentes nations, « quels sont les gens vraiment agréables que j’ai connus ? » se demande-t-il, et il se répond à lui-même : « un grand nombre de Françaises, quelques Anglais, peu d’Anglaises et extrêmement peu de Français. »

Au commencement de son séjour en France, il est tout désorienté. La contrainte que lui impose l’usage d’une langue étrangère et l’obscurité qui environne la plupart des sujets de conservation, comme il arrive quand on tombe dans un milieu nouveau, l’empêchent d’abord de jouir de ce laisser-aller qui est le propre de cette société. Il s’y amuse, mais il n’y est pas à son aise. Peu à peu cependant il se possède mieux, il se dirige, il se fait accepter tel qu’il est, écouter quand il parle, avec son tour d’esprit, son français exotique et son accent. « Je m’étais d’abord trouvé enveloppé d’un affreux nuage de whist et de littérature et j’y étouffais ; à présent je commence en véritable Anglais à établir mon droit de vivre à ma guise. Je ris, je débite des folies et je me fais écouter. Il y a quelques maisons où je suis tout à fait à mon aise : on ne m’y demande jamais de toucher une carte ni de faire une dissertation ; je ne suis pas même obligé de rendre hommage à leurs auteurs. Chaque femme en a toujours un ou deux plantés chez elle, et Dieu sait comme elle les arrose ! » Quelques succès de salon le mettent à la mode ; la lettre supposée du roi de Prusse à Jean-Jacques Rousseau, l’amitié passionnée de Mme Du Deffand mettent le comble à l’engouement. Son fou moquer, comme disait sa spirituelle amie, réussit à merveille. Le voilà lancé, et jusqu’à la fin de son voyage ce ne sera plus qu’un triomphe. Aussi que de femmes charmantes passent et repassent dans cette mobile galerie ! Que de traits vifs et délicats jetés en passant pour les peintres de l’avenir ! Un jour, c’est Mme d’Aiguillon, un autre jour la comtesse de Rochefort, puis la comtesse d’Egmont, mille autres encore, parmi lesquelles se détache le ravissant portrait de la duchesse de Choiseul, « la plus gentille, la plus aimable, la plus gracieuse petite créature qui soit sortie d’un œuf enchanté, » avec cela si modeste, hésitante parfois, mais d’une hésitation compensée par le son de voix le plus intéressant ; une âme revêtue de grâce : « vous la prendriez pour la reine d’une allégorie qu’on craint de voir finir, autant qu’un amoureux pourrait souhaiter d’en voir la fin. » — Les traits malins ne manquent pas non plus et font contre-poids à l’enthousiasme. La duchesse de Nivernois ? vrai fagot d’église : elle ne cesse de caqueter avec sa fille et quelques prélats de cour, en prenant le diable à partie, afin de pouvoir disposer de certains évêchés dans l’autre monde. — Mme de Boufflers est la maîtresse du prince de Conti, dont elle désire ardemment faire son époux. Il y a en elle deux femmes, celle d’en haut et celle d’en bas. Celle d’en bas est galante et elle a encore des prétentions ; celle d’en haut est fort sensée ; elle possède une éloquence mesurée qui est juste et qui plaît, mais tout cela est gâté par une véritable rage d’applaudissemens. On dirait qu’elle pose toujours pour son portrait devant son biographe. — La maréchale de Luxembourg a été fort belle, fort galante et fort méchante ; sa beauté s’en est allée, ses amans aussi, et elle croit à présent que c’est le diable qui va venir. Cet affaissement moral l’a adoucie jusqu’à la rendre agréable, car elle est spirituelle et bien élevée ; mais, avoir son agitation incessante et l’effroi qu’elle ne peut dissimuler, on jurerait qu’elle a signé un pacte avec le démon, et qu’elle s’attend à comparaître dans la huitaine.

Malgré tout l’esprit qui se dépense dans ces salons, à travers cet éclat de surface, Walpole démêle bien le trait de cette société vieillissante : elle s’ennuie. L’esprit même n’arrive plus à la gaîté ; il s’éteint dans son effort et s’attriste à durer toujours. Il n’y a plus nulle part, dans ce déclin orné, de mordant, de montant, de sève ; plus d’originalité de caractère ; plus de physionomies d’hommes, sauf des excentriques comme Maurepas ou des orgueilleux corrompus comme Choiseul, — ou bien encore le vieux maréchal de Richelieu, une vieille machine à galanterie, toute déjetée, mais qui s’efforce encore de se remettre en état. « Dans toute cette société, on sent l’excès de poli et dessous l’épuisement, comme dit à merveille Sainte-Beuve, peignant cette époque dans le portrait du duc de Nivernois. Messieurs de la régence et des années qui ont suivi, vous en avez trop fait, et plus encore par genre et par bel air que par tempérament et par nature, et c’est ce qui tue ; vous n’êtes plus gaillards et drus d’humeur, comme l’était par exemple un Vivonne aux belles années de Louis XIV. Intemperans adolescentia effetum corpus tradit senectuti. » C’est déjà le châtiment, en attendant le coup de foudre qui va bientôt disperser toutes ces grâces fanées et jeter à bas toutes ces ruines.

C’est un signe du temps : on ne rit plus. Le rire est une dernière marque de jeunesse, de santé, de conscience saine. Il y a en lui quelque chose de robuste et de viril ; c’est comme un épanouissement de force tranquille et de paix intérieure. La corruption froide et décente est la pire de toutes ; il n’y a pas de remède contre le vice triste. Cette gravité ; pratiquée en conscience, désole Walpole : « Le rire est aussi passé de mode que les pantins et les bilboquets… La mode est au sérieux… Peut-être tous ces gens-là, — de fous qu’ils étaient, — sont-ils en train de devenir sages ; mais le point intermédiaire est la sottise. » C’est la manie raisonnante, disputante, qui règne partout. « Les pauvres gens, ils n’ont pas le temps de rire : d’abord il faut penser à jeter à terre Dieu et le roi ; hommes et femmes, tous, jusqu’au dernier, travaillent dévotement à cette démolition. » Il semble bien qu’à cette date l’enjouement, le naturel, l’éclat vif et léger de la conversation française, tout cela était comme amorti sous une peinte uniforme d’idées générales et de philosophisme épais. On ne sait plus causer, on discute ou l’on prêche. « Généralement le ton de la conversation est solennel, pédantesque… J’exprimais un jour mon aversion pour les disputes ; M. Hume, qui par reconnaissance admire d’autant plus le tonde Paris qu’il n’en, a jamais connu d’autre, me dit d’un air tout étonné : « Mais qu’aimez-vous donc, si vous détestez à la fois les discussions et le whist ? » Sans doute il faut tenu ; compte d’une certaine exagération, quand Walpole touche à ces sujets qui lui sont antipathiques ; mais il doit y avoir un fond de vérité. Sauf quelques coins préservés de la contagion ou quelques talens exceptionnels de verve et de tempérament, comme Diderot, on sent que l’on touche à ce point critique d’une époque où la nouveauté des idées est déflorée, où le paradoxe commence à tourner au lieu-commun, où la révolte de l’esprit, qui avait son intérêt quand elle était une audace, devient une prétention de petits-maîtres, une parure comme une autre pour les dames, une toilette de l’esprit.

Certes Walpole n’aime guère la philosophie, et en cela il a grand tort ; mais a-t-il réellement tort de ne pas aimer la philosophie à la mode et d’en critiquer le règne despotique dans les salons ? Je ne saurais l’en blâmer : c’est affaire de goût autant que de doctrine. Qui ne donnerait raison à ces vives satires renaissant à chaque instant sous sa plume ? Il se plaint que les Français affectent la littérature et le libre penser ; or, quel qu’en soit l’objet, l’affectation est insupportable. « J’ai dîné aujourd’hui avec une douzaine de savans, et, quoique tous les domestiques fussent là pour le service, la conversation a été beaucoup moins réservée, même sur l’Ancien-Testament, que je ne l’aurais souffert à ma table, ne fût-ce qu’en présence d’un seul laquais. Quant à la littérature, c’est un excellent amusement lorsqu’on n’a rien de mieux à faire, mais elle devient du pédantisme en société, et de l’ennui quand on la professe en public. » Les raisons qu’il donne de son aversion pour cette sorte de sujets méritent qu’on s’y arrête, et sont de tous les temps. « Il n’y a qu’un petit nombre de ces sujets qui m’intéressent, et sur ceux-là ou bien je ne tiens pas à réfléchir, ou bien je tiens encore moins à parler avec des personnes indifférentes. Le libre penser n’est fait que pour soi-même, et certainement pas pour la société. On règle une fois pour toutes sa manière de penser, ou bien l’on sait qu’elle ne peut être réglée ; quant aux autres, je ne vois pas qu’il y ait moins de bigoterie à tenter des conversions contre que pour la religion. » Ce ton de prédicant des philosophes l’exaspère. « Ils ne font que prêcher, et leur doctrine avouée est l’athéisme ; Vous ne pourriez croire à quel point ils se gênent peu ; ne vous étonnez donc pas, si je reviens tout à fait jésuite. Voltaire lui-même ne les satisfait pas. Une de leurs dévotes disait de lui : Il est bigot, c’est un déiste. » Cela ne rappelle-t-il pas, au rebours, cette définition que donnait un abbé de ce temps-là, engagé dans une vive dispute avec un de ses confrères à propos des cinq propositions ? On voulait les mettre d’accord en leur faisant remarquer qu’il y avait au moins un point commun entre eux : c’est que ni l’un ni l’autre ne croyait en Dieu. « C’est vrai, répartit le moine disputeur ; mais lui, c’est un athée moliniste, et moi je suis athée janséniste. »

Walpole ne commet-il pas lui-même quelque méprise analogue à propos de Rousseau, comme la dévote du baron d’Holbach à propos de Voltaire ? Qu’il déteste l’humeur querelleuse de Jean-Jacques, son affectation, ses petits moyens pour conquérir l’admiration ou même l’attention du monde, cet habit d’Arménien sous lequel il promène son ridicule incognito, qu’il se moque de ce voyage en Angleterre en compagnie de Hume auquel il prédit bien des mésaventures, Walpole est parfaitement dans son droit d’homme de goût ; mais je ne vois nulle part qu’il fasse la différence entre Rousseau et les philosophes, qui étaient pour la plupart les encyclopédistes, ennemis jurés de Rousseau. A ses yeux, tout cela est de la même secte. « Je me suis lavé les mains de leurs savans et de leurs philosophes, écrit-il à John Chute ; je ne vous envie même pas Rousseau, qui s’est affublé de toute la charlatanerie de Saint-Germain pour se rendre original et faire parler de lui. » Voltaire, Diderot, d’Holbach même, Rousseau, il semble ne mettre entre ces noms si divers d’autre nuance que celle du talent ou du génie, quand il y a un abîme entre les doctrines. Il dit, assez finement d’ailleurs, de Rousseau qu’il est de ces génies qui détestent les prêtres, mais qui tiennent absolument à avoir un autel à leurs pieds.

Quoi qu’il en soit de la justesse de ses appréciations sur la philosophie du siècle et la place qu’il convient d’y faire à chacun, c’est à l’occasion de Rousseau que Walpole obtint ce succès décisif qui mettait alors un homme, un étranger surtout, hors de pair dans cette société oisive et curieuse d’incidens. Je veux parler de cette fameuse lettre du roi de Prusse à monsieur Rousseau, qu’il écrivit un soir, par une sorte de gageure, en rentrant de chez Mme Geoffrin, et qui fit le tour de Paris et de l’Europe : « Mon cher Jean-Jacques, vous avez renoncé à Genève, votre patrie ; vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté dans vos écrits ; la France vous a décrété. Venez donc chez moi,… mes états vous offrent une retraite paisible ; je vous veux du bien et je vous en ferai, si vous le trouvez bon ;… mais si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez. Je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits. » On connaît la réponse que Rousseau, mystifié, avait faite au roi de Prusse : « Sire, il manquait à mes ennuis d’être le jouet de celui que la Providence a placé au-dessus des autres hommes, en lui imposant le devoir de les rendre heureux, etc. » Cette plaisanterie, bonne ou mauvaise, eut en Angleterre des suites fâcheuses pour Rousseau, pour Hume, pour Walpole lui-même. C’est un imbroglio tragi-comique où tout le monde se bat à tort et à travers : Rousseau y gagna quelques ridicules de plus, Hume quelques malédictions éloquentes de Rousseau, Walpole y récolta quelques horions pour son propre compte ; mais, à Paris même, le premier succès fut très vif. On s’arracha les copies de la lettre. « Me voici à la mode ! » s’écria Walpole, et il ne se trompait pas. C’est à dater de ce moment qu’il entre à pleines voiles dans le succès : « Cette plaisanterie s’est répandue partout comme le feu… Les dévotes à Rousseau ont été furieuses ; Mme de Boufflers, sur le ton du sentiment et avec les accens de l’humanité souffrante, m’a déchiré de tout son cœur, tout en se plaignant à moi-même avec la plus extrême douceur. » La scène recommence chez le prince de Conti ; Mme de Boufflers se fâche, le maître de la maison est enchanté, a C’est ma faute si je ne suis pas aujourd’hui à la tête d’une secte nombreuse… On a couru après moi comme après un prince africain ou un serin savant, et j’ai été mené de force chez la princesse de Talmont, cousine de la reine et logée au Luxembourg. » A mesure qu’il pénètre davantage au cœur de cette société, il en ressent de plus en plus, malgré de passagères ivresses d’amour-propre, le vide bruyant et le néant agité. Vers la fin de ce premier séjour à Paris, il émet cette idée, qu’après tout rien ou presque rien n’est sincère dans la haute société où il vit, pas même cette prétention à l’athéisme contre laquelle il s’irritait d’abord. Or, n’est-ce pas une faiblesse de plus que cette fanfaronnade contre ce qu’on croit au fond du cœur ? « De tout ce que je vous ai dit, écrit-il à M. Gray, il ne faudrait pas conclure que les personnes de qualité soient au fond athées, du moins les hommes. On ne peut savoir à fond une nation en quatre ou cinq mois. Les pauvres gens sont incapables d’aller au bout de la libre pensée. Ils auraient honte de défendre leur église, parce qu’il est d’usage de la fronder, mais je suis convaincu qu’ils y croient au fond du cœur… Du reste les hommes, en général et plus qu’en général, sont niais et vides, et avec cela des airs méprisans et contraints… Véritablement les femmes ne semblent pas être du même pays. »

Dans cet affaissement et cet effacement universels, la femme prend de plus en plus le pas sur l’homme. Il semble qu’il y ait en elle une souplesse d’organisation et d’esprit, qui résiste mieux aux influences énervantes, et qui garde mieux son niveau. Cette nuance se marque clairement dans la correspondance de Walpole. A part toute galanterie ou sympathie particulière, on sent que les salons tenus par des femmes sont le dernier refuge du vieil esprit français, subsistant encore, à travers le pédantisme à la mode. Après quelques expériences, Walpole renonce à la maison du baron d’Holbach. Il plante là ses fameux dîners. « C’était à n’y pas tenir avec ses auteurs, ses philosophes et ses savans, dont il a toujours un plein pigeonnier. Ils m’avaient fait tourner la tête avec un nouveau système de déluges antédiluviens, qu’ils ont inventé pour prouver l’éternité de la matière… En somme, folie pour folie, j’aime mieux les jésuites que les philosophes. » Quelle différence entre ces conversations où s’élaborait le Système de la nature, le plus lourd ouvrage du siècle, et ces entretiens dirigés avec tant. de goût et de tact, à travers tant d’écueils, par Mme Geoffrin ! Ici on reçoit aussi des philosophes ; mais quelle différence ! on leur donne le ton, on les gouverne avec un art si naturel qu’on dirait d’un instinct. On sait que Mme Geoffrin avait une manière de dire : « Voilà qui est bien, » qui arrêtait net les discussions tournant à la dispute, les tirades au moment où elles devenaient des monologues, les conversations lancées à fond de train sur des sujets scabreux par des esprits échauffés. Ce mérite d’à-propos, de tempérament et de mesure, servi par l’intelligence la plus fine, enchante Walpole. Il ne tarit pas d’éloges. « Cette femme est une merveille de bonnes informations, de bons conseils ; c’est le bon sens parlé. » Il n’est pas jusqu’à son moyen de gouvernement, sa manie de gronder qui ne le ravisse, a Je n’ai jamais aimé à être redressé en face ; eh bien ! vous ne pouvez vous imaginer le plaisir que j’y trouve avec elle ; je la prends à la fois pour confesseur et pour directeur. Si elle voulait s’en donner la peine, je vous assure qu’elle me gouvernerait comme un enfant. » Quelques années après, à la suite d’un autre voyage, le ton est bien changé. Mme Du Deffand, la grande ennemie de Mme Geoffrin, s’est emparée de Walpole, et voilà que, tout entier aux rancunes du salon de la rue Saint-Dominique, fidèle au génie du lieu jusque dans ses injustices, il écrit à son ami le général Conway, de passage à Paris, pour l’engager à ne pas mettre les pieds dans le salon de la rue Saint-Honoré. « Vous seriez bientôt dégoûté de cette maison, où vont tous les prétendus beaux esprits et les faux savans, et où ils étalent leur impertinence dogmatique. » Même recommandation à l’endroit « d’une Mlle de Lespinasse, un prétendu bel esprit, qui a été autrefois l’humble compagne de Mme Du Deffand, mais qui l’a trahie. Je vous prie de ne vous laisser mener chez elle par personne. Cela désobligerait mon amie plus que tout au monde, mais elle ne vous en dirait jamais un mot. »

Mme Du Deffand, elle, n’aimait pas les philosophes ; elle était détachée à l’excès de toute opinion, même de l’opinion à la mode. Ce fut le premier lien de son amitié avec Walpole. Ils se rencontrèrent dans leur haine du pédantisme, de la dissertation et du lieu-commun. Comme lui, elle était excédée du parlage des auteurs. « Ce qu’on appelle aujourd’hui l’éloquence, disait-elle, m’est devenu si odieux, que j’y préférerais le langage des halles. » Et ce qu’elle apprécia tout d’abord dans Walpole, c’est précisément ce libre esprit frondeur, s’appartenant à lui-même, aussi dégagé de préjugé dans un sens que dans un autre, pratiquant cette indépendance qui consiste à marcher hors des voies battues et à s’affranchir aussi bien du fanatisme de l’incrédulité que de l’autre. Elle lui recommande les Essais, assurant qu’il est, malgré lui-même, de la race et de la famille de Montaigne, et que son peu de goût pour cet ancêtre de son esprit ressemble à de l’ingratitude filiale. — Nous ne referons pas ici l’histoire si connue de cette amitié, à laquelle les lettres traduites par M. de Bâillon n’ajoutent d’ailleurs aucun trait nouveau. Toute la substance de ce roman d’imagination, éclos dans la vieillesse d’un siècle et d’une femme, toute la fleur de cette poésie inattendue ont été prises d’avance et recueillies par des mains habiles. La seule manière d’innover en parlant de Horace Walpole, c’est de ne pas parler de Mme Du Deffand. Nous ne résisterons pas cependant au plaisir de citer quelques réflexions semées à travers la correspondance, tantôt à ce propos, tantôt à d’autres, sur l’art ; incomparable des Français et des Françaises pour se défendre contre le temps, contre la vie ou plutôt contre la mort, et pour se faire illusion à eux-mêmes : « C’est le pays par excellence pour y vieillir… Je présume qu’il y a des jeunes gens ici, mais impossible de deviner où ils existent. » A son sixième voyage, en arrivant à Calais, il s’écrie : « Me voici donc encore ici pour la sixième fois de ma vie, avec l’écart insignifiant de trente-sept ans entre mon premier voyage et celui-ci ! Ma seule excuse, c’est que je suis dans le pays des Strubrugs[5], où l’on n’est jamais trop vieux pour être jeune. » Et quelques jours après : « En Angleterre, je m’imaginais approcher terriblement de soixante ans ; mais c’est si anglais de vieillir ! Les Français sont des Strubrugs perfectionnés ; passé quatre-vingt-dix ans, on n’a plus ni caducité, ni maladie, et l’on s’élance dans une nouvelle carrière. » Au fond cependant, quand il parlait sérieusement, il blâmait fort cette manière de gouverner sa vie, et il n’admirait nullement « la méthode française de brûler en public la chandelle jusqu’au bout. » Il ne comprenait guère qu’on ne se fît pas une retraite décente de silence et de dignité pour ses vieux jours, et que l’on ne mît pas en repos son âme, si l’on en avait une, et son corps, sans attendre l’heure où le corps abandonnera en route sa. vieille compagne. Lui-même, plus tard, sut pratiquer à merveille cet art de bien vieillir, en s’enfermant dans une retraite confortable, entre ses deux gracieuses amies, deux sœurs, Mary et Agnès Berry, se préparant ainsi une mort bienséante, charmée d’avance et consolée par cette amitié en fleur. Artiste en tout, amateur distingué, homme de goût jusque dans l’arrangement et le choix de ses derniers jours ; homme du monde, mais plein de tact et se retirant du monde la veille du jour où l’on aurait pu se demander ce qu’il y faisait encore.

Du fond de sa retraite de Strawberry, il assistait à l’écroulement de cette société brillante à la surface et minée au dedans, où il avait longtemps vécu. On ne peut pas dire, en suivant ses impressions jour par jour, que la révolution le prit à l’improviste. Dès son arrivée à Paris en 1765, il est saisi par les plus sombres pressentimens sur l’avenir de la monarchie en France ; ces pressentimens ne feront que se développer pendant les dix années que nous avons choisies dans sa correspondance. Il écrit à son cousin Conway, secrétaire d’état, il lui écrit « ministériellement » pour le tenir au courant des choses étranges qui se passent et les lui montrer sous leur vrai jour : « Le dauphin n’a plus probablement que quelques jours à vivre. Sa mort prochaine comble de joie les philosophes. Vous trouverez peut-être assez étrange que le sentiment des philosophes puisse devenir une nouvelle d’état) mais ne savez-vous pas ce que c’est que les philosophes ou ce qu’on appelle ainsi en France ? D’abord cette désignation comprend à peu près tout le monde, ensuite elle s’attache spécialement à deux classes d’hommes, les uns qui tendent au renversement de toute religion, et les autres, beaucoup plus nombreux, à la destruction du pouvoir royal. » Remarquez cette date : 1765. A la même époque, un soir que le peintre Vigée, le père de Mme Lebrun, qui nous raconte le fait dans ses mémoires, sortant d’un dîner de philosophes où se trouvaient Diderot, Helvétius et d’Alembert, paraissait si triste que sa femme lui demanda ce qu’il avait : « Tout ce que je viens d’entendre, ma chère amie, répondit-il, me fait croire que bientôt le monde sera sens dessus dessous. » — Walpole continue en faisant à Conway une confidence énigmatique dont la clé a malheureusement disparu. « La preuve que mes idées ne sont point de pures visions, c’est que je vous envoie un papier fort curieux, et je crois qu’aucun magistrat n’eût osé le produire, même à l’époque de Charles Ier. Je ne voudrais pas qu’on sût qu’il vient de moi, pas plus que les renseignemens que je vous transmets, de sorte que, si vous croyez nécessaire de les communiquer à quelques personnes en particulier, je désire que mon nom ne soit pas prononcé. Je vous dis tout cela pour votre satisfaction personnelle, mais je ne voudrais pas qu’on pût supposer que je fais ici autre chose que me divertir. » Le papier auquel il est fait allusion s’est perdu, mais l’indication reste. La communication presque officielle de Walpole au secrétaire d’état indique que l’armée elle-même, à cette date, n’est pas exempte de la contagion des idées nouvelles qui circulent et répandent dans tous les rangs le germe d’où sortira vingt-quatre ? ans après la révolution.

Ce n’est pas que notre auteur soit fort dévot au trône et à l’autel. Il est whig de naissance, libéral d’opinion, sceptique par tempérament ; il n’a qu’un médiocre souci de la royauté en tant que délégation surnaturelle, et il tient en mépris le régime de l’arbitraire et le règne des courtisanes tel qu’il le voit fleurir en France : « Le monde parle de servir fidèlement les rois, et pourquoi ? Est-ce que je dois à une autre créature humaine plus, que je ne me dois à moi-même ? Quel est son titre à ma fidélité ? Est-ce que ces mots insensés de roi et de sujet la rendent meilleure que moi et moi plus mauvais qu’elle ? » En Anglais positif, bien éloigné de la théorie du droit divin et de la Politique tirée de l’Écriture sainte, il ne consent à voir dans la royauté qu’une fonction : « Un roi est établi pour ma convenance, c’est-à-dire pour la convenance de tout le monde, son pouvoir et sa richesse en sont les gages. Il a des ministres autour de lui, parce que cette machine, si puissante n’est qu’un mortel pauvre et faible comme les autres mortels, et qu’il ne peut faire la millième partie de sa besogne. » Voilà, selon lui, tout le secret de l’institution ; mais, telle qu’elle est, elle a sa raison d’être dans l’utilité de tous, et si Walpole n’a aucun préjugé sur l’origine mystique et les lumières surnaturelles des rois, il ne nourrit aucune illusion sur l’efficacité des mouvemens populaire et l’intervention de la multitude dans les affaires. Le ministère du duc de Choiseul, les passions qui s’agitent autour de lui, les interminables luttes de la cour et du parlement, toute cette misérable politique intérieure où se dévore et s’absorbe cette fin de règne, donnent matière aux plus tristes réflexions de Walpole, et semblent justifier de jour en jour ses appréhensions. Ce fut bien pis après la disgrâce de Choiseul. Walpole n’hésite pas à dire que ce fut « le renversement final de la constitution française. » Avec le duc de Choiseul du moins, il y avait un gouvernement. Il n’y en eut plus après lui : ce fut le règne éhonté de l’intrigue, avec les noms déshonorés du duc d’Aiguillon et de Maupeou, sous la triomphante Du Barry.

A son dernier voyage à Paris, en 1775, la scène change comme par un coup de baguette magique. Walpole assiste avec la plus vive sympathie à une sorte de renaissance des mœurs publiques et du pouvoir royal, appuyé sur de bons ministres. Il est vrai que l’enthousiasme qu’il ressent pour la nouvelle reine, Marie-Antoinette, aide au charme. Il la voit à un bal de la cour, à Versailles, et cette fois c’est de l’éblouissement, chose à noter sous cette plume d’ordinaire tempérée ou railleuse : « Les Hébés et les Flores, les Hélènes et les Grâces ne sont que des coureuses de rues à côté d’elle. Quand elle est debout ou assise, c’est la statue de la beauté ; quand elle se meut, c’est la grâce en personne. » De plus sérieux motifs légitiment son espoir renaissant : le roi est dans d’excellentes dispositions ; il a renvoyé le chancelier, le duc d’Aiguillon, et tous ces malheureux qui avaient « perfectionné le despotisme » sous le dernier règne. M. Turgot supprime les corvées, « la plus exécrable des oppressions, » et chaque jour il projette ou il publie des décrets pour le bonheur du peuple. Les éloges de l’Académie roulent sur des maximes de vertu et de patriotisme, et le roi y applaudit publiquement. « Si la France a le bon sens de garder de tels ministres, elle sera bientôt plus grande que jamais ; je n’aurais pas cru, si je ne l’avais vu de mes propres yeux, combien elle est florissante, en comparaison de ce qu’elle était il y a quatre ans. » C’est là une de ces heureuses surprises comme la France en réserve à ses amis et à ses ennemis, aux plus tristes jours de son histoire. Il y a dans ce peuple étrange, après les désastres ou les décadences, une vigueur de renaissance, une vitalité excitée par le malheur, une facilité à revivre, qui doivent mettre en garde ses ennemis les plus triomphans contre un mépris prématuré et les Français contre le découragement et le désespoir, contre le doute même à l’égard de leur immortelle patrie.

Cette fois la renaissance est trompeuse, et cette belle aurore du règne de Louis XVI se voile de nuages. En quittant la France au mois d’octobre 1775, Walpole marque très nettement le point noir à l’horizon. « Ce pays-ci est bien heureux ; il est gouverné par des hommes qui veulent le bien et le font, sous un prince qui n’a pas encore commis une faute… MM. Turgot et de Malesherbes sont des philosophes dans le bon sens du mot, c’est-à-dire des législateurs ; mais, comme leurs plans ont pour but l’utilité publique, vous pouvez être sûrs qu’ils irriteront les intérêts individuels. Les Français sont légers et volages, et les ambitieux, qui n’ont pas d’autres armes contre les honnêtes gens que le ridicule, l’emploient déjà pour faire rire une nation frivole aux dépens de ses bienfaiteurs. S’il est de mode d’en rire, les lois de la mode seront mieux suivies que celles du bon sens. » Tristes et prophétiques paroles : Les intérêts froissés se coalisèrent. Turgot tombe ; on sait le reste. — Turgot, le seul homme peut-être qui, appliquant sans contrainte son génie aux affaires et soutenu par la confiance du roi, aurait pu amener sans secousses l’état à ce degré de liberté et de prospérité marqué d’avance dans la pensée de Walpole, — Turgot, le seul homme capable d’affranchir le travail et d’établir l’égalité de tous les Français devant l’impôt et devant la loi, capable même d’appliquer à la France les règles du vote et du contrôle des impôts où réside l’essence du gouvernement constitutionnel, et qui, en faisant cela, aurait pu désarmer d’avance la révolution de ses fureurs, peut-être la supprimer en la rendant inutile ! Vain espoir ! le point noir monte, monte toujours. L’effroyable tempête éclate et disperse sur tous les rivages de l’Europe les débris de cette société que Walpole avait visitée dans ses dernières splendeurs, et qu’il accueillit avec la grâce attristée des souvenirs. Il jette un cri d’horreur quand vint à rouler sur l’échafaud cette tête charmante de Marie-Antoinette, qu’il avait vue apparaître un jour éblouissante, adorée dans les fêtes de Versailles, et devant ce spectacle de violences et de crimes il écrivait à sa vieille amie lady Ossory ce mot, où se résument ses dernières impressions sur notre malheureux pays : « Si les rois de France ont été des tyrans, que dirons-nous donc du peuple français ? »


E. CARO.

  1. Voyez la Revue du 1er et 15 juillet 1852.
  2. Nous citerons : Ædes Walpolianœ (1747), — Catalogue of noble and Royal authors (1757), — Anecdotes of painting in England (1760), — The Castle of Otranto (1762).
  3. Correspondance littéraire, février 1767.
  4. Peter Cunningham, Préface to the Letters of Horace Walpole.
  5. Voyez le chapitre des Strubrugs ou Immortels, dans le Voyage de Gulliver.