Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle/Histoire de cette science

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LE
MUSÉE DE GÉOLOGIE.

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I. — Histoire. — Buffon. — Cuvier.


La géologie est fille des travaux modernes. Si l’on remontait pourtant à l’antiquité, on trouverait que les très anciens peuples de l’Orient avaient consacré dans leurs dogmes et dans leurs rits religieux un vague sentiment des grandes révolutions de la nature. Les anciens prêtres d’Égypte faisaient, en quelque sorte, profession de détester la mer, qu’ils représentaient, dans leurs emblèmes, sous les traits de Typhon, l’ennemi d’Osiris. Ils en avaient tant d’horreur qu’ils ne mangeaient ni poissons ni sel. L’abbé Millot et d’autres historiens vulgaires n’ont vu dans cette aversion qu’une rêverie théologique ; nous croyons, nous, qu’il s’y cache un fait primitif d’histoire naturelle. La mer, à raison de ses dernières inondations, devait être regardée comme animée de mauvais desseins envers les habitans de la terre. Dans cette lutte entre les deux élémens, l’homme, enfant d’Osiris, avait nécessairement pris parti contre Typhon ; il voyait une ennemie personnelle dans cette grande étendue d’eau, qui avait plusieurs fois recouvert son domaine. Horace se fait, bien plus tard, à Rome, l’écho de ces anciens préjugés, ou, pour mieux dire, de ces anciennes terreurs, quand il invective la Méditerranée féroce, pelago truci, qui lui avait pris son ami Virgile. Une telle haine contre la mer et contre la navigation, dans les temps anciens, remonte, nous le croyons, aux grands mouvemens qui ont précédé l’assiette si long-temps incertaine du globe. L’homme a-t-il été témoin des derniers cataclysmes qui ont remis aux prises la terre et la mer, ou bien faut-il attribuer cette réminiscence, très obscure, au sentiment général de la création qui s’exprimait vaguement par la voix de son dernier né ? Songeons que les grands débris du monde antédiluvien, quoique enfouis sans doute et disparus, n’étaient point, à l’origine du genre humain, aussi effacés qu’ils l’ont été par la suite des siècles. Les traces des grands événemens géologiques n’ont d’ailleurs jamais été uniformément cachées ; s’il faut entrer très avant dans la terre pour mettre à nu des époques anciennes de la nature ; il existe des créations plus récentes et des derniers ravages, dont nous ne sommes séparés, encore maintenant, que par un voile de sable. Comme la religion était dans l’Inde et dans l’ancienne Égypte le dépôt des connaissances, des souvenirs, des conjectures, il n’y a rien d’étonnant à ce que les idées des premiers hommes sur les luttes de la terre et de la mer, se soient inscrites dans les usages publics du culte. Cet antagonisme primitif des deux élémens devait tendre à s’effacer dans la succession des croyances religieuses. Si nous retrouvons plus tard le sel entre les mains des prêtres de la chrétienté, c’est plutôt comme un symbole de paix, que comme un objet d’anathème et de courroux. Tout annonce de loin un rapprochement entre ces deux grandes puissances, anciennement hostiles, la terre et l’eau. La configuration du monde étant fixée, les hommes ont quitté cet effroi puéril qui leur rendait l’Océan si odieux. De nos jours l’industrie arrive, aidée de la vapeur, qui signe désormais entre les deux élémens réconciliés un véritable traité d’alliance.

Si de telles recherches n’étaient étrangères à l’histoire positive de la géologie, nous montrerions que les anciennes religions de la nature consacrent de la sorte, à chaque instant, dans leurs symboles ténébreux, les transformations non moins obscures du globe terrestre. Quittons, au reste, les âges hypothétiques de la science, et arrivons tout de suite à la géologie expérimentale ; Je vais choisir seulement quelques noms d’hommes qui marquent des époques : Bernard de Palissy, ce simple potier de terre, qui sut être un grand artiste, déduisit de l’observation des coquilles fossiles, un petit nombre de conséquences, tout-à-fait extraordinaires pour son siècle, et pouvant servir à esquisser l’origine des choses. Linné, cette étoile du nord, qui jeta sur toute l’histoire naturelle une clarté prudente, croyait notre globe le résultat de couches déposées successivement les unes sur les autres par une mer universelle, dont la retraite graduelle a mis à découvert nos continents. Au milieu de ces débuts, pleins de tâtonnement et d’incertitude, apparaît un génie vraiment créateur. L’homme auquel la géologie philosophique est redevable de son existence ; celui qui porta le flambeau de la divination humaine sur les ruines des anciens mondes, c’est Buffon. De son temps les faits n’existaient pas dans la science ; il s’en passe. Pour le génie, prévoir c’est voir. Buffon a vu ; oui, il a vu, par-delà les erreurs de son siècle, jusque dans les découvertes modernes. Appuyé sur les monumens souterrains de notre globe, encore mal connus de son temps, il déclara que l’œuvre de la création avait eu ses époques, ses mouvemens, ses âges de formation et de croissance. Les traces empreintes à la surface ou dans l’intérieur de la terre, deviennent, sous son œil inspiré, des lettres parlantes, avec lesquelles il entreprend de reconstruire toute une histoire. Les Époques de la nature marquent l’avènement d’une genèse philosophique. Le naturaliste écrivit ce grand testament littéraire et scientifique dans un âge avancé ; mais l’œuvre de Buffon est comme celle de Dieu qu’elle se proposait de réfléchir : on n’y trouve nulle part des traces de vieillesse. Les hypothèses hardies de l’auteur émurent les colères de la Sorbonne. Buffon s’alarma : « j’espère, écrivait-il au digne abbé Leblanc, qu’il ne sera pas question de me mettre à l’index, et, en vérité, j’ai tout fait pour ne pas le mériter et pour éviter les tracasseries théologiques, que je crains beaucoup plus que les critiques des physiciens et des géomètres. » La Sorbonne rentra, en effet, sous l’hermine une griffe qui n’aurait jamais dû en sortir. N’est-il pas, du reste, humiliant de voir un génie comme Buffon, n’acquérir le droit de penser qu’au prix des soumissions les plus basses ? La Genèse de Moïse est un admirable livre sans doute ; mais faut-il, pour complaire à d’aveugles préjugés religieux et à des intolérances barbares, effacer cet autre livre que la nature a écrit en caractères reconnaissables sur l’écorce du globe ? Faut-il surtout fermer le livre de la raison humaine, dans lequel le doigt de Dieu trace à sa manière, de siècle en siècle, les preuves d’une révélation croissante ? Buffon est un des prophètes de la nature : il semble avoir assisté à la droite des conseils du Très-Haut, durant cette longue nuit des âges, où le fiat lux de la puissance divine appelait la création à être.

Après la révélation du génie, la révélation des faits. Depuis Buffon, l’écorce du globe a été visitée ; des populations d’êtres éteints ont été rendues à la lumière ; le voile qui couvrait la face de l’abîme s’est, en plus d’un endroit, déchiré. Ces exhumations récentes qui, depuis un demi-siècle, ramènent à la surface de la terre ses anciens habitans, ont permis de fonder une science nouvelle. Les imaginations se sont vivement émues au récit presque merveilleux de ces mondes primitifs sortant, après une longue et profonde nuit, de l’abîme où les avait précipités la main des événemens. On crut assister à une répétition de l’œuvre des six jours. Chacun s’étonna que les ténèbres de l’oubli et de l’indifférence eussent pesé si long-temps sur ces pages antiques où la terre avait pris le soin d’écrire elle-même ses mémoires. Peutêtre y a-t-il des âges dans l’humanité pour ces révélations rétrospectives. Il en est de la mémoire tardive du globe, qui se reporte maintenant avec ardeur au berceau des choses, comme de la mémoire de l’homme qui, en vieillissant, se retourne peu-à-peu en arrière vers les événemens de son enfance.

L’existence d’anciens animaux détruits par des causes qui ont elles-mêmes cessé d’agir, n’est plus aujourd’hui un secret pour personne. Ces animaux, différens de ceux qui existent aujourd’hui sur le globe, ont occupé, avant nous, le monde que nous habitons, et y ont laissé leurs dépouilles, leurs traces, leurs empreintes. La terre, ornée à la surface, d’une vie et d’une jeunesse souriante, a été plusieurs fois le tombeau d’elle-même, ou du moins des créations qu’elle avait vues se former. La face des choses s’est plusieurs fois renouvelée, depuis que Dieu a étendu la main sur le chaos. L’histoire de ces changemens est écrite autour de nous, dans le musée de géologie, sur les minéraux et les fossiles. C’est un usage ancien que celui de frapper des médailles d’or, d’argent ou de cuivre, pour fixer le souvenir d’un événement national, comme une victoire remportée, la naissance d’un prince, ou l’avènement au trône d’un nouveau souverain. L’art de déchiffrer les inscriptions marquées sur ces médailles historiques, de les rapporter à des époques certaines, de reconstruire par leur date l’ordre et la chronologie des faits, constitue une science importante, qu’on nomme la numismatique. Cet art d’antiquaire, présente des traits de concordance avec la géologie moderne. Les géologues se servent en effet des empreintes trouvées dans le sein de la terre, véritables médailles des anciens âges, pour rétablir la chaîne des événemens qui se sont passés à l’origine du monde. Éternel honneur de notre siècle ! Il s’est rencontré, presque au même moment, dans ces dernières années, deux hommes qui déclarèrent avoir retrouvé le sens d’inscriptions très anciennes et regardées avant eux comme inexplicables ; l’un s’adressait aux monumens de l’histoire, et l’autre aux monumens de la nature : c’étaient Champollion et Cuvier.

Cuvier puisa ses principales lumières dans l’anatomie comparée. C’est en vertu d’un principe nouveau, celui de la corrélation des organismes, qu’il ressuscita et fit reparaître les animaux, depuis long-temps ensevelis. Sa méthode contribua plus que toute autre à déterminer le caractère des différens âges du globe. Un artiste célèbre, M. David (d’Angers), s’est chargé de transporter sur le marbre, les traits de celui qui restitua aux sculptures naturelles des couches leurs titres d’ancienneté. C’est un beau monument élevé à la géologie moderne. Le statuaire a mis à côté du savant un globe troué, dont celui-ci tient le fragment dans sa main, voulant exprimer, sous cette grande image, que le génie de Cuvier avait en quelque sorte percé à jour l’écorce de notre monde, et en avait fait sortir, par cette ouverture, la révélation des faits qui constituent, selon la Bible, l’histoire des six jours. Tout en rendant justice à la puissance de l’homme, il ne faut pourtant pas exagérer la valeur, ni la portée des travaux de ce naturaliste. Son fameux ouvrage sur les ossemens fossiles, composé de mémoires sans suite et sans liaison, où l’on retrouve, pour ainsi dire, le désordre des mondes bouleversés, épars, qu’il tâche de rendre à l’existence, ne saurait constituer, à lui seul, l’ère définitive de la géologie. Toutes les fois que la pensée du célèbre naturaliste s’élève au-dessus du mécanisme de la reconstruction des animaux, sa pensée ne rencontre plus que ténèbres. Tantôt l’auteur semble croire à une succession des êtres, tantôt au contraire il explique la différence des dépôts par un simple déplacement de choses, à la surface de la terre ; partout, en un mot, son jugement flotte. Quelle différence entre cette hésitation qui se contredit sans cesse et la hardiesse philosophique de Buffon ! Quelqu’un a dit dernièrement : « Buffon devine ; Cuvier démontre. » Ce quelqu’un s’est trompé. Entre la méthode de nos deux grands historiens de la terre, il y a un abîme. Cuvier marque au contraire un retour vers Linné, c’est-à-dire vers l’âge des classifications et de l’observation des faits à courte distance. Le véritable successeur de Buffon est, en Allemagne, l’auteur de Faust, et en France M. Geoffroy Saint-Hilaire[1]

Il serait en outre injuste de rapporter à Cuvier seul les conquêtes géologiques, enregistrées sous son nom dans les ouvrages modernes ; il a été aidé dans ces découvertes par d’autres savans considérables. Depuis M. Brongniart, qui associa modestement ses travaux à ceux de notre grand chef d’école, jusqu’à M. Élie de Beaumont, qui est venu, dans un simple mémoire, dresser l’acte de naissance de la terre et apprendre leur âge aux montagnes, nombre de fortes et courageuses intelligences ont contribué, dans ces derniers temps, à faire descendre la lumière sur les restes ténébreux d’une création rentrée dans le voile du néant.

  1. Je me trouvais au Muséum, un jour qu’on apporta le modèle d’un os de dynotherium gyganteum, récemment découvert dans une fouille. Ce formidable débris antédiluvien excita par sa grosseur une curiosité très vive. Mais l’impression ne fut pas la même pour tous les assistants. Tandis que les professeurs s’entretenaient entre eux, le grave naturaliste demeura plongé dans une rêverie immense ; à l’aide de ce fossile, il reconstruisait mentalement l’animal tout entier, puis le milieu primitif dans lequel une telle muse était destinée à vivre. Les autres savans voyaient dans cette pièce énorme un os remarquable ; M. Geoffroy Saint-Hilaire y voyait un monde. Ce naturaliste philosophe est vraiment l’auteur de l’idée de la succession des êtres, faussement attribuée à Cuvier, après sa mort. Cuvier croyait au contraire à une création unique dont les membres se seraient seulement déplacés sur le globe.