Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle/Histoire de la domination de l’homme sur le globe

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DE

L’AVENIR DES ANIMAUX.

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Cours de M. Isidore Geoffrey Saint-Hilaire.

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I. — Histoire de la domination de l’homme sur le globe.


La position relative des édifices et des établissemens dans une ville comme Paris, quoique fortuite sans doute, recèle souvent des rapports d’idées si intimes, qu’on serait porté à y voir une intention providentielle. Ce n’est pas une circonstance indifférente pour le penseur que l’un de nos chemins de fer les plus importans, destiné à s’étendre très avant dans le pays et au-delà, soit venu s’annexer par la tête au Muséum d’histoire naturelle. Ces réflexions me prirent par un des derniers beaux jours d’octobre, quand j’errais çà et là dans le Jardin des Plantes, attendant l’heure du départ des convois pour Corbeil. Une sympathie qui date de l’enfance, m’attira toujours dans ce jardin, dont j’aime les silencieux détours. La science habite là de frais ombrages et de charmantes retraites. J’allais errant un peu au hasard sous les marronniers éclaircis, quand le lion captif m’appela par son rugissement. Cette grande voix me fit ressouvenir de la création animale. Je visitai successivement la ménagerie, l’ancien cabinet de Buffon, et le musée antédiluvien. J’avais la sous mes yeux trois époques, et, pour mieux dire, trois âges de la nature : — les animaux avant l’homme, les animaux dans la vie sauvage, les animaux à l’état de domesticité.

C’est toujours un contraste pénible quand, en sortant de ces belles allées d’arbres où le soleil se perd dans beaucoup de verdure, où chantent des biseaux innombrables, on entre dans les froides galeries du musée géologique, — la mort à côté de la vie.

Le règne animal a eu, comme le globe même que nous habitons, une période fabuleuse. La science, en réunissant les fragmens des mondes ensevelis, brisés, qui ont servi de théâtre aux créations primitives, commence à faire pénétrer quelque lumière dans ces âges de ténèbres : mais le voile qui couvre un ordre de faits si anciens et si mystérieux est loin d’être entièrement soulevé. La propriété qu’avait alors la substance même des couches de conserver les formes, — propriété qu’on pourrait nommer la mémoire du globe terrestre, et qui s’affaiblit comme celle de l’homme en vieillissant, — nous a seule sauvé de l’oubli quelques traces de ces premiers temps. Autant qu’on peut en juger sur de si frêles témoignages, l’enfance du règne animal a été une ère pénible et désastreuse. L’existence des individus, enveloppée dans la vie générale du globe, était sans cesse remise en question par des transformations meurtrières et des bouleversemens infinis. La nature de ces temps antédiluviens, c’est Saturne qui dévore ses enfans. Guerre avec les élémens ; guerre entre eux, voilà toute l’histoire des animaux qui vivaient à la surface de la terre ou dans les profondeurs de l’Océan. Le mouvement de l’univers ne présentait encore qu’une scène animée de destructions et de renouvellemens sans bornes : la vie et la mort luttaient ensemble à qui s’établirait sur les continents soulevés. Des combats effroyables, dont la trace s’est conservée parmi les dépouilles cles combat tans, ont signalé cet âge héroïque du règne animal, cette épopée de la nature que nous retrouvons écrite sur les pages du musée de géologie. Les choses en étaient là, quand, au milieu des épouvante mens du globe, une dernière fois naufragé, à la suite des luttes que se livraient entre eux les grands dépopulateurs aux formes monstrueuses et colossales, voici apparaître sur un coin imperceptible du globe un être faible et nu : l’homme.

C’est une opinion convenue que l’homme, au commencement, fa été établi le maître de tous les animaux qui avaient été créés avant son avènement sur le globe. Moïse nous représente Dieu tenant conseil en lui-même, et se disant dans sa sagesse qu’il a besoin d’un lieutenant pour présider aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, aux grands animaux et aux reptiles qui se remuent à la surface du monde terrestre. Associé par la pensée de son auteur à l’œuvre générale de la création, l’homme ne se montre point dès lors comme une créature de plus, mais comme le représentant de la toute-puissance qui a formé l’univers. Sans vouloir entrer, au point de vue religieux, dans l’interprétation d’un dogme redoutable, nous dirons que la science découvre plutôt sous ces images bibliques un idéal de l’avenir qu’une histoire du passé. Ce n’est point entre les mains de l’homme primitif, enveloppé et comme perdu dans les liens de la nature, que Dieu se décide à remettre ses pouvoirs ; ce n’est pas sur cet être faible, en guerre ouverte avec des forces incomparablement supérieures à la sienne, que le suprême auteur des choses se repose du soin de gouverner notre planète et de régler les destinées des animaux. Lorsque Dieu parle ainsi dans la Genèse, sa pensée, qui franchit les temps et qui voit toutes choses dans un moment éternel, embrasse d’avance les progrès futurs du genre humain, son âge viril et ses conquêtes pacifiques sur le globe. C’est aux peuples civilisés qu’il tient ce langage imposant : « Remplissez la terre et soumettez-la ! » C’est l’homme de l’avenir et du progrès que Dieu investit de son autorité, et auquel il passe en quelque sorte ses titres pour D’établir le contre-maître de la nature.

Le premier état de l’homme, à la surface du globe, ne fut pas la domination, ce fut la lutte. Dans les commence mens, la nécessité de réagir sur les élémens hostiles, de déplacer les masses inertes et de joindre entre elles certaines parties du territoire, divisées par des obstacles, lui fit inventer les premiers instrumens de travail. Presse, absorbé, enlacé dans la puissance matérielle des lois physiques, comme Hercule dans les plis et replis du serpent, il s’adressa d’abord à ses propres forces pour s’en dégager. Nous voyons, dans toutes les anciennes histoires et chez tous les peuples actuels qui ont conservé l’état primitif, les hommes convertir leurs semblables et se convertir eux-mêmes au besoin en véritables bêtes de somme. Dans l’antique Orient on se sert encore des esclaves, le long des fleuves, comme d’animaux de halage, pour tirer les bateaux. Trois cents malheureux Arabes, attelés par des conducteurs turcs qui les fouettaient jusqu’au sang, ont servi à faire marcher sur le Nil le bâtiment qui contenait notre obélisque de Luxor. C’est le premier âge, celui où l’homme remplace par ses propres bras et ses forces personnelles l’absence des autres moyens de transport, des autres forces motrices.

À mesure que l’homme sent sa dignité et que ses conquêtes intellectuelles se fondent, il cherche à se décharger de ses fatigues sur le règne animal. C’est le second âge. Atlas secoue alors ses bras nerveux pour rejeter le fardeau du monde qui l’opprime, et pour substituer enfin il ses épaules nues le dos des bêtes de somme. Les peuples ont choisi leurs premiers auxiliaires parmi les animaux chez lesquels la taille, la démarche et la force musculaire se trouvaient le mieux appropriés dès l’origine aux travaux pénibles. Ils se sont fait de la sorte un parti dans la nature pour vaincre la nature même, et se soustraire, par ce moyen, à l’accablante oppression du monde matériel.

La première fois qu’on entre dans un de ces musées de zoologie où l’art à trouvé le moyen de faire revivre en quelque sorte les dépouilles animales, en leur rendant leur forme et leur couleur, le regard est vaincu, ébloui, fasciné par l’inépuisable variété de la nature. L’imagination frappée rappelle à l’existence des milliers d’êtres, hôtes du globe, citoyens de la création, qui se pressent ici dans des cages de verre, et dont une méthode ingénieuse fait parler à la simple vue les caractères et les mœurs. Ces animaux sont contemporains de l’homme. Leur existence se rattache à la dernière transformation de la vie sur le globe terrestre ; quelques-uns ont même subi l’action directe du nouveau dominateur de la nature. Cette action qu’on nomme la domesticité, nous la retrouvons figurée à chaque instant dans le Jardin des Plantes. Faisons un pas de plus, engageons-nous sous ces taillis où la chèvre, le cheval, le lama, le chameau, le dromadaire, la poule, le faisan, entourés d’un léger treillage, accourent à la voix et, pour ainsi dire. À la main de l’homme. Nous touchons ici un terrain neutre ou l’histoire naturelle et l’économie politique se rencontrent. A mesure, en effet, que les animaux domestiques augmentent en nombre ou se développent instinctivement, l’homme ajoute aux facultés qui lui sont propres le secours de facultés nouvelles, à ses organes des organes plus nombreux et plus puissans, qui contribuent à étendre son action sur la nature et sa liberté. La mission de l’être intelligent sur le globe est de penser pour toutes les autres créatures qui ne pensent pas, de donner en quelque sorte sa volonté aux élémens, de se réfléchir lui-même sur toute la création avec ses facultés supérieures : Dieu a fait l’homme à son image pour que l’homme fit le monde à la sienne.

On comprend qu’une telle œuvre n’embrasse pas seulement un siècle, mais tous les siècles, mais la vie entière du genre humain. L’étendue même de cette œuvre la rend insaisissable pour l’individu. Chaque homme, enfermé dans un cercle d’années très rétréci, manque tout-à-fait des moyens de contrôle pour constater les changemens survenus à la surface du globe. Il faudrait pour cela une observation continuée pendant des siècles. On ne peut donc juger des modifications lentes que notre action fait subir à la matière, aux végétaux et aux animaux domestiques, autrement que par les yeux de l’esprit. Regardons autour de nous : l’état actuel des choses et la place de l’homme dans le monde ne nous démontrent-ils point l’existence de cette force en vertu de laquelle l’homme crée en sous-œuvre dans la création de Dieu ? Comment, parti de si bas, cet être faible, armé seulement de son intelligence, a-t-il fini par donner sa loi à la moitié de la nature vivante ? C’est là une vaste histoire qui mérite de rencontrer un jour son historien, et dont les pièces authentiques se trouvent, pour ainsi dire, répandues sur toute la terre.

Si nous n’imaginons pas que les choses aient jamais été à la surface du globe autrement qu’elles ne sont à cette heure, c’est la faute de notre existence qui est courte et de notre vue qui est bornée. Cette erreur étroite, fatale au développement de la science et de l’industrie, disparaît à mesure qu’on s’élève vers la sphère des faits généraux. La nature n’est point immobile. Sans doute la nature, livrée à elle-même, ne change plus guère depuis les dernières révolutions du globe ; mais il en est tout autrement quand la main de l’homme agit sur elle pour la modifier. L’état actuel de la création est la conséquence d’événemens très anciens et de conquêtes successives qui lui ont imprimé de siècle eu siècle notre forme et notre volonté. Le genre humain agit comme un seul homme à la surface de sa planète, mais comme un homme éternel, toujours mourant et renaissant, qui continue sans relâche son œuvre. La domesticité s’exerce sur les espèces animales, comme la culture sur les végétaux, pour les revêtir de propriétés et de facultés nouvelles. Il se produit de la sorte, dans l’économie animale, des changemens séculaires dont le résultat est de transformer l’instinct des bêtes en une sorte de reflet de l’intelligence humaine.

Si nous cherchons maintenant à mesurer la marche de cette action de l’homme sur la nature, nous verrons qu’elle il eu, comme tout le reste, des temps et des degrés qui se succèdent. Les animaux étant capables d’un véritable progrès, mais d’un progrès communiqué, d’un progrès passif, il en résulte que le développement des espèces domestiques suit partout le développement des sociétés. Les peuples peu avances ne possèdent qu’un très petit nombre d’animaux domestiques, et encore ils les possèdent mal, c’est-à-dire qu’ils ne savent en tirer que peu de services. Chez les Esquimaux, par exemple, le chien n’est utile qu’à conduire des traîneaux. Les peuples demi-sauvages n’ont réussi de la sorte à conquérir dans cet animal si sagace et capable de services si variés qu’un seul instinct, celui de la traction. Nous pouvons conclure de ce fait et de mille autres du même genre que l’homme a créé en quelque sorte une à une, lentement et à mesure qu’il avançait lui-même, toutes les manifestations de nos animaux domestiques.

Négligeons au reste ces degrés intermédiaires ; transportons-nous tout de suite dans notre société, et voyons où nous en sommes. Après avoir rendit justice à l’intelligence de l’homme et à ses éclatantes conquête quêtes sur lat nature, nous ne tarderons pas à reconnaître que ces conquêtes là sont encore très loin d’avoir atteint leur terme. Hercule n’a point achevé ses travaux ; il ne s’agit plus maintenant ; il est vrai, de détruire les monstres (le temps de la guerre avec la nature est passé), mais de les attirer en noire puissance et de les associer à notre œuvre. Promenons nos regards sur les espèces si variées qui couvrent la terre : c’est le plus petit nombre des animaux qui a reconnut l’homme pour son maître. Que dis-je ? c’est à peine si nous comptons quarante alliés parmi cette multitude d’êtres vivans qui ont été créés pour notre usage. Le reste défie notre humeur envahissante. Protégés les uns par les abîmes de l’Océan, les autres par l’immensité de l’air, ceux-ci par leur masse puissante, ceux-là par l’exiguïté de leur taille, tous ces sujets réfractaires ont échappé jusqu’ici à l’empire de l’homme pour rester sous le règne de la nature. Nous dominons, il est vrai, sur eux par la destruction ; presque tous ces animaux insoumis tombent en effet entre nos mains ; mais ils n’y laissent que leurs cadavres. La pêche et la chasse nous livrent la mer et la terre. Nous inventons chaque jour des instrumens inévitables pour nettoyer la surface du globe de tous les hôtes nuisibles ou pour nous emparer de dépouilles qui profitent au commerce. Cet état de choses violent ne ressemble en rien à la conquête ; c’est la lutte primitive qui continue. L’homme a seulement perfectionné avec le temps les armes d’une guerre où il est devenu le plus fort au moyen de son intelligence et de son industrie ; mais, encore une fois, tuer n’est pas régner. En voyant notre autorité si rétrécie sur le globe, on se demande par quelle illusion d’orgueil l’homme se proclame chaque jour fièrement le roi de tous les animaux. — Oh ! si les animaux savaient écrire !

Dans tout combat, il y a des morts et des prisonniers. Les animaux qui succombent vivans à nos attaques ou à nos artifices sont quelquefois traités en captifs, en prisonniers de guerre, et amenés comme tels dans des climats lointains où leur présence fait événement. La science ne regarde pas comme animaux domestiques ces grands carnassiers dont un luxe de roi étale la morne défaite dans nos ménageries. Les étroites loges, les barreaux de fer, les chaînes dont l’homme se sert ici pour maintenir sa victoire, annoncent bien qu’il a soumis la force et les mouvemens de ses esclaves, mais qu’il ne règne pas encore sur leur volonté. En effet, que la contrainte cesse, que la cage s’ouvre, et l’animal montrera bien vite par sa fuite qu’il appartient encore à l’état sauvage. Si quelques-uns de ces hôtes s’apprivoisent par hasard, c’est toujours une conquête peu sûre, dont les effets bornés à l’individu n’intéressent aucunement l’éducation de la race. Il existe sans doute dans les mœurs féroces de ces animaux un obstacle à la domesticité ; mais, il faut le dire, qu’a fait l’homme pour adoucir les instincts de ces superbes ennemis et pour les gagner à son service ? Il les enferme dans d’incommodes cages de fer ; il les condamne à l’isolement et à l’ennui ; il applique sur eux ce sauvage régime cellulaire qui irrite chez nos semblables, les passions cruelles et vindicatives. Comment un traitement qui abrutit l’homme même pour lequel l’intelligence est un don primitif de la nature ne dégraderait-il pas l’animal, où il n’existe presque rien qui n’ait été mis par la main de l’homme ? Aussi les hôtes de nos ménageries perdent ils tous plus qu’ils ne gagnent à notre commerce ; ils contractent dans cette dure captivité l’habitude du sommeil, seule consolation du prisonnier, et s’engourdissent sous nos yeux au lieu de s’instruire. Je cherche encore ici dans l’homme le roi de la nature, et je ne rencontre que son geôlier.

Passons maintenant aux animaux domestiques. Il n’est plus besoin de gêne ni de contrainte : ces derniers ne se soumettent pas, ils obéissent ; leur liberté n’est pas enchaînée, elle s’est rendue. Dans le commerce assidu de l’être intelligent avec les espèces originairement sauvages, éclate ce pouvoir de seconde formation qui fait vraiment de l’homme sur la terre l’image de la divinité. Il grave partout sa main ; il imprime sur le type même de l’animal des caractères que la nature n’avait point prévus ; il le crée en quelque sorte de nouveau. Dans cette entreprise souveraine, l’homme s’est proposé différens buts, selon la nature des espèces qu’il soumettait à son autorité. Il a demandé aux unes de satisfaire sa faim, aux autres de l’habiller. À d’autres encore de le servir. — L’instinct de l’alimentation étant chez l’homme une des forces les plus actives et les plus exigeantes, il a cherché avant tout dans les êtres vivans une nourriture, une proie. Les animaux domestiques alimentaires sont nombreux chez tous les peuples civilisés ; leur éducation est en outre l’objet d’études spéciales ; mais quelle éducation, grand Dieu ! L’homme, conseillé par ses besoins aveugles, n’écoutant que son estomac insatiable, a violé les lois de la beauté vis-à-vis de ces animaux pour en faire la matière de sa gloutonnerie ou de sa cupidité. La nature avait borné sagement l’appétit de chaque bête à sa conservation ; nous avons renversé cette limite. En les forçant en nourriture, pour jouir plus vite de leur mort, nous avons créé chez les hôtes de nos basses-cours une seconde faim ignoble, vorace, éternelle, qui a pour résultat de dégrader leurs formes primitives et d’avilir tous leurs instincts. Du sanglier, ce vaillant animal qui illustre les forêts, par son caractère martial, nous avons fait quelque chose de lourd, d’immonde, de stupide, qui n’a plus même de nom honnête dans notre langue. Dirons-nous, en outre, les procédés inouïs, les apprêts offensas dont un art cruellement raffiné se sert chaque jour pour accommoder toute la nature à la guise de notre sensualité ? Montrerons-nous l’homme mutilant les sexes pour obtenir dans ses volières un embonpoint artificiel, une chair plus exquise et plus agréable au goût ? Détaillerons-nous tous les supplices que sa main, délicatement barbare, impose à certains oiseaux de basse-cour, pour leur faire contracter des maladies chères à notre gourmandise ? Non ; jetons un voile sur cette partie de nos conquêtes. Notre faim a maîtrisé durement et bassement les animaux alimentaires. Que parlai-je d’ailleurs de faim ? Regardez-moi ce riche, au palais blasé, rongeant sans appétit, rongeant sans cesse le foie d’un malheureux oiseau gonflé par les tourmens de notre industrie ! — Prométhée est venge !

0 homme, voilà donc ton ouvrage ! voilà donc ce que tu as fait de ces êtres que Dieu t’avait donnés à garder et à embellir ! Les animaux alimentaires ont été donnés à l’homme pour que l’homme s’en nourrit : aussi bien, ce n’est pas l’usage que je blâme, mais l’excès, mais l’abus, mais cette recherche avide qui change, sous nos yeux, la scène animée de la création en une sorte de laboratoire destiné à assouvir nos convoitises. Une action si monstrueuse finirait par livrer le monde animal à la confusion, si des lois éternelles et inflexibles n’arrêtaient à temps la main du maître dans ces attentats.

L’amour du luxe et la cupidité ont, pour ainsi dire, créé la classe des animaux industriels[1]. Nous mettons sans cesse à contribution les plus petits êtres qui nous entourent : ici le commerce emprunte au ver à soie ce riche tombeau qui devient un des ornemens de la coquetterie ; la il dérobe à l’abeille cette cire dont une main ingénieuse pétrit un flambeau qui nous éclaire dans la nuit. Une partie de la nature travaille pour l’homme. Les instincts de ces insectes artisans appartiennent, il est vrai, à un degré trop inférieur de l’échelle animale pour que nous espérions les atteindre jamais.

Il existe d’autres animaux domestiques dont nous avons appliqué les forces à nos travaux ; ce sont les animaux auxiliaires. Ici la puissance humaine développe les êtres sans contredit ; elle a fait naître chez presque tous des facultés qui n’existaient pas à l’origine, et dont le germe, désormais héréditaire, forme comme un des ornemens, disons-mieux, comme une propriété de race. C’est beaucoup sans doute ; mais l’homme en ajoutant à ses propres forces de telles forces étrangères, mesure encore l’instinct de ses serviteurs à la stricte limite des besoins qu’il veut couvrir. Il n’a jamais consulté dans leur éducation que son égoïsme. Prenons pour exemple le cheval, ce précieux auxiliaire, sans lequel l’industrie, le commerce, les sociétés même de notre continent, n’existeraient pas. Je ne connais pas d’animal qui ait été plus façonné que celui-là à notre service. Nous avons réglé ses mouvemens, remplacé sa vitesse naturelle par une vitesse acquise, rompu sa volonté sous la nôtre et discipliné jusqu’à sa fougue pour en faire l’ornement du cavalier. Notre commerce a cultivé en lui la mémoire des lieux, de telle sorte qu’il pût nous servir à-la-fois de monture et de guide dans les endroits perdus. Nous l’avons attaché à des fardeaux énormes, dont nous avons su diminuer pour lui la pesanteur au moyen des lois de l’équilibre. Il s’est fait à ce nouveau service avec une obéissance admirable. On lui dit de tourner, et il tourne à droite ou à gauche ; il sait dégager de l’ornière, par un effort industrieux, la roue embourbée qui résiste, ou retenir le char emporté sur une pente glissante. Cette éducation n’a pas été l’affaire d’un jour. Des générations successives se sont transmis depuis des temps fort anciens la tâche de dompter le cheval sauvage. Ajoutant ainsi leurs travaux les unes à la suite des autres, elles ont formé une vaste chaîne de progrès, qui asservit si bien ce fier animal à nos instrumens de traction. Il est sans doute impossible dé méconnaître ici la puissance de l’homme, cet être à part qui fait sortir du sein même de la nature des forces et des manifestations nouvelles. Notre volonté a eu, comme celle de Dieu, son fiat lux ; elle a tiré du monde primitif un monde plus conforme à nos besoins. Cela fait, elle s’est reposée.

Il y a plus : non-seulement l’homme n’a développé chez le cheval et chez les autres animaux auxiliaires que deux ou trois instincts en rapport direct avec la nature de ses besoins ; mais, chose horrible à dire ! il a comprimé, détruit, mutilé chez ces pauvres êtres toutes les autres facultés dont il n’attendait pas de services. Goëthe, ce vaste génie, qui mêlait sans cesse la poésie avec la science, ne se montrait pas indifférent à cette question du progrès chez les animaux. Ayant rencontré un soir, au bord d’un champ de seigle, un cheval monté par un paysan en blouse, notre poëte rêveur vit l’animal curieux et pensif s’arrêter pour suivre de l’œil un enfant qui cueillait avec sa mère des coquelicots et des bluets le long de la route. Le rustre qui montait ce cheval distrait le frappa du fouet et le gourmanda en disant : « Voilà encore de ses caprices ! Ce maudit animal n’en fait pas d’autres : il faut qu’il regarde tout ; on jurerait qu’il veut s’instruire. Un peu plus, et il parlerait allemand comme l’ânesse de Balaam. » Goëthe, jugeant par ce seul trait de notre action abrutissante sur les animaux domestiques, s’écria : « Voilà un homme qui est la bête de sa bête ! »[2]

Les peuples civilisés ont été poussés à l’éducation des animaux par deux mobiles puissans, le besoin et l’attrait. Dans la conquête de toutes les espèces alimentaires industrielles ou auxiliaires, c’est le besoin qui nous a guidés ; mais vis-à-vis de celles dont nous n’attendions pas de services, vis-à des vis des animaux domestiques accessoires, c’est l’attrait. Cet attrait est lui-même un besoin, celui de la communication. Il entre dans la nature de l’homme de se donner, de faire participer non-seulement ses semblables, mais encore les animaux même, à sa vie, à son développement, à tout ce qu’il est. Dieu a mis un amour propre dans l’amour des autres. Il y a du plaisir, nous oserions presque dire il y a de l’égoïsme à élever jusqu’à soi les êtres inférieurs, à leur transmettre en quelque sorte de notre intelligence et de notre volonté. La nature a voulu qu’il en fût ainsi pour que celui qui a plus partageât avec celui qui a moins. Il n’est personne qui ne ressente une joie secrète du cœur et comme un noble sentiment d’orgueil, à se voir reconnu, suivi et aimé par un animal. C’est un empire, en effet, et qui plus est un empire moral, le seul en vérité dont l’homme puisse avoir le droit d’être fier. L’attrait étant à-la-fois plus noble et plus libéral que le besoin, il s’ensuit que les animaux inutiles sont précisément ceux auxquels nous avons le plus communiqué de notre influence, Les pays, les professions, les fortunes, ont ici marqué des différences infinies sur le moral et jusque sur la forme de ces êtres organisés. Les individus de telle espèce accessoire n’ont ni les mêmes habitudes, ni les mêmes goûts, qu’ils soient possédés par un homme ou par une femme. Ces derniers seront plus friands, plus casaniers, plus délicats, plus sensibles aux caresses et aux flatteries ; ils prendront, en un mot, le caractère de leur maîtresse. Les perroquets[3] de marquise, de lorette ou de dévote, qui vivent dans l’intimité du tête-à-tête, ont tous des mœurs assorties à leur condition. Le prodigieux succès du joli poème de Gresset, tient surtout au tact fin et délicat de l’auteur qui a su identifier son héros avec la nature des lieux dont Vert-Vert était l’élève.

Il faut le dire, cette éducation toute de luxe ou d’attrait se trouve jusqu’ici limitée à un très petit nombre d’espèces ; on peut donc la regarder comme de peu d’importance en fait, quoiqu’elle présage, selon nous, des conquêtes plus sérieuses pour notre industrie. Dans les commencemens, le besoin a été le premier, le plus fort et presque l’unique moteur de notre action sur les animaux. Il fallait que l’homme vécût, il fallait qu’il doublât ses forces par l’emploi des forces animales, avant de songer à satisfaire les nobles inspirations de sa nature.

Nous avons vu en résumé que la domesticité des animaux est jusqu’ici bornée et incomplète. Bornée, en ce qu’elle laisse en dehors de notre action une multitude d’espèces qu’il serait peut-être possible de soumettre : incomplète, en ce qu’elle n’a développé chez les animaux les plus anciennement domestiques qu’un très petit nombre d’instincts en rapport avec nos besoins les plus urgens. Nous pouvons ajouter que Père de la domination de l’homme sur la nature a été jusqu’ici une ère sauvage, féroce, absorbante, un âge de fer. Nous n’avons pas seulement usé du règne animal, nous en avons abusé ; non contens d’étendre aux espèces libres et sauvages cette dure loi du travail qui fait la grandeur des sociétés, nous les avons traitées comme des agens douloureux de notre puissance sur le globe, comme des instrumens que nous étions libres de ruiner et de détruire à notre fantaisie, puisque les animaux étaient notre propriété, notre chose. L’homme n’a respecté chez ces pauvres créatures ni les forces physiques, ni la sensibilité, ni même l’existence. Il n’a songé, en dehors de son intérêt privé, ni à leur développement, ni à leur éducation. Instruire les animaux, ce n’est point changer leur nature ; il existe entre l’homme et les autres êtres organisés des limites infranchissables ; mais c’est étendre de plus en plus leurs manifestations physiques et morales dans le cercle même que le créateur leur a tracé.

Si peu avancés que nous soyons dans cette œuvre, il ne faut ni déclamer contre le présent, ni désespérer de l’avenir. Le genre humain, ayant presque toujours vécu comme l’enfant sous la loi des instincts, s’est montré jusqu’ici, vis-à-vis des animaux, un animal lui-même. Il n’a demandé à son intelligence que la supériorité nécessaire pour réduire les espèces inférieures. Ses instincts ont fait le reste ; et, comme les instincts sont de leur nature féroces, aveugles, impitoyables, il a traité les brutes comme les brutes se traitent entre elles, durement et sauvagement. Il a absorbé. Cette ère de violence cessera ; la verge de fer que l’homme a étendue sur la nature vivante sera brisée. À mesure, en effet que l’intelligence dominera notre action sur les animaux, elle adoucira l’exercice d’une puissance qui a commencé par la force. Cet attrait moral qui nous porte sans cesse à nous communiquer, à nous multiplier en quelque sorte dans îles autres êtres, jouera son rôle et changera pour les animaux les conditions de la domesticité. Ces animaux ont été créés sans doute pour notre usage ; l’homme a le droit de s’en servir et de les faire contribuera ses besoins. Là ne s’arrête pas toutefois le fi caractère de notre influence. L’homme n’a pas été seulement institué le maître, mais encore le civilisateur tteur de la nature. Roi des animaux, il doit revêtir ses sujets des empreintes de son intelligence. Il a même son intérêt dans cette œuvre ; car plus il développe les instincts des êtres inférieurs, plus il étend sur eux ; sa conquête et augmente sa propriété. Le règne animal ut, au point de vue de l’économie domestique, un champ sur lequel la main de l’homme gène perpétuellement, et dont les générations qui se succèdent recueillent tour-à-tour les fruits.

C’est surtout par rapport à l’agriculture que les animaux domestiques doivent solliciter l’intérêt de l’économiste. Je ne n’arrêterai point à démontrer l’importance de ce premier des arts utiles. Si nous promenons un coup-d’œil à la surface du globe, nous verrons que la culture de la terre marque partout le degré d’avancement des races humaines. Le tracé de la charrue établit, pour ainsi dire, la ligne de démarcation entre l’état sauvage et l’état civilisé. Les peuples agricoles sont de la race d’Antée ; chaque fois que, renversé : par l’invasion ou par la tyrannie, ils touchent la terre, cette mère puissante répare aussitôt leurs forces, et on les voit se relever géans. La France est un de ces peuples ; c’est en tirant de son territoire des ressources toujours renaissantes qu’elle a fermé ses blessures après la guerre et repoussé chez elle la main des pouvoirs qui travaillaient à l’amoindrir.

Un bruit de cloche suspendit tout-à-coup le courant de mes idées. Je me rendis en toute hâte à l’entrée du débarcadère on voyait déjà monter dans le ciel une colonne de fumée noire et épaisse ; la cloche sonne de nouveau ; c’était le dernier signal du départ. Nous partîmes.

  1. Nous empruntons à M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire cette division des animaux domestiques en 1° alimentaires, 2° industriels, 3° auxiliaires, 4° accessoires.
  2. Je tiens cette anecdote d’un Allemand, ami de Goëthe.
  3. La science ne regarde pas le perroquet comme un animal domestique ; ou est convenu de réserver ce titre aux espèces qui se reproduisent aisément sous la domination de l’homme. Il ne suffit pas, pour qu’un animal devienne domestique, de conquérir les individus, il faut encore conquérir la race. Cet oiseau étant très répandu et très familier, nous avons pu néanmoins nous en servir comme d’un terme de comparaison.