Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle/Le musée de Gall

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Comptoir des Imprimeurs unis (tome 1p. 379-425).

IV. — Le musée de Gall.


Ce musée, c’est le monde. Le docteur Gall ne bornait pas sa science à remuer des crânes vides et des ossemens secs. Il étudiait particulièrement la manière dont les formes de la tête se présentent dans l’état de vie. La société qu’il avait devant les yeux était pour Gall une galerie de portraits animés dont il cherchait à déterminer le caractère. Notre savant a connu l’organisation de la plupart des hommes remarquables qui composent en quelque sorte dans ce moment-ci le sénat intellectuel de la France. Il nous a laissé sur presque tous des jugemens inédits qu’il est possible de recueillir de la bouche de ses amis. Quant à ceux qu’il n’a ni connus, ni appréciés, nous trouvons dans sa méthode les moyens de suppléer par nous-mêmes à la sagacité du maître. Nous allons donc chercher ce que Gall a pensé ou ce qu’il aurait pensé de quelques hommes du jour. Mais il est nécessaire pour cela de se faire une idée juste de son système et des bases sur lesquelles s’exerçait cette merveilleuse finesse d’observation, qui semblait chez le docteur Gall un sens particulier.

Avant Gall, une certaine école avait placé dans la sensation, autrement dit dans le système nerveux périphérique, le siège de toutes nos connaissances. Le médecin allemand soumit cette opinion à son examen et la convainquit d’erreur. Il reconnut tout d’abord que, chez plusieurs hommes doués de talens considérables, les sens extérieurs étaient dans un grand état de faiblesse. Les plus hautes facultés du peintre et du musicien sont quelquefois associées à une vue courte et à une oreille obtuse. Beethoven était sourd, il n’en aimait pas moins dans sa vieillesse à se mettre au piano ; les sons qu’il tirait de l’instrument ne pouvaient parvenir à son oreille fermée ; il lui arrivait même quelquefois de ne faire parler aucune note, quand il jouait : le bruit était en lui-même. Un M. Devoyer, qui passait du temps de Gall pour un connaisseur en peinture, avait la vue si courte qu’il jugeait l’effet des tableaux à travers une lorgnette. Notre savant eut en outre connaissance d’un libraire d’Augsbourg, né aveugle, qui, au moyen d’un sens interne, avait quelques notions précises des couleurs et en déterminait l’harmonie avec exactitude. À Dublin, Spurzheim rencontra un homme qui aimait les arts mécaniques et le dessin, surtout celui du paysage, mais qui fut obligé de renoncer à la peinture parce qu’il ne pouvait pas reconnaître le rouge d’avec le vert. Il aurait peint sans le savoir des arbres rouges : jugez du bel effet ! Nous avons devant nous, au numéro 73 de la collection de Gall, le masque anonyme d’un très fort mathématicien qui confondait toutes les nuances des couleurs. Les gammes que parcourt la lumière en montant ou en descendant d’un ton à un autre étaient pour lui insaisissables : aussi ne concevait-il pas qu’on pût trouver de l’harmonie dans la peinture. Cependant ces deux hommes avaient les yeux parfaitement sains. De tels faits, plusieurs fois renouvelés, convainquirent Gall et Spurzheim que la sphère d’activité immédiate de l’ouie ou de la vue était de transmettre au cerveau les sons et les couleurs, mais nullement d’en apprécier les rapports. Ils se refusaient de même à placer le talent pour un art dans l’adresse manuelle de l’artiste exécuteur. Lessing avant eux n’avait pas craint d’avancer que Raphaël eût été le plus grand peintre, quand même il serait né sans mains. De très bons dessinateurs sont fort maladroits, et la plupart ont une mauvaise écriture. La musique ne réside pas davantage dans l’instrument vocal que la nature a donné à l’homme. Beaucoup de très grands compositeurs chantent faux. La faculté de saisir les harmonies des sons est si indépendante de la voix, que les amateurs se plaisent à lire dans le silence les idées de la musique. Une preuve encore que le talent n’est pas dans la main qui exécute, c’est que, les doigts manquant, l’individu invente au besoin d’autres membres supplémentaires. On connaît de nos jours cet artiste né sans mains, qui se sert de son pied pour peindre. Un maître de l’école française, paralysé de la main droite, exécute de la main gauche l’un doses meilleurs tableaux, qu’on peut voir dans le chœur de Notre-Dame. Le cabinet du Jardin du Roi possède le masque d’un soldat musicien, qui, après l’amputation d’un bras, imagina une mécanique au moyen de laquelle il se servit de sa flûte comme au temps où il jouissait de ses deux bras. Tous ces faits amenèrent le docteur Gall à la conclusion suivante : l’homme n’est pas né peintre ou musicien parce qu’il si des mains ou de la voix, mais la nature lui a donné des mains et de la voix pour le mettre en état de manifester au-dehors ses facultés intérieures.

Selon la doctrine que Gall venit de trouver en défaut, l’homme était tributaire, par les sens, du monde extérieur : il en recevait le germe de toutes ses facultés. Le docteur, pour combattre cette seconds erreur, eut recours de nouveau a l’expérience. Il s’adressa d’abord aux animaux, ces naïfs enfans de la bonne nature, qui n’ont aucun intérêt à tromper. Que vit-il ? Des oiseaux chanteurs, élevés à dessein dans un nid d’oiseaux muets, isolés avec soin de toute éducation musicale quelconque, se prenaient, un beau jour, à faire des roulades fort longues, dès que l’âge avait développé les forces vocales de leur gosier. Ces petits êtres avaient donc la musique en eux-mêmes. Gall remonta des animaux aux hommes. Même cause, mêmes résultats. Plusieurs musiciens de son temps avaient deviné, comme les oiseaux chanteurs, des accords que leurs oreilles n’avaient jamais entendus. À peine Haendel eut-il commencé à parler, qu’il essaya de composer des airs. Son père éloigna de la maison tous les instrumens de musique, mais l’enfant trouva moyen de s’exercer à cet art sans maître et sans instrumens. De tels exemples ne sont pas rares. On nous racontait dernièrement l’histoire d’un enfant champenois qui, tourmenté par l’instinct de la musique, et n’ayant autour de lui aucune occasion de le satisfaire, imagina tout seul d’improviser un instrument avec son sabot sur l’ouverture duquel il tendit des cordes sonores. L’enfant s’apprit de la sorte à jouer du violon sans autre maître que la nature, et devint un ménétrier fort renommé dans le pays. — Les autres arts se révèlent de même par une sorte de seconde vue. Nous avons connu un enfant d’ouvrier qui, avant de savoir marcher, figurait des bons hommes sur une table avec son doigt mouillé de salive. Cette disposition grandit avec l’âge : sans avoir jamais fréquenté aucune école, il inventa de lui-même successivement le dessin, le coloris et la peinture. Vous pouvez voir, dans le cabinet de Gall, le masque d’un autre enfant de six ans doué d’un talent remarquable. Il faisait des caricatures fort ingénieuses avec des feuilles de papier qu’il découpait aussi vite que si le dessin de ces figures eût été tracé d’avance. Le docteur Gall rencontra de même la faculté poétique chez de jeunes pâtres allemands qui ne savaient pas lire. Voltaire composait des vers à sept ans. Béranger, privé de toute éducation classique, chantait au hasard ses immortelles chansons sans trop savoir ce qu’il faisait. Tout le monde est d’avis d’ailleurs que la réflexion ne suffit pas à découvrir les lois d’un art. L’étude ne supplée guère davantage aux moyens innés, même pour ce qui est de la science. La plupart des savans et des mathématiciens fameux ont été entraînés à de belles découvertes par le seul courant de leur nature. Herschell avait l’inquiétude de ce qui se passait au-dessus de sa tête dans le ciel étoilé, long-temps avant d’avoir eu commerce avec aucun livre d’astronomie. Plus tard, reconnaissant l’insuffisance de ses yeux pour suivre les mouvemens de ces grands corps imperceptibles, et trop pauvre pour acheter un télescope, il inventa lui-même ces merveilleuses lunettes et ces machines qui ont tant contribué à sa gloire. Que dire de la sœur de ce grand astronome qui, sans avoir étudié, inventa l’art de prédire l’arrivée des comètes ? À peine le jeune Vaucanson a-t-il regardé le mouvement d’une pendule à travers la fente de son étui, qu’il fait une pendule en bois sans autre outil qu’un mauvais couteau. À douze ans, Pascal avait recommencé de lui-même, sans aucun livre, une partie des mathématiques.

Gall accepta ces faits en les expliquant par son système. Le chant est, suivant l’inventeur de la phrénologie, le son naturel que rend un être organisé pour la musique, comme la poésie et la peinture sont le mouvement instinctif de l’âme en rapport avec le sens de l’idéal ou du coloris. Une telle manière de voir réduit considérablement l’influence du milieu extérieur sur les ouvrages des maîtres. Le peintre, le poète, le musicien, sont bien plus portés, selon le docteur allemand, à transformer l’univers dans leur individualité qu’à reproduire exactement l’image des choses. Chaque artiste réalise avec l’ensemble de ses facultés un monde différent du monde sensible, puisqu’il y ajoute sa pensée, sa volonté, son génie. Le docteur Gall trouvait dans cette force créatrice, interne, la raison des mille variétés infinies qui distinguent les ouvrages d’art. Tel peintre voit clair, tel autre sombre. Comparez entre eux les tableaux des maîtres qui ont eu la prétention d’imiter la nature, et vous trouverez que la nature chez eux est de toutes les couleurs. Pour M. Ingres, la lumière ne se lève pas la même que pour M. Eugène Delacroix. La raison de cela ? c’est que si ces deux artistes sont pourvus de sens de relation à-peu-près semblables, chacun d’eux a en soi-même une faculté spéciale, une seconde vision pour ainsi dire, qui réagit sur les yeux pour atténuer ou pour exagérer la couleur des objets présens. En vain chercherait-on dans les influences géographiques la raison de cette forme charnue et plantureuse, dont Rubens nous a laissé le modèle dans ses tableaux : le maître néerlandais avait vécu fort longtemps en Italie, il avait eu sous les yeux le même ciel et les mêmes femmes que Raphaël. C’est donc toujours par l’organisation intime du peintre, qu’il faut s’expliquer cette force indomptable, dont l’effet est de modifier la nature et de l’accommoder au caractère de l’homme.

Le docteur Spurzheim avait rencontré de son côté un curieux exemple de l’indépendance de nos facultés, sur un jeune Écossais, nommée Jacques Mitchel. Cet individu était né sourd-muet et aveugle. Privé des deux principaux sens de relation, un tel être se trouvait infiniment peu en commerce avec le monde extérieur. D’après les idées de Condillac, on l’eût préjugé jugé idiot. Il n’en était rien. Jacques Mitchel donnait, au contraire, des signes nombreux d’intelligence. Cet aveugle-né avait le sens de la construction ; on le vit plus d’une fois bâtir, en manière de jeu, des cabanes avec des morceaux de tourbe dans lesquels il laissait des ouvertures pour imiter des fenêtres. Toutes ses actions indiquaient du raisonnement et des connaissances naturelles. Un jour il rencontre, sur la route, un homme à cheval. Mitchel s’arrête ; après un moment de réflexion, il touche le cheval, parait l’avoir reconnu et à l’instant fait signe au cavalier de descendre. Celui-ci obéit étonné. Mitchel conduit le cheval à l’écurie, lui ôte la selle et la bride, lui donne de l’avoine à manger, se retire, ferme la porte, et met la clé dans sa poche. Ce cheval avait été acheté à la mère du jeune Mitchel quelques semaines auparavant, par un étranger. Notre pauvre infirme, pour lequel la vie n’était que nuit et silence, semblait néanmoins tenir à la conserver. Ayant remarqué qu’on ensevelissait les morts avant de les mettre en terre, il refusait de coucher dans des draps quand il était malade, et s’inquiétait quand on chauffait des linges blancs à ses côtés. La première fois qu’il eut le sentiment de notre destruction fut le jour qu’il touche un homme mort (c’était son père) ; il se retira effrayé et avec précipitation. Depuis lors, le signe dont il se servait pour exprimer notre fin suprême était de descendre lentement sa main vers la terre.

L’action des sens extérieurs une fois exclue comme cause dominante de nos facultés, le docteur Gall crut découvrir dans le cerveau le principe et le siège de toutes les manifestations intellectuelles de l’homme. Sans nier les influences que l’âme reçoit du dehors par les sensations, il soutenait que la communication de l’individu avec l’univers était surtout limitée par ses organes encéphaliques. Le monde commence pour chaque être, on le cerveau commence, et finit où le cerveau finit. Ce grand physiologiste était d’avis que nos actions, nos pensées, nos sentimens, notre manière de voir et de juger, sont enchaînés aux lois immuables de notre nature. Le soleil sortirait plutôt de son orbite, que l’homme ne sortirait du cercle tracé par son organisation. L’éducation développe avec le temps les puissances contenues dans le cerveau ; mais pour les créer, jamais. Cette doctrine donne un démenti formel au système de l’égalité des intelligences. Si, d’un côté, tous les hommes sont égaux devant la science, en tant qu’hommes, ils sont tous différens par les moyens d’action qui leur ont été départis. L’ensemble des facultés est circonscrit d’avance dans chaque individu, au point juste où Dieu a voulu l’arrêter. Gall ajoutait, au grand scandale du monde savant, que cette destination particulière à chacun était inscrite en caractères visibles sur la boîte osseuse du cerveau. Le crâne était, aux yeux du docteur allemand, un blason sur lequel la nature a marqué de sa main puissante les quartiers de noblesse de tous ses enfans. Cette noblesse-là est indélébile, car elle vient de Dieu et elle va à la société qui ne pourrait jamais subsister sans elle. C’est la variété nécessaire à l’unité de la race humaine.

Avant le docteur Gall, on avait coutume d’appliquer aux hommes connus par des œuvres d’art les termes vagues de talent et de génie. Notre novateur enseigna que le talent et le génie se modifiaient eux-mêmes selon la nature des impressions. Tel homme est né artiste : mais l’absence entière des facultés réflectives le condamne à n’exprimer, durant toute sa vie, que la forme extérieure des objets ; tel autre est né penseur, mais l’extrême faiblesse des organes de relation le rend incapable de revêtir ses idées avec les images du monde sensible ; ce sera un de ces esprits obscurs, arides et nus dont le style refuse toujours de condescendre à l’imagination de ses lecteurs. Les dispositions de l’esprit les plus heureuses peuvent être comme suspendues dans leur activité par les moindres lacunes du système cérébral. Celui-ci semble né en même temps poète par les sens et poète par l’esprit ; il pourrait fournir une individualité forte ; mais il manque de ce que les phrénologues ont nommé l’organe de l’estime de soi : or, faute de croire suffisamment en lui-même, il s’appuiera sans cesse aux autres et retombera, quoi qu’il fasse, sous le joug de l’imitation. Ce n’est encore, originalité lui manquant, qu’un esprit de second ordre. On voit que le talent et le génie ne peuvent avoir de place marquée sur la tête de l’homme ; ils résultent l’un et l’autre de la combinaison de nos facultés. Ce système de la différence des caractères et des talens, fondée sur la différence infinie des constitutions, avait amené la critique de Gall à une grande tolérance morale. Notre docteur se tenait dans le sentiment de chaque fécondité ; on ne le voyait pas adresser au figuier le reproche de ne donner que des figues et exhorter la rose à passer aux odeurs du lis. Le premier dogme de sa religion scientifique était que l’horizon intellectuel et moral de chaque homme se trouvant circonscrit par ses organes, il faut expliquer le talent d’un poète, d’un musicien ou d’un peintre par les caractères de sa nature, l’y ramener sans cesse tout en stimulant chez lui les facultés supérieures et en les exhortant à prendre la direction des facultés inférieures : telle était la critique dont Gall voulait substituer l’usage à l’ancienne manière étroite et puérile des écoles.

À la fin de ses cours, le professeur avait coutume de faire entrevoir les conséquences de sa découverte dans l’avenir. L’aptitude de chaque homme, s’écriait-il dans son enthousiasme, étant distinctement connue, on pourra sans crainte l’employer aux charges qui lui sont destinées d’avance par la nature. Le travail, dépouillé de toute contrainte, cessera dès-lors d’être une gêne et un fardeau pour devenir l’exercice normal de facultés innées auxquelles le repos, au contraire, est une fatigue. Les gouvernements se serviront de la révélation de l’homme moral, de plus en plus transparent, pour ouvrir aux natures excentriques la sphène d’activité que réclame leur inquiétude. Les chefs d’institution, au moyen des signes de la tête, développeront chacun de leurs élèves dans le sentiment particulier de sa nature. Les généraux d’armée, avec cette connaissance, régleront leur ordre de bataille sur le caractère de leurs soldats. Les jurés trouveront dans le crâne de l’homme mis en cause des renseignemens pour établir l’aveu ou le désaveu de sa faute. Les accusés exerceront à leur tour les récusations sur le plus ou moins de capacité de leurs juges, rendue visible par les formes de la tête. — La nouvelle science n’entraînait rien moins, on le voit, qu’une société nouvelle. Si la phrénologie avait acquis le degré de certitude qui lui manque encore, nul doute que ce moyen d’action sur le monde ne fût incalculable ; mais, comme tous les inventeurs, Gall s’exagérait à lui-même la portée morale de sa découverte. Les lois qui régissent la nature humaine ont-elles la régularité périodique des lois qui régissent le mouvement des corps célestes ? Sera-t-il permis à la science de prédire les événemens historiques avec cette exactitude acquise qui annonce d’avance l’arrivée des éclipses et l’apparition des comètes ? Nous ne le croyons guère. Il y aura toujours, au jugement porté sur les individus et à la prévision de leurs destinées plus ou moins libres ; des obstacles que la science de Gall ni celle de tout autre, ne pourra vaincre. Les hommes deviennent grands par divers côtes imprévus ; quelques uns se font remarquer dans les arts par des défauts naturels élevés à une certaine puissance. La santé chez plusieurs, la maladie chez d’autres, détermine la condition physique de leur supériorité. Henri Heine nous a raconté l’histoire d’un célèbre Allemand valétudinaire que les médecins et les voyages avaient guéri jusqu’à le rendre bête. Mirabeau malade n’eût plus été que la moitié de Mirabeau. Pascal, sain et bien portant, n’aurait sans doute pas jeté une à une ces sublimes pensées où l’on retrouve à chaque ligne la trace d’un esprit alarmé sous la main fébrile de l’angoisse. M. de Lamennais, dont la vie entière n’a guère été qu’une longue souffrance nerveuse, doit beaucoup, comme écrivain, à ce martyre intérieur. Il ne faut pas oublier que la perle fine, la perle d’Orient, se forme au fond de la mer dans l’écaille de l’huître par suite d’une maladie de ce mollusque. Tout le monde sait, en outre, que l’esprit d’un homme est jusqu’à un certain point tributaire du milieu dans lequel il s’exerce. La nature fournit l’organisation, la société en détermine l’emploi, d’où il arrive que souvent des dispositions très énergiques sont demeurées stériles faute d’avoir rencontré dans le monde le centre de leur activité. On a beau être doué de grands moyens et s’arranger pour les faire paraître, si les circonstances n’arrivent point, ces moyens agissent sur le vide, et voilà le grand homme manqué.

Il serait impossible de calculer en détail les mille et une conditions qui modifient la tendance naturelle de chaque homme. Nous savons tous que l’esprit d’un auteur dépend à certains jours de la pluie ou du soleil et de toute autre circonstance aussi mesquine. Le bourdonnement d’une mouche empêchait Pascal de réfléchir. Il est donc évident que le rôle intellectuel de chaque individu ne saurait se reconnaître toujours, d’une manière absolue, par les signes de la tête et encore moins par la forme empreinte au cerveau de l’enfant. La méthode qui consiste à rapprocher le crâne des hommes vivans du crâne des hommes célèbres qui ont vécu, pour y trouver des points de comparaison et en tirer des conjectures, est encore plus vicieuse. D’abord il n’y a pas deux cerveaux conformés exactement de la même manière, et les moindres différences sur quelques organes retentissent, en vertu d’une grande loi de solidarité, sur tout l’ensemble de l’organisation. Ensuite, il faut tenir compte de ce fait important, que ces hommes-là ont vécu dans un autre siècle que le nôtre et sous d’autres formes sociales. Qui peut fixer au juste où s’arrête l’influence de son temps sur le génie d’un poète, d’un orateur, d’un philosophe ? Qui peut dire ce que seraient de nos jours Corneille, Bossuet, Descartes ? Il est hors de doute que des époques différentes donneraient aux mêmes facultés des impulsions tout-à-fait imprévues. Sans absorber précisément la nature de l’individu mort, le mouvement de la société, qui varie et se renouvelle de siècle en siècle, lui imprimerait à coup sûr, si cet individu-là pouvait renaître, des changemens qui le rendraient presque méconnaissable. Tout homme porte sur ses facultés le poids de son siècle. Il faut donc toujours avoir en vue dans le jugement qu’on prononce sur un individu célèbre les forces primitives fournies par la nature, et les influences extérieures par lesquelles ces forces ont été infléchies, modifiées. De toutes ces causes d’action si diverses et si compliquées, dont l’ensemble paraît défier le jugement du phrénologue, s’ensuit-il en définitive que ce jugement soit impossible ? Nous ne disons pas cela ; la science fait éclater successivement les cercles arbitraires dans lesquels l’obstination étroite de quelques hommes avait voulu l’emprisonner. L’impossible est un mot qui ne tient pas devant les progrès de l’humanité. Il restera bien toujours un certain voile sur les desseins de la nature et sur ceux de la Providence ; mais que ce voile soit destiné à s’éclaircir d’âge en âge, à mesure que l’homme se montrera plus digne de telles révélations, c’est ce que rien ne contredit et ce que nous voulons espérer.

Pour le présent, la science de Gall n’est encore qu’une vaste tentative arrivée à un certain succès. Le système de la localisation des organes, qui sert de base à toute la phrénologie, ne repose pas jusqu’ici, il s’en faut de beaucoup, sur une certitude inébranlable. Nous avons déjà rapporté de nombreuses observations en sa faveur : on pourrait citer aussi bien d’autres faits qui le combattent. Vrai ou faux il n’en contient pas moins une analyse délicate des talens qui font les artistes.

Ce système explique assez bien chez certaines natures déterminées la présence d’une ou deux facultés solitaires. Un grand paysagiste de ce temps-ci, médiocre sur tout le reste, ayant approché sa tête d’un oracle de la science, en reçut cette réponse : « Toi, tu es un mirage incarné. » Tous les artistes connus par une spécialité forte ont-ils confirmé dans ces dernières années les remarques de Gall sur la position et la saillie des organes autour de l’arcade sourcilière ? Le front de Paganini présentait, dit-on, un tel développement à l’endroit où le docteur allemand avait placé le siège de la musique, que les enfans aux-mêmes en étaient étonnée et lui demandaient naïvement s’il ne s’était pas fait en tombant cette bosse-là. MM. Eugène Delacroix et Decamps ont l’organe du coloris très accusé ; M. Ingres prononce, au contraire, celui de la configuration, qui produit, comme on sait, les grands dessinateurs. Le docteur Gall avait rencontré, de son vivant, le sens de l’espace fortement indiqué sur la tête de Meyer, auteur du roman de Diana Sore. Tantôt cet homme allait d’une maison de campagne à l’autre, tantôt il s’attachait à quelque homme riche pour faire des voyages de long cours. La vie sédentaire et fixe lui était insupportable. Dans ses accès d’humeur vagabonde, il lui arrivait même quelquefois de partir soudainement, poussé qu’il était dans l’espace par le démon de sa nature. Il rapportait, à son retour, un souvenir extraordinaire des lieux qu’il avait vus. — Ce Meyer revit, dans notre charmant voyageur, Gérard de Nerval. Le talent de quelques jeunes écrivains s’explique très bien par la forme de leur tête. M. Théophile Gautier est remarquablement organisé pour recevoir et pour traduire les impressions du monde extérieur. La faiblesse du sens auquel cette disposition s’adresse pour se mettre en rapport avec les objets, contribue encore à en modifier le caractère. L’organe de la mémoire des lieux et des choses, en grande puissance, coïncide chez lui avec une vue faible et troublée. Il en résulte que les objets sensibles prennent au fond de son cerveau certaines formes exagérées et fantastiques dont l’effet passe ensuite dans le style. Le siège du coloris, très indiqué sur Parc du sourcil, achève de donner à sa manière une tournure originale qui tient autant du peintre que de l’écrivain ; et comme l’organe de la configuration est fort, autant du statuaire que du peintre. La mémoire, ou pour mieux dire, le sens des mots, a déterminé, par un développement considérable, sa vocation du côté de la littérature. Il est curieux de comparer un front de poëte au front beaucoup plus pauvre des vaudevillistes et des auteurs dramatiques. Ces derniers prononcent, plus ou moins, à notre connaissance le siège d’un instinct que Spurzheim nommait dans son néologisme barbare sécrétivité. Cet organe, dont la fonction est le penchants cacher, à combiner des moyens ténébreux, est particulièrement utile au théâtre pour nouer et pour dénouer cet écheveau d’intrigues qu’on nomme une action dramatique. M. Soullé accuse un assez grand développement de cet organe. Il se retrouve, mais uni cette fois à des facultés ardentes sur la tête de M. Alexandre Dumas. Le tempérament nerveux du mulâtre coïncide chez lui avec une imagination chaude, un esprit de saillie remarquable, et le sens de l’espace ; c’est sans doute à cette disposition mêlée que nous devons les impressions de voyage. La force et la santé physiques ne sont pas non plus indifférentes, chez un auteur, à la nature gaie ou triste de son talent. « Ce que je fais est amusant, disait un jour devant nous l’auteur de Monte-Christo, cela tient à ce que je me porte bien. » — Nous avons souvent entendu louer ou blâmer l’esprit d’analyse qui règne dans les romans de M. de Balzac. Qualité ou défaut, il n’est pas au pouvoir de cet écrivain de changer de manière ; c’est sa constitution qui le veut ainsi. Le front de M. de Balzac, sur lequel siége une grande puissance morale, détache en vigueur une faculté diversement nommée et mal définie dans les livres de Gall, mais dont la force primitive est de disséquer les impressions du monde extérieur et du monde psychologique. Si nous quittons la sphère de l’imagination pour les régions plus sévères de l’histoire, nous trouverons sur le front de M. Augustin Thierry le sens de la mémoire des faits et celui du temps, qui mettent l’homme en rapport avec le passé et le font vivre, pour ainsi dire, en arrière dans des époques mortes.

Il ne faut pas chanter trop haut les résultats flatteurs de cette première statistique de nos célébrités, on ne saurait disconvenir que la phrénologie ne rencontre, malgré tout, des objections graves. Lorsque l’on en vient à lever l’écorce osseuse qui recouvre le cerveau de l’homme, on ne trouve plus sous le crâne qu’une masse à-peu-près homogène, renflée çà et là de circonvolutions vagues dans lesquelles on ne saurait reconnaître aucune trace d’organes particuliers. Les travaux entrepris depuis la mort de Broussais en anatomie semblent amener la science vers cette conclusion fatale aux découvertes de Gall : le cerveau est un comme l’homme est un. La topographie de nos facultés, dont le docteur allemand avait fait le fondement de son système, reposerait, à ce nouveau point de vue, sur des bases superficielles. La phrénologie ne serait encore qu’une science conjecturale, une science de sentiment : fondée dès-lors tout entière sur des observations empiriques, elle n’aurait d’autre valeur, jusqu’ici du moins, que celle d’un fait occulte, mystérieux, qu’il est impossible de ramener à sa véritable cause. Les exemples nombreux et irrécusables de force divinatoire donnés par Gall et par ses disciples seraient plutôt attribués à un instinct particulier qu’à la valeur des procédés de l’école ; comme ces musiciens nés qui arrivent avec une mauvaise méthode à produire des sons justes et convenables. Le sort de telles connaissances, auxquelles manque une base positive, est de se voir admises ou rejetées sans examen, suivant que les adversaires ou les partisans de la doctrine ont plus ou moins le sens intime des choses révélées. Le toucher du crâne demande particulièrement chez celui qui l’exerce un sens phrénologique. Il y a des yeux et des mains incapables, malgré plusieurs années d’exercice, de suivre exactement les ondulations fugitives que présente la tête de l’homme. Il y a des esprits qui ne savent jamais ramener les variétés infinies d’un caractère à quelques forces primitives. La phrénologie pourrait donc bien être destinée à demeurer une science individuelle : il existe des phrénologues lucides, comme il y a des somnambules lucides. C’est un don de grâce, une seconde vue. Ceux qui en sont privés augurent au moyen des lumières que leur fournit l’étude des têtes de plâtre, mais cette divination factice ne supplée jamais à l’instinct naturel. La science de Gall exige, comme celle de Mesmer, une véritable foi chez ceux qui l’embrassent. Cette foi n’est elle-même que la faculté dévolue à certains, refusée à d’autres, de saisir les rapports entre les formes de la tête et les caractères qu’elles expriment.

Parmi les détracteurs intéressés du système de Gall, outre l’absence du sens phrénologique, plusieurs n’ont d’autre motif d’incrédulité que leur propre ignorance et leur maladresse. On en trouve encore qui se déclarent dans le monde les adversaires aveugles et inflexibles de la phrénologie par des raisons secrètes d’amour-propre. On a dit que Gall avait inventé son système des facultés organiques, parce qu’il avait la tête vaste et haute : il serait non moins juste de dire que d’autres combattent ce système, parce qu’ils ont la tête étroite et basse. Un homme du monde, très pauvrement organisé, célèbre par d’anciennes bonnes fortunes, maître déjà émérite aux jeux de l’amour et du hasard, affichait, un jour, la prétention d’étudier le système de Gall. Il avait entendu parler à un de ses amis de faits extraordinaires. Notre papillon éventé, qui grillait d’apporter sa tête vide à la lumière de la science, n’attendait plus que cette épreuve, nous disait-il, pour se ranger au nombre des disciples de Gall. Un médecin phrénologue, homme de mérite, devait lui toucher le crâne et tirer l’horoscope de ses facultés. Nous pensâmes que si l’on ne flattait pas le portrait moral de notre individu, le système de Gall et de Spurzheim courait grand risque d’avoir tort à ses yeux. Ce que nous avions pensé arriva. L’ayant rencontré plus tard dans le monde, nous lui demandâmes des nouvelles de la phrénologie : « Chimère, nous répondit-il ; charlatanisme ! mensonge ! Je ne comprends pas comment on peut croire à ces rêveries-là. » La phrénologie avait vu trop clair.

Le mouvement de la science, qui la renouvelle sans cesse, imprimera sans doute à la découverte de Gall de nombreuses modifications ; peut-être même la transformera-t-il tout entière ; mais, quoi qu’il arrive, son principe, restera. Ceux qui soutiennent que l’intelligence n’a aucune marque visible dans la conformation de la tête manquent à coup sûr du sens observateur. Dieu n’a pas jeté dans le même moule le cerveau de l’homme de génie et celui de l’idiot. Pour peu qu’on regarde autour de soi, on est frappé de la différence des crânes humains, aussi dissemblables entre eux que le sont les feuilles des bois. Or la nature, économe de ses peines, quoique si riche en créations innombrables, ne produit guère de formes spéciales sans y attacher une fonction particulière. Elle emploie bien à la construction de la tête chez tous les individus les mêmes matériaux ; mais sa féconde main les arrange selon des variétés inépuisables. C’est dans cette perpétuelle métamorphose que réside le secret des divers degrés de l’intelligence chez l’homme et chez les animaux. Que le cerveau soit un organe unique, comme la science incline de nos jours à le penser, ou une réunion d’organes composés entre eux, comme le croyait Gall, la localisation inventée par lui, vraie ou fausse, n’en aura pas moins rendu quelques services à la science de l’homme, en contribuant à déterminer les formes de la tête qui sont en rapport avec certaines dispositions de l’esprit.

Le docteur Gall faisait remarquer sur la tête de l’Apollon du Belvédère, regardée de son temps comme le type de la beauté antique, que le front était trop bas et trop étroit pour loger une âme divine. L’artiste, ajoutait-il, aurait dû donner au dieu de la poésie une capacité cérébrale où l’intelligence fût au moins possible. Il pensait de même de la Vénus de Médicis. Aucune femme, si elle est sage, n’enviera cette figure charmante, terminée par une petite tête incompatible avec les dons sévères de l’esprit. Tout ce qu’il y a à dire, c’est que ces formes de tête sont en rapport avec l’idéal sensuel et borné que les païens se faisaient de la beauté même chez les dieux. Tous les poètes anciens parlent de la petitesse du front comme d’une perfection singulière chez leurs maîtresses. L’abbé Winckelmann, qui voulait appliquer les principes de l’antiquité à l’art moderne, reprochait aux peintres et aux statuaires de son temps de donner trop de front à leurs figures[1]. Or, ces artistes ne faisaient que suivre en cela la nature qu’ils avaient sous les yeux. Le front paraît s’être élevé avec le spiritualisme chrétien. Gall avait coutume de comparer cette tête de l’Apollon grec aux images de la beauté nouvelle, et notamment la tête de Jésus-Christ, dont la tradition semble avoir conservé le caractère. Il faisait voir sur les portraits du Sauveur des hommes, l’élévation prodigieuse des régions affectées à la justice, au sentiment religieux, et à la croyance d’un monde surnaturel. Le front du Christ, tel que nous le retrouvons sur les plus anciennes peintures et tel que la tradition nous l’a conservé d’âge en âge, depuis saint Luc, est d’une forme ogivale qui convient admirablement au type de beauté évangélique. Ce modèle, inconnu de l’antiquité, passa peu-à-peu dans l’art. Le docteur Gall aurait pu dire que l’idéal et la nature avaient changé depuis tantôt deux mille ans ; le Christ a imprimé la forme de sa tête à l’humanité. L’ampleur et l’élévation des contours du crâne, loin de sembler maintenant une difformité, sont devenues chez l’homme et même chez la femme le signe visible de l’intelligence, sans laquelle il n’existera jamais de beauté parfaite.

La tête de tous les hommes remarquables, à notre connaissance, est jetée sur de grandes proportions. Dans tous les portraits de MM. Villemain, Arago, David (d’Angers), Quinet, Michelet, Thiers, Cousin, de Rémusat, où la ressemblance a été conservée, le crâne présente un volume considérable. Quelques artistes, entraînés à voir par les idées de Gall, ont, il est vrai, exagéré dans ces derniers temps les formes raisonnables et possibles de la nature. Le front qu’on donne à M. Victor Hugo, nom seulement sur ses charges, mais même sur ses portraits sérieux, ne serait pas devant la science le front d’un grand homme ; mais celui d’un hydrocéphale. Un cerveau enflé à ce point ne contiendrait pas du génie ; mais de l’eau[2]. Le poète, Dieu merci ! n’a pas la tête construite sur ces dimensions extravagantes et maladives. Son front d’un beau style, bien ouvert, haut, sans excès, décrit une légère inclinaison en arrière qui est surtout visible de profil. En science, le front n’est d’ailleurs pas cette partie découverte de cheveux qui surmonte la figure ; de beaux développemens des lobes antérieurs du cerveau s’étendent quelquefois sous la végétation qui les couvre. Qui ne devine chez M. Léon Gozlan de vastes contours dissimulés par l’épaisse forêt de cheveux noirs, qui ombragent toute sa figure ? Souvent le siège de la pensée se plaît à se couvrir ainsi d’un voile : le talent aurait-il donc sa pudeur comme la beauté ? Le docteur Gall voulait voir une intention morale dans le soin que prend la nature de découvrir avec les années les parties nobles et élevées du crâne, tandis que chez les vieillards elle maintient toujours le derrière et la base de la tête, siéges des penchans animaux, cachés sous un reste de cheveux blancs. La tête de l’homme ne se dépouille avec le temps que pour mieux révéler aux yeux les plans sévères et intellectuels qui la constituent à l’image de Dieux. On voit luire un reflet de cette majesté sénile sur la voûte immense du crâne chauve de Béranger.

Quand le front est amené en avant, il y a, selon Gall, prédominance des facultés réflectives. Cette conformation est frappante chez de Lamennais, ce petit grand homme tout en tête. La masse du front raide et escarpé comme un mur laisse entrevoir, sous de puissantes facultés philosophiques, les grâces sévères d’une imagination toujours soumise au jugement. La tête serrée aux coins indique l’absence des sentimens égoïstes, en même temps que la prodigieuse élévation du sommet annonce un caractère inflexible, une probité ombrageuse et une austère croyance des choses à venir. Le peu d’élévation et de volume de ce corps frêle, de ce roseau pensant, que le vent de la maladie abaisse et relève tour-à-tour, ajoute encore à la force d’exercice du cerveau, qui se trouve porté d’un seul élan vers le travail continuel de l’esprit. Ceux qui connaissent M. de Lamennais ne sauraient trop s’étonner de cette infatigable activité de tête, qui lui permet de suivre sans relâche le fil de ses pensées à travers les sentiers les plus âpres et les plus divers. Une sensibilité nerveuse extrême, qui va dans certains cas jusqu’à l’irritabilité, accentue toutes les nuances de ce caractère puissant, et donne à son style une empreinte tour-à-tour si onctueuse et si amère. Quelqu’un s’étonnait, un jour, de voir de telles pages attendrissantes et poétiques sortir de la tête de ce petit homme sec. Nous lui répondîmes de considérer la vigne dont le bois frêle, aride et nu, donne le plus beau et le plus succulent des fruits. La littérature paraît aujourd’hui divisée entre deux écoles rivales et intolérantes, dont l’une représente surtout le spiritualisme, et l’autre le matérialisme dans le style. On peut préjuger, par la seule organisation de M. de Lamennais, la place qu’il tient dans cette lutte. L’auteur de l’Essai sur l’indifférence voit la nature en lui-même : il la voit dans cette création intérieure que la pensée de l’homme réalise, vaste et idéale comme elle, comme elle flottante entre l’âme et Dieu. Les impressions du milieu extérieur se gravent lentement et tardivement dans le cerveau de M. de Lamennais presque sans le secours des sens et par le mouvement même de ses idées. En 1833, M. de Lamennais était passé devant l’Italie, comme devant un songe : il n’avait vu dans cette contrée de soleil, de monumens et de splendeurs profanes, profanes, qu’une grande question religieuse. Dix ans plus tard, étant en prison, il repassait dans ces lieux enchantés avec ravissement : « Je commence à voir l’Italie, disait-il à ses amis ; c’est un pays admirable ! » Il est à remarquer d’ailleurs que M. de Lamennais a de mauvais yeux ; sa faible vue ne soulève qu’à la longue et par un sens interne le voile abaissé entre lui et le monde extérieur. L’absence de tous les instincts charnels sur le cerveau amené en avant achève d’expliquer cette austère chasteté de style, qui emprunte toujours ses images à la nature morale. Nous ne reparlerons pas du sentiment religieux que Gall avait constaté et dont le siège domine toute cette forte tête comme ces églises dont le clocher ardu couronne les anciennes villes du moyen âge.

De l’organisation de M. de Lamennais il est curieux de rapprocher celle de M. Victor Hugo. Ces deux hommes ne se touchent guère que par des contrastes. Nous retrouvons précisément dans leur nature différente le caractère particulier de leur génie. La tête de M. Victor Hugo, à part la puissance lyrique, dont Gall n’aurait pas manqué de trouver l’empreinte dans l’élévation de l’organe des idées poétiques, et qui existe en effet à un degré si supérieur chez l’auteur des Rayons et des Ombres, indique surtout la prédominance des organes qui, toujours selon Gall, s’emparent du monde visible. Quoique le haut du front ne manque certes ni de grandeur, ni d’idéal, ni de rêverie, on sent que la grande puissance est à la base. Selon le maître de la phrénologie, l’auteur de Notre-Dame de Paris devrait à l’avancement de l’arcade sourcilière, modelée chez lui par les organes de la configuration, de la mémoire des lieux et du coloris, cette incroyable et souveraine faculté de description que nul ne lui conteste. Cette force intérieure du cerveau est secondée encore par une vue extraordinaire. M. Victor Hugo, encore enfant, allait se promener avec son père sur les buttes de Montmartre ; du haut de ces entassemens naturels, il suivait avec ses yeux, mieux qu’avec un télescope, les détails les plus éloignés de la grande ville étendue à ses pieds. À cette rare intensité de lumière visuelle se rapporte sans aucun doute, l’art quelquefois minutieux avec lequel il décrit d’une manière vive et frappante, les objets extérieurs, sans faire grâce des moindres détails. Un tel regard illimité, joint à une faculté primitive du cerveau, très forte, pour saisir les tableaux de la nature, explique surtout le style éclatant, sculptural et pittoresque de l’auteur des Orientales. Cette faculté dominante a imprimé son caractère à toutes les autres ; dans l’ode, dans le roman et sur la scène, M. Victor Hugo est toujours demeuré le poëte de la forme par excellence. Dans ses drames et dans ses livres, M. Victor Hugo fait en outre sur une grande échelle un usage très fréquent d’un procédé de style que les anciennes rhétoriques nomment accumulation. Il enrôle au service de ses intentions une masse d’idées et de mots : anciens, nouveaux, nobles, vulgaires, graves, comiques, il les prend tous, il les concentre tous sur un point culminant de son œuvre. Ceci fait, il s’avance en belliqueux contre le spectateur dérouté ; après une première attaque, il en tente une seconde, puis une troisième, et revient encore à la charge avec toutes ses forces, comme dans la fameuse scène de Lucrèce Borgia, jusqu’à ce que le spectateur écrasé, soumis et irrité à-la fois, se rende malgré lui aux applaudissemens. C’est dans la fermeté, dont le siège est très prononcé sur la tête de M. Victor Hugo, que Gall aurait placé cette puissance morale qui rassemble à un moment donné ses satellites, et convoque pour ainsi dire dans le cerveau de l’homme le congrès de toutes ses facultés.

Les créations de l’homme sont comme celles : le Dieu, à son image. C’est une loi reconnue par Gall lui-même qu’on peut refaire dans plus d’un cas la tête d’un poëte sur le caractère des êtres imaginaires dont il a inventé le type. Un grand artiste de nos amis n’avait jamais vu M. de Chateaubriand, lors-qu’après une lecture de Réné il dessina lui-même d’inspiration les principaux contours de la tête de cet, écrivain célèbre. La faculté de l’idéal combinée avec le dogme chrétien en souffrance a produit chez le père de l’école moderne ce vague des passions, ce sentiment mélancolique, inquiet, sans but, qu’on peut appeler le mal de l’avenir et de l’infini. Notre artiste eut occasion de comparer plus tard la tête qu’il avait pressentie avec selle qui était l’ouvrage de la nature, et il la trouva d’accord sur tous les points essentiels. Un argument en faveur de la phrénologie, c’est que le front des hommes supérieurs qui ont entre eux des rapports (l’intelligence est jeté à-peu-près près sur le même modèle. La tête de M. de Lamartine offre des traits de parenté avec celle de M. de Chàteaubriand. C’est la même noblesse dans les ligues du front, la même élévation, la même poésie. Il y a des frères selon le sang et des frères selon l’intelligence : l’auteur du Génie du Christianisme et celui de Jocelyn se tiennent par les liens d’une organisation vaguement semblable. Ce sont les deux frères de lait d’une même muse. Il faudrait d’ailleurs bien se garder de juger la tête de M. de Châteaubriand par ce qu’elle est à présent. Le temps, qui détruit tout, déprime et détériore avec l’âge les formes les plus solides du crâne. De toutes les ruines, la tête de l’homme est la plus précoce et la plus méconnaissable. La masse du cerveaux s’affaisse en vieillissant, se racornit, s’altère, en un mot, avec le crâne, que Gall définit une empreinte du cerveau. « A mon âge, écrivait M. de Châteaubriand, ayant la conscience de cette caducité des organes, la tête de l’homme ne conserve plus assez de vie pour qu’on puisse la confier à la toile. » M. de Lamartine est au contraire dans toute la verdeur de son été littéraire ; il doit à son heureuse organisation de réunir ces deux titres, regardés jusqu’ici comme solitaires : grand poëte, grand orateur. Ce qui domine comme caractère singulier dans le front de M. de Lamartine, c’est la ligne infinie de l’idéal unie à une personnalité flottante. Cette tête fait pour cela même le désespoir des sculpteurs, qui échouent presque tous à la* faire passer dans le marbre. Un autre front de vrai poëte conçu par Dieu à-peu-près sur le même modèle, avec un développement très fort des plans horizontaux d’où dérive la fantaisie, c’est celui de M. Alfred de Musset. On peut encore rapprocher de cette famille poétique M. Jules Sandeau, ce délicat penseur, cet écrivain charmant. Les lignes de son crâne, découvert de si bonne heure, par le hâle des travaux littéraires, sont aussi pures que les lignes de son style. Je n’ai jamais vu jusqu’ici le vrai talent, séparé d’une tête intelligente et bien construite. M. Arsène Houssaye porte le caractère de sa poésie sur son front d’une coupe aussi rêveuse qu’élégante et fine.

on trouve un curieux exemple d’analogie entre l’organisation d’un homme et le caractère de ses ouvrages sur le crâne de Jean La Fontaine, conservé dans l’ancien cabinet de Gall. Notre grand fabuliste unit à des facultés intellectuelles et poétiques très fortes une masse d’instincts animaux qui expliquent la nature des acteurs qu’il met en scène dans ses compositions. Les mêmes plans, modifiés par d’autres organes, se rencontrent sur la tête de l’auteur des Iambes, dont la brutalité lyrique excelle surtout dans les hyperboles du genre de la Curée. Cette conformation n’est pas moins sensible sur la fête du sculpteur Barrye, qui présente avec la tête des animaux dont il reproduit si admirablement le caractère quelques traits de ressemblance indubitable. Le docteur Gall ajoutait que tous ces artistes transforment les penchans des êtres inférieurs et les élèvent jusqu’à l’intelligence au moyen des facultés qui leur ont été données en plus : il y a de l’animal chez l’homme, mais il n’y a pas de l’homme chez les animaux.

Nous trouvons ces mêmes rapports très nettement exprimés sur la tête de quelques naturalistes de vocation qui semblaient avoir un sens particulier pour deviner les mœurs des animaux les moins connus. Souvent même ces caractères du crâne se perpétuent indélébiles dans les familles avec les propriétés qui en sont la suite. Le Jardin des Plantes nous offre un exemple de ces facultés héréditaires transmises de génération en génération. Quelques noms bien connus figurent depuis près de deux siècles dans la science. Celui de Geoffroy Saint-Hilaire est, pour ainsi dire, consacré par la légitimité du temps. Le grand duel académique entre Cuvier et M, Geoffrey Saint-Hilaire, dans lequel intervint la grave et solennelle figure de Gœthe, s’explique très bien par la nature phrénologique des deux savane adversaires. La tête de Cuvier avait près de vingt-deux pouces de circonférence, la plus vaste dimension qu’il soit : donné à l’homme d’acquérir. Le docteur Gall attribuait au volume considérable du cerveau, non-seulement la supériorité de George Cuvier en histoire naturelle, mais encore cette forte capacité intellectuelle qui le mettait à même de saisir et de combiner entre eux un grand nombre de faits étrangers à la science[3]. Le siège de toutes les mémoires était largement indiqué qué sur ce front vaste. Aussi bien la tête de ce naturaliste fameux présentait-elle l’image d’un grand muséum où tous les produits de la nature venaient se ranger avec ordre dans les organes établis par Gall, comme dans autant de casiers. M. Geoffroy Saint-Hilaire était moins bien organisé pour toutes les qualités tés positives qui concourent à la méthode, au jugement, à la précision ; mais il avait de plus que son accablant rival les facultés intellectuelles d’où dérive le génie philosophique et investigateur. Il imprima avec ces forces supérieures de son cerveau un mouvement à la science vers les idées générales. Cuvier, ne sachant comment définir ce sens intuitif, cette infatigable recherche des causes, cette secrète intelligence des harmonies de la nature, qu’il reconnaissait malgré lui dans son éminent adversaire, s’avisa de le traiter malicieusement de poète. M. Geoffroy Saint-Hilaire eut la faiblesse de s’en affliger. À notre avis, l’injure était un éloge. Poète, chez les anciens, voulait dire créateur, et, selon la belle remarque de Bossuet, il faut avoir en soi « quelque étincelle du génie ouvrier qui a fait le monde » pour comprendre et expliquer dignement la création de Dieu.

La tête des poètes et des savans n’est pas encore celle des philosophes ; la nature varie sans cesse le moule sur la pensée et la pensée sur le moule. M. Pierre Leroux, ce panthéiste moderne, porte comme Charles Fourier, les vingt sept organes de la phrénologie — les vingt-sept dieux de la fable — sur la grande circonférence de son crâne, ouvert à tout.

Nous avons raconté ailleurs la résistance de Napoléon au système de Gall. De son vivant, l’empereur n’avait jamais voulu souffrir que la main du docteur Gall ou de tout autre arrivât jusqu’à sa tête. On eût dit qu’il désirait cacher à ses contemporains, comme autrefois Samson, le secret de sa force. Joséphine, plus curieuse (elle était femme), se ménagea une entrevue avec le maître de la nouvelle science chez le peintre Gérard ; mais elle eut soin de cacher, et pour cause, à son despote mari cette démarche téméraire. On n’avait donc, pour juger la tête de Napoléon, que les images de l’art et le souvenir qu’elle avait laissé dans l’esprit du peuple. Le docteur Gall s’était plaint à plusieurs fois de la faute que commettaient les artistes modernes : « Ils laissaient la tête de Napoléon dans sa proportion naturelle, mais, pour établir un équilibre conforme à leurs idées, ils la plaçaient sur un corps colossal. » Dans ses cours publics, le maître avait pour habitude de montrer le crâne du général Wurmser, qui commandait en qualité de feld-maréchal les armées autrichiennes, défaites dans toute l’Italie par le général Bonaparte. L’organe du courage était considérable sur la tête de Wurmser ; il en avait donné dans des occasions extrêmes des preuves réitérées. Gall faisait remarquer à ce sujet que si le général allemand fut souvent battu par le général français, c’est que Bonaparte l’emportait de beaucoup en intelligence. Il racontait l’anecdote suivante : un jour, tous les généraux réunis dans l’antichambre de l’empereur, trouvèrent son chapeau sur une console. Chacun l’essaya à son tour ; or, sur toutes ces épaules de colosses, il ne se trouva pas une tête qui pût remplir le petit chapeau. Cette coiffure, que Napoléon préférait même à la couronne, — sans doute parce qu’elle était moins lourde, — est la seule qui soit restée dans la mémoire du peuple. Nous avons vu nous-même un de ces petits chapeaux conservé dans le cabinet d’un amateur ; sa partie inférieure présentait une circonférence d’un peu plus de vingt-deux pouces et une ligne. On ne saurait pourtant rien conclure de cette capacité relativement au contour de la tête qui l’emplissait., Napoléon, comme tous les hommes qui exercent beaucoup leur cerveau, avait le crâne très mince et très sensible ; il ne portait que des chapeaux fort larges, encore avait-il soin de les briser avec le genou et de les poser seulement sur la partie antérieure de la tête.

Napoléon a comme tous les grands hommes deux figures, l’une réelle que la nature lui avait donnée, l’autre idéale, qui s’est formée depuis un demi-siècle dans l’imagination du peuple. C’est cette dernière qui ressemble davantage, si par ressemblance on entend la relation des formes de la tête avec le caractère de l’homme qu’elles expriment. Le sentiment général se représente la tête héroïque de Napoléon sous trois caractères différens qui répondent à ses changemens de fortune. Il y a d’abord celle du général Bonaparte, de ce Corse aux cheveux plats, au front inquiet, orageux et prédestiné, sorte de cratère âpre et sauvage où bouillonne la lave d’un avenir sans bornes. La figure, par sa maigreur, par l’audace du regard, par l’ambition infinie de la lèvre supérieure gonflée, accompagne à merveille ce front en mal de l’empire du monde. Nous avons ensuite la tête du premier consul. Cette nouvelle phase de sa destinée imprime à la figure de Napoléon Bonaparte un type nouveau qui a passé dans les ouvrages mêmes des artistes. Le front est plus calme, quoique encore soucieux ; les lignes en sont moins heurtées, moins attirées en hauteur, moins turbulentes ; les contours de la tête s’élargissent, la figure dessine un ovale plus plein, une majesté infinie commence à se répandre sur ces traits dominateurs. Enfin apparaît la tête de l’empereur. Ces différentes métamorphoses extérieures du grand homme ressemblent aux aspects croissans de l’astre des nuits. Rien de vaste au monde, de complet et de souverain, comme l’ensemble du buste de Napoléon ; l’ambition satisfaite, la plénitude de la grandeur et de la force se lisent sur ce crâne arrondi :


…Ce crâne fait au moule
    Du globe impérial !


À ces trois têtes gravées dans la mémoire des multitudes, nous en ajouterons une quatrième. C’est celle dont le docteur Antomarchi nous a envoyé l’image en plâtre. Cette dernière ajoute aux précédentes les caractères suprêmes de l’exil et de la mort : l’exil y a mis sa tristesse, la mort y a imprimé sa sainteté. Lavater avait déjà remarqué avant Gall que la mort frappe le visage de l’homme d’une certaine beauté étrange et incomparable. La tête de Napoléon mort est sublime ; on y admire une harmonie et une pureté de lignes inconnues sur le front de Napoléon vivant. Nous n’avons jamais considéré cette empreinte sans nous sentir ému ; ce front si douloureusement calme, ce front qui porte la marque d’un martyre de méditation et de génie, ce front sur lequel la couronne n’a laissé que des meurtrissures, est tout ce que nous connaissons de plus grand et de plus triste au monde. La résignation fatale du visage, la souffrance morale visible sur ces yeux éteints, sur ce nez si douloureux, sur ces lèvres admirables, tout cela est d’une beauté sans nom qui attendrit et qui fait penser. Il n’y a place devant cette ruine solennelle que pour le recueillement et le silence. Ce masque dit tout par lui-même, ce masque est l’Eli Lamasabactani de Sainte-Hélène.

Venons maintenant au jugement froid et méthodique de la phrénologie sur ce précieux reste. L’empereur mort, les recherches des sectateurs et des adversaires de Gall se portèrent à la tête de Napoléon, comme à la plus vaste individualité des temps modernes. Malheureusement le masque enlevé par les mains du docteur Antomarchi sur le visage impérial du défunt laisse beaucoup à désirer. Il paraît que ce docteur était peu familiarisé avec les procédés de moulage dont l’emploi est aujourd’hui si facile. Quoi qu’il en soit de son inexpérience, le masque en plâtre dont il nous devait communication, s’arrête précisément sur le haut de la tête à l’organe de l’idéalité. Quelques ennemis du tyran profitèrent de cette lacune pour refuser à Napoléon le génie des choses intellectuelles, et pour ne voir dans la conformation de sa tête qu’une énorme puissance d’action. Le front de Napoléon, par ce qu’on en voit sur son masque, est en effet celui d’un homme merveilleusement organisé dans la sphère des facultés positives. D’autres soutiennent que si l’organe des idées poétiques et intuitives ne marque pas sur ce plâtre, il est néanmoins facile, par la direction des lignes, de conjecturer que le siège en était considérable. Le cercueil voyageur descendit depuis six ans dans les caves de l’Hôtel-des-Invalides pourrait seul finir ce débat ; mais, outre que ce cercueil tient son secret précieusement enfermé, l’ouverture des planches redoutables n’apprendrait rien qu’il ne soit facile d’expliquer. Quoique la vie de cet homme ait été avant tout une vie d’action, quoique nous reconnaissions surtout en lui le poëte du sabre, il est impossible de dénier la faculté de l’idéal à deux événemens historiques de la vie de Napoléon, deux éclairs de l’âme, sa campagne d’Égypte et son amour avec Joséphine. Il s’est rencontré en médecine un critique habile pour faire de la tête de Napoléon une réfutation du système de Gall. Quoi qu’il en soit de la puissance de ses attaques, il n’en reste pas moins curieux d’étudier phrénologiquement cette tête souveraine. Les facultés, peu accusées sur le front de l’empereur, comme par exemple le sens musical, sont précisément celles qu’il avait le moins. Il résulte en somme des caractères fournis par la tête de Napoléon sinon un homme égal devant la science à ce que Napoléon fut dans l’histoire, au moins une personnalité très forte, que les événemens ont encore étendue et renforcée. On a remarqué que, bilieux et nerveux, il avait reçu de la nature le tempérament qui concourt le mieux à l’activité du cerveau. Napoléon, comme tous les grands hommes, imprima son tempérament à son siècle. Il incarna dans les autres ce démon du mouvement qui était dans ses organes. Le monde de son temps fut agité par les mêmes instincts et les mêmes impétuosités fougueuses qui travaillaient cet homme-roi. Il n’y a pas jusqu’à la petite taille de Napoléon, qui, combinée avec le volume considérable de sa tête, ne fût une circonstance favorable à l’exercice de ses facultés. Il semblait lui-même avoir le sentiment de cette force physiologique. Un jour qu’il avait besoin de consulter un livre de sa bibliothèque, Napoléon leva la main pour l’atteindre. Un courtisan, Mortier, intervint et dit : « Laissez-moi faire, sire, je suis plus grand que vous. » L’empereur répondit avec un sourire : « Dites plus long. » Alexandre-le-Grand était petit.

Il est bon de faire observer que le masque du docteur Antomarchi a été moulé sur un crâne déjà affaissé par l’exil, par la maladie et par les chagrins : nous n’avons pas l’empreinte de la tête de Napoléon dans son temps d’exaltation et de puissance. Ce que nous avons n’est qu’une ruine, mais c’est une ruine monumentale, sur laquelle on découvre, en y regardant de près, le génie au rêve écroulé. Peut-être une grandeur de plus s’attache-t-elle du reste à la morne et fatale décadence de ce crâne auguste sous lequel résida vingt ans la pensée du monde.

On voit qu’ici comme ailleurs la phrénologie a un fond solide, sur lequel on s’est sans doute trop hâté de bâtir et d’élever des constructions imaginaires, mais qui résistera, je crois, à tous les tremblemens de terre de la science. Il me paraît surtout important de réagir, à cette heure, contre la direction matérialiste que les successeurs de Gall ont donnée à sa doctrine. Le maître unissait de si près l’âme au cerveau, que le principe immortel de notre nature finissait par s’y effacer. Chez ses élèves, il n’en est plus même question ; l’organe seul décide du phénomène, l’organe est tout. Il est triste de voir en quelles mains est tombé l’héritage de Gall : des mouleurs de crânes, des charlatans, des diseuses de bonne aventure, des esprits courts, bornés à une classification aride. Ce n’est pas en mesurant les degrés de latitude du crâne à l’aide d’un instrument, en numérotant les parties divisées, redivisées, subdivisées encore, qu’ils arriveront à surprendre les secrets de ce viscère dans lequel Dieu a caché le mystère de l’intelligence humaine. Il serait temps que la science phrénologique remontât à un sentiment plus digne et plus élevé de la nature. Quant aux esprits distingués de la médecine qui suivent en physiologie des voies plus larges, ils ont à souffrir de la jalousie de leurs confrères, et rencontrent encore plus haut d’autres obstacles. Les académies savantes devraient pourtant bien se rassurer sur les suites révolutionnaires du système de Gall ou de tout autre système qui rattache les manifestations de l’âme au jeu des organes. Toutes les fois qu’une nouvelle idée se produit dans le monde, il semble qu’elle va tout ébranler à jamais, tout renverser. Il n’en est rien. Les anciennes croyances, un instant menacées, reprennent peu-à-peu leur base autour de la nouvelle doctrine, calme et debout. Il en est de cela comme du soulèvement de ces hautes montagnes que les géologues assignent pour cause au déluge : un instant la terre manqua d’être troublée et submergée, mais bientôt les eaux émues rentrèrent dans leurs limites, et il ne demeura dans la suite rien d’un tel désordre que le spectacle grandiose et inconnu de ces nouveaux monumens de la nature.

Je me défie, et pour cause, des histoires que la phrénologie fait courir dans ses recueils ou ses journaux. Voici toutefois un exemple qui montre que le sens divinateur des formes du crâne ne s’est point éteint avec le docteur Gall. Le fait suivant se passa dans le midi aux environs de Valence. On était alors en 1833. M. D…, homme de lettres du pays, était à dîner dans un petit village nommé les Granges. On lui annonça en entrant la présence d’un nouveau convive officier supérieur. C’était un homme décoré, d’assez fière mine et de bonnes manières. Il causait bien et paraissait avoir beaucoup voyagé, Pendant le repas la conversation fut amenée sur le terrain de Lavater et de Gall. M. D… était connu pour un de leurs plus fervens adeptes. L’étranger donna son avis : « Je ne crois pas, monsieur, à votre prétendue science. Il n’y a rien de trompeur comme les dehors. Tenez, moi qui vous parle, moi qui ai eu la vie la plus agitée qui se puisse voir, je vous porte le défi de dire qui je suis. » Le phrénologue se défendit de son mieux, et demanda à tenir secrète son opinion. L’étranger insista. Alors la science tentée et provoquée jeta sa sentence ; M. D…, poussé à bout, regarda l’homme entre les deux yeux et lui dit : « Monsieur, vous avez la plus malheureuse organisation que j’aie jamais vue ; vous avez été ou vous serez un assassin. » Là-dessus chacun de se récrier et de se lever de table avec tumulte. L’étranger sourit et fit bonne contenance. M. D… rejeta la faute de son jugement un peu cru, sur le système de Lavater et de Gall, dont il n’avait fait qu’appliquer les règles à la figure de l’étranger. — Trois jours après un homme était arrêté à Valence. Un vol commis dans un hôtel garni avait fait reconnaître dans l’étranger un ancien forçat nommé Robert Saint-Clair. Il y avait plusieurs années que la police avait perdu ses traces. Robert Saint-Clair qui était parvenu à s’enfuir du bagne, avait commis, depuis son évasion, deux assassinats. Ce meurtrier fut exécuté à Versailles. Au fond de son cachot il demanda à revoir le petit homme noir qui lui avait si bien dit la vérité. M. D… refusa de se rendre à la prison du condamné. En montant sur l’échafaud, Robert Saint-Clair s’arrêta et, se tournant vers le groupe sinistre qui l’accompagnait : « C’est égal, j’aurais voulu, dit-il, parler à cet homme avant de mourir ; il m’a presque fait croire à quelque chose. » — Cette histoire, passablement transformée, a peut-être fourni le sujet d’un beau drame qui s’est fait applaudir, il y a quelques années, à l’Ambigu-Comique et dont M. Félix Pyat était l’auteur. Le hasard m’a procuré dernièrement sur les caractères du fait des témoignages que j’ai tout lieu de croire véridiques. Faut-il maintenant faire honneur de cette sûreté de coup-d’œil et de présage à l’excellence de la méthode, ou à la pénétration naturelle de celui qui l’appliqua dans cette circonstance ? C’est toujours la même question qui revient ; il est temps de la résoudre dans une conclusion rapide.

Raconter l’histoire de mes recherches, de mes incertitudes, il faut dire le mot, de mes variations en phrénologie, ce sera donner la mesure de l’inconsistance du système de Gall. Je m’étais approché du principe de la localisation des facultés, sans répugnance, mais en doutant. Le doute fit place, avec le temps, à une sorte de conviction en faveur des idées phrénologiques, quand, ayant appliqué la méthode de Gall sur les têtes d’hommes connus par des dispositions d’esprit et des spécialités fortes, je trouvai assez constamment chez eux le signe extérieur du talent que j’y cherchais. Ces heureux essais ne tinrent pas devant l’anatomie du cerveau. Plus tard, quand j’eus soulevé la boîte osseuse, et que j’eus plongé mes regards avec le scalpel dans l’organe de l’intelligence humaine, je sentis en quelque sorte, sous mes doigts, toute la phrénologie s’évanouir. Amant de la vérité, j’eus beau appeler à mon secours les procédés de Gall et de ses successeurs ; rien n’y fit : une nouvelle physiologie commençait à sortir pour moi des profondeurs mises à nu du cerveau de l’homme. Plus je continuai, depuis deux ans surtout, ce travail minutieux d’analyse, séparant un à un les élémens de l’encéphale, moins je trouvai de fondement anatomique à cette science d’artiste qui m’avait d’abord à-peu-près séduit. L’anatomie sérieuse repousse l’idée de plusieurs organes enclavés, pour ainsi dire, dans un seul ; elle repousse le fait admis légèrement par les phrénologues, que toute saillie du crâne recouvre une circonvolution distincte du cerveau. Il est vrai que les têtes de plâtre, sur lesquelles la main des successeurs de Gall a tracé la carte de l’esprit humain, présentent cette disposition ; mais les choses, je m’en suis assuré, ne se passent pas ainsi dans la nature. Après de tels coups portés, et j’en pourrais assurer bien d’autres, que reste-t-il du système ? — Gall a mis dans la science beaucoup d’idées qui, malgré tout, resteront. Le docteur Fossati disait dans un discours prononcé sur la tombe du maître : « Le cerveau qui n’était avant lui qu’une pulpe, une masse informe, a été reconnu pour l’organe le plus important de la vie animale ; sa véritable structure fut découverte ; et le déplissement des circonvolutions cérébrales fut annoncé et démontré aux savans de l’Europe étonnée. Le cerveau fut reconnu pour l’organe unique, l’organe indispensable à la manifestation des facultés de l’âme et de l’esprit. » Cette première série d’idées est inattaquable, et si Gall se fût arrêté là, ses travaux éminens n’auraient point rencontré dans le monde des détracteurs graves. Mais, le docteur Fossati ajoutes « Il fut prouvé au moyen de la physiologie, de l’anatomie comparée et de la pathologie, que le cerveau ne pouvait pas être un organe simple, homogène ; mais bien qu’il était une agrégation de plusieurs organes avec des attributs communs et des qualités propres et spécifiques. » Ici commence le doute. S’il est encore permis de chercher une base raisonnable en anatomie, au système de Gall, c’est à côté qu’il faudrait la chercher, dans les théories les plus anciennes de l’école. Bossuet, dans un livre immortel[4], parle de certains endroits du cerveau où les marques des objets restent imprimées ; à chaque fois que ces places sont agitées, les objets doivent, dit-il, revenir à l’esprit. Admettre des traces qui tendent à se reproduire, à se répéter sur le même point du cerveau, c’est encore une hypothèse sans doute : mais du moins cette hypothèse des impressions localisées n’enlève point au centre du système nerveux son caractère d’unité. On le voit, en anatomie, en physiologie surtout, la science ne peut plus s’arrêter aux doctrines de Gall : emportée par cette voix qui dit sans cesse à l’esprit humain : Marche ! marche ! la philosophie organique a besoin d’une lumière nouvelle qui éclaire l’origine et la formation sensibles de nos idées.

Des expériences que je ne place pas toutes sur la même ligne, ont continué ou contredit dans ces clerniers temps les recherches de Gall. Le jour viendra de hasarder mon mot sur les travaux de MM. Serres, Rolando, Magendie, Leuret, Flourens, Lélut, Longet, Foville. C’est alors que je chercherai à établir une physiologie nouvelle du cerveau et de l’intelligence. J’ai promis, en attendant, de conclure touchant la phrénologie : ce n’est pas une science, c’est un art. Le plus grand reproche que l’anatomie soit en mesure d’adresser aux sectateurs de Gall, c’est de s’attacher plutôt à la configuration extérieure du crâne qu’à la structure profonde du cerveau. Ce reproche est juste : mais le moyen de l’éviter ? La phrénologie est, par excellence, quelque chose d’ondoyant et de superficiel : elle agit sur des lueurs. Dès qu’elle veut sortir de là, elle tombe ou tout-à-fait dans le chimérique, ou dans le matérialisme le plus grossier. Surtout, plus d’objets de commerce, plus d’instruments destinés à décalquer, en manière de jeu, les saillies de la tête ! Les phrénologues qui opèrent ainsi, ressemblent à des ouvriers au point : ces dernières manœuvres ont beau prendre très exactement leurs mesures, ils n’arrivent jamais à reproduire sur le bloc qu’ils taillent, les traits de l’original ; il faut constamment que la main, je dirai volontiers le souffle de l’artiste repasse sur ce travail brut pour lui donner une âme. Il en est de même des phrénologues mécaniciens ; ils prennent bien l’empreinte de la nature, mais ils ne lui dérobent pas le feu sacré qui l’anime. La phrénologie est, je le répète, une science d’inspiration et de tact. N’y a-t-il pas cependant dans tout le système de Gall quelques grandes divisions qui se soutiennent sur leur base ? — Si l’on renonce à lier l’effet à la cause, on trouve véritablement que la phrénologie n’erre pas dans l’ensemble de ses assertions. La puissance intellectuelle et morale de l’homme me parait bien résider dans les lobes antérieurs du cerveau. Toutes les fois que je pense, il me semble que le travail se fait dans le front et dans la partie élevée de la tête. Les instincts, les besoins, les penchans animaux exercent au contraire leur action, je l’ai observé servé sur moi-même et sur les autres, à la base postérieure du cerveau. Si je compare cette expérience à la structure de la tête chez les hommes doués de talens considérables, je trouve que tous, oui tous, ont la partie antérieure et supérieure du crâne bien construite et bien plafonnée. Je fais maintenant la contre-épreuve, et, à quelques exceptions près, je vois dans les bagues, dans les prisons, dans les hospices, les têtes de malfaiteurs ou d’incapables, déprimées, mal faites. Qu’on ne vienne plus dire maintenant que la forme et la disposition de la matière cérébrale sont indifférentes au degré de manifestation de l’intelligence ! Je ne doute même pas qu’en comparant les unes aux autres les têtes des hommes qui trahissent un penchant ou une faculté de l’esprit très décidée, on ne puisse arriver un jour à les faire concorder entre elles. Mais il faudrait pour cela beaucoup plus d’études sérieuses que Gall lui-même n’en a faites ; il faudrait en outre cet instinct artiste que les médecins n’ont pas toujours. Une telle science resterait encore très fuyante sans doute : mais, je ne crois pas qu’on puisse jamais bien la fixer. Le caractère flottant de nos connaissances tient en effet, sur ce point, au sujet même : les facultés de l’homme sont libres dans leur principe immatériel, et déterminées dans leurs rapports avec l’organisation ; il en résulte un état mixte, intermédiaire, qu’on ne peut saisir absolument. La phrénologie crut résoudre le problème en incarnant chaque faculté dans une portion limitée du cerveau : ce procédé brutal, surtout entre les mains des arpenteurs du crâne, ne lui a pas trop réussi. Il faut quelque chose de moins positif et de moins géométrique, un moyen d’analyse plus délicatement combiné, pour atteindre le jeu de l’esprit dans ses nuances. La phrénologie est donc encore à faire : ce qui n’empêche pas qu’il y ait dans la doctrine de Gall, des traits de génie et un beau commencement de découverte. On if arrivera d’ailleurs à perfectionner la physiologie du cerveau, qu’en étudiant l’homme tout entier, dans la variété des races et dans les maladies de l’esprit.

  1. Front est ici le mot le plus français et le plus usité, mais le plus impropre ; il faudrait dire les lobes antérieurs du cerveaux : nous verrons, en effet, tout à l’heure que la base plus ou moins découverte de cheveux ne donne ni l’élévation, ni l’ampleur, ni la forme générale de la partie ultérieure de la tête.
  2. Si ce n’est pas le crane d’un hydrocéphale, c’est au moins celui d’un enfant ; les enfans ont, en effet, comme au sait, la masse du front beaucoup plus considérable que celle des hommes faits. Tout en prévenant les artistes contre ces exagérations dangereuses, nous ne saurions d’ailleurs passer sous silence le concours imposant que leur témoignage apporte au système de Gall. Laissons les médecins couper, mesurer, pointer. Les artistes ont une seconde vue qui juge mieux des formes, et un compas qui ne trompe guère, le compas du génie.
  3. Le prince des naturalistes, comme on disait alors, était assez familier avec la science du blason ; celle des médailles et des décorations en usage chez tous les peuples ne lui était pas étrangère ; il avait retenu de mémoire la généalogie des rois dans presque toutes les monarchies anciennes et modernes.
  4. Connaissance de Dieu et de soi-même.