Paris politique et municipal, la commune et la municipalité de la capitale

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Paris politique
et municipal.


Quelques esprits agitent déjà la question du déplacement de la capitale de la France. Sans aborder un aussi difficile problème, tous les bons citoyens se préoccupent des mesures à prendre pour conserver à Paris ses libertés municipales sans mettre en péril l’existence du pouvoir politique. Ces deux questions se tiennent. Je voudrais essayer de recueillir, de saisir sur le fait les indications décisives que l’histoire de Paris, depuis le commencement de la guerre et surtout pendant le siège, fournit sur l’une et sur l’autre. Tout en ne négligeant aucun des rudes devoirs de l’heure présente, il faut songer au lendemain, car la France, je le crois fermement, aura son lendemain. Si l’on n’étudie pas les lois politiques dans les bouleversemens de l’histoire comme les savans cherchent à découvrir les lois physiques dans les perturbations de la nature, on s’expose toujours, avec l’insouciance qui a coûté si cher aux Français, à porter la peine des mêmes fautes sans en tirer le bénéfice d’une régénération. Ces problèmes s’imposeront, et ils seront certainement parmi les premiers qu’il faudra résoudre aussitôt après la guerre.

I.

À la fin de l’empire, l’antagonisme entre Paris et la province était arrivé à son comble. Les élections de 1863, et bien plus encore celles de 1869, avaient constaté le déchirement de la nation en deux Frances qui ne votaient plus, ne croyaient plus, ne pensaient plus de la même façon, — la France des villes et la France des campagnes, Paris et la province. Nos malheurs affaiblissent chaque jour les rancunes et les préjugés sur lesquels se fonde ce déplorable antagonisme, mais il n’est pas encore détruit. Que dis-je ? il y a plus d’un Parisien qui partage en ce point l’opinion des départemens. Or il n’est pas un département où l’on n’entende encore et toujours accuser Paris de menacer tour à tour la sécurité, la liberté et la prospérité du pays. Paris est la grande fabrique des révolutions ; qui soulève Paris bouleverse la France. Paris est la place forte de la centralisation ; qui tient Paris domine la France. Paris attire et accapare les populations, les talens, les richesses, les gens d’affaires et les gens d’esprit ; qui grandit Paris dépouille la France. Ces terreurs et ces reproches sont universellement répandus. Quels événemens auraient pu les réduire au silence ? Est-ce la journée du 4 septembre, dans laquelle Paris, changeant en une heure, à lui seul, le gouvernement du pays, s’est montré une fois de plus le maître de la France ? est-ce la journée du 31 octobre, où les hommes de Belleville se sont crus un moment les maîtres de Paris ?

On sait, et M. de Tocqueville a rappelé que dans l’ancien régime, au xviie et au xviiie siècle comme au xixe la France était déjà de tous les pays de l’Europe celui où la capitale avait acquis le plus de prépondérance sur les provinces, et absorbait le mieux tout l’empire[1]. Quand Louis XIV, après avoir plus que personne contribué aux développemens et à la dictature de Paris, commençait à s’en effrayer, il défendait de bâtir. Depuis lors, on s’y est pris d’une autre façon. Nés l’un et l’autre d’un coup de force dans Paris, le gouvernement de 1848 et le gouvernement de 1851 ont cherché à contenter Paris en y multipliant les travaux, et à le comprimer en soumettant ses habitans à un régime dictatorial. Pour apaiser le Paris de l’industrie, on a développé le Paris du luxe ; pour punir le Paris politique, on a frappé le Paris municipal. Singulière idée ! on a cru que les passions étaient désarmées parce que les finances n’étaient pas contrôlées. Ni les interdictions de bâtir n’ont empêché Paris de s’étendre, ni les interdictions de voter n’ont empêché les Parisiens de se soulever. De très bons et de très nombreux esprits songent à un troisième moyen plus radical, qui serait la translation du siège du gouvernement futur dans une ville de province. Paris serait destitué de ses fonctions de capitale pour cause d’insubordination habituelle.

Mais une mesure telle que le déplacement de la capitale d’un peuple ne peut se décréter à titre de représailles. Aussi ne manque-t-on pas de chercher de solides raisons pour démontrer que la ville de Paris, avec sa population toujours croissante, ses palais et ses ateliers, ne peut plus être le siège du gouvernement stable que la paix publique réclame, ni du gouvernement simple qui convient à un peuple démocratique. Regardez en effet le plan de cette vaste cité de deux millions d’âmes. Au centre, les Tuileries et le Louvre occupent un espace immense. L’homme qui habite un si vaste palais ne peut se croire semblable au reste des hommes, et il est bientôt environné d’une multitude de courtisans qui changent son séjour en une cour d’ancien régime, et le séparent comme un sultan de la foule qu’il gouverne. À droite et à gauche de ce palais démesuré s’étendent la ville du plaisir et la ville du travail. La passion d’habiter une capitale somptueuse et charmante, célèbre par ses musées, ses théâtres, ses cafés, ses promenades, entretient dans le pays entier la plaie du fonctionnarisme, et attire vers un même point en même temps tous les états-majors de l’industrie, de la finance et du commerce, avec un immense cortège de commis et d’ouvriers, sans parler du long régiment des solliciteurs. Paris est de la sorte tout à la fois un Versailles et un Manchester. Rois, empereurs ou présidens, les souverains s’endorment dans les palais pendant que les ouvriers s’amassent dans les taudis et s’exaspèrent dans les clubs. Un tel séjour n’est pas moins favorable à la corruption du gouvernement qu’à sa fragilité, et il est aussi bien la cause de ses vices que de ses malheurs. Paris est donc, comme l’on voit, attaqué de deux côtés bien différens. Les libéraux lui reprochent d’être un instrument de tyrannie, les conservateurs le redoutent comme un artisan de révolution ; adversaires sur tous les autres terrains, amis et ennemis de la liberté se donnent la main pour accuser la capitale d’être la source de tous les maux du pays.

Depuis le siège, on ajoute que Paris est trop voisin de la frontière, qu’il faut mettre la capitale de la France à l’abri des invasions, derrière la Loire, et le spectacle du gouvernement captif dans la cité, menacé d’être pris avec elle par un ennemi prêt à mettre la main sur la demeure, les agens, les ressources et les instrumens de l’autorité centrale, sert d’argument nouveau pour démontrer que la capitale future de la France ne peut plus être Paris. Dans une lettre adressée aux électeurs du Loiret peu de temps avant l’investissement, M. Boinvilliers a énergiquement résumé la plupart des raisons que je viens d’énumérer. Il demande que les électeurs imposent comme un mandat impératif à tous les candidats de la future assemblée constituante le vœu du déplacement nécessaire de la capitale, et je ne serais pas surpris que, favorisé partout par les souvenirs, les rancunes, les ambitions et les inquiétudes des départemens, ce mot de ralliement fît avec succès le tour de la province. Je causais récemment avec un vieillard de quatre-vingt-dix ans. Il avait vu dans sa longue carrière la terreur de 1793, la campagne de Russie, le siège de Paris, car l’histoire de France, la plus pathétique de toutes les histoires, aura réuni dans la durée d’une seule génération humaine trois des événemens les plus épouvantables que les annales de tous les siècles aient enregistrés. Ce vieillard détestait Paris ; il l’accusait d’avoir étouffé dans le sang un règne honnête et une révolution juste en 1793, traité seul de la reddition du pays en 1814 et 1815, chassé en 1830 les Bourbons qu’il avait acclamés, renversé dix-huit ans après la monarchie d’Orléans qu’il avait faite, élevé et abattu la république de 1848, accepté et attaqué le second empire, bâclé enfin la république du 4 septembre, déjà menacée par la commune. Il n’hésitait pas à soutenir qu’une telle histoire rendait Paris un lieu décidément inhabitable pour un gouvernement, qu’il convenait de prendre un parti radical, et de transporter enfin l’autorité centrale du pays loin de ce volcan dont les flancs dangereux déchaînent tour à tour quatre fléaux, la domination, la corruption, la révolution et l’invasion.

Un peu de réflexion ramène à une appréciation plus juste, et conduit à séparer les rancunes passionnées des raisons sérieuses, les faits dont Paris est coupable des faits dont la France doit porter sa part de responsabilité. Nous n’avons pas à refaire l’histoire des révolutions de la France au xixe siècle, et nous ne contestons point la part très grande, très dominante, que la population, la presse et les députés de Paris ont prise dans ces événemens, qui, pour être quelquefois légitimes, n’en sont pas moins toujours une perte de temps, de force, de sang, un arrêt dans la marche régulière de la civilisation d’un peuple ; mais n’est-il pas juste de rappeler que les souverains et la cour sont toujours pour beaucoup dans les renversement, comme les révolutionnaires et la rue dans les réactions ? Les 221 députés de 1830 n’étaient pas tous de Paris, les auteurs des banquets de 1847 n’étaient pas tous de Paris, les 7 millions de suffrages, les candidats officiels, les chambellans et les maréchaux de l’empire n’étaient pas tous de Paris, et vraiment on confond trop souvent la scène avec les acteurs, le champ de bataille avec la bataille, le lieu où les événemens s’accomplissent avec les causes qui les ont amenés.

Il convient d’écarter tout de suite des griefs contre Paris la crainte d’une invasion. Aucune situation topographique ne peut mettre une ville à l’abri de l’inondation d’un peuple en armes. L’Allemagne l’apprenait de nous en 1806, et nous l’apprenons d’elle en 1870. Quelle ville de France est garantie en ce moment contre les bandes prussiennes ? Est-ce Lille ou Rouen ? Tours, Bourges, Nevers ou même Lyon ? Peut-on proposer de choisir comme capitale une des villes du midi, Toulouse, Marseille ou Bordeaux ? Avec les nouvelles conditions de la guerre, avec les conditions, hélas ! nouvelles aussi, faites par la Prusse au droit des gens et à la morale en politique, le péril de l’invasion est à peu près aussi redoutable, et il menace de devenir aussi habituel en Europe qu’en Chine. Constantinople, Lisbonne, Alexandrie, Copenhague, Carlsruhe, Vienne, La Haye, Bruxelles, ne sont pas des capitales plus sûres que Paris, Rome ou Varsovie. Quant à la captivité du gouvernement dans une place fortifiée et assiégée, n’est-elle pas le résultat d’une faute ? Elle n’était pas une nécessité. Relisez les discours prononcés en 1840 dans les chambres françaises sur les fortifications de Paris, relisez surtout le discours de M. le duc de Broglie, véritable prophétie de la guerre actuelle. On a toujours prévu, sans que cela fit l’ombre d’un doute, que dans le cas d’un siège de Paris le gouvernement devrait se transporter hors de la ville, précisément en vue de la mieux secourir, de n’être pas pris, d’assurer l’ordre au pays, d’y imprimer le mouvement et de se tenir en relations avec l’Europe. Les ministres de la guerre et de la marine, le ministre des finances, le ministre de l’intérieur, le ministre de la justice, le ministre du commerce, les seuls ministres utiles, devaient quitter Paris avec le roi, avec les chambres, avec tout l’appareil administratif, financier, judiciaire, et ne laisser dans la ville assiégée qu’un gouverneur militaire investi de tous les pouvoirs.

Après la révolution du 4 septembre, les députés de Paris, subitement élevés au poste de la défense nationale, n’ont pas voulu se séparer des habitans de la ville qui venait de les acclamer ; ils ont envoyé en province une délégation au moins insuffisante, avec des préfets mal choisis. Puisqu’ils obéissaient à un sentiment généreux en voulant partager nos périls, nul ne voudrait les accuser ; mais ils ont manqué à un devoir de facile prévoyance, indiqué par les promoteurs mêmes des fortifications de Paris, et les événemens ont mieux démontré chaque jour la gravité de cette faute politique. Quoi qu’il en soit, il est impossible d’en tirer argument pour affirmer qu’une capitale doit toujours être une place ouverte, tandis que, dans une place de guerre, le gouvernement est nécessairement fait prisonnier. On a pensé au contraire en 1840 que, la capitale étant une place ouverte, il importait de la fortifier pour opposer une digue énorme au flot des envahisseurs. Il ne faut pas oublier l’histoire de la campagne de Prusse en 1806. Lorsque douze jours après la bataille d’Iéna Napoléon Ier entra le 27 octobre à Berlin, la Prusse tomba comme une maison démolie : Erfurt se rendit à Murât avec deux maréchaux, Stettin livra 160 pièces de canon à Lasalle, la forteresse de Magdebourg avec 20,000 hommes et 800 pièces de canon s’ouvrit sans combat au maréchal Ney, et le maréchal Mortier alla confisquer les magasins de la ville libre de Hambourg. Tout cela fut fait en un mois. Si Napoléon eût été obligé de mettre le siège devant Berlin, d’y demeurer cent jours, les Russes arrivaient, et la Prusse était sauvée. La France s’est plus vaillamment conduite, et elle n’est pas tombée, grâce à la résistance de Paris fortifié. Oui, si la France, après Sedan, n’a pas été saisie comme une proie sans défense, si la vieille nation vaincue, accablée, éperdue, n’est pas morte sur le coup, si elle a eu le temps de se reconnaître et de se remettre debout, c’est parce que la capitale avait reçu d’un gouvernement prévoyant une ceinture inexpugnable de forts et de remparts.

Les murs, les pierres et les canons n’auraient pas suffi cependant ; il y a eu derrière les remparts des défenseurs résolus de l’ordre public et de l’honneur français. Qui sont-ils ? — Ce sont des enfans de Paris unis à des enfans de province, c’est la garde nationale, la garde mobile, l’armée, la marine, un mélange improvisé de tous les membres des diverses parties de la nation. Devant ce mémorable fait, les vieilles rancunes de Paris et de la province doivent expirer et rentrer enfin dans l’oubli d’un passé évanoui, expié, désormais sans retour. « Les liens de la parenté commune se resserrent si vite dès qu’on souffre en commun, » a dit avec éloquence M. Vitet dans une de ces lettres fortifiantes que la Revue publie si à propos depuis le commencement du siège. Paris et province, nous souffrons en commun, les uns avec les autres, les uns pour les autres. Les Bretons et les Bourguignons, les Picards et les Vendéens défendent Paris, et pour qui se bat Paris ? Pour la France. Il n’est plus question des anciennes querelles, des reproches que la minorité de la chambre adressait à la majorité, et les combats en commun ont fait évanouir les vieux fantômes. Paris avait peur du spectre noir, et il a vu que ces Bretons et ces Vendéens dont il avait dit tant de mal craignaient d’autant moins le canon qu’ils craignaient Dieu davantage ; il a vu des paysans armés mourir comme des héros, dans la simplicité, dans la tranquillité du devoir accompli. La province, à son tour, avait peur du spectre rouge, et elle a vu le parti républicain, dont le nom seul la faisait trembler, se diviser en trois catégories : les grands et vrais patriotes, dignes du respect de tous, — les incapables, pliant sous le poids de leurs fonctions, — les incurables, réduits au rôle des fanfarons et au rang des scélérats. Paris a dû renoncer à ses dédains ridicules, la province à ses terreurs exagérées. C’est la leçon du siège de Paris. Le lendemain, après cette seconde naissance de la patrie, après ce baptême de sang reçu en commun, comment aurions-nous encore la sottise de nous qualifier et de nous poursuivre des noms surannés de partis qui se seront confondus dans la lutte ? Comment pourrions nous ne pas nous reconnaître tous pour des Français de la veille ?

Le siège de Paris a forcé les provinciaux et les Parisiens à coucher les uns près des autres, sur la terre dure, et dans cette vie nouvelle on s’est mieux connu, on s’est expliqué. Les fantômes se sont évanouis, et les mains se sont serrées ; mais ce n’est pas tout. Après s’être avoué que leurs parts dans les fautes du passé, comme dans les mérites du jour présent, étaient bien égales, la France et Paris se sont aperçus, non sans surprise, que leurs vues d’avenir étaient absolument les mêmes. Nous voulons tous, quelle que soit la forme du gouvernement, l’intégrité du territoire, l’ordre, la liberté, l’économie, la décentralisation, l’instruction générale, la moralité dans les pouvoirs publics et dans les familles. Nous ne voulons plus nous battre pour des mots. Les mêmes nécessités nous imposent à tous les mêmes opinions.

Si, comme je le suppose, les rancunes, les préjugés, qui séparaient Paris et la province, ne survivent pas à nos malheurs, si la réconciliation de toutes les branches de la famille française est le profit de nos mauvais jours, restera-t-il encore des raisons sérieuses de demander la translation du pouvoir central et de l’assemblée nationale hors des murs de Paris ? On répète que la ville est trop grande, habitée par un pouvoir trop fort, par une population industrielle trop nombreuse, qu’en définitive Paris fera toujours la loi à la province, et que l’émeute fera toujours la loi à Paris. Près de ce marais, la France est exposée à un accès de fièvre intermittente qu’un déplacement peut seul couper. Au fond, ce ne sont pas là des argumens contre Paris, ce sont des argumens contre la centralisation française et contre l’organisation industrielle. M. de Tocqueville a répondu d’avance : « Ce n’est ni la situation, ni la grandeur, ni la richesse des capitales, qui causent leur prépondérance politique sur le reste de l’empire, c’est la nature du gouvernement. Londres, qui est aussi peuplée qu’un royaume, n’a pas exercé jusqu’à présent d’influence souveraine sur les destinées de la Grande-Bretagne [2]. »

Tous les hommes politiques sans exception sont ici pleinement d’accord avec les vœux si justement, si fortement exprimés par la province depuis longues années en faveur d’une large décentralisation. C’est de Nancy que les plus remarquables travaux sur cette grande question sont partis, et cette noble Lorraine, maintenant envahie, mais résolue à demeurer française, montre assez que la décentralisation n’a rien de commun avec le fédéralisme ; les plus ardens avocats de la liberté individuelle et locale sont les plus fermes soutiens de l’unité nationale. Ils savent distinguer la centralisation politique, plus que jamais nécessaire, et la centralisation administrative, l’une des causes principales des malheurs de la France. Au retour d’une meilleure fortune, on n’hésitera point à accorder à la province de larges foyers de vie intellectuelle, d’activité politique et d’indépendance locale ; la décentralisation sera l’instrument de la régénération, et les hommes ne manqueront pas. Privés peut-être pour longtemps des moyens d’exercer l’influence qui appartenait à la France sur les intérêts généraux de l’Europe et du monde, nous devrons nous replier sur nos devoirs immédiats ; le bien local, la guérison des maux de notre province, de notre ville, de notre village, seront notre occupation forcée et le meilleur objet proposé à nos efforts.

En travaillant activement à cette grande réforme de nos institutions, si justement demandée par la province, ce serait une illusion de croire que la décentralisation administrative écartera du pouvoir central politique, destiné à siéger toujours dans une capitale unique, tous les périls. Elle ne corrige que l’un des deux inconvéniens signalés. La province sera placée par la décentralisation à l’abri de la tyrannie de tous les jours ; le pouvoir ne sera pas mis à l’abri d’un coup de main, car ce coup de main se ferait à Tours avec quinze cents émeutiers comme il se ferait à Paris avec quinze mille. La grandeur de la ville importe peu ; la tempête éclatera aussi bien dans un verre d’eau que dans l’océan, si le vent d’orage se déchaîne. D’où vient ce vent ? pourquoi souffle-t-il avec tant de fureur sur la France ? La réponse serait une analyse à tous les maux dont souffre la société française, à commencer par l’affaiblissement de la morale et le mauvais régime du travail. Nous voilà bien loin de Paris, et en effet il est impossible d’approfondir la question qui nous occupe sans arriver à cette conclusion que Paris, tant attaqué, tant redouté, n’est que le centre de nos maux ; il n’en est pas la source. Ce n’est donc point Paris qu’il faut punir, c’est la France qu’il faut réformer. Tant que nous n’aurons pas diminué la centralisation, relevé la morale et rendu les ouvriers plus éclairés, nous n’aurons rien fait en changeant de place les pouvoirs publics.

Les regards se portent souvent sur les États-Unis, et on voudrait les imiter sans même les connaître. Une ville neutre, petite, austère, portant le beau nom de Washington, semble le type d’une capitale républicaine, et on voudrait le réaliser en France. C’est faire de l’histoire et de la politique de fantaisie. Quand Washington a été choisie pour capitale, New-York existait à peine. Autre chose est la capitale d’une fédération, autre chose la capitale d’un territoire soumis à une seule et même législation, aux mêmes impôts. Presque tous les états de l’Union américaine ont ou prennent forcément peu à peu pour capitale la plus grande ville de l’état. Est-ce qu’il est question de fédéraliser la France ? est-ce que nous n’avons pas plus que jamais à nous dévouer à l’idée dominante de l’unité et de l’intégrité du territoire ? Washington n’est pas une capitale, c’est un lieu de rendez-vous entre des états souverains qui ont chacun leur capitale ; c’est le lieu d’un congrès, d’une conférence régulière sur les intérêts communs, ce n’est pas le centre d’une administration unique. Les hommes peuvent choisir un lieu de rassemblement régulier, les siècles seuls font une capitale. Paris est l’œuvre de la nature et du temps. Sur un emplacement bien disposé pour nourrir, loger, défendre et retenir dans des conditions favorables un grand nombre d’hommes, la suite de nos ancêtres est venue jouer ce drame aux scènes pathétiques qui s’appelle l’histoire de Paris. L’unité territoriale de la nation a fait l’importance de la capitale ; l’unité politique a fait son rôle dans le pays ; l’unité de la langue, du goût, de l’esprit français, a fait son influence dans le monde. Il n’y a qu’un Paris, dit le proverbe populaire. Nous n’avons assurément pas atténué ses torts, comment oublier ses services ? Paris a servi la civilisation, il a servi la liberté, il sert en ce moment la patrie envahie. L’heure en vérité est mal choisie pour songer à le relever de son poste, à lui enlever le titre de quartier-général de l’esprit français et de l’honneur français.

Sachons vivre à notre mode, quels qu’en soient les inconvéniens, sans vouloir nous habiller à l’anglaise ou à l’américaine. L’unité est dans le génie de la France ; Paris est le symbole vivant, le centre lumineux, l’agent intelligent, le soldat courageux de cette unité. Il faut se répéter sans cesse que les maux dont Paris est le siège, non le principe, sont les maux communs à toute la nation. L’esprit révolutionnaire souffle partout, l’excès de la centralisation pèse partout, l’accumulation des habitans dans les villes se produit partout. La France ne doit plus désormais considérer Paris comme son ennemi, mais comme son image, comme le miroir et l’abrégé d’elle même, comme le point culminant où tout ce qu’elle a de meilleur s’élève au plus haut degré d’excellence, et où tout ce qu’elle a de pire descend au plus infime niveau de corruption. Déplacer la capitale, ce serait créer de nouveaux embarras ; quelle ville choisir ? comment réprimer les désordres de Paris, laissé à lui-même ? comment relier à la ville nouvelle tous les moyens de communication ? Un tel déménagement n’est pas possible, et n’aboutirait à aucun résultat politique sérieux, nous en avons eu la preuve surabondante. La capitale était à Tours ; on nommait à Tours les préfets, les généraux ; on contractait à Tours les emprunts ; on va continuer à Bordeaux. Le centre est déplacé, la centralisation demeure, il n’y a rien de changé. Ce n’est donc pas le moteur, c’est le mécanisme tout entier qui doit être transformé. La réforme de Paris n’est qu’un incident de la réforme de la nation, comme la défense de Paris ne doit être qu’un incident de la défense de la nation. Voilà la vérité. == II. ==

L’intérêt de Paris lui-même, le dommage que le déplacement du gouverne aient causerait à ses habitans, ne m’ont pas servi d’argument dans la discussion qui précède. Il serait en effet trop facile d’établir que la présence du gouvernement n’est pas pour une cité un avantage sans compensation onéreuse. Paris est aussi une province, il est de toutes les provinces celle qui souffre la première des malheurs dont souffre la patrie. À chaque révolution, Paris est ruiné ; à chaque réaction, il est bridé ; à chaque transformation, il est taxé et surtaxé. Cette grande ville subit pour la plus large part les maux qu’on l’accuse d’engendrer. En outre voici vingt-deux ans que les Parisiens ont été privés par un décret de la république, puis par des lois successives de l’empire, du droit élémentaire, accordé à tous les Français, de nommer les contrôleurs des impôts qu’ils acquittent. On a cru ainsi désarmer Paris et le contenir. Au bout de vingt-deux ans, les provinces, qui avaient tant applaudi à ce châtiment, se sont aperçues que cette loi d’exception avait irrité les esprits, lâché la bride aux dépenses, soumis deux millions de Français et un budget de deux cents millions à une véritable dictature, en sorte que la peur du mal avait, comme toujours, poussé le mal à l’excès. La ville de Washington n’a pas de députés, mais elle a des conseillers municipaux ; elle est privée de vie politique, mais elle conserve une vie municipale. À Paris, la loi a défendu d’élire des conseillers municipaux, mais elle a permis d’élire des députés, et le mécontentement causé par la privation des droits municipaux a servi puissamment à jeter dans une ardente opposition les électeurs politiques, dont les représentans sont venus, au premier mouvement populaire, prendre la place de l’auteur des prodigalités et des servitudes de la municipalité parisienne.

Pourquoi donc tant redouter cette municipalité ? L’erreur qui attribue à Paris tous les maux de la France rend aussi faussement l’Hôtel de ville responsable de tous les désordres de Paris. Dans des jours néfastes, il y a eu à l’Hôtel de Ville un pouvoir qui se disait municipal, mais qui était politique, et dont la politique consistait à guillotiner. La commune révolutionnaire a déshonoré pour longtemps le pouvoir communal, et jeté dans les esprits une confusion de mots que tous les efforts ne parviennent pas à détruire, parce que la peur et l’horreur ne veulent rien entendre. La commune de Paris en 1793 était un comité insurrectionnel, et n’était même pas du tout une commune. Elle avait usurpé ce nom comme le reste[3]. Après avoir renversé la municipalité régulière, sous le nom de commune, quelques misérables exerçaient une dictature politique. Les dignes héritiers de ces dictateurs ont essayé de se glisser au pouvoir à la faveur du même mot équivoque le 31 octobre 1870. Comment les a-t-on rejetés dans l’ombre ? En instituant le lendemain par l’élection des maires un vrai pouvoir municipal. La commune régulière, renfermée dans les attributions municipales, est donc précisément le contraire, le contre-poison de la commune révolutionnaire ; mais depuis quatre-vingts ans le nom a tué le droit, commune est synonyme de violence. Hôtel de Ville signifie révolution.

Avez-vous vu faire une révolution ? C’est un drame en cinq ou six tableaux ; les rôles sont connus ; chaque scène se passe dans un lieu marqué d’avance. On médite la révolution aux Tuileries, on la prépare au Palais parmi les avocats, on la propage par les journaux, les clubs et les ateliers, on l’exécute au corps législatif, et on l’installe à l’Hôtel de Ville. Dans les pays de droit divin, les usurpateurs se rendent à la basilique, où le pontife consacre leurs triomphes ; ils vont à l’Hôtel de Ville dans les pays de droit populaire. Ce que l’on peut appeler les fonts de baptême des pouvoirs nouveaux change de place ; mais il est bien injuste d’accuser l’Hôtel de Ville de faire les révolutions ; il les reçoit quand elles sont toutes faites. Pas plus en 1870 qu’en 1848, ce n’est de la municipalité de la veille qu’elles sont sorties ; leur premier acte est de la remplacer.

Il sera indispensable après la guerre d’en finir avec cette confusion de mots, et de distinguer nettement par de bonnes lois, tant à Paris que dans le reste de la France, le régime politique et le régime municipal. La révolution du 4 septembre a d’ailleurs saisi Paris en pleine crise de réorganisation intérieure et de liquidation financière. Le siège de Paris, l’administration sans règle et sans contrôle de la mairie provisoire, l’élection et l’indemnité des maires d’arrondissement, l’interruption de l’octroi, la transformation de l’assistance publique, les dépenses imposées par l’armement et l’alimentation, auront ajouté aux anciennes difficultés des complications énormes. À quel système devra-t-on recourir pour porter l’ordre dans ce chaos ?

La solution dépend du point de vue auquel on se place, et les faits du siège de Paris sont, je crois, de nature à diriger le choix sur l’un des trois systèmes entre lesquels on peut hésiter.

Il y a deux modes extrêmes. L’un est celui de M. Haussmann, qui avait fini par porter dans ses maximes la hardiesse et l’habileté impossibles à contester dans ses actes. À ses yeux, il n’y avait pas de Parisiens ; la ville était une auberge de riches et d’ouvriers, une sorte de gare centrale de l’Europe, en même temps que le siège du gouvernement. C’était au gouvernement, selon lui, à faire les honneurs de Paris aux étrangers ; l’empereur régalait, Paris payait. Toutes les questions municipales lui paraissaient, à cause de l’immensité des intérêts engagés, des questions politiques. Conséquent dans ses idées, il voulait qu’on remît au gouvernement seul la nomination du conseil municipal de Paris, puis il avait toujours demandé et il avait fini par obtenir en 1869 que le budget de Paris fût voté par le corps législatif ; si on l’eût écouté, le préfet de la Seine fût devenu ministre, ayant pour conseillers municipaux les députés élus par toute la France, hormis Paris, cette grande ville perdant tous les droits d’une commune pour n’être plus que capitale.

Le siège de Paris a répondu à M. Haussmann. Ils sont partis, les étrangers, les dignitaires, les fonctionnaires, les gens de plaisir, les nomades. Les vrais habitans de Paris sont restés seuls. Ils avaient été isolés, séparés, chassés de quartier en quartier, privés de tout droit, de tout concert depuis vingt ans. La vie municipale n’était cependant pas tarie ; elle est sortie de nos épreuves comme le vin du pressoir. Deux ou trois armées se sont levées dans chacun des arrondissemens de la ville, armée des gardes nationaux contre l’ennemi, armée des bons cœurs contre la misère, armée des honnêtes gens contre les bohémiens et les perturbateurs politiques. À peu près sans gouvernement, sans préfet, sans police, sans prison, la population de Paris, pendant trois mois, aura fait la guerre, conservé la paix, donné des preuves admirables de courage, de bon sens, de patience et d’union. On ne pourra plus refuser des droits à des gens qui auront ainsi compris le devoir.

Peu de jours avant la guerre, le corps législatif discutait le budget de Paris aux termes de la loi du 18 avril 1869, qui avait chargé la province d’administrer la capitale. Le second rapport de M. Lepelletier d’Aulnay sur le budget de 1870 porte la date du 11 juillet ; on n’avait pas voté sur ses conclusions après le sixième mois de l’exercice. Le système conseillé par M. Haussmann sort condamné de cette épreuve, comme sa théorie sur les gens de Paris ne se relèvera pas de la glorieuse et triste expérience du siège. La loi de 1869, qui consacrait une exception énorme aux règles générales du droit français en matière d’administration communale, a conduit en même temps à des difficultés pratiques à peu près insurmontables. — Retard si considérable à cause des autres travaux du corps législatif qu’il a fallu voter des douzièmes provisoires sans discussion pour les sept premiers mois de l’exercice ; division arbitraire entre les dépenses ordinaires et les dépenses extraordinaires ; incompétence des députés des départemens, ne sachant comment choisir entre les rues, les boulevards et les édifices d’une ville qu’ils n’habitent pas ; irritation des Parisiens, obligés d’aller défendre leurs intérêts à la hâte devant des députés de Troyes ou de Laval, qui s’en soucient peu ; conflit entre les électeurs de Paris, qui demandent des travaux, et leurs députés, qui exigent des économies ; guerre civile à la tribune entre les Parisiens, qui invoquent leurs droits et leurs besoins, et les provinciaux, refusant les droits et impatiens de détruire l’octroi, qui pourvoit à peu près seul aux besoins de la cité : telle est en résumé la confusion de principes, de paroles, de pouvoirs, d’intérêts, sortie dès la première année de la loi de 1869.

Le second mode extrême, tout à fait à l’opposé du premier, c’est d’assimiler purement et simplement Paris à toutes les autres communes de France, et de faire nommer par le suffrage universel un conseil municipal de quatre-vingts membres, un par quartier, en demandant aussi aux électeurs de nommer directement le maire central et les maires et adjoints d’arrondissement. MM. Gambetta, Ferry, Crémieux, avaient présenté ce projet à la fin de la dernière législature. Rien de plus simple que ce système, mais rien aussi de plus inacceptable, car il produirait, sous la république aussi bien que sous la monarchie, un pouvoir municipal capable de renverser le gouvernement et incapable d’administrer la ville. Le juste désir de voir restituer aux habitans de Paris leurs libertés municipales ne doit pas faire oublier que Paris est la capitale de la France et le séjour de deux millions d’habit ans. On ne peut pas administrer une capitale comme si le gouvernement n’y siégeait pas, on ne peut pas administrer une province entière comme un village. Il y a là un problème nouveau, spécial, que l’expérience a posé pour la première fois dans notre siècle, aussi bien à New-York, à Londres, à Berlin, à Genève, qu’à Paris[4]. Les imitations et les précédans sont ici sans usage, les premières parce qu’aucun peuple n’a le suffrage universel illimité, les seconds parce qu’aucun siècle n’a vu une population de deux ou trois millions d’âmes agglomérée dans la même cité. Il faut donc de toute nécessité chercher un troisième système, qui, sans négliger le caractère mixte d’une commune qui est en même temps une capitale, sans oublier surtout le droit inaliénable des électeurs, s’inspire avant tout très directement de la nature des devoirs, des travaux, des attributions, que l’autorité municipale est appelée à mener à bien dans Paris.

Le siège nous fournit encore ici des indications précieuses, car il nous montre clairement où est la vie municipale. Depuis vingt ans, on la croyait au centre ; tout à coup on s’aperçoit qu’elle jaillit aux extrémités, comme une eau qui, délivrée de retenues artificielles, retournerait à un niveau naturel. Sous l’empire, tout partait de la mairie centrale ; depuis le à novembre, on a supprimé la mairie centrale, et on voit bien qu’elle aurait pu sans inconvénient ne pas exister. Au contraire les vingt mairies sont devenues autant de centres d’activité patriotique. Le ministre de l’intérieur du 4 septembre avait par malheur commis à la hâte plusieurs mauvais choix. Dans chacun des arrondissemens, les élus politiques de 1869, élus alors avec le secours des partis les plus exaltés et prévoyant des réélections prochaines, s’étaient empressés d’installer aux mairies les grands meneurs de ces partis. — Qui t’a fait maire ? — Celui que j’ai fait gouvernement. — Il n’y avait guère d’autre raison à la présence dans les mairies de tels ou tels citoyens chargés, sous l’écharpe tricolore, de former les bons ménages, de répandre l’instruction, d’assister les pauvres et d’armer les citoyens. L’élection du 6 novembre a gardé les bons maires et remplacé presque tous les mauvais. Il était temps, car depuis ce moment la besogne municipale est devenue un tour de force de dévoûment et d’activité. Entrez dans une mairie, c’est la place publique : les gardes nationaux vont chercher des armes, les électeurs se font inscrire, les élections de compagnie s’accomplissent, les postes se succèdent, les femmes demandent des vivres ; les bouchers, les boulangers, les cantiniers, les marchands, viennent recevoir des ordres ; les comités de bienfaisance, d’écoles, de quêtes, de mutualité, d’ambulance, se réunissent ; le maire et les adjoints, assistés des meilleurs citoyens et de nombreuses mouches du coche, accessibles tout le jour aux demandes, aux gémissement, aux conseils, aux importunités, aux importances du premier et du dernier venu, nagent au milieu de ces flots humains sans perdre un instant ni le sang-froid de la tête, ni la compassion du cœur. Telle est la journée des meilleurs maires, le spectacle des meilleures mairies ; je me tais sur les mauvaises. C’est assez prouver que les élémens de la vie municipale se groupent d’eux mêmes autour des mairies, que chaque arrondissement est une ville, et que Paris, comme la France, a besoin de décentralisation.

Cependant il y a des intérêts centraux ; quels sont-ils ? Faire nettement ce partage, c’est indiquer la future organisation de Paris. Les affaires qui ne peuvent pas être décentralisées sont la police, les travaux publics, les recettes et les dépenses ; tout le reste, assistance, écoles, élections, garde nationale, peut être à peu près complètement décentralisé.

La police, dans le lieu où réside le gouvernement, doit évidemment appartenir au gouvernement et être faite aux frais de l’état, sauf un abonnement à voter par la ville pour la police municipale, ce que l’on peut appeler la police de salubrité à côté de la police de sécurité. Les travaux publics, les grands percement, les grands édifices, les grands hôpitaux, les grands services des eaux, de l’éclairage, etc., ne peuvent être décentralisés, et comme l’état entre dans la dépense d’une partie de ces travaux et de ces services, comme le crédit de l’état est intéressé à ce que la ville ne multiplie pas ses obligations, comme le repos de l’état exige que la ville n’enlève pas sans mesure les ouvriers des provinces, il est naturel que la mairie centrale ne soit pas dessaisie de ces attributions, toujours sous le contrôle et avec le concours d’un conseil municipal élu. Enfin il suffit de jeter les yeux sur un budget de Paris pour voir que les deux tiers des recettes se composent des produits de l’octroi, et l’autre tiers de subventions de l’état, d’une partie des impôts directs perçus dans la ville et du produit des grands services (eaux, gaz, pompes funèbres), matières qu’il est impossible de fractionner. La police, les travaux publics, les recettes, les dépenses, doivent donc rester confiés à une autorité centrale assistée d’un conseil élu, et comme les affaires sont évidemment d’un caractère mixte, général et communal à la fois, on peut raisonnablement accorder, dans la capitale de la république, la nomination du préfet ou maire central et du préfet de police au gouvernement, le conseil étant rendu au suffrage libre des électeurs.

Les maires de Paris, n’étant chargés ni de la police ni de la promulgation des lois, ne sont pas des délégués du pouvoir central ; ils tiennent de la loi des attributions directes que l’autorité centrale ne peut pas remplir, et qu’elle ne saurait par conséquent déléguer. Le maire central ne peut ni marier, ni inscrire sur la liste électorale, ni présider les bureaux de bienfaisance. Il est préfet, il n’est pas maire. Je ne vois donc aucun inconvénient à laisser au suffrage universel l’élection directe des maires et adjoints qui vient de lui être remise pendant le siège de Paris pour la première fois. J’ajoute que les maires et adjoints élus pourraient très convenablement, en s’assemblant, composer le conseil municipal. Les maires n’avaient avant 1870 que deux adjoints, on a très bien fait d’en ajouter un troisième ; chacun des quatre quartiers de l’arrondissement peut ainsi être représenté, et dans les temps ordinaires le maire, assisté par trois adjoints, aura le loisir et la liberté de se consacrer aux affaires générales. L’entrée des maires dans le conseil municipal me paraît très utile aux intérêts des arrondissemens, indispensable même, si la décentralisation des attributions conduit à ouvrir aux mairies un crédit plus large ; mais il peut paraître juste cependant d’élire d’autres conseillers municipaux, soit à cause des occupations qui accablent déjà les maires d’arrondissement, soit à cause de la difficulté de confondre des fonctions de contrôle avec des fonctions d’exécution, et de les charger réciproquement de l’examen des actes de leurs collègues. Cette difficulté d’ailleurs n’empêche pas de prendre les maires parmi les conseillers municipaux dans toutes les communes de France. Le point est secondaire, il peut être réservé, et la seule question capitale est celle de savoir quels seront les électeurs chargés de nommer les maires et les conseils municipaux.

Dans la commission nommée par le ministère du 2 janvier 1870 pour étudier la réorganisation municipale de Paris, un très grand nombre de systèmes avaient été proposés. On avait demandé que Paris fût considéré comme un collège unique votant pour une seule liste, ou bien que les conseillers fussent nommés en partie par les électeurs, en partie par le corps législatif. D’autres membres de la commission proposaient la délégation de membres désignés par la chambre de commerce, les tribunaux, l’Institut et divers autres corps constitués ; mais toutes ces combinaisons trop compliquées ne peuvent point ne pas revenir, dans un gouvernement démocratique, à l’élection directe par les habitans, avec trois conditions tout à fait indispensables indiquées par l’usage de tous les peuples civilisés de l’Europe.

La première consiste à distinguer les habitans des passans et à exiger, pour l’inscription sur la liste des électeurs municipaux, des titres vraiment sérieux de domicile. La constitution de la république de Genève distingue expressément l’électorat municipal de l’électorat politique. Il suffit d’être né dans le pays pour y exercer des droits politiques en tous lieux ; pour s’occuper des affaires d’une communauté de citoyens, il faut y être attaché par des liens anciens et par des intérêts permanens. La seconde condition est le fractionnement des électeurs par quartiers et l’obligation imposée aux élus d’habiter l’arrondissement qui les nomme, afin d’assurer la sincérité des élections faites entre électeurs qui se connaissent bien, et la facilité de leurs relations avec leur mandataire. La troisième condition est la gratuité des fonctions électorales. Nous avons la manie en France de transformer toutes les questions de liberté en questions d’égalité, et de confondre toujours l’égalité des droits avec l’inégalité des situations. L’égalité exige que toutes les fonctions soient accessibles à tous ; mais tous ne sont pas capables de les remplir, et le suffrage ne confère pas les vertus ou les aptitudes qu’on n’a pas. Tout Français peut devenir notaire ou général ; l’élection ne nous rend pas capable de rédiger des actes ou de commander des armées. Or les fonctions de maire exigent des hommes bien instruits du droit, entièrement libres de leur temps et tout à fait indépendans vis-à-vis de leurs administrés comme du pouvoir, ne devant rien à personne et donnant à tous l’exemple du dévoûment civique. Un traitement change et vicie toutes ces conditions. Le droit des citoyens n’est pas d’administrer, c’est d’être bien administrés, et une ville ne sera bien administrée que si le maire fait par dévoûment ce qu’il ne ferait pas pour de l’argent. La république doit tenir à honneur d’engendrer des dévoûmens gratuits et de ne pas attacher des gages aux mandats politiques. Elle ne doit pas être, selon le mot énergique d’un ouvrier, « un mât de cocagne où l’on grimpe pour décrocher des montres. » Une nation assez heureuse pour lever sans peine une armée de volontaires gratuits n’a pas besoin d’exciter par l’appât d’un traitement une armée de solliciteurs intéressés.

Conditions de domicile imposées aux électeurs et aux élus, subdivision des collèges, gratuité des fonctions, telles sont les lois d’une élection municipale sincère et bonne, à Paris comme en province. L’absence d’élection serait un déni de justice, l’absence de précautions serait un péril permanent, sous la république comme sous l’empire. Le partage avec les mairies des attributions accaparées par la préfecture de la Seine, la nomination par le gouvernement des agens politiques et le libre choix par les électeurs des agens municipaux, tels paraissent être les grands traits d’une meilleure organisation municipale de Paris. La tâche de cette administration sera lourde. Aux termes du second rapport de M. Lepelletier d’Aulnay, dernier document qui puisse servir à fixer la situation financière de Paris à la fin de l’empire, la ville avait une recette ordinaire de 173 millions, dont près de 110 millions produits par l’octroi. La dépense ordinaire étant de 95 millions, il ne restait que 77 millions disponibles pour le service de la dette, qui devait en 1872 exiger 84 millions, et les travaux indispensables, en première ligne l’achèvement du boulevard Saint-Germain et de l’avenue des Tuileries à l’Opéra, devaient au moins coûter 100 millions. Pour achever ces travaux, rembourser les 250 millions dus au crédit foncier, liquider la caisse des travaux, parer à l’imprévu, la commission et le gouvernement concluaient à un emprunt de 660 millions et à la prolongation de la surtaxe de l’octroi. Retranchez de la colonne des recettes le déficit résultant de la suspension de l’octroi, ajoutez à la colonne des dépenses les frais du siège, et vous aurez une idée nette de la situation que la prochaine administration municipale aura devant elle après le départ des Prussiens.

Aux difficultés d’argent s’ajouteront sur presque tous les points des difficultés de système. Il ne manquera pas de bonnes raisons pour attaquer l’octroi de Paris, qui pèse lourdement sur les petits consommateurs, et dont la perception est désagréable et coûteuse ; mais dans une ville où l’assiette de tous les impôts, surtout des impôts directs, sera diminuée si notablement, il sera bien difficile de remplacer une contribution qui finit par se confondre avec le prix des choses, qui est en partie payée par les étrangers, et qui reste à peu près d’ailleurs la seule ressource des budgets municipaux dans les pays comme la France, où le budget de l’état s’alimente principalement par les contributions directes. Après le difficile établissement des recettes, une révision sévère devra être faite de chacun des détails de l’énorme somme de 93 millions qui figurait jusqu’ici aux dépenses ordinaires. En un mot, les leçons de l’expérience et les exigences de l’économie imposeront une refonte entière des attributions, des recettes, des dépenses, des usages, de l’administration municipale de Paris, signalée sous l’empire par une immense activité dont je suis loin de blâmer tous les résultats, mais surprise par la guerre avec des travaux inachevés, des terrains non vendus, des dettes énormes, des ressources taries, des lois impraticables.

L’administration de Paris est liée à celle du département de la Seine. Pauvre département, qu’est-il devenu ? Les villages sont dévastés, les maisons brûlées, les routes effondrées ; les églises ont croulé sous la grêle des boulets ; les champs qui servaient de potager à la grande ville ont été foulés sous le pied des chevaux ; des tranchées et des barricades coupent les promenades et les vignes ; les jolis jardins, les bois, les parcs, qui faisaient à notre ville une ceinture si charmante, n’existent plus, et les habitans laborieux de la banlieue, réfugiés à la hâte dans nos maisons, ne retrouveront plus dans presque toutes les communes qu’une large zone désolée, couverte de débris, portant à jamais l’empreinte d’une des plus abominables dévastations dont l’histoire puisse conserver le souvenir. Quel sera le budget du département de la Seine après la guerre ? Quel sera le budget de Paris ? Aucune partie du territoire n’aura souffert davantage ; mais ce sont précisément ces dommages, ces plaies, qui recommanderont Paris à la France. La capitale ne sera plus cette ville aux mille lumières, sillonnée par les voitures élégantes, séjour du plaisir, du bruit, de la folie, de la richesse, de la vie facile. Elle se dressera comme un géant blessé, portant au front de nobles cicatrices, et à la main les lambeaux du drapeau national bien gardé. Tous les enfans de la province auront vu Paris au feu ; ils auront oublié quelques fâcheux détails d’un tableau véritablement grandiose ; ils se souviendront de la simple résignation de petits marchands de Paris ruinés sans se plaindre, de l’abondante libéralité de ses propriétaires et de son grand commerce, de la patience des pauvres femmes attendant la nourriture à la porte des mairies, du bon sens de ses ouvriers en face des excitations coupables, du courage de ses soldats. La province aura été forcée de rendre à Paris son estime ; le malheur nous aura à jamais réconciliés et unis. Une fois sortis de l’abîme, nous n’imiterons pas les naufragés qui se battent sur la plage avec les débris du navire ; hélas ! ce ne sera pas trop de toutes nos mains pour panser toutes nos plaies.

Augustin Cochin.
  1. L’Ancien Régime et la révolution, ch. VII.
  2. L’Ancien Régime et la révolution, ch. VII, p. 111.
  3. Ce point a été parfaitement établi par M. Le Berquier dans son livre sur l’administration de Paris.
  4. Voyez la Revue du 1er juin.