Parménide (trad. Cousin)/Notes

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome douzième
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NOTES
SUR LE PARMÉNIDE.
Séparateur

J’ai eu sous les yeux l’édition genérale de Bekker (Primœ partis volumen secundum), l’édition particulière de Heindorf (tome iii), les deux versions latines de Ficin et d’Ast, la traduction allemande de Schleiermacher, et le commentaire de Proclus (tomes iv, v et vi de mon édition).

C’est la première fois que le Parménide est traduit en français. Ce dialogue demeure un des ouvrages de Platon dont il est le plus difficile de déterminer le vrai but, et de suivre le fil et l’enchaînement à travers les mille détours de la dialectique éléatique ou platonicienne. La vraie pensée de Platon est encore un problème, et le degré d’importance de ce dialogue n’est pas fixe. Est-ce seulement un grand exercice de dialectique, comme paraît le croire Schleiermacher ? ou bien est-ce en effet le sanctuaire mystérieux où se cache, derrière le voile de subtilités presque impénétrables, la théorie des idées, comme le veulent les alexandrins et Proclus leur représentant ? C’est ce que nous examinerons ailleurs. Ici nous ne sommes aux prises qu’avec les difficultés de détail que le texte peut présenter. Or, il faut le dire, depuis le commencement du xixe siècle, ces difficultés, si grandes autrefois, ont peu à peu cédé aux travaux de Schleiermacher et de Heindorf, qui ont servi de fondement à l’édition de Bekker. Après ces maîtres habiles, à peine avons-nous trouvé quelques points de peu d’importance sur lesquels la critique pût encore s’exercer.

Page 14. — Eh bien ! crois-tu que l’idée soit tout entière dans chacun des objets qui en participent, tout en étant une ? ou bien quelle est ton opinion ? — Et pourquoi l’idée n’y serait-elle pas ? répondit Socrate. — Ainsi, l’idée une et identique serait à la fois tout entière en plusieurs choses séparées les unes des autres, et par conséquent elle serait elle-même hors d’elle-même ? — Point du tout, reprit Socrate ; car, comme le jour, tout en étant un seul et même jour, est en même temps dans beaucoup de lieux sans être pour cela séparé de lui-même, de même chacune des idées sera en plusieurs choses à la fois sans cesser d’être une seule et même idée. — Voilà, Socrate, une ingénieuse manière de faire que la même chose soit en plusieurs lieux à la fois ; comme si tu disais qu’une toile dont on couvrirait à la fois plusieurs hommes, est tout entière en plusieurs : n’est-ce pas à peu près ce que tu veux dire ? — Peut-être. — La toile serait-elle donc tout entière au-dessus de chacun, ou bien seulement une partie ? — Une partie. — Donc, Socrate, les idées sont elles-mêmes divisibles, et les objets qui participent des idées ne participent que d’une partie de chacune, et chacune n’est pas tout entière en chacun, mais seulement une partie. — Cela paraît clair. — Voudrais-tu donc dire, Socrate, que l’idée, qui est une, se divise en effet, et qu’elle n’en reste pas moins une ? Bekker, p. 12 : πότερον οὖν δοϰεῖ σοι ὅλον τὸ εἶδος, etc.

Cette première argumentation contre la théorie des idées se réduit à ceci : l’idée est-elle tout entière dans chacun des individus qui en participent ? ἓν ὄν est un complément qui développe et fortifie ὅλον, marque la portée de la question, mais ne constitue pas la question elle-même. Il n’est donc pas nécessaire que ces mots reviennent dans chacune des phrases qui suivent, car ils y sont déjà implicitement par le rapport intime de toutes ces phrases à la première qui les domine, et où se trouvent ensemble ἓν ὄν et ὅλον ; mais ce qui doit revenir sans cesse, c’est la question même, à savoir : ἐν ἑϰάστῳ εἶναι. Parménide demande à Socrate : L’idée est-elle tout entière avec son unité dans chaque individu ? Socrate doit lui répondre : Pourquoi n’y serait-elle pas ? De là l’objection de Parménide : Comment la même chose peut-elle être en plusieurs lieux à la fois ? Il me semble donc que, pour être fidèle à la gradation de cette première polémique, il faut lire : ἐνεῖναι, au lieu de ἓν εἶναι, qui est la vieille leçon. Schleiermacher est le premier qui l’ait combattue ; mais Heindorf et Bekker l’ont maintenue. Dans ce cas, ils auraient dû la reproduire ou même la transporter dans toute la suite de ce passage, et lire plus bas : ὅλον ἄμα ἓν ἔσται, et plus bas encore : ἑϰάστῳ ἂν ἓν εἴη, qui sont les anciennes leçons. Il y a, ce me semble, une manifeste inconséquence à admettre sur ces deux derniers points la correction de Schleiermacher, ἐνείη et ἔνεσται, et à ne point admettre la première, ἐνεῖναι. J’ai suivi partout Schleiermacher dans les passages mentionnés, mais je m’en sépare plus bas ; Bekker, page 15, ligne 2 : Εἶτα οὐϰ εἶδος ἔσται τοῦτο τὸ νοούμενον ἓν εἶναι, ἀεὶ ὂν τὸ αὐτὸ ἐπὶ πᾶσιν. Je pense qu’il faut lire ici avec l’ancien texte, Heindorf et Bekker, ἓν εἶναι, ce qui est pensé comme étant un, τὸ νοούμενον ἒν εἶναι, et non pas, avec Schleiermacher, ἔνειναι ; car, indépendamment du sens philosophique qui réclame l’ancienne leçon, la grammaire et l’analogie imposeraient à Schleiermacher, pour autoriser la leçon qu’il propose, ἐν πᾶσιν, comme plus haut, ἐν ἑϰάστῳ, et non pas ἐπὶ πᾶσιν. Avec Bekker et Heindorf, je lis ἓν εἶναι ; je mets une virgule après εἶναι, et je fais dépendre ἐπὶ πᾶσιν, qui précède immédiatement, ἀεὶ ὄν τὸ αὐτό.

Quant à la comparaison : Comme le jour, tout en étant un seul et même jour, est en même temps dans beaucoup de lieux, etc., etc., Proclus (tome V, p. 101) ne doute pas que cette comparaison ne soit tirée de Zénon lui-même ; mais il n’en donne que des raisons vagues et générales, sans aucune valeur historique ; il ne s’appuie sur aucune autorité. Je ne vois pas non plus pourquoi Schleiermacher, qui combat la conjecture de Proclus, en fait une à son tour, presque aussi arbitraire, en supposant que cette comparaison pourrait bien être empruntée à quelque philosophe de l’école de Mégare. Est-on fondé à rapporter, sans l’autorité d’aucun texte, à un Mégarique une comparaison fort naturelle en elle-même, et qui peut très-bien appartenir à Platon et à Socrate ?

Qu’il me soit permis de faire remarquer que cette première argumentation contient toute la querelle du nominalisme et du réalisme au xiie siècle. Au lieu du mot idée, mettez celui de genre, et c’est plutôt une traduction qu’un changement, et vous avez : le genre est-il tout entier, dans son unité même, en chacun des individus qui le composent ? L’affirmative est la doctrine de Guillaume de Champeaux, dont les termes mêmes sont ceux de Platon : eamdem essentialiter rem totam simul singulis suis inesse individuis (Ouvrages inédits d’Abélard, in-4°, 1836, Introduction, page CXV). L’objection de Parménide : « Ainsi l’idée une et identique serait à la fois tout entière en plusieurs choses séparées les unes des autres, etc. Voilà une ingénieuse manière de faire que la même chose soit en plusieurs lieux à la fois » ; cette objection est précisément celle d’Abélard contre la doctrine de Guillaume de Champeaux : « Si le genre est l’essence de l’individu, et s’il est tout entier dans chaque individu, de sorte que la substance entière de Socrate est en même temps la substance entière de Platon, il s’ensuit que, quand Platon est à Rome et Socrate à Athènes, la substance de l’un et de l’autre est en même temps à Rome et à Athènes, et par conséquent en deux lieux à la fois (Œuvres d’Abélard, Introduct. CXXXIV). »

Page 16. — Si je ne me trompe, toute idée te paraît être une, par cette raison : lorsque plusieurs objets te paraissent grands, si tu les regardes tous à la fois, il te semble qu’il y a en tous un seul et même caractère, d’où tu infères que la grandeur est une. — C’est vrai, dit Socrate. — Mais quoi ! si tu embrasses à la fois dans ta pensée la grandeur elle-même avec les objets grands, ne vois-tu pas apparaître encore une autre grandeur avec un seul et même caractère qui fait que toutes ces choses paraissent grandes ? — Il semble. — Ainsi, au-dessus de la grandeur et des objets qui en participent, il s’élève une autre idée de grandeur ; et au-dessus de tout cela ensemble une autre idée encore, qui fait que tout cela est grand, etc. Bekker, p. 14 : Οἶμαί σε ἐϰ τοῦ τοιοῦδε ἓν ἕϰαστον εἶδος οἴεσθαι εἶναι, etc.

En d’autres termes : l’idée, dans son rapport avec la chose qui en participe, suppose une autre idée plus générale, qui, dans son rapport avec la première, suppose une troisième idée plus générale encore, et toujours ainsi à l’infini. Voilà juste l’objection fondamentale d’Aristote contre la théorie des idées (Métaphysique, liv. I, page 164 de ma traduction.)

Plus bas, dans le Parménide, l’argument du second et du troisième homme idéal d’Aristote est présente sous une forme différente. « Socrate : Les idées sont naturellement comme des modèles ; les autres objets leur ressemblent et sont des copies, si par la participation des choses aux idées il ne faut entendre que la ressemblance. Mais, reprit Parménide, quand une chose ressemble à l’idée, est-il possible que cette idée ne soit pas semblable à sa copie dans la mesure même où celle-ci lui ressemble ? ou y a-t-il quelque moyen de faire que le semblable ressemble au dissemblable ? — Il n’y en a point. — N’est-il pas de toute nécessité que le semblable participe de la même idée que son semblable ? — Oui. — Et ce par quoi les semblables deviennent semblables en y participant, n’est-ce pas cette idée ? — Assurément. — Il est donc impossible qu’une chose soit semblable à l’idée, ni l’idée à une autre chose ; sinon, au-dessus de l’idée il s’élèvera encore une autre idée ; et si celle-ci a son tour ressemble à quelque chose, une autre idée encore ; et toujours il arrivera une nouvelle idée, s’il arrive toujours que l’idée ressemble à ce qui participe d’elle. — Tu as raison. — Ce n’est donc pas par la ressemblance que les choses participent des idées, et il faut chercher un autre mode de participation. » Bekker, page 15 : τὰ μὲν εἶδη ταῦτα ὥσπερ παραδείγματα, etc.

Ainsi Platon avait trouvé bien vite des adversaires : c’étaient ceux des écoles auxquelles Platon se rattachait. Aristote nous les représente seul aujourd’hui ; mais il n’a pas plus inventé les argumens qu’il reproduit, que Platon n’a lui-même inventé la théorie des idées. Si l’école de Mégare nous était plus connue, il est vraisemblable que nous y trouverions les germes imparfaits, mais féconds, de cette théorie. Voyez le Sophiste, t. XI, p. 252-253, et la note, p. 417.

Ibid. — Mais, Parménide, reprit Socrate, peut-être chacune de ces idées n’est-elle qu’une pensée qui ne peut exister ailleurs que dans l’âme ? Bekker, p. 14 : Ἀλλὰ, φάναι, ὦ Παρμενίδη, τὸν Σωϰράτη, μὴ τῶν εἰδῶν ἕϰαστον ᾖ τούτων νόημα, ϰαὶ οὐδαμοῦ αὐτῷ προσήϰη ἐγγιγνεσθαι ἄλλοθι ἢ ἐν ψυχαῖς.

Voilà le conceptualisme. Il remonte donc au temps même de Platon ; Aristote n’a fait que le recueillir. C’était une des grandes solutions du problème de la connaissance qui avaient cours dans les écoles grecques ; Porphyre la rappelle expressément : εἴτε ϰαὶ ἐν μόναις ψιλαῖς ἐπινοίαις ϰεῖται ; et Proclus, au <span class="romain" title="Nombre v écrit en chiffres romains">ve siècle, l’examine avec un soin qui nous apprend qu’elle était très-répandue. On la voit paraître ici sur la scène pour la première fois.

Si nous suivions ainsi pas à pas le Parménide, nous reconnaîtrions dans les diverses objections que Parménide présente successivement contre la théorie des idées, toutes celles qui, dans la philosophie moderne, ont été faites contre l’idéalisme ; nous n’en signalerons plus qu’une seule. Dès qu’on entre dans la route de l’idéalisme, la pente est glissante : on est aisément conduit à l’idéalisme absolu. Si, d’une part, les genres ou idées sont des pensées, et si, d’autre part, tous les individus se rapportent à des genres, si toute chose participe des idées, il s’ensuit que tout est fait de pensées, que tout est pensée. Ce sont les mots mêmes de Parménide, page 17 : « Si, comme tu le prétends, les choses en général participent des idées, n’est-il pas nécessaire d’admettre que toute chose est faite de pensées et que tout pense. » Bekker, p. 15 : οὐϰ ἀνάγϰη, εἰ τἆλλα φῂς τῶν εἰδῶν μετέχειν, ἢ δοϰεῖν σοι ἐϰ νοημάτων ἕϰαστον εἶναι ϰαὶ πάντα νοεῖν.

Page 39. — Et un tout, c’est ce qui est un et qui a des parties. Bekker, p. 35 : ϰαὶ ὅλον ἄρα ἐστὶν ὃ ἄν ἕν ᾖ, ϰαὶ μόριον ἔχει

Heindorf propose de changer μόριον en μόρια ou μορίω δύο. Très-raisonnablement Bekker a conservé la leçon de tous les manuscrits. En effet, μόριον ἔχει ne veut pas dire : il a une partie, mais il a, il contient cet élément qu’on appelle partie, et qui étant divisible suppose la pluralité ; de sorte qu’ici μόριον implique μόρια, et est beaucoup mieux opposé que μόρια à ὅλον. — Quelques lignes plus bas, tous les manuscrits donnent deux fois μόριον. Schleiermacher, le premier, a proposé de les retrancher, à l’exemple de Ficin, qui ne les a pas traduits. Bekker et Ast ont suivi Schleiermacher ; et, avant eux, Heindorf avait appuyé l’opinion de ce grand critique, dont il dit et dont nous répétons bien volontiers : cui plus aliquando Plato debebit quam omnibus quotquot et sunt et erunt philologi.


Page 49. — Mais quoi ! ce qui est ailleurs que lui-même, fût-il dans le même que soi-même, etc. Bekker, p. 43 : τί δαί ; τὸ ἑτέρωθι ὂν αὐτὸ ἑαυτοῦ ἐν τῷ αὐτῷ ὄντος ἑαυτῷ, etc.

Évidemment ἑαυτῷ est au datif, comme traduit Ast : in eodem entis sibimetipsi. La traduction de Ficin : ipsummet in eodem existens in semetipso, et même la traduction de Schleiermacher, in sich selbst, ne sont donc point exactes.


Page 54. — Si entre deux choses il s’en trouve une troisième à la suite de l’une et de l’autre, il y aura trois choses, mais seulement deux contacts. Bekker, p. 48 : ἐαν δὲ τοῖν δυοῖν (ὅροιν) τρίτον προσγένηται ἑξῆς, αὐτὰ μὲν τρία ἔσται, αἱ δὲ ἅψεις δύο

Tous les manuscrits donnent ὅροιν, que tous les critiques rejettent. J’ai aussi, dans la traduction, retranché ὅροιν ; mais je n’oserais le condamner absolument dans le texte. Heindorf dit qu’il s’agit des choses elles-mêmes, et non de leurs limites ; mais ὅροιν ne veut-il dire que les limites des choses, et ne pourrait-on pas en faire aussi les différens termes d’une série ? Dans ce sens, ὅροιν irait très-bien avec προσγένηται et avec ἑξῆς, ainsi qu’avec ἅψεις. — Page 49, lig. 1. Tous les manuscrits et Ficin donnent τῶν ἀριθμῶν. Tous les critiques corrigent τὸν ἀριθμόν, par analogie avec ce qui suit.

Page 69. — Et, quand il devient plus grand, plus petit et égal, il faut qu’il augmente, qu’il diminue et qu’il s’égalise. — Et page 71 : Il n’est ni petit, ni grand, ni égal ; il n’augmente, ni ne diminue, ni ne s’égalise.

Je demande pardon pour ce barbarisme, s’égaliser ; mais c’est le seul mot qui puisse rendre ἰσοῦσθαι. S’égaler supposerait nécessairement un relatif ; s’égaliser peut s’entendre absolument, comme le mot grec.

Ibid. — Et rien ne change sans être dans le changement, Bekker, p. 63-64 : Ἀλλ' οὐδὲ μὴν μεταϐάλλει ἄνευ τοῦ μεταβάλλειν.

Schleiermacher traduit fort bien : Aber es kann doch nicht uebergegangen seyn ohne ueberzugehen : on ne peut se trouver change sans être quelque temps en train de changer, en voie de changement. La traduction de Ast : neque etiam vertit, nisi vertit, ne présente qu’une tautologie vide de sens.

Page 74. — Cette sorte d’êtres qui est autre que l’idée. Bekker, p. 68 : τὴν ἑτέραν φύσιν τοῦ εἴδους.

Tout le monde a bien vu que ces mots se rapportent aux précédens : ἕτερα ὄντα τοῦ ἑνός. J’en conclus qu’ils ne signifient point, comme le veut Heindorf, alteram illam naturam hujus generis, quatenus πολλὰ sunt, ni comme traduit Schleiermacher : die verschiedene Natur des Begriffs, l’autre face de l’idée, c’est-à-dire la pluralité ; car l’idée n’a pas deux natures, dont l’une est l’unité, et l’autre la pluralité : l’idée n’a qu’une seule nature, à savoir, l’unité. J’entends donc tout simplement : la nature autre que l’idée. — Plus bas, Bekker, p. 59, sur la proposition de Schleiermacher, et avec tous les critiques, a retranché ἑνός avant ὄντος, malgré Ficin et tous les manuscrits.

Page 77. — Les choses autres que l’un ne sont ni semblables ni dissemblables elles-mêmes à l’un, et il n’y a en elles ni ressemblance ni dissemblance ; car, si elles étaient elles-mêmes semblables et dissemblables, et avaient en elles de la ressemblance et de la dissemblance, elles auraient en elles deux idées contraires l’une à l’autre. Bekker, p. 70 : et εἷ γὰρ ὅμοια ϰαὶ ἀνόμοια αὐτὰ εἴη, ᾗ ἔχοι ἐν ἑαυτοῖς ὁμοιότητα ϰαὶ ἀνομοιότητα, δύο που εἴδη ἐναντία ἀλλήλοις ἔχοι ἂν ἐν ἑαυτοῖς, etc.

Les manuscrits ont, les uns les autres . Schleiermacher défend la première leçon ; Heindorf et Bekker ont adopté la seconde. À la réflexion, je me range à ce dernier avis, et je profite de l’occasion pour refaire ici la traduction de cette phrase : « Car, si elles étaient elles-mêmes semblables et dissemblables, en tant qu’elles auraient en elles-mêmes de la ressemblance et de la dissemblance, elles auraient en elles deux idées contraires entre elles. »

Page 86. — Nous ne dirons pas non plus que ce qui n’est en aucune manière soit en repos ; car ce qui est en repos doit toujours être le même dans le même lieu. Bekker, p. 79 : τὸ γὰρ ἑστὸς ἐν τῷ αὐτοῷ τινὶ δεῖ ἀεὶ εἶναι (τῷ αὐτῷ).

Cette répétition τῷ αὐτῷ est intolérable, et Bekker la retranche, en la mettant entre crochets. Heindorf s’arrête après εἶναι, et attribue τῷ αὐτοῷ à l’autre interlocuteur, en ajoutant ἐν : Ἐν τῷ αὐτῷ. — Πῶς γὰρ οὔ ; Mais quelques manuscrits donnent la leçon τῷ αὐτοῷ. Schleiermacher l’a préférée à la correction un peu forte d’Heindorf, et, avec Ast, j’ai suivi ce parti comme le plus naturel.

Page 87. — Apparemment la masse de chacune (des choses qui ne sont pas l’unité elle-même) renferme une pluralité infinie, et, lorsqu’on croit avoir pris la chose du monde la plus petite, on verra tout à coup, comme dans un rêve, au lieu de l’unité qu’on croyait tenir, une multitude, au lieu d’une petite chose, une chose immense, eu égard aux divisions dont elle est susceptible. Bekker, p. 80 : Ἀλλ’ ἕϰαστος, ὡς ἔοιϰεν, ὁ ὄγϰος αὐτῶν ἄπειρός ἐστι πλήθει, ϰἄν τὸ σμιϰρότατον δοϰοῦν εἶναι λάϐῃ τις, ὥσπερ ὄναρ ἐν ὕπνῳ φαίνεται ἐξαίφνης ἀνθ’ ἑνὸς δόξαντος εἶναι πολλὰ ϰαὶ ἀντὶ σμιϰροτάτου παμμέγεθες πρὸς τὰ ϰερματιζόμενα ἐξ αὐτοῦ.

Voilà bien la divisibilité de la matière à l’infini : c’était, dans la doctrine de Platon, l’attribut le plus essentiel de la matière, et il se retrouve dans chacune de ses parties, dans chaque masse ou molécule ; car c’est ainsi qu’il faut entendre rigoureusement ὄγϰος.

Terminons en rappelant que le tissu de subtilités dont le Parménide se compose, est le développement régulier du programme annoncé par Parménide lui-même au début de la discussion. Il faut remettre ce programme sous les yeux du lecteur, comme le fil d’Ariadne dans ce labyrinthe en apparence inextricable.

Page 22. — Parménide à Socrate : « Elle est belle et divine, sache-le bien, cette ardeur qui t’anime pour les discussions philosophiques. Mais essaie tes forces et exerce-toi, tandis que tu es jeune encore, à ce qui semble inutile et paraît au vulgaire un pur verbiage, sans quoi la vérité t’échappera. — Et en quoi consiste donc cet exercice, Parménide ? — Zénon t’en a donné l’exemple : seulement j’ai été charmé de t’entendre lui dire que tu voudrais voir la discussion porter non sur des objets visibles, mais sur les choses que l’on saisit par la pensée seule, et qu’on peut regarder comme des idées. — C’est qu’en effet il me semble que dans le premier point de vue il n’est pas difficile de démontrer que des mêmes choses sont semblables et dissemblables, et susceptibles de tous les contraires. — Très-bien, répondit Parménide. Cependant, pour te mieux exercer encore, il ne faut pas te contenter de supposer l’existence de quelqu’une de ces idées dont tu parles, et d’examiner les conséquences de cette hypothèse : il faut supposer aussi la non-existence de cette même idée. — Que veux-tu dire ? — Par exemple, si tu veux reprendre l’hypothèse d’où partait Zénon, celle de l’existence de la pluralité, et examiner ce qui doit arriver tant à la pluralité elle-même relativement à elle-même et à l’unité, qu’à l’unité relativement à elle-même et à la pluralité ; de même aussi il te faudra considérer ce qui arriverait, s’il n’y avait point de pluralité, à l’unité et à la pluralité, chacune relativement à elle-même et à son contraire. Tu pourras pareillement supposer tour à tour l’existence et la non-existence de la ressemblance, et examiner ce qui doit arriver dans l’une et l’autre hypothèse, tant aux idées que tu auras supposées être ou ne pas être, qu’aux autres idées, les unes et les autres par rapport à elles-mêmes et par rapport les unes aux autres. Et de même pour le semblable et le dissemblable, le mouvement et le repos, la naissance et la mort, l’être et le non-être eux-mêmes. En un mot, pour toute chose que tu pourras supposer être ou ne pas l’être, ou considérer comme affectée de tout autre attribut, il faut examiner ce qui lui arrivera, soit par rapport à elle-même, soit par rapport à toute autre chose qu’il te plaira de lui comparer, ou par rapport à plusieurs choses, ou par rapport à tout ; puis examiner à leur tour les autres choses, et par rapport à elles-mêmes et par rapport à toute autre dont tu voudras de préférence supposer l’existence ou la non-existence. Voilà ce qu’il te faut faire, si tu veux l’exercer complètement, afin de te rendre capable de discerner clairement la vérité. »

Tel est le canevas sur lequel Platon a brodé en apparence au hasard, mais réellement avec une rigueur parfaite de composition, les hypothèses contradictoires où semble se jouer la dialectique du Parménide. Cette dialectique rappelle en grande partie celle du Sophiste, dont voici la conclusion, présentée par l’étranger d’Élée, disciple et ami de Parménide et de Zénon.

« L’Étranger : Si quelqu’un refuse son assentiment à ces contradictions, celui-là n’a qu’à y bien regarder et à nous offrir quelque solution meilleure. Si, au contraire, croyant avoir fait merveille, on se complaît à tirer ces raisonnements tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, on y prendra bien plus de peine que cela ne vaut, comme nous le voyons maintenant. Car tout cela n’est ni fort spirituel ni difficile à trouver ; mais ce qui est à la fois difficile et beau, le voici. — Théétète : Qu’est-ce ? — L’Étranger : Ce dont nous avons parlé précédemment, savoir, de laisser de côté tout cela, et d’être en état de suivre pas à pas, le plus possible, en les réfutant, ceux qui viennent dire que ce qui est autre est le même, ou ce qui est le même autre en un certain sens, en le prenant dans ce sens même et sous le point de vue dans lequel ils veulent qu’il en soit ainsi. Mais de prouver vaguement que le même est autre, l’autre identique, le grand petit, le semblable dissemblable, et de s’amuser à faire comparaître de la sorte les contraires dans son discours, ce n’est pas la une véritable méthode dialectique ; c’est celle d’un novice qui commence à peine à faire connaissance avec les êtres. »

Est-ce aussi à cette conclusion qu’aboutit le Parménide ?