Paroles d’un révolté/Théorie et pratique
THÉORIE ET PRATIQUE
Lorsque nous discutons l’ordre de choses qui, à notre avis, doit surgir de la prochaine révolution, on nous dit souvent : — « Tout cela, c’est de la théorie, dont nous n’avons pas à nous préoccuper. Laissons ça de côté et occupons-nous de choses pratiques (de questions électorales, par exemple). Préparons l’avènement de la classe ouvrière au pouvoir, et plus tard nous verrons ce qui pourra surgir de la révolution. »
Il y a cependant quelque chose de nature à nous faire douter de la justesse et même de la sincérité de ce raisonnement. C’est qu’en l’énonçant chacun a sa théorie toute faite sur le mode d’organisation de la société au lendemain, ou plutôt le jour même, de la révolution ; loin de faire peu de cas de ses théories, il y tient fermement, il les propage, et tout ce qu’il fait maintenant n’est qu’une conséquence logique de ses idées. Au fond, ces mots : — « Ne discutons pas ces questions théoriques », se réduisent à ceci : — « Ne mettez pas en discussion notre théorie, mais aidez-nous à la mettre à exécution. »
En effet, il n’y a pas d’article de journal, dans lequel l’auteur ne glisse ses idées sur l’organisation de la société, comme il l’entend. Les mots : « État ouvrier », « organisation de la production et de l’échange par l’État », « collectivisme » (limité à la propriété collective des instruments de travail et répudiant la mise en commun des produits), « discipline du parti », etc., tous ces mots se retrouvent constamment dans les articles des journaux et dans les brochures. Ceux qui font semblant de n’attacher aucune importance aux « théories », font tout pour propager les leurs. Et, pendant que nous évitons ce genre de discussions, d’autres propagent leurs conceptions et sèment leurs erreurs, contre lesquelles il faudra lutter un jour. Pour ne citer qu’un seul exemple, il suffira de nommer la Quintessence du Socialisme de Schaeffle, ce livre fait par un ex-ministre autrichien, qui, sous prétexte de défendre le socialisme, n’a d’autre but que celui de sauver l’ordre bourgeois dans la débâcle. Il est vrai que ce livre, qui laisse trop percer l’oreille de l’ex-ministre, n’a pas eu de succès auprès des ouvriers français et allemands ; mais tout de même ses idées, assaisonnées de quelques phrases révolutionnaires pour mieux faire avaler la couleuvre, sont propagées tous les jours.
D’ailleurs, cela est tout naturel. Il répugne à l’esprit humain de se lancer dans une œuvre de démolition sans se faire une idée — ne fût-ce que dans quelques traits essentiels, — de ce qui pourrait remplacer ce qu’on va démolir. — « On instituera une dictature révolutionnaire », disent les uns. — « On nommera un gouvernement, pris parmi les travailleurs, et on lui confiera l’organisation de la production », disent les autres. — « On mettra tout en commun dans les Communes insurgées », disent les troisièmes. Mais tous, sans exception, ont une conception quelconque de l’avenir, à laquelle ils tiennent plus ou moins ; et cette idée réagit, consciemment ou non, sur leur mode d’action dans la période préparatoire actuelle.
Nous ne gagnons donc rien à éviter ces « questions de théorie » ; au contraire, si nous voulons être « pratiques », nous devons nécessairement, dès aujourd’hui même, exposer et discuter sous tous ses aspects notre idéal de communisme anarchiste.
D’ailleurs, si maintenant, pendant la période d’accalmie relative que nous traversons, nous ne devons pas exposer, discuter et propager cet idéal — quand est-ce que nous le ferons ?
Sera-ce le jour où, dans la fumée des barricades, sur les débris de l’édifice renversé, il faudra, sur le champ ouvrir les portes à un nouvel avenir ? où il faudra avoir déjà une résolution prise et une ferme volonté pour la mettre à exécution ? — Alors, ce ne sera plus le temps de discuter. Il faudra agir, à l’instant même, soit dans un sens, soit dans un autre.
Ce qui a fait que les révolutions précédentes n’ont pas donné au peuple français tout ce qu’il avait droit d’en espérer, ce n’est pas qu’il eût trop discuté sur le but de la révolution, dont il sentait l’approche. Le soin de déterminer ce but et de voir ce qu’il y aurait à faire, a toujours été abandonné aux meneurs qui ont invariablement trahi le peuple, comme de raison. Ce n’est pas que le peuple eût eu une théorie toute faite qui l’empêchât d’agir — il n’en avait aucune. La bourgeoisie, en 1848 et en 1870, savait fort bien ce qu’elle allait faire le jour où le peuple renverserait le gouvernement. Elle savait qu’elle s’emparerait du pouvoir, le ferait sanctionner par des élections, armerait le petit bourgeois contre le peuple et que, tenant en ses mains l’armée, les canons, les voies de communication et l’argent, elle lancerait ses mercenaires contre les travailleurs, le jour où ils oseraient revendiquer leurs droits. Elle savait ce qu’elle allait faire le jour de la Révolution.
Mais le peuple n’en savait rien. Dans la question politique, il répétait, après la bourgeoisie : République et suffrage universel en 1848 ; en mars 1871 il disait avec la petite bourgeoisie : « La Commune ! » Mais, ni en 1848, ni en 1871, il n’avait aucune idée précise de ce qu’il fallait entreprendre pour résoudre la question du pain et du travail. « L’organisation du travail », ce mot d’ordre de 1848 (fantôme ressuscité dernièrement sous une autre forme par les collectivistes allemands), était un terme si vague qu’il ne disait rien ; de même le collectivisme, tout aussi vague, de l’Internationale de 1869 en France. Si, en mars 1871, on eût questionné tous ceux qui travaillèrent à l’avènement de la Commune sur ce qu’il y avait à faire pour résoudre la question du pain et du travail, — quelle terrible cacophonie de réponses contradictoires eût-on reçu ! Fallait-il prendre possession des ateliers au nom de la Commune de Paris ? Pouvait-on toucher aux maisons et les proclamer propriété de la cité insurgée ? Fallait-il prendre possession de tous les vivres et organiser le rationnement ? Fallait-il proclamer toutes les richesses entassées dans Paris, propriété commune du peuple français, et appliquer ces moyens puissants à l’affranchissement de toute la nation ? — Sur aucune de ces questions il n’y avait d’opinion formée au sein du peuple. Préoccupée des besoins de la lutte immédiate, l’Internationale avait négligé de discuter à fond ces questions. — « C’est du roman, c’est de la théorie que vous nous faites » — criait-on à ceux qui les abordaient ; et lorsqu’on parlait de Révolution sociale, on se bornait à la définir par des mots tout aussi vagues, comme Liberté, Égalité, Solidarité.
Loin de nous l’idée d’élaborer un programme tout fait pour le cas d’une révolution. Un pareil programme ne ferait que gêner l’action ; beaucoup en profiteraient même pour se faire ce sophisme : — « Puisque nous ne pouvons pas réaliser notre programme, ne faisons rien, ménageons notre sang précieux pour une meilleure occasion. »
Nous savons fort bien que tout mouvement populaire est un acheminement vers la révolution sociale. Il réveille l’esprit de révolte, il habitue à considérer l’ordre établi (ou plutôt le désordre établi) comme éminemment instable ; et il faut la sotte arrogance d’un parlementarisme allemand pour demander : « À quoi a servi la Grande Révolution ou celle de la Commune ? » Si la France est l’avant-garde de la Révolution, si le peuple français est révolutionnaire d’esprit et de tempérament, c’est précisément parce qu’il a fait tant de ces révolutions désavouées par les doctrinaires et les nigauds.
Mais, ce qu’il nous importe de déterminer, c’est le but que nous nous proposons d’atteindre. Et non seulement le déterminer, mais le signaler, par la parole et par les actes, de manière à le rendre éminemment populaire, si populaire que le jour du mouvement il s’échappe de toutes les bouches. Tâche beaucoup plus immense et plus nécessaire qu’on ne se l’imagine généralement ; car si ce but est tout vivant devant les yeux du petit nombre, ce n’est nullement le cas pour la grande masse, travaillée dans tous les sens par la presse bourgeoise, libérale, communaliste, collectiviste, etc.
De ce but dépendra notre mode d’action, présent et futur. La différence entre le communiste-anarchiste, le collectiviste-autoritaire, le jacobin et le communaliste-autonomiste, n’est pas tout entière dans leurs conceptions d’un idéal plus ou moins éloigné. Elle se fait sentir non seulement le jour de la révolution, elle apparaît aujourd’hui même, sur chaque chose, dans chaque appréciation, si minimes soient-elles. Le jour de la révolution, le collectiviste-étatiste courra s’installer à l’Hôtel-de-Ville de Paris, d’où il lancera ses décrets sur le régime de la propriété ; il cherchera à se constituer un gouvernement formidable, fourrant son nez partout, jusqu’à statistiquer et décréter le nombre de poules élevées à Fouilly-les-Oies. Le communaliste-autonomiste courra de même à l’Hôtel-de-Ville et, s’instituant, lui aussi, gouvernement, il essayera de répéter l’histoire de la Commune de 1871, tout en défendant de toucher à la sainte propriété tant que le Conseil de la Commune n’aura pas jugé opportun de le faire. Tandis que le communiste-anarchiste ira prendre possession sur-le-champ, des ateliers, des maisons, des greniers à blé, bref de toute la richesse sociale, et cherchera à organiser dans chaque commune, dans chaque groupe, la production et la consommation en commun, afin de pourvoir à tous les besoins des communes et des groupes fédérés.
Cette même différence s’étend jusqu’aux plus petites manifestations de notre vie et de notre action journalière. Tout homme cherchant à établir un certain accord entre son but et ses moyens d’action, il s’ensuit que le communiste-anarchiste, le collectiviste-étatiste et le communaliste-autonomiste se trouvent en désaccord sur tous les points de leur action immédiate.
Cette différence existe ; ne cherchons donc pas à l’ignorer. Au contraire, exposons chacun franchement notre but, et la discussion qui se fait continuellement, chaque jour, à chaque instant dans les groupes — non pas comme dans les journaux, celle-ci est toujours trop personnelle, — élaborera au sein des masses populaires une idée commune, à laquelle le grand nombre pourra se rallier un jour.
Quant au présent immédiat, nous avons quelques terrains d’action communs, sur lesquels tous les groupes peuvent déjà agir d’accord. C’est le terrain de la lutte contre le capital, et celui de la lutte contre le souteneur du capital — le gouvernement. Quelles que soient nos idées sur l’organisation future de la société, il y a un point acquis pour tous les socialistes sincères : — l’expropriation du capital doit résulter de la prochaine révolution. Donc, toute lutte qui prépare cette expropriation doit être soutenue unanimement par tous les groupes socialistes, à quelque nuance qu’ils appartiennent. Et plus les divers groupes se rencontreront sur ce terrain commun et sur tous ceux que les circonstances mêmes nous indiqueront, mieux l’entente commune sur ce qu’il y a à faire pendant la Révolution, pourra s’établir.
Mais souvenons-nous ; pour qu’une idée plus ou moins générale puisse surgir des masses le jour de la conflagration, ne négligeons pas d’exposer toujours notre idéal de la société qui doit surgir de la révolution. Si nous voulons être pratiques, exposons ce que les réactionnaires de toute nuance ont toujours appelé « utopies, théories ». Théorie et pratique ne doivent faire qu’un, si nous voulons réussir.