Paroles d’un révolté/La prochaine Révolution

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 25-32).


LA PROCHAINE RÉVOLUTION




Dans les chapitres précédents nous arrivions à la conclusion que l’Europe descend sur un plan incliné vers une commotion révolutionnaire.

En étudiant le mode de la production et de l’échange, tels qu’ils se sont organisés entre les mains de la bourgeoisie, nous trouvons un état de choses attaqué par une gangrène irrémédiable ; nous voyons l’absence de toute base scientifique et humanitaire, la dissipation folle du capital social, la soif du gain poussée jusqu’au mépris absolu de toutes les lois de la sociabilité, la guerre industrielle en permanence, le chaos ; et nous avons salué l’approche du jour où ce cri : la déchéance de la bourgeoisie ! s’échappera de toutes les lèvres avec cette unanimité qui jadis caractérisait la proclamation de la déchéance des dynasties.

En étudiant le développement des États, leur rôle historique et la décomposition qui les ronge aujourd’hui, nous voyons que ce mode de groupement a accompli dans l’histoire tout ce dont il fut capable et s’effondre aujourd’hui sous le poids de ses propres attributions, pour céder la place à de nouvelles organisations basées sur de nouveaux principes, plus en rapport avec les tendances modernes de l’humanité.

D’autre part, ceux qui observent avec attention le mouvement des idées dans le sein de la société actuelle savent bien avec quelle ardeur la pensée humaine travaille aujourd’hui à la revision complète des appréciations qui nous furent léguées par les siècles passés et à l’élaboration de nouveaux systèmes philosophiques et scientifiques destinés à devenir la base des sociétés à venir. Ce n’est plus seulement le sombre réformateur qui, exténué par un travail au-dessus de ses forces et par une misère au-dessus de sa patience, critique les institutions honteuses dont il subit le poids et qui rêve un avenir meilleur. C’est aussi le savant qui, quoique élevé dans les anciens préjugés, apprend cependant peu à peu à les secouer et, prêtant l’oreille aux courants d’idées dont les esprits populaires se pénètrent, s’en fait un jour le porte-voix, l’énonciateur. « La hache de la critique sape à grands coups tout l’héritage qu’on nous avait transmis à titre de vérités ; philosophie, sciences naturelles, morale, histoire, art, rien n’est épargné dans ce travail de démolition ! » — s’écrient les conservateurs. Rien, jusqu’aux bases mêmes de vos institutions sociales, — la propriété et le pouvoir — attaqués aussi bien par le nègre de l’usine que par le travailleur de la pensée, par l’intéressé au changement que par celui qui reculerait avec effroi le jour où il verrait ses idées revêtir un corps, secouer la poussière des bibliothèques et s’incarner dans le tumulte de la réalisation pratique.




Décadence et décomposition des formes existantes et mécontentement général ; élaboration ardue des formes nouvelles et désir impatient d’un changement ; élan juvénile de la critique dans le domaine des sciences, de la philosophie, de l’éthique, et fermentation générale de l’opinion publique ; d’autre part, indifférence paresseuse ou résistance criminelle de ceux qui détiennent le pouvoir et qui ont encore la force et, par soubresauts, le courage de s’opposer au développement des idées nouvelles.

Tel fut toujours l’état des sociétés à la veille des grandes révolutions ; tel il est encore aujourd’hui. Ce n’est pas l’imagination surexcitée d’un groupe de turbulents qui vient l’affirmer ; c’est l’observation calme et scientifique qui le dévoile ; si bien que ceux même qui, pour excuser leur coupable indifférence, se plaisent à dire : « Tranquillisons-nous, il n’y a pas encore péril en la demeure, » ceux-là même laissent échapper l’aveu que la situation s’envenime et qu’ils ne savent pas trop où nous allons. Seulement, après s’être soulagés par cet aveu, ils se détournent et de nouveau se mettent à ruminer sans pensée.

« Mais on l’a si souvent annoncée, cette révolution ! » — soupire à côté de nous le pessimiste ; « moi-même j’y ai cru un moment, et pourtant elle n’arrive pas ! » — Elle n’en sera que plus mûre. « À deux reprises, la Révolution fut sur le point d’éclater, en 1754 et en 1771, » nous dit un historien en parlant du dix-huitième siècle (j’allais presque écrire : en 1848 et en 1871)[1]. Eh bien, pour ne pas avoir éclaté alors, elle n’en devint que plus puissante et plus féconde à la fin du siècle.




Mais laissons dormir les indifférents et bougonner les pessimistes : nous avons autre chose à faire. Demandons-nous quel sera le caractère de cette révolution que tant d’hommes pressentent et préparent, et quelle doit être notre attitude en présence de cette éventualité.

Nous ne ferons pas de prophéties historiques : ni l’état embryonnaire de la sociologie, ni l’état actuel de l’histoire qui, selon l’expression d’Augustin Thierry, « ne fait qu’étouffer la vérité sous des formules de convention, » — ne nous y autorisent. Bornons-nous donc à poser quelques questions bien simples.

Pouvons-nous admettre, ne fût-ce que pour un moment, que cet immense travail intellectuel de revision et de réformation qui s’opère dans toutes les classes de la société, puisse s’apaiser par un simple changement de gouvernement ? Que le mécontentement économique, grossissant et se répandant de jour en jour, ne cherche pas à se manifester dans la vie publique, dès que les circonstances favorables, — la désorganisation des pouvoirs, — se présenteront à la suite d’événements quelconques ?

Poser ces questions, c’est les résoudre. — Évidemment non.

Pouvons-nous croire que les paysans irlandais et anglais, s’ils entrevoient la possibilité de s’emparer du sol qu’ils convoitent depuis tant de siècles et de chasser les seigneurs qu’ils détestent si cordialement, ne profiteront pas de la première conflagration pour chercher à réaliser leurs vœux ?




Pouvons-nous croire que la France, lors d’un nouveau 1848 européen, se bornera à renvoyer le Gambetta du jour pour le remplacer par M. Clemenceau, et ne cherchera pas à voir ce que la Commune peut faire pour améliorer le sort des travailleurs ? Que le paysan français, voyant le pouvoir central désorganisé, ne cherchera pas à s’emparer des prés veloutés, de ses voisines les saintes sœurs, ainsi que des champs féconds des gros bourgeois qui, étant venus les uns et les autres s’établir à ses côtés, n’ont cessé d’arrondir leurs propriétés ? Qu’il ne se rangera pas du côté de ceux qui lui offriront leur appui pour réaliser son rêve de travail assuré et bien récompensé ?

Et croit-on que le paysan italien, espagnol, slave, n’en fera pas autant ?

Pense-t-on que les mineurs, las de leur misère, de leurs souffrances et des massacres à coups de grisou, — qu’ils supportent encore, sous les yeux de la troupe, mais en murmurant, — ne chercheront pas à éliminer les propriétaires des mines, si un jour ils s’aperçoivent que la troupe désorganisée met de la mauvaise volonté à obéir à ses chefs ?

Et le petit artisan, blotti dans les ténèbres de sa cave humide, les doigts gelés et l’estomac creux, se débattant du matin au soir pour trouver de quoi payer le boulanger et nourrir ces cinq petites bouches, d’autant plus aimées qu’elles deviennent plus livides à force de privations ? Et, cet homme, qui a couché sous la première arcade venue, parce qu’il n’a pu se payer le luxe de coucher pour un sou dans le dortoir commun, — croyez-vous qu’ils n’aimeraient pas voir un peu si dans ces palais somptueux il ne se trouve pas un coin sec et chaud pour y loger les familles, plus honnêtes, à coup sûr, que celle du gros bourgeois ? Qu’ils n’aimeraient pas voir dans les magasins de la commune assez de pain pour tous ceux qui n’ont pas appris à être des fainéants ; assez de vêtements qui habillent les maigres épaules des enfants du travailleur aussi bien que les chairs molles des enfants du gros bourgeois ? Croyez-vous que ceux qui portent les haillons ne savent pas qu’il se trouverait dans les magasins d’une grande ville largement de quoi suppléer aux premières nécessités de tous les habitants, et que si tous les travailleurs s’appliquaient à la production d’objets utiles, au lieu de s’étioler à la confection d’objets de luxe, ils en produiraient assez pour toute la commune et pour tant d’autres communes voisines ?

Enfin, peut-on admettre que, ces choses se disant et se répétant partout et surgissant d’elles-mêmes sur toutes les lèvres dans les moments de crise (souvenons-nous du siège de Paris !) le peuple ne cherche pas à les mettre en pratique le jour où il s’en sentira la force ?




Le bon sens de l’humanité a déjà répondu à ces questions, et voilà sa réponse :

La prochaine révolution aura un caractère de généralité qui la distinguera des précédentes. Ce ne sera plus un pays qui se lancera dans la tourmente, ce seront les pays de l’Europe. Si, autrefois, une révolution localisée était possible, aujourd’hui, avec les liens de solidarité qui se sont établis en Europe, étant donné l’équilibre instable de tous les États, une révolution locale est devenue une impossibilité, si elle dure un certain temps. Comme en 1848, une secousse se produisant en un pays gagnera nécessairement les autres, et le feu révolutionnaire embrasera l’Europe entière.

Mais si en 1848, les villes insurgées purent encore mettre leur confiance dans des changements de gouvernement ou dans des réformes constitutionnelles, ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’ouvrier parisien n’attendra pas d’un gouvernement, — fût-il même celui de la Commune libre, — l’accomplissement de ses vœux : il se mettra à l’œuvre lui-même, en se disant : « Ce sera autant de fait ! »

Le peuple russe n’attendra pas qu’une Constituante vienne le doter de la possession du sol qu’il cultive : pour peu qu’il espère réussir, il cherchera lui-même à s’en emparer ; il le cherche déjà : témoin, les émeutes continuelles. De même en Italie, en Espagne ; et si l’ouvrier allemand se laisse berner un certain temps par ceux qui aimeraient que tout se fasse par télégrammes de Berlin, l’exemple de ses voisins et l’incapacité de ses meneurs ne tarderont pas à lui enseigner la vraie voie révolutionnaire. Le caractère distinctif de la révolution prochaine sera donc celui-ci : « des tentatives générales de révolution économique, faites par les peuples, sans attendre que cette révolution tombe d’en haut comme la manne du ciel. »

Mais… nous voyons déjà le pessimiste, un sourire malin sur les lèvres, venir nous poser « quelques objections, quelques objections seulement. » Eh bien, nous l’entendrons et nous lui répondrons.





  1. Félix Rocquain, L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution.