Paroles d’un révolté/La situation

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 1-8).


LA SITUATION



Décidément, nous marchons à grands pas vers la révolution, vers une commotion qui, éclatant dans un pays, va se propager, comme en 1848, dans tous les pays voisins, et secouant la société actuelle jusque dans ses entrailles, viendra renouveler les sources de la vie.

Pour confirmer notre idée, nous n’avons même pas besoin d’invoquer les témoignages d’un célèbre historien allemand[1], ou d’un philosophe italien très connu[2], qui, tous deux, après avoir approfondi l’histoire moderne, concluaient à la fatalité d’une grande révolution vers la fin de ce siècle. Nous n’avons qu’à observer le tableau qui s’est déroulé sous nos yeux pendant les vingt dernières années ; nous n’avons qu’à envisager ce qui se passe autour de nous.

Nous constaterons alors que deux faits prédominants se dégagent du fonds grisâtre de la toile : le réveil des peuples, à côté de la faillite morale, intellectuelle et économique des classes régnantes ; et les efforts impuissants, agonisants des classes aisées, pour empêcher ce réveil.




Oui, le réveil des peuples.

Dans l’usine suffocante, comme dans la sombre gargote, sous le toit du grenier, comme dans la galerie ruisselante de la mine, s’élabore aujourd’hui tout un monde nouveau. Dans ces sombres masses, que la bourgeoisie méprise autant qu’elle les craint, mais du sein desquelles est toujours parti le souffle qui inspirait les grands réformateurs, — les problèmes les plus ardus de l’économie sociale et de l’organisation politique viennent se poser l’un après l’autre, se discutent et reçoivent leurs solutions nouvelles, dictées par le sentiment de justice. On tranche dans le vif des plaies de la société actuelle. De nouvelles aspirations se produisent, de nouvelles conceptions s’ébauchent.

Les opinions s’entre-croisent, varient à l’infini : mais deux idées premières résonnent déjà de plus en plus distinctement dans ce bourdonnement des voix : l’abolition de la propriété individuelle, le communisme d’une part ; d’autre part, l’abolition de l’État, la Commune libre, l’union internationale des peuples travailleurs. Deux voies convergeant vers un même but : l’Égalité. Non pas cette hypocrite formule d’égalité, inscrite par la bourgeoisie sur ses drapeaux et dans ses codes pour mieux asservir le producteur ; mais l’Égalité réelle : la terre, le capital, le travail pour tous.

Les classes régnantes ont beau étouffer ces aspirations. Elles ont beau emprisonner les hommes, supprimer les écrits. L’idée nouvelle pénètre dans les esprits, elle s’empare des cœurs comme jadis le rêve de la terre riche et libre en Orient s’emparait des cœurs des serfs, lorsqu’ils accouraient dans les rangs des croisés. L’idée peut sommeiller un moment ; si on l’empêche de se produire à la surface, elle peut miner le sol ; mais ce sera pour reparaître bientôt, plus vigoureuse que jamais. Voyez seulement le réveil du socialisme en France, ce second réveil dans le court espace de quinze ans. La vague, tombée un moment, se relève plus haute. Et dès qu’une première tentative de mettre l’idée nouvelle en pratique aura été faite, l’idée surgira aux yeux de tous dans sa simplicité, avec tous ses attraits. Une seule tentative réussie — et la conscience de leur force donnera aux peuples un élan héroïque.

Ce moment ne peut être éloigné. Tout le rapproche : la misère même, qui force le malheureux à réfléchir, et jusqu’au chômage forcé, qui arrache l’homme pensant à l’enceinte étroite de l’atelier, pour le lancer dans la rue, où il apprend à connaître à la fois les vices et l’impuissance des classes régnantes.





Et, pendant ce temps-là, que font-elles, ces classes régnantes ?

Tandis que les sciences naturelles prennent un essor qui nous rappelle le siècle passé aux approches de la grande révolution ; tandis que de hardis inventeurs viennent entr’ouvrir chaque jour de nouveaux horizons à la lutte de l’homme contre les forces hostiles de la nature, — la science sociale bourgeoise reste muette : elle remâche ses vieilles théories.

Progressent-elles peut-être, ces classes régnantes, dans la vie pratique ? — Loin de là. Elles s’acharnent obstinément à secouer les lambeaux de leurs drapeaux, à défendre l’individualisme égoïste, la concurrence d’homme à homme et de nation à nation, l’omnipotence de l’État centralisateur.

Elles passent du protectionnisme au libre échange, et du libre échange au protectionnisme, de la réaction au libéralisme et du libéralisme à la réaction ; de l’athéisme à la momerie et de la momerie à l’athéisme. Toujours peureuses, toujours le regard tourné vers le passé, toujours de plus en plus incapables de réaliser quoi que ce soit de durable.

Tout ce qu’elles ont fait a été un démenti formel à ce qu’elles avaient promis.

Elles nous avaient promis, ces classes régnantes, — de nous garantir la liberté du travail, — et elles nous ont faits esclaves de l’usine, du patron, du contremaître. Elles se sont chargées d’organiser l’industrie, de nous garantir le bien-être, — et elles nous ont donné les crises interminables et la misère ; promis l’instruction, — et nous ont réduits à l’impossibilité de nous instruire ; promis la liberté politique, — et nous ont traînés de réaction en réaction ; promis la paix, — et amené la guerre, des guerres sans fin.

Elles ont manqué à toutes leurs promesses.




Mais le peuple est las ; il se demande où il en est, après s’être laissé si longtemps berner et gouverner par la bourgeoisie.

La réponse est dans la situation économique actuelle de l’Europe.

La crise, autrefois calamité passagère, est devenue chronique. La crise du coton, la crise en métallurgie, la crise horlogère, toutes les crises se déchaînent aujourd’hui à la fois, s’installent en permanence.

On évalue à plusieurs millions le nombre d’ouvriers sans travail, à l’heure qu’il est, en Europe ; à des dizaines de mille le nombre de ceux qui rôdent de ville en ville en mendiant, ou s’ameutent pour demander, avec menaces, du travail ou du pain ! Comme les paysans de 1787 rôdaient sur les routes par milliers, sans trouver sur le riche sol de la France accaparé par les aristocrates un lopin de terre pour le cultiver et une pioche pour le remuer, — de même aujourd’hui, l’ouvrier reste les bras vides, sans trouver la matière première et l’instrument, nécessaires pour produire, mais accaparés par une poignée de fainéants.

De grandes industries tuées roide, de grandes villes, comme Sheffield, rendues désertes. Misère en Angleterre, surtout en Angleterre, car c’est là que les « économistes » ont le mieux appliqué leurs principes ; misère en Alsace ; la faim en Espagne, en Italie. Chômage partout ; et avec le chômage, la gêne ou plutôt la misère : les enfants livides, la femme vieillie de cinq ans au bout d’un hiver ; les maladies fauchant à grands coups dans les rangs ouvriers, — voilà où nous en sommes avec leur régime.

Et ils viennent nous parler de surproduction ! Surproduction ? Quand le mineur qui entasse des montagnes de houille n’a pas de quoi se payer un feu au plus rude de l’hiver ? Quand le tisserand qui tisse des kilomètres d’étoffe, doit refuser une chemise à ses enfants déguenillés ? Quand le maçon qui bâtit les palais, loge dans un taudis, et l’ouvrière, qui fait des chefs-d’œuvre de poupées habillées, n’a qu’un châle troué pour la garantir contre toutes les intempéries ?

Est-ce là ce qu’ils appellent l’organisation de l’industrie ? On dirait plutôt l’alliance secrète des capitaux pour dompter l’ouvrier par la faim.




Le capital, ce produit du travail de l’espèce humaine, accumulé entre les mains de quelques-uns, il fuit, — nous dit-on, — l’agriculture et l’industrie, faute de sécurité.

Mais où donc va-t-il se nicher, lorsqu’il sort des coffres-forts ?

Parbleu ! il a des placements plus avantageux ! Il ira meubler les harems du Sultan ; il ira alimenter les guerres, soutenir le Russe contre le Turc, et, en même temps, le Turc contre le Russe.

Ou bien encore, il ira un jour fonder une société d’actionnaires, non pas pour produire quoi que ce soit, mais simplement pour amener dans deux ans une faillite scandaleuse, dès que les gros bonnets fondateurs se seront retirés en emportant les millions qui représentent « le bénéfice de l’idée. »

Ou bien, ce capital ira construire des chemins de fer inutiles, au Gothard, au Japon, au Sahara s’il le faut, — pourvu que les Rothschild fondateurs, l’ingénieur en chef et l’entrepreneur y gagnent chacun quelques millions.

Mais surtout, le capital se lancera dans l’agiotage : le jeu en grand à la Bourse. Le capitaliste spéculera sur la hausse factice des prix du blé ou du coton ; il spéculera sur la politique, sur la hausse qui se produira à la suite de tel bruit de réforme ou de telle note diplomatique ; et très souvent ce seront — cela se voit tous les jours — les agents même du gouvernement qui tremperont dans ces spéculations.

L’agiotage tuant l’industrie, c’est cela qu’ils appellent la gérance intelligente des affaires ! C’est pour cela que nous devons — disent-ils — les entretenir !




Bref, le chaos économique est à son comble.

Cependant, ce chaos ne peut plus durer longtemps. Le peuple est las de subir ces crises, provoquées par la rapacité des classes régnantes : il veut vivre en travaillant, et non pas subir des années de misère, assaisonnées de charité humiliante, pour deux, trois ans de travail exténuant, plus ou moins assuré quelquefois, mais toujours très mal rétribué.

Le travailleur s’aperçoit de l’incapacité des classes gouvernantes : incapacité de comprendre ses aspirations nouvelles ; incapacité de gérer l’industrie ; incapacité d’organiser la production et l’échange.

Le peuple prononcera bientôt la déchéance de la bourgeoisie. Il prendra ses affaires en ses propres mains, dès que le moment propice se présentera.

Ce moment ne peut pas tarder, à cause même des maux qui rongent l’industrie, et son arrivée sera accélérée par la décomposition des États, décomposition galopante qui s’opère de nos jours.





  1. Gervinus, Introduction à l’Histoire du dix-neuvième siècle.
  2. Ferrari, La Raison d’État.