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Partie et Revanche

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Théâtre complet d’Eugène ScribeAimé André, Libraire-éditeurTome deuxième (p. 440-495).

PARTIE ET REVANCHE,

COMÉDIE-VAUDEVILLE EN UN ACTE,

Représentée, pour la première fois,
sur le théâtre du Gymnase,
le 16 Juin 1823.

EN SOCIÉTÉ AVEC MM. FRANCIS ET BRAZIER.

PERSONNAGES

MADAME DE SENANGE, jeune veuve.

M. DE GERVAL, son oncle.

M. ARMAND DE SAINT-ANDRÉ, lieutenant-colonel.

M. DE LA DURANDIÈRE, ancien fournisseur.

MADELAINE, jardinière de madame de Senange.


La scène se passe en province, à quarante Lieues de Paris.

Le théâtre représente un salon. Au fond, une grande croisée ornée de ses rideaux ; aux deux côtés de la croisée, un canapé et des fauteuils ; à la droite du spectateur, une bibliothèque ; entre la bibliothèque et le fond, la porte d’entrée ; à gauche, en face de la bibliothèque, une grande porte donnant dans le salon de compagnie ; à droite, sur le devant, une table sur laquelle se trouvent quelques petits tableaux et des papiers de musique ; de l’autre côté, un pupitre de musique et un guéridon sur lequel est placé un violon.



Scène PREMIÈRE.

ARMAND, assis près de la table, la tête appuyée sur sa main, MADELAINE.


MADELAINE, à la cantonade.

Soyez donc tranquille, M. Bastien, tout sera prêt ; si vous commencez à me tourmenter comme ça, la journée sera bonne. Ah ! c’est vous, monsieur Armand, vous êtes là, tout seul au salon !

ARMAND.

Oui ; qu’est-ce que tu me veux ?

MADELAINE.

Je voulais vous dire… que je vais ôter de la grande galerie vos peintures et votre musique ; ça ne peut pas y rester, parce qu’il nous arrive aujourd’hui de la société.

ARMAND, se levant.

Qu’est-ce que tu me dis là ? Madame de Senange attend du monde ?

MADELAINE.

Son oncle, rien que cela, M. de Gerval, un marin qui est bon enfant et brutal ; mais, comme il est riche, on est convenu de dire qu’il n’était que bon enfant.


AIR : Un homme pour faire un tableau.

Autrefois à tous ses parens
Son humeur était importune ;
Mais depuis que, par ses talens,
Dans les Ind’s il a fait fortune,
Sans façon, chacun lui permet
D’être bourru, quinteux, colère.
Une fortune que l’on fait
Vous fait joliment l’ caractère.


Aussi, c’est pour fêter son arrivée qu’on a invité toute la société des environs, les nobles et les bourgeois ; nous aurons ce soir la petite ville et deux châteaux, hein ! ça sera-t-il beau ?

ARMAND.

Oui, mais je ne jouirai pas du coup d’œil : dis à un des gens de la maison, s’ils ne sont pas trop occupés, d’envoyer chercher des chevaux de poste.

MADELAINE.

Comment, monsieur, vous partez ? voilà quinze jours que vous êtes ici tout seul ; et quand Le beau monde arrive, quand ça va devenir amusant, voilà que vous vous en allez.

ARMAND.

Rester plus long-temps serait abuser de l’hospitalité que m’a offerte madame de Senange, et que je ne voulais même pas accepter.

MADELAINE.
Je vous aurais bien, défié de faire autrement ; votre voiture brisée, et vous dangereusement blessé.
ARMAND.

Grâce au ciel, il n’y paraît plus, et je peux partir ; les lettres d’aujourd’hui sont-elles arrivées ?

MADELAINE.

Voilà le paquet, c’est Bastien lui-même qui a été les chercher à la ville ; voyez s’il y en a pour vous.

ARMAND, prenant ses besicles pour parcourir les lettres.

(En prenant une.) Madame de Senange. (En lisant une autre.) Madelaine Durand, jardinière chez madame de Senange.

MADELAINE.

Tiens, il y en a aussi pour moi ; je me doute de ce que c’est. (Elle l’ouvre et la lit.)

ARMAND, parcourant toujours le paquet.

Ceci, ce sont des journaux. (Prenant d’autres Lettres.) Madame de Senange… madame de Senange… Quelle correspondance ! et qui peut donc lui écrire ainsi de Paris ?

MADELAINE, pleurant.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! que je suis malheureuse !

ARMAND.

Eh mais, qu’as-tu donc ?

MADELAINE.

C’est le père de Bastien, un riche fermier, qui ne veut pas que j’épouse son fils, parce que je ne lui apporte pas de dot ; est-ce que c’est ma faute ? si j’en avais, Bastien l’aurait déjà ; mais, comme on dit, monsieur, la plus belle fille ne peut donner…

ARMAND.

C’est juste ; mais tu as sans doute quelques parens ?

MADELAINE.

Tiens, si j’en ai, je crois bien. D’abord j’en ai que je vois tous les jours, mais qui n’ont rien ; ensuite, j’en ai d’autres qui ont fait fortune, mais ceux-là on n’en a pas de nouvelles.


AIR : Va-t-en voir s’ils viennent.

J’ai des parens tant et plus
Qui vont et qui viennent,
Ceux qui n’sont pas trop cossus
À leur famill’ tiennent.
Tant qu’ils ont besoin d’écus,
Vers nous ils reviennent ;
Mais dès qui’ d’vienn’t des Crésus,
On n’sait plus c’qui’ deviennent.


J’ai surtout mon oncle Durand, qui est si riche que je le croyons perdu ; vous, n’en auriez pas entendu parler à Paris ?

ARMAND.

Quel est son état ?

MADELAINE.

Je ne peux pas vous dire, il fait tous les métiers ; il paraît que c’est un état qui rapporte.

ARMAND.

Oui, sans doute : je verrai, je m’informerai ; et dans tous les cas, je te promets que moi-même, je… (Regardant une lettre qu’il tient entre ses mains.) Ah ! celle-ci est pour moi, voilà ce que j’attendais ; va vite, Madelaine, va tout préparer pour mon départ.

MADELAINE.

Oui, monsieur ; mais vous me promettez que vous ferez quelque chose pour nous deux Bastien ?

ARMAND.

Sois tranquille.


Scène II.

ARMAND, seul.

Oui, c’est de Paris. (Il ouvre la lettre et la lit.) Dieu soit loué, il est hors de danger ; il y a même six lignes de sa main.

« Mon ami, ma blessure est tout-à-fait guérie ; pardonnez-moi comme je vous pardonne, car nous avions tort tous les deux ; mais je me répète tous les jours que c’est l’aventure la plus heureuse qui pût nous arriver, si elle nous corrige l’un et l’autre de notre mauvaise tête. »

Signé Versac.
(Il ôte ses besicles.)

Oui, certes, je suis corrigé et pour la vie ; avoir menacé ses jours, je ne me le pardonnerai jamais : je ne vois pas en lui le neveu du ministre, mais mon ami, mon camarade. Nous battre ! et pourquoi ? pour une discussion, pour un mot que j’aurais peine maintenant à me rappeler ; et le plus terrible, c’est que voilà sept ou huit fois que cela m’arrive, à moi, le plus doux et le plus pacifique de tous les hommes ; avec cela que j’ai la vue basse, et que je suis toujours obligé de me mettre à cinq pas.


AIR : Cet arbre apporté de Provence.

N’y pas voir est un défaut terrible ;
Cela seul m’a fait des ennemis :
On a l’air, quoiqu’honnête et sensible,
De Lorgner jusqu’à ses amis.
Contre moi plus d’un fat s’en irrite :
Est-ce ma faute, ou bien un fait exprès,
Si, pour apercevoir leur mérite,
Il faut y regarder d’aussi près ?


Mais c’est fini, et maintenant je me brûlerais la cervelle plutôt que d’avoir une affaire. Celle-ci a fait assez de bruit… Obligé de quitter Paris, de changer de nom. Et mon mariage ? il n’y faut plus penser… Un mariage superbe ! que, sans m’en rien dire, mon père méditait depuis deux ans ; mais on lui a répondu dernièrement qu’on n’épouserait jamais une mauvaise tête, un duelliste, un ferrailleur… Morbleu ! ce n’était rien jusque-là ; car quelque aimable et quelque jolie que fût, dit-on, ma prétendue, je ne la connaissais pas, et je l’aurais eu bien vite oubliée ; mais dans ma fuite, à quarante lieues de la capitale, ma voiture se brise ; et à moitié mort, le bras fracassé, on me transporte ici, dans ce château… et où suis-je ? chez madame de Senange, celle que je devais épouser, celle qui me refuse, qui me déteste, et qui sans doute m’aurait déjà congédié, si elle connaissait mon véritable nom ; mais je me garderai bien de le lui dire. Il y a d’autres choses plus importantes dont je n’ai jamais osé lui parler : croirait-elle que cet homme qu’elle se représente si terrible tremble devant elle, et qu’après avoir passé ici quinze jours en tête-à-tête, il partira sans avoir seulement osé lui dire qu’il l’aimait ?… Ah ! mon Dieu, c’est elle ! pourvu qu’elle ne m’ait pas entendu.


Scène III.

ARMAND, MADAME DE SENANGE.
MADAME DE SENANGE.

Que viens-je d’apprendre, monsieur ? et que signifie ce projet ? comment, vous nous quittez, et par surprise !

ARMAND.

Moi, madame ! qui vous a dit…

MADAME DE SENANGE.

Madelaine elle-même, à qui vous aviez donné des ordres pour votre départ.

ARMAND.

Il est vrai que des affaires me rappellent à Paris.

MADAME DE SENANGE.

Vous me ferez bien le sacrifice d’un jour, pour que je puisse au moins vous présenter à mon oncle et à notre société, qui vous plaira, j’en suis sûre.

ARMAND.

J’en doute, madame.


AIR : J’aime Henriette (d’Une Heure de folie).

Je n’ai jamais cherché la solitude :
Mais avec vous je me trouvais si bien !
De tous vos goûts j’avais fait une étude,
Et votre esprit semblait s’unir au mien.
Fuyant le bruit, dans une paix profonde.
Je veux garder des souvenirs si doux :
Je serais seul au milieu du grand monde,
Et je m’en, vais pour rester avec vous.


D’ailleurs, madame, je n’aime pas la société, car je sens que je suis peu fait pour y briller.

MADAME DE SENANGE.

Il me semble que vous vous défiez beaucoup trop de vous-même. Je dois vous rassurer et vous apprendre, puisque vous l’ignorez, que quand vous voulez, monsieur, vous êtes fort aimable.

ARMAND.

Quoi ! madame, c’est là votre avis ?

MADAME DE SENANGE.

Permettez, je puis me tromper ; et c’est pour être plus sûre de mon opinion que je veux consulter celle des autres ; j’ai idée qu’elle sera conforme à la mienne ; mais encore faut-il voir, et vous ne pouvez me priver du plaisir d’entendre approuver mon jugement. Ainsi, voilà qui est dit, n’est-il pas vrai, vous restez ?

ARMAND.

Puis-je vous résister ? (À part.) Au fait, je trouverai peut-être d’ici à demain l’occasion de me déclarer. (Haut.) Vous avez reçu plusieurs lettres de Paris ; quelle nouvelle y a-t-il !

MADAME DE SENANGE.

On parle encore du duel du jeune Versac avec M. de Saint-André, cette mauvaise tête dont vous avez sans doute entendu parler. Heureusement, M. de Versac est tout-à-fait rétabli ; et j’en suis charmée, car j’y prenais grand intérêt ; vous savez qu’il est un peu de nos parens.

ARMAND.

Je ne m’étonne plus alors de la haine que vous portez à son adversaire.

MADAME DE SENANGE, en riant.

Oh ! je le détesterais même sans cela ! D’abord ce doit être un fort mauvais caractère ; mais ensuite il est impossible que ce ne soit pas un sot. Un homme qui n’a d’esprit que l’épée à la main, qui soutient un argument par un défi, et qui répond à une bonne plaisanterie par un coup de pistolet : vous conviendrez que cela doit tuer la conversation, et qu’il n’y a pas moyen de vivre avec un homme comme celui-là.

ARMAND.

J’ai cependant entendu dire qu’il n’avait jamais provoqué personne, et qu’en toute occasion il n’avait fait que se défendre.

MADAME DE SENANGE.

Aussi souvent ! cela me paraît difficile.


AIR : Du partage de la richesse.

Tout agresseur ne veut que se défendre :
Aussi voyons-nous tous les jours
Mainte coquette et gémir et prétendre
Qu’elle ne peut se soustraire aux amours.

Toujours par eux elle fut provoquée ;
Mais je me dit, sans vouloir l’outrager :
Lorsque l’on est si souvent attaquée,
C’est que peut-être on aime le danger.

ARMAND.

Le danger, le danger… certainement on ne court pas au-devant ; mais c’est que vous ne savez pas, madame, qu’il est des circonstances où l’homme le plus tranquille, le plus flegmatique n’est pas maître d’un premier mouvement : le monde n’est plein que de gens qui vous impatientent, qui vous contrarient ; on ne vous fait pas injure à vous personnellement, il est vrai, mais faut-il laisser outrager la vérité, ou insulter les personnes que l’on connaît ? Par exemple, madame (si toutefois la chose était possible), si l’on osait attaquer votre caractère ou votre personne, pourriez-vous blâmer un ami qui vous défendrait, même au prix de son sang ?

MADAME DE SENANGE.

Eh mais, monsieur Armand, je ne vous reconnais pas ; vous dont j’admirais le calme et le sang-froid.

ARMAND.

C’est que toute injustice me révolte ; et si vous aviez vu une seule fois M. de Saint-André…

MADAME DE SENANGE.

N’en parlons plus, je vous prie ; l’action la plus sage que j’aie faite est de refuser de l’épouser ; et si celui que mon oncle me destine doit lui ressembler, je vous promets bien…

ARMAND.

Comment ; madame, monsieur votre oncle…

MADAME DE SENANGE.

Eh mais, qu’avez-vous donc ?

ARMAND.

Ce que j’ai, madame, ce que j’ai !… Ah ! si vous saviez, si vous pouviez soupçonner ! mais jamais je n’oserai vous révéler un pareil secret.

MADAME DE SENANGE.

Vous auriez un secret à me confier ? à moi ? eh, mon Dieu, parlez vite.

ARMAND.

Quoi, vraiment, vous le voulez ? Eh bien, madame…


Scène IV.

Les précédens ; M. DE GERVAL.
M. DE GERVAL.

M’y voilà enfin.

ARMAND, avec humeur.

Justement, un importun qui vient nous interrompre.

M. DE GERVAL, en riant.

Ah ! ah ! je ne m’attendais pas à trouver un tête-à-tête.

ARMAND, brusquement.

Eh bien, quand ce serait, monsieur, qu’y aurait-il d’étonnant ?

M. DE GERVAL.

Comment, ce qu’il y a d’étonnant ! et si je veux m’étonner, qui m’en empêchera ?

ARMAND.

Personne assurément. Et si cela ne vous convient pas, vous n’ayez qu’à le dire.

M. DE GERVAL.

Eh bien, corbleu, voilà qui est plaisant !

MADAME DE SENANGE.

Mon oncle, y pensez-vous ?

ARMAND, à part.

Son oncle ! qu’allais-je faire ? Ah ! maudite tête !

M. DE GERVAL.

Je voudrais bien savoir comment monsieur m’empêchera d’être le maître ici.

ARMAND, se contraignant.

Moi, monsieur ! ce n’est nullement mon dessein.

M. DE GERVAL.

Si, monsieur ; et le ton menaçant que vous preniez tout-à-l’heure…

ARMAND.

Menaçant ! je ne pense pas qu’il le fût.

M. DE GERVAL.

Eh bien, moi, monsieur, je l’ai trouvé tel, et je n’ai jamais souffert ni un mot ni un geste équivoque.

ARMAND, vivement.

Permis à vous, monsieur. (Il rencontre un geste de madame de Senange, et s’arrête.) Mais je vous déclare que jamais je n’eus l’intention de manquer de respect à madame de Senange, ni à un oncle qu’elle honore.

M. DE GERVAL.

À la bonne heure, monsieur ; cette phrase-là est plus prudente et plus sage que l’autre. Qu’il n’en soit plus question. (Bas à sa nièce.) Quel est ce monsieur-là ?

MADAME DE SENANGE.

M. Armand, un jeune homme qui a quelque fortune, et qui cultive par goût la peinture et la musique. Il se rendait à Paris, lorsqu’un accident l’a forcé à me demander asile.

M. DE GERVAL.

Le hasard pouvait mieux te servir ; car il n’est pas très poli ; et de plus, il me fait l’effet d’un poltron.

MADAME DE SENANGE.

Je ne crois pas.

M. DE GERVAL, bas à madame de Senange.

Toi, sans doute ; mais moi qui m’y connais… (Haut.) Ah çà, ma chère nièce, nous allons avoir aujourd’hui une société et une journée agréables : ce sont les fêtes de ton mariage qui commencent.

ARMAND.

De votre mariage ?

M. DE GERVAL.

Certainement ; et puisque vous êtes musicien, à ce que dit ma nièce, vous ferez votre partie ; car nous chanterons, et beaucoup. Tel que vous me voyez, j’ai une voix de corsaire… amateur. Dans ma jeunesse je jouais les Elleviou et les Martin ; et plus tard, en pleine mer, j’ai naturalisé sur mon bord l’opéra comique.


(Il chante.)

Ma barque légère
Portait mes filets


AIR de Préville et …

Plus d’une fois, jouant la comédie,
Dans un morceau pathétique et touchant,
J’ai pu venir la frégate ennemie
Qui nous troublait dans le plus, beau moment. (bis.)
Mais noire troupe, à la réplique exacte,
Changeant de rôle, et toujours en chantant, (bis.)
Livrait gaiement un combat dans l’entr’acte,
Et reprenait après le dénouement.

ARMAND.

Quoi ! l’union de madame serait si prochaine ?

M. DE GERVAL.

Aujourd’hui même il faudra qu’elle se décide. (À madame de Senange.) Tu m’as donné ta parole pour notre sous-préfet.

ARMAND.

J’ignorais que madame fût engagée.

M. DE GERVAL.

Vous conviendrez, mon cher, qu’il n’y avait pas de nécessité que vous en fussiez instruit. (À madame de Senange.) Après cela, si ce n’est pas lui, ce sera un autre. Je t’amène un original avec qui j’ai fait dernièrement connaissance, M. de La Durandière, un excellent garçon, tapageur, mauvaise tête et brave comme un César : voila comme je les aime. Du reste, riche à millions. Il cherchait à acheter une propriété ; je lui ai parlé de la tienne, que tu voulais vendre il y a quelques mois, et il doit venir aujourd’hui.

MADAME DE SENANGE.

Vous savez bien, mon oncle, que j’ai changé d’idée.

M. DE GERVAL.

C’est égal ; il faut toujours qu’il vienne : c’en est un de plus, peut-être qu’il te plaira.

ARMAND.

J’ignorais ce matin que vous attendissiez une société aussi nombreuse. Vous-même, vous ne comptiez pas sur les personnes que monsieur votre oncle a invitées, et je craindrais qu’un plus long séjour ne fût indiscret.

MADAME DE SENANGE.

Nullement, monsieur ; mon oncle vous dira…

ARMAND.

Je connais votre obligeance et la sienne, et je ne veux, point en abuser. Je vous prie, madame, de m’accorder la permission de tout disposer pour mon départ, et de vouloir bien d’avance recevoir mes adieux.

(Il sort.)
M. DE GERVAL.
Eh bien, mon cher ami, je vous souhaite un bon voyage.

Scène V.

MADAME DE SENANGE, M. DE GERVAL.
M. DE GERVAL.

Parbleu, voilà un plaisant original ? et il fait aussi bien de s’en aller, car j’allais quitter la place.

MADAME DE SENANGE.

Je n’en reviens pas, me quitter avec cette froideur ! en quoi donc lui ai-je donné sujet de se plaindre ?

M. DE GERVAL.

Eh bien ! tu as un air tout déconcerté ?

MADAME DE SENANGE.

Moi, mon oncle, non certainement ; mais, sans le connaître beaucoup, j’avais de lui une meilleure idée : et il est toujours pénible de voir qu’on s’était abusé.

M. DE GERVAL.

Tu verras quelle différence avec celui que je te destine !


AIR du vaudeville des Amazones.

Pour t’enrichir, restant célibataire,
En ta faveur j’ai su tout disposer ;
Mais j’aime fort ce bon La Durandière :
Rien que pour moi tu devrais l’épouser.

MADAME DE SENANGE.

Comment ! pour vous ?

M. DE GERVAL.

Comment ! pour vous ?Oui, certes, je réclame,
Et j’ai le droit de l’exiger ainsi :
Lorsque pour toi je n’ai pas pris de femme,
Pour moi, morbleu, tu peux prendre un mari.

DE LA DURANDIÈRE, dans la coulisse.

Ah, ventrebleu, il a bien fait de se garer !

M. DE GERVAL.

Tiens, c’est lui-même !


Scène VI.

Les précédens ; DE LA DURANDIÈRE,
en habit bleu, pantalon blanc,
une cravache à la main, et d’énormes moustaches.
DE LA DURANDIÈRE.

Eh bien, qu’on lui donne quelques écus, et que cela finisse ! Tiens, voilà ma bourse. Mon cher capitaine, et vous, belle dame, j’ai bien l’honneur d’être le vôtre dans toute l’acception du mot.

M. DE GERVAL.

Mon cher de La Durandière, qu’avez-vous donc ?

DE LA DURANDIÈRE.

Des faquins de voituriers qui ne voulaient pas se ranger, et je les ai accrochés de la belle manière. Imaginez-vous qu’ils n’étaient pas encore contens, et que j’ai été obligé de leur couper la figure avec ma cravache.

M. DE GERVAL.

Mais cet argent dont vous parliez ?

DE LA DURANDIÈRE.

C’est qu’ils se fâchaient, quoique battus ; et vous savez que nous autres, après la victoire… Moi, j’ai naturellement de l’estime pour mes ennemis, et j’ai estimé ceux-ci une douzaine d’écus ; ce n’est pas cher ; et puis l’argent ne me coûte rien ; l’argent, l’argent, qu’est-ce que cela ? À propos, monsieur votre oncle, en m’invitant à dîner aujourd’hui chez, vous, m’a fait espérer que je pourrais voir votre propriété. Ce que j’en ai aperçu en la traversant m’a paru très beau, très beau ; de la vue, des bois, et du gibier beaucoup. Je n’ai pu résister à la tentation de tirer un lièvre au passage ; j’avais dans ma chaise de poste un pistolet chargé à balle. (Il rit.) Ah, ah, ah.

M. DE GERVAL.

Et vous l’avez touché ?

DE LA DURANDIÈRE.

Du premier coup : j’ai aujourd’hui la main fatale ; vrai. Je ne voudrais pas ce matin avoir une affaire, je serais sûr d’un malheur. Il est vrai que la grande habitude… Vous me pardonnez, belle dame, d’avoir chassé sur vos terres : nous autres garçons, cela nous arrive quelquefois ; les maris nous le reprochent ; mais on ne risque rien tant qu’on n’est pas soi-même propriétaire. (Il rit.) Ah, ah. Nous disons donc que c’est ici le salon ?

MADAME DE SENANGE.

Oui, le petit salon de travail. Mais mon oncle ne vous a pas dit, monsieur, que j’avais changé d’idée, et que dans ce moment je ne pensais plus à vendre.

DE LA DURANDIÈRE.

J’entends, un caprice ; c’est trop juste, une jolie femme doit en avoir, et madame profite du privilège. Cela ne m’empêche pas de rendre justice à la manière dont tout cela est distribué et décoré. Nous avons là une bibliothèque qui ressemble à la mienne ; je vois deux ou trois reliures qui me semblent bien belles !

MADAME DE SENANGE.

Ce sont mes auteurs favoris.

DE LA DURANDIÈRE.

Ah, ah ! oui ; La Fontaine… je sais ce que c’est ; c’est pour les enfans, n’est-ce pas ? Il entendait bien la fable, il la faisait fort bien, fort proprement. On n’est plus la dupe aujourd’hui de ses allégories, on en a la clef : ses corbeaux, ses renards, ses singes, tous personnages du temps. Comme ce luron-là faisait parler les bêtes !… (Il rit.) Ah, ah.

MADAME DE SENANGE.

Eh mais, quelquefois encore…

DE LA DURANDIÈRE.

C’est ce que j’allais vous dire ; Molière, fier homme encore celui-là ! sévère, sévère !… Corneille ! oh, oh ! Corneille, fort, fort ! Racine, tendre, tendre, faisant la tragédie d’une manière fort agréable. Vous avez là, madame, un très bon choix de livres.

MADAME DE SENANGE.

C’est un éloge qui fait plaisir, surtout donné par un homme de goût.

DE LA DURANDIÈRE.

Oui, c’est vrai que j’en ai, et je ne sais pas trop comment cela m’est venu. Toujours à l’armée, où j’occupais, j’ose le dire, un poste essentiel.

MADAME DE SENANGE.

Monsieur était officier général !

DE LA DURANDIÈRE.

Mieux que cela, j’étais fournisseur. Certainement, c’est une belle chose que la victoire ; mais…


AIR de Turenne.

Il faut que la victoire dîne,
Si l’on en croit plus d’un témoin ;
Sans les trésors de ma cantine,
Les vainqueurs n’allaient pas plus loin.
Ainsi j’alimentais leur gloire,
De nos soldats nourrissant la valeur.
Je fus nommé par eux au champ d’honneur
Restaurateur de la victoire.



Scène VII.

Les précédens ; MADELAINE, portant des tableaux
et des cahiers de musique.
MADELAINE.

Madame, ce sont les tableaux et les cahiers de musique qui étaient dans la galerie ; où faut-il les mettre ?

MADAME DE SENANGE.

Où tu voudras… laisse-les ici.

M. DE GERVAL.

Qu’est-ce que c’est ?

MADELAINE.

Tout cela, c’est de la composition de M. Armand, qui les a laissés en partant.

MADAME DE SENANGE.

Il est parti ?

MADELAINE.

C’est tout comme : on met les chevaux à la voiture.

MADAME DE SENANGE, à part.

A-t-on jamais vu un pareil caractère ? Mais, en conscience, je ne peux pas le prier de revenir.

DE LA DURANDIÈRE.

Quel est ce monsieur Armand ?

M. DE GERVAL.

Un peintre, un musicien, qui, je crois, n’est pas des plus intrépides ; car j’ai eu tout à l’heure avec lui une petite discussion.

DE LA DURANDIÈRE.

Où il a fait le plongeon. Je connais cela, je m’amuse quelquefois à les faire filer doux. (Il rit.) Ah, ah.

M. DE GERVAL.

Oui ; je sais que vous êtes une mauvaise tête.

DE LA DURANDIÈRE.

C’est vrai que je suis trop crâne ; c’est ce qu’ils disent tous ; mais on n’est pas maître de cela. Moi, ce n’est pas du sang qui circule dans mes veines, c’est du gaz hydrogène. (Il s’approche de la table et regarde les tableaux, s’apercevant que Madeleine le regarde attentivement quelques instans.) Eh bien ! à qui en a cette petite fille ?

MADELAINE.

Dieu, que c’est étonnant ! Si monsieur n’était pas militaire, et qu’il n’eût pas de moustaches, il ressemblerait à un de mes parens que je n’ai pas vu depuis une dizaine d’années. Mais je me rappelle encore…

DE LA DURANDIÈRE.

Eh bien, par exemple !…

MADELAINE.

Oh, non, ça ne peut pas être ça ! mais, c’est égal… Je voudrais bien qu’il fut sans moustaches, rien que pour voir !

M. DE GERVAL.

Eh bien, morbleu ! finirez-vous ? Descendez, et laissez-nous.

MADELAINE.

Oui, monsieur… Oui, je m’en vas.

(Elle sort en regardant toujours de La Durandière.)

Scène VIII.

Les précédens, excepté MADELAINE.
DE LA DURANDIÈRE, à table, examinant les tableaux.

Ce n’est pas mal, pas mal, vraiment ; à la manière de Rubens. Vous ne connaissez pas Rubens ? un grand, un fort, qui en son temps a fait des lithographies superbes. Eh mais, je ne me trompe pas, regardez donc ?

M. DE GERVAL.

Le portrait de ma nièce !

MADAME DE SENANGE.

Mon portrait !

DE LA DURANDIÈRE.

Et parfaitement ressemblant.

M. DE GERVAL.

Tu avais donc prié M. Armand de te peindre ?

MADAME DE SENANGE.

Oui, oui, mon oncle. (À part.) Comment ! en secret, et sans m’en prévenir, il aurait eu l’idée !… quelle inconséquence !

DE LA DURANDIÈRE.

De plus, une romance, de petits vers à Adèle.

M. DE GERVAL.

Adèle ! c’est ton nom : est-ce que tu l’as prié de te faire aussi des romances ?

MADAME DE SENANGE.

Moi ! non, mon oncle… il aura choisi le premier nom venu.

DE LA DURANDIÈRE.

Joli, joli… Moi, ce que j’aime, c’est la romance chevaleresque : dès qu’il y a des troubadours, c’est mon genre.


AIR : Mais les devoirs de la chevalerie.

Au temps heureux de la chevalerie.
Galant guerrier et vaillant troubadour,
Pour mériter châtelaine jolie,
J’aurais chanté, combattu tour à tour.
Tout est changé : les dames, moins rebelles,
Aiment celui qui sait les provoquer ;
Je serais mort pour défendre les belles,
Et je ne vis que pour les attaquer.


Voyez plutôt… paroles et musique de M. trois étoiles, auteur très connu. J’ai chez moi toutes ses œuvres, avec accompagnement de violon.

M. DE GERVAL.

Je vais vous déchiffrer cela. Hein !… hein !… ah diable ! moi qui ai la vue basse, et qui n’ai pas mes lunettes ! que diable en ai-je fait ? non, je ne les ai pas sur moi ; Je les aurai perdues en route, et je ne sais comment je vais faire de toute la soirée. Est-ce que vous n’en avez pas, vous, de La Durandière ?

DE LA DURANDIÈRE.

Moi, des lunettes ! j’ai une vue superbe ; je découvre dans la campagne à deux lieues à la ronde. (Il ouvre la croisée qui est dans le fond.) Voilà dans la cour une chaise de poste qui va partir.

MADAME DE SENANGE.

Il s’éloigne ! et sans me donner l’explication de cette conduite !

DE LA DURANDIÈRE.

Un monsieur en besicles vient de monter en voiture, et voilà qu’elle roule.

MADAME DE SENANGE.

C’est fini !

DE LA DURANDIÈRE, à la fenêtre.

Postillon, postillon ! arrêtez !

M. DE GERVAL.

Eh bien, que faites-vous donc ?

DE LA DURANDIÈRE.

Laissez-moi donc… la voiture s’arrête… Monsieur, monsieur ! je vous prie démonter un instant. Oui… ici… au salon… J’aurais deux mots à vous dire.

M. DE GERVAL.

Y pensez-vous ! quel est votre dessein ?

DE LA DURANDIÈRE.

Eh parbleu ! de lui prendre ses besicles, puisqu’il en a, et que vous n’en avez pas. L’idée est bonne, et nous allons rire. (Il rit.) Hé, hé !

M. DE GERVAL.

Quoi ! vous croyez qu’il consentira ?…

DE LA DURANDIÈRE.

Eh, parbleu ! il le faudra bien.

MADAME DE SENANGE.

Et s’il se fâchait ?

DE LA DURANDIÈRE.

Eh bien, je serai là ; c’est ce que je demande : intrépide et goguenard, c’est ma devise.

M. DE GERVAL.

C’est égal ; je vous prie, mon cher ami, de vous modérer je serais désolé que cela sortît des bornes d’une simple plaisanterie, parce que vous sentez bien qu’ici, chez ma nièce, un jour où il y a du monde… Voilà justement deux, trois voitures qui entrent dans la cour ; c’est toute notre société.

MADAME DE SENANGE.

Eh mais, mon oncle, allez les recevoir dans le grand salon : moi, je ne suis seulement pas habillée.

M. DE GERVAL.

C’est juste ; mais surveille un peu ce diable de La Durandière, car il a une tête…

MADAME DE SENANGE.

Je ne reste que pour cela.

M. DE GERVAL.

Et vous, mon cher, songez à ce que je vous ai dit.

DE LA DURANDIÈRE.

Mais soyez donc tranquille, je n’irai pas lui mettre le pistolet sur la gorge : on a de l’esprit, ou on n’en a pas. (Il rit.) Ah, ah.


Scène IX.

DE LA DURANDIÈRE, MADAME DE SENANGE,
puis ARMAND.
DE LA DURANDIÈRE.

Monsieur votre oncle croit peut-être que je ne sais pas ce que c’est qu’une mystification ; s’il s’était trouvé comme moi vingt ou trente fois dans ces affaires-là… Voici notre jeune musicien.

ARMAND, à madame de Senange.

Je partais, madame, lorsque la voix de monsieur m’a rappelé.

DE LA DURANDIÈRE.

Oui, oui, c’est moi. (À part.) Tiens, comme il est ému ! on dirait qu’il tremble ; il ne me fait pas l’effet d’être fort… (Haut.) Il faut vous dire, mon cher, que j’ai quelque chose à vous demander.

ARMAND.

Quoique n’ayant pas l’honneur de vous connaître, monsieur, je serai charmé de vous rendre service ; mais il me semble qu’au lieu de me donner la peine de descendre de voiture, vous pouviez prendre celle de venir me parler.

MADAME DE SENANGE, effrayée.

Ah, mon Dieu ! (Haut.) C’est moi qui avais prié monsieur de vouloir bien vous appeler.

DE LA DURANDIÈRE, bas à madame de Senange.

Vous avez raison, cela vaut mieux ainsi. (Haut.) Oui, c’est madame qui voulait d’abord vous remercier de son portrait, que nous avons trouvé très bien.

ARMAND.

Quoi ! madame, vous auriez vu ?

DE LA DURANDIÈRE.

Je vous dis que nous avons tous été enchantés, et madame surtout.

MADAME DE SENANGE.

Ô l’insupportable homme !

DE LA DURANDIÈRE.

Ensuite, nous avions là une romance que madame voulait chanter.

MADAME DE SENANGE.

Moi ! non, monsieur, gardez-vous bien de le croire.

DE LA DURANDIÈRE, à part, à madame de Senange.

Laissez-moi donc faire ; nous y voilà. (Haut à Armand.) Mais il y avait un accompagnement de violon obligé, et madame qui connaît votre talent, et surtout votre complaisance, voulait, avant votre départ, Vous prier de lui faire chanter une seule fois cette romance.

ARMAND, prenant La romance.

(À part.) Que vois-je ? ma romance ! (Haut.) Certainement, je ne demande pas mieux ; et vous, monsieur, combien je vous remercie de m’avoir procuré l’occasion d’être agréable à madame !

(Il va prendre un violon qui est sur la table.)
MADAME DE SENANGE, à La Durandière, qui lui présente le papier de musique.

Mais, monsieur, y pensez-vous ?

DE LA DURANDIÈRE.

Ne craignez donc rien : je vous dis que j’ai mon plan.

ARMAND, qui pendant cet aparté, a pris son violon et placé la musique sur le pupitre.

Madame, je suis à vos ordres.

MADAME DE SENANGE.

Je suis au supplice.

ARMAND.

Voulez-vous que je joue d’abord la ritournelle ?

(Au moment où il prend son archet pour commencer,
La Durandière l’arrête par le bras.)
DE LA DURANDIÈRE.

Dites donc, est-ce que vous tenez beaucoup à vos besicles ?

ARMAND.

Pourquoi, monsieur ?

DE LA DURANDIÈRE.

Oh, rien : c’est, que ce n’est pas l’usage ; il n’est pas convenable d’accompagner une dame avec des besicles.

ARMAND.
Dans un concert, peut-être ; mais ici, sans cérémonie…
DE LA DURANDIÈRE.

Oh ! c’est égal : ce que je vous en dis, c’est dans votre intérêt, et vous ferez bien de ne pas les mettre.

ARMAND.

Je vous remercie, monsieur ; mais j’aime autant les garder.

DE LA DURANDIÈRE.

Non pas, je suis votre ami ; vous ne les mettrez point, ou vous ne jouerez pas.

ARMAND.

La plaisanterie est sans doute fort agréable ; mais vous ne faites pas attention que madame est là qui attend, (À madame de Senange.) Mille pardons, madame.

DE LA DURANDIÈRE.

C’est égal, je ne vous rends pas votre archet.

ARMAND, jetant ses besicles sur la table.

Monsieur, finissons-en, je n’y tiens pas, puisque je sais l’accompagnement par cœur ; mais vous voyez que madame s’impatiente. (À madame de Senange.) Je suis à vous.

DE LA DURANDIÈRE.
Oh ! maintenant, je vous rends les armes. (En s’en allant.) Je savais bien que je l’y forcerais. Allons trouver l’oncle ; je l’avais bien dit, intrépide et goguenard, c’est ma devise. (Il sort en faisant un signe d’intelligence à madame de Senange, et en montrant les lunettes, qu’il emporte d’un air triomphant.)

Scène X.

ARMAND, MADAME DE SENANGE.
MADAME DE SENANGE, à part.

Je respire : grâce au ciel, il n’a pas attaché à cette mauvaise plaisanterie plus d’importance qu’elle n’en mérite. (Haut.) Eh bien, monsieur Armand, me voici. (À part.) Il le faut bien, pour ne pas lui donner de soupçon.


ROMANCE.

En quittant ce rivage
Où mon cœur fut heureux,
Aux échos du bocage
J’adressais mes adieux.
Jamais, quoique loin d’elle.
N’aurai d’autres amours :
Lorsque l’on aime Adèle,
Il faut l’aimer toujours.


Certainement elle est fort bien cette romance.

ARMAND.

Il y a un second couplet.

MADAME DE SENANGE.
DEUXIÈME COUPLET.

Dans l’ombre et le mystère.
Un amant malheureux
Doit aimer, et te taire.
À l’objet de ses feux.
Et s’il faut dans l’absence
Traîner ses tristes jours,
Il part sans espérance,
Mais en aimant toujours.

ARMAND, répète les deux derniers vers.

Je pars sans espérance.
En vous aimant toujours.

(Il se jette aux pieds de madame de Senange.)
MADAME DE SENANGE.

Ô ciel ! monsieur Armand, que faites-vous ? et que viens-je d’apprendre ?

ARMAND.

Ce secret que, sans l’arrivée de votre oncle, j’allais vous confier ce matin… mais ce n’est rien encore, vous ignorez à quel point je suis coupable envers vous, et quand vous saurez qui je suis…

MADAME DE SENANGE.

Que dites-vous ? achevez, m’avez-vous trompée ?

ARMAND.

Oui, madame, je suis celui à qui vous fûtes destinée, celui que vous détestiez sans le connaître, et qui maintenant ne vous a donné que trop de sujets de le haïr…

MADAME DE SENANGE.

Grand Dieu ! vous, monsieur de Saint-André ?

ARMAND.

Lui-même, madame.

MADAME DE SENANGE, à part.

Grâce au ciel, le mal n’est pas si grand que je croyais ; il m’avait fait une peur… (Haut.) Comment ! c’est vous, monsieur, qui depuis quinze jours êtes ici sous un nom supposé ?

ARMAND.

Le mien, si vous l’aviez connu, eût été pour moi un arrêt d’exil ; mais vous devez vous rappeler que c’est malgré moi que je suis entré dans ce château ; hélas ! c’est bien malgré moi aussi que je m’en éloigne.

MADAME DE SENANGE.

Et pourquoi ? qui vous force à partir ?

ARMAND.

Votre injustice, vos préventions ; oui, madame, on vous a dit que j’étais un homme dur, insensible ; on m’avait dit que vous étiez bonne, indulgente ; convenez qu’on nous a trompés tous les deux.

MADAME DE SENANGE.

Non, sans doute ; voilà ce que je ne puis vous avouer encore ; mais il est vrai cependant que je me suis fait de vous une tout autre idée ; et pour rétablir dans votre esprit ma réputation de bonté et d’indulgence, j’ai bien envie de vous proposer une épreuve.

ARMAND.

Parlez, madame, commandez ; que puis-je faire pour vous prouver mon amour, et me rendre digne de votre main ?

MADAME DE SENANGE.

Eh bien ! s’il est vrai que vous m’aimiez, j’exige que pendant trois mois entiers, à dater d’aujourd’hui, vous n’ayez point la moindre querelle, la moindre discussion ; enfin, que vous évitiez toute espèce d’affaires, même celles ou vous auriez complètement raison.

ARMAND.

Et les trois mois expirés, vous consentez à m’épouser ?

MADAME DE SENANGE.

Mais je crois qu’alors je le pourrais sans crainte.

ARMAND.

Dieu ! que je suis heureux ! c’est comme si-nous étions mariés ; car, apprenez, madame, que ce que vous me demandez là est pour moi la chose du monde la plus facile, et personne n’est moins querelleur que moi. Enfin, vous avez vu ce matin quand votre oncle est venu nous interrompre certainement j’avais là une belle occasion.

MADAME DE SENANGE.

Eh mais, cela ne commençait déjà pas mal. Enfin, vous connaissez nos conventions, vous voyez que je ne suis point injuste ; je dirai tout à mon oncle ; en attendant je cours m’habiller, car je n’ai pas encore paru au salon où l’on m’attend. Adieu, adieu, monsieur ; puis-je dire en bas que l’on renvoie vos chevaux ?

ARMAND, lui baisant la main.

Ah ! vous êtes trop bonne.

(Madame de Senange sort.)

Scène XI.

ARMAND, seul.

Je n’en reviens pas encore ! quel changement ! moi qui tout à l’heure étais si malheureux ! quelle aimable femme que madame de Senange ! Comment ne pas l’adorer ? et quand je pense à ce qu’elle exige de moi… moi chercher querelle ! ah ! bien oui, je suis trop heureux pour cela ! je voudrais plutôt raccommoder tout le monde..


AIR de Lantara.

Quand ma maîtresse est inhumaine,
Quand je me brouille avec elle, soudain
Je ne respire que la haine,
J’irais chercher dispute au genre humain.
Mais quand l’amour, récompensant ma flamme.
Me raccommode avec ce que j’aimais,
La haine alors s’enfuit Loin de mon âme,
Et je voudrais voir tout le monde en paix.


Scène XII.

ARMAND, MADELAINE.
MADELEINE, parlant en entrant.

Ils ont beau dire, je suis bien sûre que ce n’est pas vrai.

ARMAND.

Ah ! te voilà, Madelaine ? tu ne sais pas, je reste, je ne pars plus, et j’espère même que bientôt, toi et Bastien… je n’aura qu’un mot à dire pour vous marier.

MADELAINE.

Comment ! il serait vrai ? (Se retournant du côté du salon.) Là ! je vous demande si c’est possible ? et si on peut supposer qu’un si brave homme…

ARMAND.

Eh bien ! à qui en as-tu donc ?

MADELAINE.

C’est que je suis en colère contre ces messieurs et ces dames du salon, qui sont tous à se moquer de vous.

ARMAND.

Hein ! qu’est-ce ?

MADELAINE.

Oui, sans doute, pendant que j’étais à arranger des fleurs dans les deux jardinières du salon, j’ai entendu pérorer ce gros monsieur qui a des moustaches, et qui ressemble si fort à un de mes parens ; car on ne m’ôterait pas de l’idée…

ARMAND.

Eh bien ! que disait-il ?

MADELAINE.
AIR du vaudeville de l’homme vert.

Il ne parlait que d’son courage,
Et des enn’mis qu’il pourfendit ;
Bref, sa valeur fait un tapage
Dont le bruit seul vous étourdit.

ARMAND.

Le crois-tu donc bien intrépide ?

MADELAINE.

Non, ma foi, il fait trop de train ;
Et m’est avis qu’un tonneau vide
Résonne plus qu’un tonneau plein.

En ce moment, un domestique entre dans la salle et dispose tout pour la réception de la société. Il enlève les tableaux, la musique et le pupitre ; arrange les tables de jeux, y place des flambeaux, des cartes, des jetons, etc.

Enfin, d’après ce que j’ai entendu, il paraîtrait qu’il avait d’abord parié avec le capitaine qu’il vous prendrait vos besicles ; et il les a rapportées en triomphe, en disant qu’il vous avait fait peur, et qu’il vous avait forcé de les ôter.

ARMAND.

Morbleu ! il en a menti.

MADELAINE.

C’est ce que je me suis répondu à moi-même, parce que certainement vous n’êtes pas homme à vous laisser insulter.

ARMAND.

Non parbleu ; et je suis enchanté qu’il y ait du monde, parce que j’aurai le plaisir de lui donner authentiquement une paire de soufflets.

MADELAINE.

À la bonne heure, ça sera bien fait.

ARMAND.

Et ce ne sera pas long, courons, (S’arrêtant.) c’est-à-dire… Dieu ! qu’allais-je faire ? et ma promesse de tout à l’heure !

MADELAINE.

Eh bien ! qu’est-ce qui vous arrête ? moi j’y allais déjà.

ARMAND.

C’est que tu sens bien, devant ces dames, devant madame de Senange…

MADELAINE.

Elle n’est pas encore au salon.

ARMAND, avec joie.

Elle n’y est pas, tu en es bien sûre ? (Il va pour sortir.) Profitons du moment. (S’arrêtant.). Mais qu’importe, dans un instant elle l’apprendra, et je perds à la fois son amour, son estime et le bonheur qui m’était promis ; fut-on jamais plus malheureux ! Et le capitaine, que disait-il ?

MADELAINE.

Il secouait la tête en disant à l’autre : « Monsieur, prenez garde ; cela aura des suites. » À quoi l’autre répondait : « Tant mieux, je ne les crains pas ; et la preuve, c’est que je vais trouver mon adversaire. » Et alors il est sorti.

ARMAND.

C’est étonnant ; nous ne l’avons pas vu.

MADELAINE.

En le voyant partir, le capitaine a ajouté : « C’est bien, il a raison d’y aller, parce que quelqu’un qui aurait l’air d’éviter une affaire ne sera jamais mon neveu. »

ARMAND.

Dieu ! si je ne me bats pas, l’oncle va me refuser son consentement : et si je me bats, la nièce ne me donnera jamais le sien ; eh bien ? elle aura tort, parce qu’enfin, puisqu’elle consent à m’épouser, le soin de mon honneur doit lui être cher ; un homme qui se laisserait insulter ne serait plus digne d’elle ; oui, quand elle saura ce dont il s’agit, elle m’approuvera, elle me pardonnera ; et décidément j’y vais.

(Il fait un pas pour sortir, et aperçoit madame de Senange qui entre.)

Scène XIII.

Les précédens, MADAME DE SENANGE.
MADAME DE SENANGE.

Eh bien ! où courez-vous donc ?

ARMAND, à part.

Dieu ! madame de Senange ! (Haut.) J’allais vous trouver pour vous parler d’une aventure assez singulière.

MADAME DE SENANGE.

Je la sais déjà ; je viens de voir mon oncle.


AIR de l’Avare.

Je connais déjà l’aventure.

(À Madelaine.)

Mais laisse-nous, éloigne-toi.

(Pendant que Madeleine finit le couplet, madame de Senange donne des ordres au domestique qui a déjà arrangé les tables dans l’appartement.)
MADELAINE, à Armand.

Ah ! monsieur, je vous en conjure,
N’allez pas commencer sans moi.
C’est par la bonté que je brille,
Si c’est quenqu’ parent en effet,
Comm’ tel je dois prendre intérêt.

(Faisant le geste de donner un soufflet.)

À tout c’ qui touche la famille.

(Elle sort.)

Scène XIV.

ARMAND, MADAME DE SENANGE.
MADAME DE SENANGE.

Ah ! monsieur, combien je suis contente de vous ! j’ai peine encore à le croire… Si vous saviez à quel point cette preuve d’amour m’a touchée ; mon oncle m’a tout dit, j’en connaissais déjà une partie ; mais c’est surtout votre dernière entrevue.

ARMAND.

Comment, notre dernière entrevue ?

MADAME DE SENANGE.

Oui ; M. de La Durandière lui a raconté qu’il venait dans l’instant même de vous rencontrer seul dans une allée du parc, qu’il vous avait proposé, dans le cas où vous vous croiriez offensé, de vous donner satisfaction, et que vous l’aviez refusé.

ARMAND.

Moi, madame ! qui a pu vous dire cela ?

MADAME DE SENANGE.

Comment ! vous auriez accepté ?

ARMAND.

Du tout, madame, du tout.

MADAME DE SENANGE.
À la bonne heure, vous ne pouviez me donner une plus grande marque de tendresse ; et depuis ce moment, je puis vous l’avouer, je crois que je vous aime.
ARMAND.

Dieu ! il se pourrait ! Vous voyez, madame, le plus heureux et le plus désespéré des hommes, car ce M. de La Durandière est un insigne imposteur que je n’ai seulement pas vu.

MADAME DE SENANGE.

S’il en est ainsi, je rétracte l’aveu que je viens de faire.

ARMAND.

Non, madame ; non, gardez-vous de vous dédire ; mais, je vous en supplie, rendez-moi ma parole, pour aujourd’hui seulement ; je vous jure bien qu’à dater de demain…

MADAME DE SENANGE.

Quoi ! à peine une demi-heure s’est écoulée, et vous trouvez déjà notre traité trop pénible à exécuter ? Vous êtes le maître, monsieur ; mais comme je tiens mes sermens plus fidèlement que vous, je vous préviens que si vous donnez la moindre suite à cette affaire, je ne vous reverrai de ma vie.

ARMAND, à part.

Dieu ! que c’est cruel ! Être obligé, pour lui couper les oreilles, d’attendre encore trois mois… le jour de mes noces.

MADAME DE SENANGE.

Que dites-vous ?

ARMAND.

Rien. Je disais que le jour de mes noces (avec une expression de colère) sera le plus beau jour de ma vie.

MADAME DE SENANGE.

À la bonne heure. Ah, mon Dieu ! il y a tant de monde dans le salon, que voici une partie de la société qui vient de ce côté. M. de La Durandière marche à leur tête.

ARMAND, avec une colère concentrée.

M. de La Durandière !

MADAME DE SENANGE.

Hein ! qu’y a-t-il ?

ARMAND.

Rien. Je serai charmé de le voir. N’exigez-vous pas aussi que je lui fasse des politesses ?

MADAME DE SENANGE.

Oh ! non ; et vous pouvez même vous en moquer. Permis à vous, pourvu toutefois que ce ne soient que des plaisanteries, et qu’on ne se fâche pas.

ARMAND, à part.

Dieu ! si sans me fâcher je pouvais trouver quelque moyen de l’assommer incognito !


Scène XV.

Les précédens ; M. DE GERVAL, DE LA DURANDIÈRE ;
CHŒUR DE GENS INVITÉS.
(Les portes du salon s’ouvrent, et les personnes invitées entrent et s’établissent à différentes tables de jeux qui se trouvent placées dans l’appartement.)
CHŒUR.
AIR : Célébrons le mariage (du Mariage enfantin).

Oui, cet asile rassemble
Ce qui peut charmer les yeux ;
Et tous les plaisirs ensemble
Sont réunis en ces lieux.

DE LA DURANDIERE, bas à madame de Senange, en lui montrant un vieux monsieur et une vieille dame.

Voilà du beau, du gothique,
Même de l’antiquité,
Qu’il vous faut, par politique,
Mettre vite à l’écarté.

CHŒUR.

Oui, cet asile rassemble, etc.

DE LA DURANDIÈRE.

C’est cela, pendant que la jeunesse danse là-dedans, nous allons faire ici un piquet, un boston, un écarté ; que personne ne reste oisif. À la campagne, il faut s’occuper ; ah, ah ! voilà ce cher monsieur Armand !

MADAME DE SENANGE.

Oui, monsieur veut bien rester avec nous jusqu’à ce soir.

DE LA DURANDIÈRE.

Ah ! diable. (Bas à M. de Gerval.) Moi, je le croyais déjà parti.

M. DE GERVAL, de même.

Il aurait aussi bien fait ; mais il y a des gens qui ont une audace…

DE LA DURANDIÈRE.

À qui le dites-vous ! on ne voit que cela. Eh bien ! qu’y a-t-il ? qu’est-ce que l’on fait par là ? (Il va à une table de jeu ; et s’adressant à un joueur qui tient les cartes.) Non, non, je garderais carreau ; qui garde à carreau n’est jamais Capot. (Passant à une autre table et saluant une dame qui fait sa partie avec un jeune homme.) Eh mais, n’est-ce pas madame de Verteuil, la femme d’un avoué de Paris, que j’ai l’honneur de saluer ? il paraît que nous sommes en vacances ; le cher mari n’est donc pas ici ? Ah ! voilà le maître clerc. (Il traverse le théâtre, et allant à une autre table.) Eh ! c’est le docteur… vous avez donc laissé mourir notre receveur ? vous créez des places. Ma foi, pour une soirée de province, il est impossible de trouver une société plus agréable. (À part, sur le devant de la scène.) Où diable a-t-on été chercher toutes ces physionomies-là ?

ARMAND.

L’insipide bavard !

DE LA DURANDIÈRE.

Et vous, monsieur Armand, vous ne faites rien ? je conçois cela, les cartes, le jeu, tout cela est une faible distraction pour quelqu’un qui, comme vous, cultive avec succès les beaux arts ; car je ne suis pas encore revenu de la surprise où m’a jeté le portrait de madame. Si vous vouliez me donner votre adresse, de retour à Paris, je vous emploierais ; car vous ne croiriez pas que je me suis déjà fait peindre deux ou trois fois, et que l’on n’a jamais pu m’attraper.

ARMAND, le regardant.

Cela m’étonne ! Du reste, voici l’adresse que vous voulez bien me demander.

(Il tire de son portefeuille une carte qu’il Lui présente.)
DE LA DURANDIÈRE.

C’est bien, c’est bien. (Jetant les yeux dessus avec négligence.) Hein ! M. le comte de Saint-André, lieutenant-colonel. Comment, monsieur, c’est là réellement…

ARMAND.

Mon véritable nom.

DE LA DURANDIÈRE, à part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que ce serait ce fameux duelliste ? (En riant, à Armand.) Je comprends, monsieur n’est peintre que pour son plaisir… véritable amateur.

ARMAND.

Cela ne m’empêche pas, monsieur, d’accepter votre proposition. (Le regardant de près.) Je suis trop heureux quand je puis rencontrer des figures comme la vôtre. (À part.) C’est singulier, ses cheveux et ses moustaches ne me semblent pas de la même couleur. Eh ! mon Dieu ! oui, ce n’est pas naturel.

DE LA DURANDIÈRE.

Qu’est-ce qu’il a donc à me regarder ?

(Se hâtant de mettre un gant, et allant à Madame de Senange.)

On danse dans la salle à côté. Si madame voulait me faire le plaisir d’accepter ma main ?

MADAME DE SENANGE.

Volontiers.

ARMAND, qui pendant ce temps, a eu l’air de réfléchir.

Ma foi, essayons toujours.

(Il arrête de La Durandière au moment où celui-ci va offrir sa main à madame de Senange, et, l’attirant à lui, il lui dit :)

Dites donc, monsieur de La Durandière, est-ce que vous tenez beaucoup à vos moustaches ?

DE LA DURANDIÈRE.

Pourquoi donc, monsieur ?

ARMAND.

Oh ! rien ; c’est qu’il n’est pas convenable de danser avec des moustaches.

DE LA DURANDIÈRE.

Bah ! à la campagne ?

ARMAND.

C’est égal ; dans votre intérêt, je vous conseille de les ôter.

DE LA DURANDIÈRE.

J’entends, la plaisanterie est délicieuse.

ARMAND, lui prenant son gant.

Non, vous dis-je, je suis votre ami, et vous les ôterez, ou vous ne danserez pas, je ne vous rends pas vos gants.

DE LA DURANDIÈRE, fort embarrassé, et avec inquiétude.

Ah çà, est-ce qu’il saurait décidément… N’est-ce pas que vous voulez rire ?

ARMAND.
AIR : J’en guette un petit de mon âge.

Oui, c’est là ma seule vengeance ;
Mais je la veux, et promptement :
Souvenez-vous de mon obéissance,
Seriez-vous donc moins obligeant ?
Désolé si cela vous fâche,
À votre tour de la docilité :
Sans besicles si j’ai chanté.
Vous danserez bien sans moustache.

DE LA DURANDIÈRE, fait un geste d’effroi, et reprend en riant :

J’y suis ; c’est pour divertir ces dames ; il fallait donc le dire, parce que si vous y tenez, moi je n’y tiens pas.

(Il arrache une moustache, celle qui est du côté d’Armand.)
ARMAND.

L’autre, l’autre.

(De La Durandière arrache l’autre moustache.)
MADAME DE SENANGE, s’avançant.

Eh bien ! dansons-nous ? Dieu ! que vois-je ! monsieur de La Durandière sans moustaches !

M. DE GERVAL, et toutes les personnes qui sont aux tables de jeu, qui se lèvent en même temps, et tiennent occuper le fond de la scène.

Il serait possible !

DE LA DURANDIÈRE.

J’étais sûr de votre étonnement : n’est-ce pas que cela me change du tout au tout ? c’est une scène que nous avions préparée avec monsieur.

ARMAND.

Oui, une scène, un proverbe, dont le titre est : LE PRÊTÉ RENDU. Monsieur et moi, nous nous prêtions mutuellement sur gages.


AIR de Julie.

Nous pouvons faire à présent un échange.

M. DE GERVAL.

Est-ce bien vous ? est-ce lui que j’entends ?
Grand Dieu ! quelle aventure étrange !

ARMAND.

Désormais jugez mieux les gens,
C’est le seul prix qu’à la leçon j’attache.
Les riches auraient trop de cœur,
Si l’on pouvait acheter la valeur
En achetant une moustache.


Scène XVI.

Les précédens ; MADELAINE ;
elle entre en portant un plateau
de rafraichissemens et de petits gâteaux.
Après en avoir offert aux dames,
elle se trouve en face de M. de La Durandière ;
elle le regarde, et pousse un cri en laissant tomber le plateau.
MADELAINE.

Dieu ! cette fois, je ne me trompe pas ; c’est bien lui, mon oncle Durand !

DE LA DURANDIÈRE, cherchant à s’en débarrasser.

Qu’est-ce que cela signifie ? qu’est-ce que c’est que cela ?

MADELAINE.

Madelaine Durand, votre nièce, fille de Pierre Durand, votre frère, marchand de bœufs dans le Limousin où vous êtes né. Allez, je vous reconnais bien, maintenant qu’il y a moyen de vous voir. Ah çà, mon oncle, vous êtes donc rasé ?

M. DE GERVAL.

Mais à peu près, à ce que je vois.

DE LA DURANDIÈRE.

Au diable la famille, j’en retrouve partout.

ARMAND.

Ce doit être pour vous, monsieur, un nouveau sujet de satisfaction et de gloire, en pensant que d’eux tous, vous seul avez eu l’esprit de faire une grande et belle fortune.

MADAME DE SENANGE.

Oui, sans doute ; et quand vous donneriez à cette jeune fille une petite portion des trésors que vous avez recueillis à la suite de nos braves…

DE LA DURANDIÈRE.

Eh bien ! eh bien ! on verra ; je ne dis pas non ; moi, j’ai toujours été bon enfant, c’est connu.

ARMAND.

Je crois, madame, que je me suis exactement renfermé dans les conditions du traité ; j’espère que cela n’a pas fait de bruit.

MADAME DE SENANGE.

Vous avez tenu votre parole, je tiendrai la mienne ; vous saurez tout, mon oncle, et puisque vous voulez absolument que je me marie, j’espère que le choix que j’ai fait vous conviendra.

ARMAND.

Je ne t’oublierai pas, Madelaine ; et si ton oncle ne fait rien pour toi, c’est moi qui te doterai.

DE LA DURANDIÈRE.

Non pas, morbleu ! ou pour le coup nous aurions une affaire ensemble. Madelaine, Madelaine, je te donne vingt mille francs. Ah ! vous ne me connaissez pas : excellent parent, joyeux convive. (À Armand.) Entendant surtout la bonne plaisanterie. (À madame de Senange.) Et comme je vous le disais ce matin, intrépide et goguenard, c’est ma devise.


VAUDEVILLE.
AIR nouveau de M. Heudier.
M. DE GERVAL, à Armand.

Vous avez la vue un peu basse.
Mon ami, tout est pour le mieux :
Pour voir chez soi ce qui se passe
On a souvent de trop bons yeux.
Si vous voulez, en homme sage.
Bien entendre vos intérêts,
Pour être heureux en mariage.
N’y regardez pas de trop près.

ARMAND.

De la coquette Célimène
On cite partout la fraîcheur ;
Ses cheveux sont d’un noir d’ébène,
Son teint des lis a la blancheur,
Ses lèvres sont couleur de rose,
Et ses dents sont des perles ; mais
Tout bas chacun se dit, pour cause :
« N’y regardons pas de trop près. »

MADELAINE.

Pour la candeur, les vertus du village,
Vous, messieurs, qui vous enflammez,
Ne redoutez aucun dommage,
Prenez toujours les yeux fermés ;
Car une extrême défiance
Souvent expose à des regrets ;
Et pour croire à notre innocence ,
N’y regardez pas de trop près.

DE LA DURANDIÈRE.

J’ai bravé le feu, la mitraille,
Je fus toujours audacieux ;
Aussi le jour d’une bataille
J’aimais à tout voir par mes yeux.

Mais calculant bien la distance
Et des balles et des boulets,
Je me disais : « De la prudence,
« N’y regardons pas de trop près. »

MADAME DE SENANGE, au public.

Lorsque l’on présente au parterre
(Ce qui se voit trop rarement)
Un grand ouvrage, un caractère,
Il peut juger sévèrement.
Mais quand la gaîté vous abuse
Sur les défauts de nos portraits,
Ah ! si ce tableau vous amuse,
N’y regardez pas de trop près.


FIN DE PARTIE ET REVANCHE ET DU TOME SECOND.