Pas de bile !/Une drôle d’idée

La bibliothèque libre.
Pas de bile !Flammarion. (p. 49-52).

UNE DRÔLE D’IDÉE


Hier matin, dans mon volumineux courrier de chaque jour, je trouvai l’ainsi conçu billet :


« Monsieur et cher bougre,

» Au mépris des principes les plus sacrés, viens dîner avec moi et quelques drilles, ce soir. Rendez-vous, sept heures, terrasse de l’Africain.

» Amène, si tu veux, une particulière, pourvu qu’elle soit belle comme le jour, ou simplement rigouillarde et dénuée de tout préjugé social, mondain ou autre.

» Que tu te le dises !

» Ton vieux,
» Signé : Tirouard-Delatable,
» (de Nuits). »


— Qu’est-ce qui lui prend ? pensai-je.

Car voilà un an que Tirouard est marié avec une charmante femme qu’il adore et sans laquelle il ne saurait sortir et s’amuser. Et je repensai :

— Qu’est-ce qui lui prend ?

Je n’eus garde, cependant, de manquer au rendez-vous. Quant à amener ma particulière, ce serait mal juger celui qui écrit ces lignes que de le croire capable d’une telle démarche. Les particulières des autres lui suffisent.

Je ne décrirai point notre orgie. Qu’il vous suffise de savoir que la vie de Patachon elle-même, auprès de celle que nous menâmes, eût semblé une véritable existence monacale.

Au plus fort de la débauche, quelqu’un de nous demanda :

— Mais enfin, ô Tirouard-Delatable (de Nuits), qu’est-ce qui t’a pris de nous offrir ce gala ?

— Ah ! oui, c’est vrai. J’ai oublié de vous dire… Ma femme est très malade en ce moment ; il paraît même qu’elle ne va pas passer la nuit… Alors l’idée m’est venue d’enterrer joyeusement ma vie de mari.

La fête reprit de plus belle, et quand nous nous séparâmes, le bleu matin faisait pâlir les étoiles.