Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2/Lettre sur la possibilité

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Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2
Lettre sur la possibilité d’accomplir les commandemens de DieuHachetteŒuvres complètes (1871), tome II (p. 57-81).


LETTRE


SUR LA POSSIBILITÉ D'ACCOMPLIR LES COMMANDEMENTS DE DIEU.


1.

Je n'ai ni loisir, ni livres, ni suffisance pour répondre aussi exactement que je voudrois : je le ferai néanmoins suivant ce que je puis maintenant, afin que, voyant par écrit des choses que je vous ai souvent dites, elles fassent plus d'impression sur vous, sans que vous ayez besoin que je vous les répète.

Vous me demandez que je réponde à ces paroles du chapitre XI de la session VI du concile de Trente, que les « commandemens ne sont pas impossibles aux justes. » Je vais vous satisfaire selon mon pouvoir.

Cette proposition : « les commandemens sont possibles aux justes, » a deux sens tout différens et éloignés l'un de l'autre. Ce n'est pas ici une distinction d'école ; elle est solide, réelle, et dans la nature de la chose, et dans les termes du concile.

Le premier sens qui s'offre d'abord, et que vous croyez être celui du concile en cet endroit (ce que vous verrez bien ne pas être vrai), est que le juste, considéré en un instant dans sa justice, a toujours le pouvoir prochain[1] d'accomplir les commandemens dans l'instant suivant : ce qui est un reste de l'opinion des pélagiens, que l’Église a toujours combattue, et particulièrement dans ce concile ; parce qu'il supposeroit que le juste n'a pas besoin, à chaque instant, d'un secours spécial pour agir.

L'autre sens, qui ne s'offre pas avec tant de promptitude et qui est néanmoins celui du concile en cet endroit, est que le juste, agissant comme juste et par un mouvement de charité, peut accomplir les commendemens dans l'action qu'il fait par charité. Je sais bien qu'il y a si peu de lieu de douter que ces actions faites par charité ne soient conformes aux préceptes, que l'on a peine à croire que le concile ait voulu définir une chose si claire : mais quand vous penserez que les luthériens soutenoient formellement que les actions des justes, même fait par la charité, sont nécessairement toujours des péchés, et que la concupiscence, qui demeure toujours en cette vie, ruine si fort l’effet de la charité, que quelque justes que soient les hommes, et par quelques mouvemens de la charité qu'ils agissent, la convoitise y a toujours tant de part, que non-seulement ils n’accomplissent pas les préceptes, mais qu’ils les violent, et qu’ainsi ils sont absolument incapables de les observer, de quelque grâce qu’ils soient secourus : vous jugerez sans doute qu’il étoit nécessaire que le concile prononçât contre une erreur si insupportable.

Vous voyez combien ces deux sens sont différens : en l’un, on entend proprement que les justes ont le pouvoir de persévérer dans la justice : en l'autre, on entend proprement que les commandemens sont possibles à la charité telle qu’elle est dans les justes en cette vie : et quoique ces deux sens soient exprimés ici par des paroles si différentes, ils peuvent néanmoins tous deux être exprimés par ces paroles : « Les commandemens sont possibles aux justes. »

Mais comme cette proposition est équivoque, vous ne trouverez pas étrange qu’on puisse l'accorder en un sens et la nier en l’autre. Aussi elle a eu des hérétiques contraires dans les deux sens. Les restes des pélagiens soutiennent les commandemens toujours possibles aux justes, au premier sens ; et L’Église le nie. Les luthériens soutiennent les commandemens impossibles au second sens ; L’Église le nie.

Ainsi, le concile ayant à combattre deux erreurs si différentes (puisqu’il est aussi hérétique de soutenir que les commandemens sont toujours possibles au premier sens, que de les soutenir impossibles au second), comme ce sont des matières toutes séparées, il les réfute séparément. Il combat celle de Luther dans le chapitre XI, qui n’est fait que contre cet hérésiarque, et dans les canons 18 et 25, qui en sont formés : et il combat celle des semi-pélagiens dans le chapitre XIII, et dans les canons 16 et 22, qui en sont formés. Ainsi son objet, dans le chapitre XI, est seulement de faire voir que le juste agissant par l’amour de Dieu peut faire des œuvres exemptes de péché ; et qu’ainsi il peut observer les commandemens, s’il agit par charité, et non pas qu’il a toujours le pouvoir prochain de conserver cette charité qui les rend possibles. Et son objet, dans le chapitre XIII, est de déclarer qu’il est faux que les justes aient toujours le pouvoir prochain de persévérer, condamnant d’anathème dans le canon 22, qui en est formé, ceux qui disent que le juste a le pouvoir de persévérer dans la justice sans un secours spécial, et partant, qui n'est pas commun à tous les justes.

Et quoiqu'en cela le concile établisse que les justes, non-seulement n'ont pas la persévérance actuelle sans un secours spécial, mais qu'ils n’ont pas même le pouvoir de persévérer sans un secours spécial (ce qui n’est autre chose que de dire que tous les justes qui n’ont pas ce pouvoir spécial, n’ont pas le pouvoir prochain et complet d'accomplir les commandemens dans l'instant suivant, puisque persévérer n’est autre chose que d'accomplir les commandemens dans les instans suivans) : néanmoins sa décision n’est pas contraire à celle du chapitre XI, que « les commandemens ne sont pas impossibles aux justes ,» à cause des divers sens de cette proposition.

Pour prouver ce que je dis, il ne faudroit que traduire tout ce chapitre XI ; et si vous le faites faire, vous verrez le sens du concile à découvert. Il déclare d’abord sa proposition, que « les commandemens ne sont pas impossibles aux justes, » qui sont les paroles de saint Augustin. Et pour examiner en quel sens il l’entend, je vous prie seulement de voir la preuve qu’il en donne, la conclusion qu’il tire de sa preuve, et les canons qu’il en forme. Que si la preuve qu’il en donne n’a de force que pour le premier sens : si la conclusion qu’il en tire est en termes univoques dans ce même premier sens, et les canons de même dans ce premier sens, qui pourroit douter de celui de la proposition ?

Voici sa preuve : « Les commandemens ne sont pas impossibles aux justes ; car ceux qui sont enfans de Dieu, c’est-à-dire les justes, aiment Jésus-Christ, » et il a dit que « ceux qui l’aiment, gardent sa parole, » c’est-à-dire ses préceptes. Cette preuve est excellente pour montrer la possibilité au premier sens : c’est-à-dire que les commandemens sont possibles à la charité ; car Jésus-Christ a dit que « ceux qui l’aiment observent ses commandemens ; » mais elle ne peut pas valoir pour montrer la possibilité en l’autre sens, c’est-à-dire pour l’avenir ; car il est bien dit que ceux qui aiment Jésus-Christ au temps présent, observent ses commandemens dans le même temps présent où ils l’aiment, mais non pas qu’ils auront le pouvoir de les garder à l’avenir : aussi le concile avertit, au même endroit, qu’ils peuvent garder les commandemens par le secours de Dieu.

Ensuite de quoi ayant cité beaucoup de passages de l’Écriture qui commandent la justice et l’observation des préceptes, ce qui seroit ridicule, si la nature humaine, même aidée de la grâce, en étoit absolument incapable, il conclut de cette sorte : « d’où il est constant que ceux-là répugnent à la vraie foi, qui disent que le juste pèche en toutes ses bonnes actions. » Et partant, le concile prétendant avoir prouvé ce qu’il avoit proposé, que les commandemens ne sont pas impossibles aux justes, lorsque, par le moyen de cette preuve, « car ceux qui aiment Jésus-Christ gardent sa parole, » il tire cette conclusion : « donc le juste ne pèche pas dans toutes ses bonnes actions : » peut-on nier qu’il n’a prétendu dire autre chose dans sa proposition (qu’on rend équivoque), que ce qu’il dit dans sa conclusion (qu’on ne peut tirer en divers sens), savoir, que « le juste ne pèche pas quand il fait de bonnes actions et par le mouvement de la grâce. » Et cela est parfaitement éclairci par les canons qu’il en forme, qui sont toujours la substance et comme l’âme des chapitres. Voici tous ceux qu’il en tire touchant cette possibilité.

Canon 25. « Si quelqu’un dit que le juste pèche en toute bonne œuvre véniellement, ou, ce qui est plus insupportable, mortellement, et qu’il en mérite la peine éternelle, et qu’il n’est pas damné par cette seule raison, que Dieu ne lui impute pas ses œuvres à damnation : qu’il soit anathème. » Le sens du concile n’est-il pas clair ?

Canon 18. « Si quelqu’un dit que l’observation des commandemens est impossible à l’homme même justifié et constitué sous la grâce : qu’il soit anathème. » Y a-t-il rien de plus clair ?

Il semble que le concile ait craint qu’on n’abusât de son expression, et que pour cela il ne se soit pas contenté de dire : « Si quelqu’un dit que les commandemens sont impossibles aux justes, qu’il soit anathème ; » mais il dit : « Si on dit que les commandemens sont impossibles au juste qui est constitué sous la grâce, qu’il soit anathème ; » afin qu’on ne pût pas croire qu’il parlât de cette possibilité pélagienne ; et qu’il parût clairement qu’il ne combat que ceux qui disent que les commandemens sont impossibles aux justes, même avec la grâce et dans le temps où ils sont constitués sous la grâce, pour user de ses termes : car le concile ayant dit « justifié, » n’auroit pas ajouté, « et constitué sous la grâce, » sinon pour rendre son intention plus manifeste et son sens sans équivoque ; vu que les canons sont toujours conçus en des termes très-courts et très-serrés.

Je vous laisse donc à juger combien ceux-là sont destitués de force, qui en cherchent dans ce chapitre du concile ; et quoique ceci suffise pour répondre à ce que vous me demandez, j’y joindrai pourtant une autre preuve, pour vous satisfaire plus pleinement. Ces paroles, « les commandemens ne sont pas impossibles aux justes, » étant prises de saint Augustin, qui est cité à la marge du concile, on ne doit pas penser qu’elles y aient été employées dans un sens contraire à celui de saint Augustin ; car on n’a rapporté ses paroles que pour rapporter son sens, puisque autrement ce seroit agir de mauvaise foi.

Or que saint Augustin ait jamais entendu autre chose par ces paroles, toutes les fois qu’il en a usé, sinon ce que fait le concile en cet endroit, il ne faut qu’avoir jeté les yeux dans ses ouvrages pour en être éclairci. Je crois qu’il ne l’a presque jamais dit sans l’avoir expliqué de la sorte ; c’est-à-dire que les commandemens ne sont pas impossibles à la charité, et que la seule raison pour laquelle ils sont donnés, est pour faire connaitre le besoin qu’on a de recevoir de Dieu cette charité. C’est ainsi qu’il dit : « Dieu juste et bon n’a pu commander les choses impossibles » (Aug. De nat. et gratia, cap. lxix) ; ce qui nous avertit de faire ce qui est facile, et de demander ce qui est difficile ; car toutes choses sont faciles à la charité ; et ailleurs : « Qui ne sait que ce qui se fait par amour, n’est pas difficile ? (De perfect. just., cap. x.)

Il seroit inutile de rapporter plus de passages, mais, après vous avoir montré que le concile n’a pas entendu que les justes ont le pouvoir prochain d’observer les commandemens à l’avenir, il vous sera bien aisé de voir qu’il n’a pu le prétendre, et qu’ainsi non-seulement il ne l’a pas fait, mais qu’il n’a pu le faire.

C’est ce qui paroît manifestement par le canon 22 ; car puisqu’il défend, sous peine d’anathème, de dire que tous les justes ont le pouvoir de persévérer dans la justice, cela n’emporte-t-il pas nécessairement que tous les justes n’ont pas le pouvoir prochain d’observer les commandemens à l’instant suivant, puisqu’il n’y a aucune différence entre avoir le pouvoir d’observer les commandemens à l’instant suivant, et avoir le pouvoir de persévérer dans la justice, puisque persévérer dans la justice n’est autre chose qu’observer les commandements à l’instant suivant ?

Cette définition de ce 22e canon emporte aussi nécessairement que les justes n’ont pas toujours le pouvoir prochain de persévérer dans la prière ; car puisque les promesses de l’Évangile et de l’Écriture nous assurent d’obtenir infailliblement la justice nécessaire pour le salut, si nous la demandons par l’esprit de la grâce et comme il faut, n’est-il pas indubitable qu’il n’y a point de différence entre persévérer dans la prière, et persévérer dans l’impétration de la justice ; et qu’ainsi si tous les justes ont le pouvoir prochain de persévérer à prier, ils ont aussi tous le pouvoir prochain de persévérer dans la justice, qui ne peut être refusée à leur prière ; ce qui est formellement contraire à la décision du canon ?

Cette même décision n’enferme-t-elle pas encore, par une conséquence nécessaire, qu’il n’est pas vrai que Dieu ne laisse jamais les justes sans le pouvoir prochainement suffisant pour prier à l’instant suivant, puisqu’il n’y a point de différence entre avoir le pouvoir prochain de prier dans l’instant suivant, et avoir le pouvoir prochain de persévérer dans la prière ; et qu’ainsi si tous les justes ont le pouvoir prochain de prier dans l’instant suivant, ils ont tous le pouvoir prochain de persévérer dans la prière, et partant, ils ont tous le pouvoir prochain de persévérer dans la justice ; contre les termes exprès du concile, qui déclare que non-seulement les justes n’ont pas la persévérance, mais même le pouvoir de persévérer, sans un secours spécial, c’est-à-dire qui n’est pas commun à tous ?

D’où vous voyez combien il se conclut nécessairement, qu’encore qu’il soit vrai en un sens que Dieu ne laisse jamais un juste, si le juste ne le laisse le premier, c’est-à-dire que Dieu ne refuse jamais sa grâce à ceux qui le prient comme il faut, et qu’il ne s’éloigne jamais de ceux qui le cherchent sincèrement : il est pourtant vrai en un autre sens que Dieu laisse quelquefois les justes avant qu’ils l’aient laissé, c’est-à-dire que Dieu ne donne pas toujours aux justes le pouvoir prochain de persévérer dans la prière, ou, ce qui est la même chose, la grâce avec laquelle rien n’est plus nécessaire pour prier effectivement ; car puisque le concile déclare que les justes n’ont pas toujours le pouvoir de persévérer, d’où nous avons vu qu’il s’infère de nécessité que c’est s’opposer au concile, de dire de quelque juste que ce soit, que Dieu lui donne le pouvoir prochain de prier dans l’instant suivant ; ne paroît-il pas qu’il y a des justes que Dieu laisse sans ce pouvoir pendant qu’ils sont encore justes, c’est-à-dire avant qu’ils aient laissé Dieu, même par aucun péché véniel, puisque si Dieu ne refusoit ce secours prochain à aucun de ceux qui n’ont commis aucun péché véniel depuis leur justification, il s’ensuivroit que tous les justifiés recevroient avec leur justification le pouvoir prochain de persévérer par un secours général, et non pas spécial ?

Concluons donc que, suivant le concile, les commandemens sont toujours possibles aux justes en un sens ; et qu’en un autre sens, les commandemens sont quelquefois impossibles aux justes : que Dieu ne laisse jamais le juste, si celui-ci ne le quitte, et qu’en un autre sens, Dieu laisse quelquefois le juste le premier, et qu’il faut être, ou bien aveugle, ou bien peu sincère, pour trouver de la contradiction dans ces propositions qui subsistent si facilement ensemble, puisque ce n’est autre chose que dire que les commandemens sont toujours possibles à la charité, et que tous les justes n’ont pas toujours le pouvoir prochain de persévérer dans cette charité : ce qui n’est point contradictoire ; que Dieu ne refuse jamais ce qu’on lui demande bien dans la prière, et que Dieu ne donne pas toujours la persévérance dans la prière ; ce qui n’est en aucune sorte contradictoire.

Voilà ce que j’avois à vous dire sur ce sujet, où je suis bien aise d’être entré, pour vous faire voir que les propositions qui sont contradictoires dans les paroles, ne le sont pas toujours dans le sens ; et parce que vous avez pensé souvent trouver de la contradiction dans les choses que j’ai eu l’honneur de vous dire, et que l’on voit aujourd’hui un nombre de personnes assez téméraires pour avancer qu’il y a de la contradiction dans les sentimens de saint Augustin : je ne puis refuser une occasion si commode de vous ouvrir amplement les principes qui accordent si solidement toutes ces propositions contradictoires en apparence, mais en effet liées ensemble par un enchaînement admirable.

Il ne faut que remarquer qu’il y a deux manières dont l’homme recherche Dieu, deux manières dont Dieu recherche l’homme ; deux manières dont Dieu quitte l’homme, deux manières dont l’homme quitte Dieu ; deux dont l’homme persévère, deux dont Dieu persévère à lui faire du bien, et ainsi du reste.

Car la manière dont Dieu cherche l’homme lorsqu’il lui donne les foibles commencemens de la foi, pour faire que l’homme lui crie dans la vue de son égarement : « Seigneur, cherchez votre serviteur, » est bien différente de celle dont Dieu recherche l’homme quand il exauce cette prière, et qu’il le recherche pour se faire trouver ; car celui qui disoit : « Cherchez votre serviteur, » avoit sans doute déjà été cherché et trouvé ; mais parce qu’il savoit bien, lui qui avoit l’esprit de prophétie, qu’il y avoit une autre manière dont Dieu pouvoit le rechercher, il se servoit de la première pour obtenir la seconde.

Ainsi la manière dont nous cherchons Dieu foiblement, quand il nous donne les premiers souhaits de sortir de nos engagemens, est bien différente de la manière dont nous le cherchons, quand, après qu’il a rompu nos liens, nous marchons vers lui en courant dans la voie de ses préceptes. Toutes ces choses-là, qui sont sans contestation, nous conduiront insensiblement à concevoir celles qui sont contestées.

Il y a de même deux manières dont l’homme persévère. La persevérance à prier et à demander simplement les forces dont on se sent dépourvu, est bien différente de la persévérance dans l’usage de ces mêmes forces et dans la pratique des mêmes vertus. Ainsi il y a deux manières dont Dieu quitte l’homme comme nous l’avons déjà dit ; et ainsi du reste.

L’intelligence de ces différences éclaircit toutes les difficultés et toutes les contradictions apparentes, et qui ne le sont pas en effet, parce que des deux propositions qui semblent opposées, l’une appartient à l’une de ces manières, et l’autre à l’autre. Car comme on peut considérer la justification de deux manières, l’une dans ses effets particuliers, et l’autre dans tous ses effets en commun, on peut aussi en parler de deux manières différentes. Qui doute qu’on ne puisse considérer la première lumière de la foi séparément, et les actions qui en naissent séparément, et qu’on ne puisse considérer et la foi et les œuvres en commun et comme en un corps, et ainsi en parler diversement ? C’est ainsi que fait saint Augustin, lorsque pour s’accommoder à ceux à qui il parle, il dit : « On peut distinguer la foi d’avec les œuvres, comme on distingue le royaume de Juda d’avec celui d’Israël. » N’est-ce pas ainsi que saint Thomas, parlant de la prédestination gratuite, sur laquelle vous n’avez point de difficulté, dit qu’on peut la considérer, ou en commun, ou dans ses effets particuliers, et en parler ainsi en deux manières contraires ? En la considérant dans ses effets, on peut leur alléguer des causes, les premiers étant les causes méritoires des seconds, et les seconds la cause finale des premiers ; mais en les considérant tous en commun, ils n’ont aucune cause que la volonté divine ; c’est-à-dire, comme il l’explique, que la grâce est donnée pour mériter la gloire, et que la gloire est donnée parce qu’on l’a méritée par la grâce ; mais le don de la gloire et de la grâce ensemble et en commun n’a aucune cause que la volonté divine.

Ainsi, si nous considérons la vie chrétienne, qui n’est autre chose qu’un saint désir, selon saint Augustin, nous trouverons, et que Dieu prévient l’homme, et que l’homme prévient Dieu ; que Dieu donne sans qu’on demande, et que Dieu donne ce qu’on demande, que Dieu opère sans que l’homme coopère, et que l’homme coopère avec Dieu ; que la gloire est une grâce et une récompense ; que Dieu quitte le premier, et que l’homme quitte le premier ; que Dieu ne peut sauver l’homme sans l’homme, et que cela ne dépend nullement de l’homme qui veut et qui court mais seulement de Dieu qui fait miséricorde.

Par où vous voyez que presque tout ce que les semi-pélagiens ont dit de la justification en commun, est véritable de ses effets particuliers, qu’ainsi on peut dire les mêmes choses qu’eux sans être de leur sentiment, à cause des différens objets des mêmes propositions ; et que toutes les expressions suivantes sont communes à saint Augustin et à ses adversaires. « Les commandemens sont toujours possibles aux justes ; Dieu ne nous sauve point sans notre coopération : nous garderons les commandemens ; si nous voulons ; il est en notre pouvoir de garder les commandemens, il est en notre pouvoir de changer notre volonté en mieux ; la gloire est donnée aux mérites ; demandez, et vous recevrez ; j’ai attendu le Seigneur, j’ai prévenu le Seigneur ; tous les hommes ne sont pas sauvés, parce qu’ils ne le veulent pas ; Dieu ne quitte point, s’il n’est quitté ; Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, » etc.

Tous les discours de cette sorte sont communs aux deux partis. Saint Augustin eût ainsi parlé aussi bien que ses ennemis. Et comment ne le feroit-il pas, vu que la plupart de ces phrases sont de l’Écriture sainte ? Mais les expressions contraires sont particulières à saint Augustin et à ses disciples, comme : « Le salut ne dépend que de Dieu ; la gloire est gratuite ; elle n’appartient, ni à celui qui veut, ni à celui qui court, mais elle vient de Dieu, qui fait miséricorde ; ce n’est point par les œuvres que nous sommes sauvés, mais par la vocation ; c’est Dieu qui opère le vouloir et l’action suivant son bon plaisir ; les commandemens ne sont pas toujours possibles ; la grâce n’est pas donnée à tous ; tous les hommes ne sont pas sauvés, non parce qu’ils ne le veulent pas, mais parce que Dieu ne le veut pas ; chaque action que nous faisons en Dieu, est faite en nous par Dieu même, » etc.

Toutes celles de cette sorte sont propres à saint Augustin ; de sorte que, par un merveilleux avantage pour sa doctrine, les expressions semi-pélagiennes sont aussi augustiniennes, mais non pas au contraire. D’où l’on voit combien il est injuste de prétendre que les passages de l’Écriture qui semblent favoriser les semi-pélagiens, ruinent les sentimens de saint Augustin, puisque tous ces passages peuvent avoir deux sens ; au lieu que ceux qui établissent la doctrine de saint Augustin, ruinent nécessairement les sentimens des semi-pélagiens, parce qu’ils sont univoques.


2.

Les mêmes choses que nous venons d’observer sur les passages de l’Écriture qui sont susceptibles de deux sens, doivent être dites à ceux qui abusent des passages équivoques de saint Augustin, au lieu de les expliquer par les passages univoques. Je ne m’arrêterai pas à ceux qui sont foibles, comme à ceux-ci : « Jamais l’homme ne prévient Dieu ; et, la bonne volonté de l’homme précède beaucoup de dons de Dieu (Enchir., cap. XXXII) ; » car il s’en explique trop clairement lui-même à l’endroit d’où ces dernières paroles sont tirées. La bonne volonté de l’homme précède beaucoup de dons de Dieu, mais non pas tous ; et elle est elle-même entre ceux qu’elle ne précède point ; car l’un et l’autre se dit dans l'Écriture : et sa miséricorde me préviendra, et sa miséricorde me suivra. Il prévient celui qui ne veut pas, pour faire qu’il veuille ; et il suit celui qui veut, pour faire qu’il ne veuille pas en vain.

La véritable cause de toutes ces différentes expressions est que toutes nos bonnes actions ont deux sources : l’une, notre volonté ; l’autre, la volonté de Dieu. Car, comme dit saint Augustin, Dieu ne nous sauve point sans nous ; et si nous voulons, nous garderons ses commandemens : il dépend du mouvement de notre volonté de mériter et de démériter. De sorte que, si on demande pourquoi un adulte est sauvé, on a droit de dire que c’est parce qu’il l’a voulu ; et aussi de dire que c’est parce que Dieu l’a voulu : car si l’un ou l’autre ne l’eût pas voulu, cela n’eût pas été. Mais encore que ces deux causes aient concouru à cet effet, il y a pourtant bien de la différence entre leur concours ; la volonté de l’homme n’étant pas la cause de la volonté de Dieu, au lieu que la volonté de Dieu est la cause, la source et le principe de la volonté de l’homme, celle qui opère en lui cette volonté de telle sorte, qu’encore qu’on puisse attribuer les actions, ou à la volonté de l’homme, ou à la volonté de Dieu, et qu’en cela ces deux causes semblent y concourir également, néanmoins, il y a cette entière différence, qu’on peut, dans un sens très-vrai, attribuer l’action à la seule volonté de Dieu, à l’exclusion de la volonté de l’homme ; au lieu qu’elle ne peut jamais, ni dans aucun sens, être attribuée à la seule volonté de l’homme, à l’exclusion de celle de Dieu.

Car, quand on dit que l’action vient de notre volonté, on considère la volonté humaine comme cause seconde, mais non pas comme première cause ; mais, quand on cherche la première cause, on l’attribue à la seule volonté de Dieu, et on exclut la volonté de l’homme. C’est ainsi que saint Paul ayant dit : « J’ai travaillé plus qu’eux tous, » il ajoute : « Non pas moi, c’est-à-dire je n’ai point travaillé, mais la grâce qui est avec moi a travaillé. Par où l’on voit qu’il attribue son travail à sa volonté, et qu’il le refuse à sa volonté, suivant qu’il en cherche, ou la cause seconde, ou la première cause, mais jamais à soi seul ; au lieu qu’il le donne à la seule grâce. C’est ainsi qu’il dit : « Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ en moi. » Il dit donc : « Je vis, » et il ajoute, « Je ne vis pas ; » tant il est vrai que la vie est de lui, et qu’elle n’est pas de lui, suivant qu’il veut en marquer ou la cause seconde, ou la cause première. Mais, à proprement parler, il attribue cette vie à Jésus-Christ, et jamais à lui seul.

Voilà l’origine de toutes ces contrariétés apparentes, que l’incarnation du Verbe, qui a joint Dieu à l'homme, et la puissance à l'infirmité, a mises dans les ouvrages de la grâce.

Vous ne vous étonnerez pas après cela de voir dans saint Augustin de ces contrariétés pareilles à celles de l’Écriture. Je ne vous en marquerai qu’un ou deux des principaux endroits, comme celui-ci : « Cette lumière ne repaît pas les yeux des animaux brutes, mais les cœurs purs de ceux qui croient en Dieu, et qui se convertissent de l’amour des choses visibles à l’accomplissement des préceptes ; ce que tous les hommes peuvent, s’ils veulent. » Qui ne croiroit qu’en cela saint Augustin est d’accord avec Pélage ? Car cet hérétique n’a jamais rien dit de plus formel pour les forces de la liberté ; et cependant saint Augustin trouve cette expression si équivoque, qu’il juge qu’elle peut avoir un sens très-conforme à sa prétention : mais parce qu’elle est aussi capable d’un mauvais sens, il la rétracte et la retouche en cette sorte en ses Rétractations : « Que les nouveaux hérétiques pélagiens ne pensent pas que cela les favorise ; cela est entièrement véritable, que tous les hommes peuvent, s’ils veulent ; mais la volonté est préparée par le Seigneur, et est augmentée par le don de la charité, en sorte qu’ils le puissent ; ce que je n’avois pas dit en cet endroit, parce que cela n’y étoit pas nécessaire à la question. » Par où l’on voit en passant, quand il est échappé à saint Augustin des expressions de cette sorte en des occasions où il n’étoit pas nécessaire de les expliquer, combien il est ridicule de détourner ces termes équivoques aux sens tout contraires à ses principes ; et l’on voit en même temps que le sens catholique de ces paroles est qu’on peut garder les commandemens, si on le veut, et au cas que le don de la charité nous en donne le vouloir.

Cet autre endroit est de la même sorte : « Personne ne peut faire le bien s’il ne change sa volonté : ce que le Seigneur nous a appris être en notre puissance, lorsqu’il a dit : « Ou faites l’arbre bon, et son fruit sera bon ; ou faites l’arbre mauvais, et son fruit sera mauvais. »

Voilà quelles expressions il faudroit prendre dans saint Augustin pour l'accuser de contradictions, et non pas celle-là simplement : « Les commandemens sont possibles aux justes. » En effet, qui ne voit que le mot de puissance est tellement vague, qu’il enferme toutes les opinions ; car enfin, si l’on appelle une chose être en notre puissance, lorsque nous la faisons quand nous voulons, ce qui est une façon de parler très-naturelle et très-familière, ne s’ensuivra-t-il pas qu’il est en notre pouvoir, pris en ce sens, de garder les commandemens et de changer notre volonté, puisque, dès que nous le voulons, non-seulement cela arrive, mais qu’il y a implication à ce que cela n’arrive pas ? Mais si l’on appelle une chose être en notre pouvoir, lors seulement qu’elle est au pouvoir qu’on appelle prochain, ce qui est aussi une façon fort ordinaire d’employer le mot de pouvoir : en ce sens, nous n'avons plus ce pouvoir que quand il nous sera donné de Dieu. Ainsi cette expression de saint Augustin est catholique au premier sens, et pélagienne au second. C'est ainsi qu’il en parle dans ses Rétractations : « Cela n’est nullement contre la grâce de Dieu que nous prêchons : car il est en la puissance de l’homme de changer sa volonté en mieux : mais cette puissance est nulle si elle n’est donnée de Dieu ; car puisqu’une chose est en notre puissance, laquelle nous faisons quand nous voulons, rien n’est tant en notre puissance que notre volonté même ; mais la volonté est préparée par le Seigneur ; c’est donc de cette sorte qu’il en donne la puissance ; c'est ainsi qu’il faut entendre ce que j’ai dit après : il est en notre puissance de mériter, ou la récompense, ou la peine : car rien n’est en notre puissance que ce qui suit notre volonté, à laquelle, lorsque Dieu la prépare forte et puissante, la même bonne action devient facile, qui étoit difficile et même impossible auparavant. » (Lib. I, cap. XXII.)

Après de si grands exemples, vous ne pouvez pas douter qu’il n’y ait certaines propositions semi-pélagiennes qui ne soient aussi augustiniennes.

C’est ainsi que saint Augustin n’est pas contraire à lui-même, lorsque, ayant fait deux livres entiers pour montrer que la persévérance est un don de Dieu, il ne laisse pas de dire en un endroit de ces livres, que la persévérance peut être méritée par la prière. Car il est sans doute que la persévérance dans la justice peut être méritée par la persévérance dans la prière ; mais la persévérance dans la prière ne peut l’être ; et c’est proprement elle qui est ce don spécial de Dieu dont parle le concile ; et c’est ainsi que la persévérance en commun est un don spécial, et que la persévérance qui peut être méritée est la persévérance des œuvres ; ce qui paroît par cette expression même : « La persévérance peut être méritée par les prières. »

C’est ainsi qu’il ne se contredit pas, lorsque, ayant établi par tous ces principes que la grâce est tellement efficace et nécessaire, que l’homme ne quitte jamais Dieu, si Dieu ne le laisse auparavant sans ce secours, puisque, tant qu’il lui plaît de le retenir, l’homme ne s’en sépare jamais : il ne laisse pas de dire en quelques endroits que Dieu ne quitte point le juste que le juste ne l’ait quitté, parce que ces deux choses subsistent ensemble à cause de leurs différens sens ; car Dieu ne cesse point de donner ses secours à ceux qui ne cessent point de les demander ; mais aussi l’homme ne cesseroit jamais de les demander, si Dieu ne cessoit de lui donner la grâce efficace de les demander. De sorte qu’en cette double cessation, il arrive que Dieu commence l’une toujours, et qu’il ne commence jamais l’autre.

Ce double délaissement, l’un dans lequel Dieu commence, et l'autre dans lequel Dieu suit, vous est marqué clairement dans saint Prosper, lorsqu’il dit : « Dieu ne quitte point si on ne le quitte, et il fait bien souvent qu’on ne le quitte point ; mais d’où vient qu’il retient ceux-ci, et qu’il ne retient pas ceux-là ? Il n’est ni permis de le rechercher, ni possible de le trouver. » Où l’on voit qu’à la vérité Dieu ne quitte point si l’on ne le quitte : voilà un délaissement où l’homme commence ; et Dieu fait bien souvent qu’on ne le quitte pas : donc il ne le fait pas toujours ; donc quand on le quitte, c’est parce qu’il ne fait pas qu’on ne le quitte pas ; c’est parce qu’il ne retient pas. Donc il arrive premièrement que Dieu ne retient pas, et ensuite on le quitte ; car ceux qu’il retient ne le quittent pas : n’est-ce pas précisément ce que je viens de dire ? Le premier délaissement consiste en ce que Dieu ne retient pas, ensuite de quoi l’homme quitte, et donne lieu au second délaissement par lequel Dieu le quitte. En un de ces délaissements, Dieu suit, et il ne s’y trouve aucun mystère, car il n’y a rien d’étrange en ce que Dieu quitte des hommes qui le quittent ; mais le premier délaissement est tout mystérieux et incompréhensible. Et saint Augustin, maître de saint Prosper, traite la même chose avec la même netteté, lorsqu’il dit (en parlant de la chute de tous les réprouvés généralement qui arrivent pour un temps à la justification), « qu’ils reçoivent la grâce, mais pour un temps ; ils quittent et ils sont quittés ; car ils ont été abandonnés à leur libre arbitre par un jugement juste, mais caché. » Où l’on voit qu’ils quittent et qu’ensuite ils sont quittés : voila le délaissement où Dieu suit, et qui n’a rien de mystérieux. Mais si l’on demande pourquoi ils quittent, il en donne pour raison, « car ils ont été abandonnés à leur libre arbitre ; » ils ont donc été abandonnés avant que de quitter, et même ils ne quittent que parce qu’ils ont été quittés : voilà le délaissement ou Dieu commence ; et celui-là est par un jugement caché et impénétrable.

Il paroît donc que Dieu ne quitte que parce qu’il a été quitté, et que l’homme ne quitte que parce qu’il a été quitté ; et qu'ainsi il est absurde de conclure que, dans les sentimens de saint Augustin, Dieu ne quitte jamais le premier, parce qu’il a dit que Dieu ne quitte point le premier ; et que l’un et l’autre est ensemble véritable, et qu’il quitte et qu’il ne quitte point le premier, à cause des différentes manières de quitter.

Il n’en faut pas davantage pour vous faire voir de quelle manière on doit accorder ces contradictions apparentes. Je ne m’étendrai donc pas davantage sur ce sujet ; mais parce qu’il m’a conduit insensiblement à parler du délaissement des justes, et que je sais que c’est la seule difficulté qui vous retient, et la seule chose, de tous les points que l’on conteste aujourd’hui, que vous avez peine à croire qu’elle soit de saint Augustin ; je ne finirai point cette lettre sans vous éclaircir cet article parfaitement, si Dieu m’en donne le pouvoir.

Je prétends donc vous faire voir par saint Augustin que le juste ne quitteroit jamais Dieu, si Dieu ne le quittoit en ne lui donnant pas toute la grâce nécessaire pour persévérer à prier ; et que non-seulement c'est un point de la théologie de ce Père, mais que l’on ne peut le nier sans détruire tous les principes et tous les fondemens de sa doctrine, et sans tomber dans les égaremens de ses adversaires et des ennemis de la grâce, qu’il a combattus et vaincus durant sa vie par ces mêmes écrits par lesquels l’Église les combattra et les vaincra toujours.

Examinons donc, s’il vous plaît, cette question à fond, car je sais que c’est le point qui vous touche le plus ; et voyons dans la doctrine de saint Augustin et de saint Prosper, s’il est possible que les justes quittent Dieu avant que Dieu les ait en un sens laissés à eux-mêmes.

Pour cela, il faut prendre pour fondement et pour avoué que Dieu ne laisse jamais ceux qui le prient ; et qu’au contraire il leur accorde toujours les moyens nécessaires à leur salut, s’ils le lui demandent sincèrement.

Il n'est donc pas question de savoir si Dieu cesse de donner ses secours à ceux qui persévèrent à les demander, car cela n’a jamais été pensé ; mais de savoir si Dieu ne cesse jamais de donner aux justes tous les secours nécessaires pour prier : voilà l’état de la question.

Si nous trouvons que ce soit un principe ferme dans saint Augustin, que tous ceux qui ont la prière actuelle, l’ont par une grâce efficace ; et qu’aucun de ceux qui n’ont pas la prière actuelle n’a le pouvoir prochain de prier, la question ne sera-t-elle pas résolue ? et ne s’ensuivra-t-il pas nécessairement que, tandis que les justes prient, ils sont secourus efficacement ; et qu’ils ne cessent point de prier tant que ce secours efficace leur est présent, et que, quand ils cessent, ils n’ont pas le pouvoir prochain de prier ; et partant, que Dieu les a laissés le premier, je ne dis pas sans aucun secours, mais sans le secours prochain ? certainement cela s’ensuit. Voyons donc si je prouverai ces principes.

Si nous trouvons que c’est un principe ferme dans saint Augustin, que non-seulement les grandes actions sont des dons de Dieu (dont personne aujourd’hui ne doute plus), mais que la prière même et la foi, qui sont les moindres choses par lesquelles on adhère à Dieu, et sans lesquelles il est sûr qu'on le quitte, sont aussi des dons de la grâce, des effets de l’ouvrage de la grâce, et qu’elles ne se trouvent en personne que par l’opération expresse de la grâce : cela ne suffira-t-il pas pour montrer qu’on n’a jamais la prière que par une grâce qui fasse prier ? Peut-être direz-vous que non ; et qu’encore que tous les justes aient la grâce suffisante pour prier, il arrive néanmoins que pas un ne prie que par une grâce efficace ; et qu’ainsi, encore que la prière ne se trouve en personne, si elle n’est produite par la grâce efficace, le pouvoir néanmoins pour prier se trouve en tous les justes.

Mais cela n’est pas soutenable ; car c’est une question de fait, de savoir si aucun juste ne réduit en acte le pouvoir prochain qu’il a de prier, sur laquelle on ne sauroit répondre qu’en s’informant de tous les justes en particulier de quelle sorte la prière se forme en eux ; de sorte que ce seroit une témérité impertinente, d'assurer de tous les justes passés et à venir que jamais la prière ne se trouvera en eux par la réduction qu’ils auront faite de leur pouvoir prochain en acte. Or, on ne peut pas dire la même chose de la grâce suffisante des Thomistes, c'est-à-dire qu’on peut, sans impertinence, dire qu’elle ne sera jamais réduite en acte, parce qu’ils ne l’établissent pas prochainement suffisante. Mais si ce pouvoir prétendu de tous les justes pour prier est prochain, on ne peut plus dire avec assurance que tous ceux en qui se trouve la prière, ne l’ont pas par ce pouvoir prochain, et qu’ils l’ont par une grâce efficace ; et par conséquent, si saint Augustin et tous les Pères déclarent affirmativement que la prière est toujours un effet d’une grâce efficace, il s’ensuit nécessairement de cette affirmation universelle, que ceux qui n’ont pas la prière n’ont pas un pouvoir prochain pour prier.

Donc, pour montrer que tous ceux qui ne prient pas n‘ont pas un pouvoir prochain de prier, il suffit de montrer que tous ceux qui prient, prient par une grâce efficace ; et c’est ce que nous trouvons dans tout saint Augustin : c’est même pourquoi sont faits tous ses ouvrages sur la grâce, sans presque aucune exception. « Cette grâce, pour être choisie, choisit la première, et n’est point reçue, ni aimée, sinon lorsqu’elle opère cela dans le cœur de l’homme. Donc, et la réception, et le désir de la grâce, est l'ouvrage de la grâce. » (Fulg., 160.) Et après : « Donc c’est elle qui se fait connoitre, aimer, désirer, demander. On ne peut pas avoir le désir de l’oraison, s’il ne nous est donné de Dieu, » (Fulg., 268.) « Que ceux qui pensent que la prière est de nous, au lieu qu’elle nous est donnée, prennent garde comme ils se trompent. » (Aug., 438.) Et puis : « Ils ne veulent pas entendre que cela même, que nous prions, est un don de Dieu. (Aug., 438.) « Et ainsi c’est lui-même qui nous fait demander tout ce que nous désirons recevoir : il nous fait chercher tout ce que nous désirons de trouver ; il nous fait heurter où nous désirons d’arriver ; car l’oraison elle-même est un don de la grâce » (Aug., 438.) « Donc, afin que nous voulions croire en Dieu, il nous donne cette bonne volonté : afin que nous croyions en lui, il nous donne la foi : afin que nous l’aimions, il nous donne la charité. » Et ensuite : « Donc c’est la seule grâce qui fait en nous la bonne volonté ; elle seule donne la foi à cette volonté. » (Fulg., 490.)

Il seroit inutile d’en rapporter plus de témoignages, puisque c’est tout l’objet de saint Augustin et de ses disciples. Considérons donc la force de leurs expressions. S’il est vrai que cette grâce n’est ni aimée, ni reçue, sinon lorsqu’elle opère elle-même ces effets dans le cœur, comment pourra-t-on dire que ceux qui ne l’aiment point, ont le pouvoir prochain de l’aimer, et qu’il dépend d’eux de l’aimer sans une grâce efficace, puisqu’elle n’est jamais aimée que par sa propre efficacité ? Comment dira-t-on avec hardiesse que la prière est un don de la grâce, et que c’est elle qui nous fait demander tout ce que nous désirons, s’il peut se faire que par un pouvoir prochain on demande, quoique la grâce ne fasse pas demander ? Comment dira-t-on que c’est la seule grâce qui donne la foi à la volonté, si tant de personnes ayant un pouvoir prochain, d’avoir la foi, il peut arriver qu’ils l'aient en le réduisant en acte, et qu’ainsi il ne soit pas vrai d’eux que la seule grâce l’ait donné ? Mais pour montrer par des passages exprès que le pouvoir prochain de prier n’est point dans ceux qui n’ont pas la grâce, écoutons saint Fulgence : « On ne peut pas même avoir le désir de la prière, si ce désir n’est donné de Dieu. » (Fulg., 278.) Donc ceux qui n’ont pas ce désir n’ont pas le pouvoir prochain de l’avoir. « Donc quand il nous est commandé de vouloir, notre devoir nous est marqué ; mais parce que nous ne pouvons pas l’avoir de nous-mêmes, nous sommes avertis d’en demander le pouvoir à celui qui nous en donne le commandement ; ce que toutefois nous ne pouvons demander, si Dieu n’en opère en nous la volonté même. » (Fulg., 178.) Donc ceux qui n’ont pas la volonté même, n’ont pas ce pouvoir.

Ce n’est pas qu’ils n’aient un pouvoir éloigné, tel qu’est la possibilité, par exemple qu’ont tous les hommes d’être sauvés. Car toutes les fois qu’on dit qu’on n’a pas le pouvoir de faire une chose, on n’exclut pas toujours ces pouvoirs éloignés : mais il est indubitable qu’on exclut toujours le pouvoir prochainement suffisant ; donc, quand il est dit qu’on ne peut avoir la volonté de prier, si elle n’est donnée de Dieu, il est certain que cette impuissance est pour le moins à l’égard du pouvoir prochainement suffisant.

Ces passages, qui excluent formellement le pouvoir prochain de ceux qui n’ont pas l’acte, sont aussi forts qu’on peut souhaiter. Mais cela n’empêche pas que ceux qui n’excluent pas formellement le pouvoir, et qui ne font qu’attribuer toujours l’acte à l’efficacité de la grâce, ont infailliblement la même force pour exclure ce pouvoir prochainement suffisant ; puisqu’il n’est pas possible, comme nous l’avons tant dit, d’assigner pour unique cause de la foi et de la prière l’efficacité de la grâce, s’il y a dans tous les justes un pouvoir prochainement suffisant qui puisse en être la cause.

Concluons donc que tous ceux qui ont la foi et la prière, l’ont par une grâce efficace ; et que tous ceux qui ne l’ont pas, n’ont pas le pouvoir prochain de l’avoir. Il s’ensuit que tous ceux qui persévèrent à prier, ont une grâce efficace qui les fait prier et les fait persévérer à prier ; et que tous ceux qui ont cette grâce, prient ; et que ceux qui ne persévérent pas à prier, sont destitués de cette grâce efficace et d’une grâce prochainement suffisante ; et que ceux qui sont destitués de cette grâce suffisante, ne prient pas ; et qu’ainsi un juste ne cesse point de prier, qu’après que Dieu l’a destitué de la grâce efficace et prochainement suffisante pour la prière.

Ce chef capital de la doctrine de saint Augustin se prouve invinciblement, et par le principe qui vient de l’éclaircir, et par tous les autres. Donnons un nouveau jour à cette démonstration.

S’il est incontestablement vrai que les élus persévèrent jusqu’à la fin par des voies très-efficaces, c’est-à-dire que les seuls qui persévèrent jusqu’à la fin, persévèrent par des moyens très-efficaces, ne s’ensuivra-t-il pas qu’aucun de tous ceux qui ne persévèrent pas n’a le pouvoir prochain de persévérer, par le même raisonnement que nous venons de faire ? Car, si les réprouvés qui sont dans la justice ont le pouvoir prochain de persévérer à prier, et par conséquent d’obtenir la persévérance dans la justice, comment osera-t-on assurer qu’aucun de tous ceux qui ont persévéré, et qui persévèrent effectivement, ne persévère que par des voies très-efficaces, puisqu’il n’y a nulle absurdité, ni impossibilité que tant de personnes qui ont un pouvoir prochain de persévérer, persévèrent ? et qu’au contraire, il est moralement impossible qu’entre tant de milliers d’hommes qui ont ce pouvoir prochain, il n’y en ait pas au moins un qui le réduise en acte ; qu’il est même vraisemblable qu’il y en aura beaucoup, et qu’il est absolument faux qu’il y ait certitude à dire qu’il n’y en aura pas un. Si donc saint Augustin établit positivement que tous les élus sont sauvés par des grâces efficaces, et que tous les justes qui ne sont point élus indubitablement ne persévéreront point : n’est-il pas indubitable qu’ils n’en ont pas le pouvoir prochain. Car, s’ils l’avoient, il seroit impertinent d’assurer qu’il ne seroit jamais réduit en acte, puisque la qualité essentielle de prochain est telle qu’elle met l’homme dans une certitude absolue de la réduction à l’acte. Et cependant, qui ne sait que c’est un principe de ce Père, répandu dans tous ses ouvrages et fondamental de sa doctrine, que les élus, c’est-à-dire tous ceux qui persévèrent, persévèrent très-certainement par des moyens très-efficaces, et que les justes réprouvés très-certainement ne persévèrent point ?

Si c’est un principe ferme dans la doctrine de saint Augustin, qu’Adam et les anges avoient un secours prochain suffisant pour ne point s’éloigner de Dieu, par lequel ils pouvoient, ou ne point s’en éloigner, ou s’en éloigner en ne s’en servant pas ; et que maintenant cela ne soit pas dans les forces de notre libre arbitre, mais que Dieu veuille qu’il n’appartienne plus qu’à sa seule grâce, et que nous nous approchions de lui, et que nous ne nous en éloignions point : n’avons-nous pas sujet de conclure par la différence de la volonté de Dieu à l’égard de la nature innocente et corrompue, et par la différence des moyens par lesquels il nous donne de ne point nous éloigner de lui, que ceux qui persévèrent, persévèrent par l’efficacité de sa grâce ; et que ceux qui ne persévèrent pas n’ont pas le pouvoir prochain de persévérer ? Et cependant qu’y a-t-il de plus familier dans la doctrine de saint Augustin, que la différence de ces secours ? N’aurons-nous pas sujet de conclure aussi que Dieu ne veut plus maintenant commettre la persévérance au libre arbitre des hommes, et qu’ils ne sont plus capables maintenant de se servir d’un secours prochainement suffisant ? Or c’est ce qu’il établit dans tous ses livres, et particulièrement dans tout celui De la correction et de la grâce, et presque dans tout celui Du don de la persévérance, dont ce trait suffit : « Car, afin que nous ne nous éloignions point de Dieu (il montre que cela ne peut nous être donné que de Dieu), cela n’est plus en aucune sorte dans les forces du libre arbitre. Cela a été dans l’homme avant sa chute ; et cette liberté de la volonté a paru dans l’excellence de cette première condition dans les anges, qui, lorsque le diable est tombé avec les siens, sont demeurés fermes dans la vérité, et ont mérité de parvenir à une assurance éternelle. Mais après la chute de l’homme, Dieu a voulu qu’il n’appartint plus qu’à sa grâce que l’homme s’approchât de lui, et qu’il n’appartînt plus qu’à sa grâce que l’homme ne se retirât point de lui. »

Nous voyons assez par là que le premier homme ayant reçu un secours prochainement suffisant (ce qui est indubitable dans la doctrine de saint Augustin ; et si on en doute, il ne faut que recourir au livre De la correction et de la grâce, qui en est tout rempli), par lequel il pouvoit persévérer et ne pas persévérer, en sorte qu’il étoit laissé à son libre arbitre d’user de ce pouvoir suivant sa volonté, saint Augustin nous déclare deux choses : l’une, que le libre arbitre, en l’état qu’il est maintenant, n’a plus cette puissance ; l’autre, que Dieu ne veut plus commettre la persévérance à ce libre arbitre, mais qu’il veut qu’il n’appartienne qu’à sa grâce de s’approcher de Dieu, et qu’il n’appartienne encore qu’à sa grâce de ne point s’éloigner de Dieu. Considérez sur cela s’il y a rien de plus opposé à cette doctrine, que de dire que Dieu donne maintenant aux justes un secours prochain pour persévérer, et qu’il commet à leur libre arbitre de ne point s’éloigner de lui. Saint Augustin soutient que le libre arbitre n’est point maintenant capable de ce pouvoir prochain ; et ils prétendent que le libre arbitre a effectivement ce pouvoir prochain ! Saint Augustin dit que Dieu ne veut plus que ce soit avec un tel pouvoir, soumis au libre arbitre, que les hommes ne s’éloignent point de lui ; et ils disent que Dieu donne en effet un tel pouvoir aux hommes pour ne point s’éloigner de lui ! Saint Augustin dit qu’au lieu que les saints anges ont mérité la gloire en persévérant par leur libre arbitre, aidé d’un tel pouvoir, Dieu veut maintenant qu’il n’appartienne plus, sinon à sa grâce, que les hommes ne s’éloignent point de lui ; et ils disent que Dieu donne aux justes un tel pouvoir pour ne point s’éloigner de lui !

Vous voyez que bien loin que cette doctrine soit la même que celle de saint Augustin, je crois qu’il n’est pas possible d’en fabriquer une qui lui soit plus formellement contraire.

Dieu ne veut pas que ce soit autre chose que sa grâce qui fasse maintenant qu’on ne s’éloigne pas de lui, c’est-à-dire qu’on ne cesse de le prier ; au lieu qu’il l’avoit laissé au libre arbitre d’Adam. Car, si c’est un principe ferme dans la doctrine de saint Augustin, que le libre arbitre n’est plus maintenant capable de se servir d’un secours prochainement suffisant : n’avons-nous pas sujet de conclure qu’il n’y a rien de plus absurde que de dire que les justes ont un secours prochainement suffisant pour ne point s’éloigner de Dieu dans la prière ? Et cependant il faut être bien peu versé dans l’intelligence de ses maximes capitales, pour l’ignorer. La raison de cette incapacité qui est maintenant en l’homme d’entrer dans cet équilibre, et d’avoir cette indifférence prochaine aux opposites, qui étoient dans Adam, c’est que le libre arbitre d’Adam n’étoit attiré par aucune concupiscence. Sa volonté, dit saint Augustin, n’avoit rien dans elle-même qui lui résistât de la part de la concupiscence, ce qui n’est contesté par personne : de sorte qu’étant entièrement libre et dégagé, il pouvoit par ce secours prochainement suffisant, demeurer dans la justice, ou s’en éloigner sans être ni forcé, ni attiré de part ni d’autre ; mais maintenant, dans la corruption qui a infecté l’âme et le corps, la concupiscence, s’étant élevée a rendu l’homme esclave de sa délectation : de sorte qu’étant esclave du péché il ne peut être délivré de l’esclavage du péché que par une délectation plus puissante qui le rende esclave de la justice.

Aussi cet admirable enseignement de saint Paul devroit suffire pour nous en instruire, quand il dit que l’homme est, ou esclave de la justice et libre du péché, ou libre de la justice et esclave du péché ; c’est-à-dire, ou esclave du péché, ou esclave de la justice : jamais sans être esclave ou de l’un, ou de l’autre ; et partant, jamais libre et de l’un et de l’autre.

Il est maintenant esclave de la délectation : ce qui le délecte davantage l’attire infailliblement : ce qui est un principe si clair, et dans le sens commun, et dans saint Augustin, qu’on ne peut le nier sans renoncer à l’un et à l’autre. Car qu’y a-t-il de plus clair que cette proposition, que l’on fait toujours ce qui délecte le plus, puisque ce n’est autre chose que de dire que l’on fait toujours ce qui plait le mieux, c’est-à-dire que l’on veut toujours ce qui plait, c’est-à-dire que l’on veut toujours ce que l’on veut, et que dans l’état ou est aujourd’hui notre âme, il est inconcevable qu’elle veuille autre chose que ce qu’il lui plait vouloir, c’est-à-dire ce qui la délecte le plus.

Et qu’on ne prétende pas subtiliser en disant que la volonté, pour marquer sa puissance, choisira quelquefois ce qui lui plait le moins ; car alors il lui plaira davantage de marquer sa puissance, que de vouloir le bien qu’elle quitte : de sorte que quand elle s’efforce de fuir ce qui lui plaît, ce n’est que pour faire ce qui lui plait : étant impossible qu’elle veuille autre chose que ce qu’il lui plaît de vouloir. Et c’est ce qui a fait établir à saint Augustin cette maxime, pour fondement de la manière dont la volonté agit : « Quod amplius delectat, secundum id operemur necesse est. » C’est une nécessité que nous opérions selon ce qui nous détecte davantage.

Voilà de quelle sorte l’homme étant aujourd’hui esclave de la délectation quelconque, il suit infailliblement, quoique très-librement, celle de la chair ou celle de l’esprit ; et il n'est délivré de l’une de ces dominations que par l’autre.

On dira peut-être qu'en posant les délectations égales de la part de l’esprit et de la part de la chair, il recouvrera ses premières indifférences et son premier équilibre ; et qu’il sera en cet état aussi libre de choisir les opposés qui le délectent également, qu'Adam étoit libre de s’y porter, quand il ne sentoit aucune délectation. Mais il est bien facile de répondre à cette objection, quoiqu’elle paroisse considérable. Il est bien vrai que le libre arbitre en cet état ne sera entraîné, ni par l’une, ni par l’autre de ces concupiscences mais il ne s’ensuit pas qu’il soit libre d’aller à l’une ou à l’autre ; il s’ensuit, au contraire, qu’il ne pourra choisir ni l’une ni l’autre : car comment ferait-il un choix entre deux délectations égales, lui qui ne veut maintenant que ce qui le délecte le plus ?

Aussi si nous voulons nous arrêter sur cette considération métaphysique, et qui n’arrive jamais en effet, elle s’éclaircira bien nettement par cette comparaison : figurons-nous un homme entre deux amis qui l’appellent, l’un d’un côté, l’autre d’un autre, mais sans lui faire de violence pour l’attirer : n’est-il pas clair qu’il est libre de s’approcher de celui qu’il voudra ? Mais figurons-nous le même homme qu’un de ses amis appelle sans lui faire de violence pour l’attirer, mais que l’autre attire à soi avec une chaîne de fer : n’est-il pas visible qu’il suivra le plus fort ? Et enfin figurons-nous que ces deux amis le tirent vers leur côté chacun avec sa chaîne, mais avec différente force : n’est-il pas visible qu’il suivra infailliblement la plus forte attraction ? Et s’il arrive que les efforts par lesquels ils l’attirent en divers sens soient également forts, il est clair qu’il n’avancera d’aucun côté. Figurons-nous maintenant que ce même homme étant placé entre ces deux amis, chacun d’eux le retire avec une chaîne, de peur qu’il ne s’éloigne d’eux davantage : dira-t-on que cet homme ait recouvré sa première liberté, et qu’il soit au même état qu’auparavant dans l’indifférence de choisir ? Et n’est-il pas vrai, au contraire, qu’il est dans l’impuissance d’aller, ni d’un côté, ni d’autre, et qu’il ne peut s’approcher de l’un, si la chaîne qui le tient n’est rompue ?

Voilà, en quelque sorte, une image des deux libertés : la première, qui étoit dans Adam, étoit prochainement indifférente aux opposites, sans être liée, ni d’un côté, ni d’autre ; mais, depuis qu’elle est tombée dans les liens de la concupiscence, elle est maintenant hors d’état de se porter à Dieu, si ce n’est que le lien de sa grâce le tirant avec plus de force, rompe ceux de la cupidité, et lui fasse dire : « Seigneur, vous avez rompu mes liens. » Mais si cette supposition métaphysique arrive, ou la bonne et la mauvaise convoitise le tirent également : qui ne voit que, bien loin d’être dans sa première indifférence, il y sera moins que jamais ; bien loin d’être dans l’indépendance, il sera tout dépendant ; bien loin d’être libre, il sera esclave des deux côtés ; et bien loin de pouvoir se porter aux opposés, il demeurera immobile ?

Cette comparaison explique à peu près son état, mais non pas parfaitement ; parce qu’il est impossible de trouver dans la nature aucun exemple, ni aucune comparaison qui convienne parfaitement aux actions de la volonté, qui, demeurant toujours libre, ne peut être attirée et liée que par des liens qui sont son vouloir même, et qui ne peuvent enchaîner ce vouloir. Il y a donc toujours cette différence entre le libre arbitre des deux conditions, et cet homme en ces deux états, que, quand l’homme est lié de la sorte, quoique son corps soit lié, sa volonté demeure libre ; de sorte qu’il peut vouloir se porter au lieu opposé à celui où il est attiré : au lieu que, dans la liberté de l’homme dans les deux conditions, c’est la volonté qui est elle-même liée, et liée par elle-même, par cette délectation qui lui fait préférer un objet à un autre. C’est pourquoi la comparaison ne pourroit être juste qu’au cas que cette même chaîne, qui attire un homme de son côté, eût la force de porter dans sa volonté un plaisir victorieux, qui lui fît aussi infailliblement aimer celui qui l’attire, que sa chaîne attire infailliblement son corps : et alors l’immobilité du corps entre ces deux chaînes qui le retiennent seroit une image parfaite de l'immobilité de sa volonté entre deux délectations égales. De sorte que, pour finir cette comparaison, comme cet homme ne seroit pas remis en sa liberté par ses chaînes contraires, et qu’il ne pourroit l’être que par le brisement de ses chaînes : ainsi l’homme ne peut pas être remis dans l’indifférence par l’égalité de ses convoitises contraires, et il ne pourroit l'être que par la délivrance de ses deux convoitises : si bien que comme l'homme n’est jamais délivré en cette vie de toute la concupiscence, il est clair par ces principes qu’il ne peut rester dans cette indifférence prochaine de sa première condition. Hoc non est amplius in viribus, etc. Ainsi saint Augustin n’a jamais entendu que l’homme pût sortir du péché et de la convoitise où sa corruption l’a précipité, s’il n’en est tiré par une délectation plus puissante, non pas seulement aussi forte, mais plus forte et absolument victorieuse, comme il se voit par tous ses écrits.

Vous voyez par là combien ce pouvoir prochain est contraire aux lumières du sens commun et aux maximes de saint Augustin, outre qu’il est si ridicule de lui-même, qu’il ne peut être proposé sérieusement ; car, comme l’homme change à toute heure et ne peut jamais demeurer en même état, il faudroit qu’à mesure qu’il s’attache ou se détache des choses du monde (ce qui est toujours dans son pouvoir, plus ou moins, quoique non pas entièrement), il faudroit, dis-je, que cette délectation de la grâce, pour le mettre toujours dans ce pouvoir prochain et cet équilibre, changeât aussi à toute heure pour suivre son inconstance ; et, ce qui serait monstrueux à la grâce qu’elle augmentât à mesure qu’il s’attache plus au monde, et qu’elle diminuât sa force à mesure qu'il s’en détache.

Nous trouvons une nouvelle preuve de cette vérité dans la raison que saint Augustin apporte du délaissement des justes car ; s’il établit partout que la rechute est permise pour leur apprendre à n’espérer qu’en Dieu ; n’est-il pas visible qu’il n’y a rien de si contraire à ce dessein, que de les assurer qu’ils ont toujours le pouvoir prochain de prier, puisque la prière est toujours certaine d’obtenir sa demande ? Mais, si l’on veut savoir la cause pourquoi ils ont quitté Dieu, il en donne pour unique raison que Dieu les avoit laissés à leur libre arbitre. Et, si l’on demande pourquoi, étant justes aussi bien que les élus, Dieu les laisse à leur libre arbitre, et non pas les élus, il déclare que c’est par un jugement caché. D’où il se voit que ce n’est point pour avoir mal usé de la grâce qui étoit en eux, ni pour s’être attribué l’effet de la grâce ; car en ce cas le discernement n’auroit pas une cause cachée, mais bien connue. Enfin ce n’est pour aucune raison qui puisse nous être connue, puisque c’est par un jugement occulte ; ce qui est d’une si grande force, que je vous la laisse à exagérer. Et comme saint Augustin parle en ces endroits de tous les réprouvés qui ont quelque temps la grâce, on voit de quelle manière leur chute arrive, par cette connoissance qu’il en donne.

Car qui ne sait que c’est un principe indubitable dans la doctrine de saint Augustin, que la raison pour laquelle de deux justes, l’un persévère, et l’autre ne persévère pas, est un secret absolument incompréhensible ? D’où il se voit que tous les justes n’ont pas le pouvoir prochain de persévérer, puisque, si le différent usage que leur libre arbitre feroit de ce pouvoir étoit la cause de leur discernement, il n’y auroit point de mystère. Qui ne sait que dans saint Augustin, tous les élus, c’est-à-dire tous ceux qui persévèrent, persévèrent par une grâce qui les fait persévérer très-invinciblement, et sans laquelle ils ne pourroient pas persévérer ? Qui ne sait quelle différence il met entre la persévérance d’Adam et des anges, et celle des hommes d’à présent ? Qui ne sait que c’est Dieu qui donne la persévérance dans l'oraison : que la grâce se fait désirer, et opère dans l’homme tout le bien qu’il fait : que les justes sont retenus en cette vie, jusqu’à ce que la grâce ait rendu leur volonté bonne, et en sont ôtés lorsque leur volonté deviendroit méchante ; et qu’au contraire les réprouvés qui sont justes, sont laissés en cette vie jusqu’à ce que leur volonté soit changée, quoiqu’ils pussent en être ôtés auparavant ?

Qui ne voit, dans tous ces principes, la fausseté de cette proposition, que les justes ont toujours un pouvoir prochain de persévérer au moins dans la prière ? Car si cela est, et que ce pouvoir soit prochain, et non pas tel que la grâce suffisante des thomistes, qui n’a jamais son effet, mais qu’il soit véritablement prochain, il s’ensuit qu’il pourroit arriver (ce qui implique) que les justes même réprouvés seroient persévérans ; qu’il n’y a nulle différence entre la persévérance d’Adam ou des anges, et celle d’aujourd’hui ; qu’il n’y a plus de mystère dans le discernement de ceux qui persévèrent d’avec ceux qui ne persévèrent pas ; et enfin toutes les absurdités contraires aux chefs de la doctrine du docteur de la grâce ; et, parce que les passages où il établit tous ces points ne vous sont peut-être pas familiers, je vous en donnerai ceux que j’ai en main. « Il arrive que chacun de nous sait quelquefois entreprendre, faire et accomplir une bonne œuvre, et quelquefois ne le sait pas : quelquefois il y sent de la délectation, et quelquefois il n’en sent point ; afin d’apprendre que ce n’est point par notre puissance, mais par le don de Dieu, que nous savons et que nous sentons cette délectation, et qu’ainsi nous soyons guéris de la superbe, et que nous sachions combien véritablement il est dit que le Seigneur donnera la délectation, et que notre terre donnera son fruit. » (Aug. , lib. II, De peccat. merit., cap. XVII.)

N’est-il pas visible que dans ce passage saint Augustin établit une sorte d’impuissance où l’on se trouve d’accomplir quelque bonne œuvre, puisqu’il dit que cette délectation ne nous est pas toujours présente, afin que nous apprenions à ne point nous élever ? ce qui ne seroit pas véritable, si nous avions le pouvoir prochain de l’accomplir.

C’est pour cette raison que Dieu guérit plus tard de quelques vices même ses saints et ses fidèles, en sorte que « la délectation qu’ils ont dans le bien soit moindre qu’il ne suffit pour accomplir entièrement la justice. » (Aug. , ibid., cap. XIX.) Et ensuite : « Et en cela il ne veut pas qu’ils se damnent, mais qu’ils deviennent humbles. » N’est-il pas visible que ce dessein de Dieu ne peut réussir dans ses saints, s’ils ont toujours ce secours prochainement suffisant ?

Pesez aussi la force de ces passages : « Cette grâce que Dieu donne aux vaisseaux de miséricorde commence par l'illumination du cœur, et ne trouve pas la volonté de l’homme bonne, mais elle la rend bonne ; et afin qu’elle soit élue, elle-même élit la première ; et elle n’est reçue ou aimée, si elle-même n’opère ces effets dans le cœur de l’homme : donc, et la réception, et le désir de la grâce, est l’ouvrage de la grâce même. » (Fulg, lib. I, De veritate prædest., cap. XV et XVI) Et ensuite : « Donc elle-même se fait connoître, aimer et désirer davantage. » Donc, ou le pouvoir qu’ont toujours les justes de désirer la grâce, n’est qu’un pouvoir suffisant, comme celui des thomistes, et non pas prochain ; ou, s’il est prochain, ils pourront aimer la grâce sans qu’elle opère ses effets en eux. Mais cela étant si contraire aux principes de ce saint, concluons que, puisque jamais la grâce n’est reçue ni désirée que quand elle opère elle-même ces effets, il n’est pas vrai que les justes aient ce pouvoir prochain par lequel leur libre arbitre pourroit opérer ces effets. Je ne l’exagère pas davantage.

« Quand donc il nous est commandé de vouloir le bien, notre devoir nous est montré ; mais parce que nous ne pouvons l’avoir de nous-mêmes, nous sommes avertis de demander ce secours à celui qui nous donne ce précepte : ce que néanmoins nous ne pouvons demander, si Dieu n’opère en nous-mêmes de le vouloir. » ( Fulg., lib. II, De veritate prædest., cap. IV.) Saint Fulgence ne dit pas que nous ne le demandons pas, si Dieu n’opère en nous de vouloir le demander : mais que nous ne pouvons point le demander. Il n’y a donc point, suivant ce Père, de pouvoir prochain de demander l’accomplissement des préceptes dans ceux qui n’en ont pas la volonté : et suivant lui, le pouvoir et le vouloir sont tellement joints, que jamais l’homme n’a le pouvoir, si Dieu ne lui en donne le vouloir.

« Car qui peut prier comme il faut, si ce divin médecin ne nous inspire lui-même le commencement de ce désir ? Ou qui peut persévérer dans l’oraison, si Dieu n’augmente dans nous ce qu’il a commencé, ne nourrit ce qu’il a semé, et ne conduit à l’effet de la perfection, par la suite de sa miséricorde, ce qu’il a donné gratuitement à des indignes par sa miséricorde prévenante ? donc c’est la seule grâce qui fait en nous la bonne volonté, elle seule donne la foi à la volonté ; mais, quand la bonne volonté a eu la foi, elle commence d’opérer le bien, si toutefois le secours de la grâce ne nous manque point ; car la grâce fait en nous la bonne volonté. » (Fulg., Epist. IV, cap. II.) « Car, afin que nous ne nous éloignions point de Dieu, cela ne nous est donné que de Dieu, cela n’est plus maintenant dans les forces du libre arbitre. » (Saint Aug., lib. De dono persev., cap.VII.) Et ensuite : « Et Dieu a voulu qu’après la chute de l’homme, il n’appartînt plus, sinon à sa grâce, que l’homme s’approche de lui ; et qu’il n’appartînt, sinon à sa grâce, que l’homme ne se retire point de lui. » Par elle « il est fait que l’homme soit de bonne volonté, au lieu qu’il étoit méchant auparavant : » par elle, « il est fait que cette bonne volonté qui maintenant a commencé d’être, soit augmentée, et devienne assez grande pour faire le bien. » (Aug., De grat. et lib., cap. XV et XVI.)

Quand on a compris une fois parfaitement cette doctrine, on n’est plus surpris de voir que saint Augustin dise que les commandemens sont possibles à l’homme, et toujours possibles, non-seulement aux justes, mais à tous les hommes ; car le salut ne peut s’opérer que par la coopération de l’homme ; qu’il est en notre puissance de garder les commandemens, parce que toutes ces choses sont véritables dans les effets particuliers. Ce ne sont pas là les expressions discernantes et particulières des deux sentimens. Mais quand on voit dans saint Augustin que l’homme ne peut accomplir les commandemens, que la grâce seule opère tout le salut, on connoît à ces marques quel est son sentiment : et ses dernières expressions ne sont pas contraires aux premières, parce qu’elles regardent des choses différentes.

Et ce que nous disons de saint Augustin doit s’entendre de l’Écriture. Tous les passages qui marquent la nécessité de la coopération, les commandemens, les corrections : et même ces expressions : « Si vous voulez, vous garderez les commandemens ; venez à moi tous ; » et toutes les choses de cette nature ; « J’ai prévenu le Seigneur, » etc., « J’ai attendu, j’ai travaillé, » etc., ne favorisent en aucune sorte l’erreur semi-pélagienne : mais au contraire ces passages : « C’est lui qui opère le vouloir et l’action : Sans moi vous ne pouvez rien faire ; Nul ne vient à moi si le Père ne l’entraîne ; Ce n’est ni de celui qui veut ni de celui qui court, » etc. : tous ceux de cette nature qui sont en si grand nombre ruinent absolument cette erreur. Les premières expressions sont équivoques, celles-ci sont univoques. Et toutes ces expressions ne sont non plus contraires dans l’Écriture que dans saint Augustin, à cause des différens objets où elles se rapportent ; car vous savez que la contrariété des propositions est dans le sens, et non pas dans les paroles : autrement l’Écriture seroit pleine de contradictions, comme quand il est dit : « Le Père est plus grand que moi ; » et qu’il est dit ailleurs que « Jésus-Christ est égal à Dieu ; » et ; « On est justifié par la foi sans les œuvres ; » et : « La foi sans les œuvres est morte : » et tous les autres de cette espèce.

Vous concevez donc bien que, sans contradiction, on peut dire que Dieu prévient l’homme, et que l’homme prévient Dieu ; que les commandemens sont toujours possibles au juste, et que quelques commandemens ne sont quelquefois pas possibles à quelques justes (de cette espèce de possibilité dont nous avons parlé) : que Dieu ne quitte point le juste, si le juste ne le quitte le premier, et que Dieu quitte le premier le juste. Toutes ces choses peuvent être vraies ensemble, à cause des différens sujets ; et c’est ce que je vous ai fait voir dans saint Augustin et dans les Pères, par le peu de passages que j’ai présentés.

Mais, pour revenir plus directement à l’objet qui nous occupe ici, observons que, suivant saint Augustin, Dieu, par sa permission ou par sa providence et par sa disposition, mêle parmi les élus des justes qui ne doivent pas persévérer, afin de tenir dans la crainte ceux qui demeurent, par la chute de ceux qui tombent. Or, il n’y auroit rien de si contraire à ce dessein de Dieu, que de donner un pouvoir suffisamment prochain à ceux qui ne tombent pas, et de les assurer qu’il leur est toujours présent, puisque l’exemple des autres qui seroient tombés par le mauvais usage de ce pouvoir, n’auroit rien qui dût les effrayer nécessairement ; car, si Dieu ne soustrait ce pouvoir à personne tant qu’il est juste, quelle conséquence pourroit-on tirer de la chute de ceux qui en usent mal pour porter la terreur dans les autres, puisqu’il seroit dans leur pouvoir d’en bien user ? Et n’est-il pas nécessaire que cette soustraction soit toute libre de la part de Dieu, pour faire qu’étant ôté à quelques justes, ceux qui ne sont pas plus justes qu’eux aient sujet de craindre un pareil effet de la part de leur maître ? Mais s’ils ont en eux-mêmes l’assurance de conserver ce secours autant que leur justice, et s’ils sont assurés de ne point le perdre qu’en en usant mal, comment pourroit-on les porter à l’humilité par l’exemple des autres, puisqu’il n’y a rien dans les autres qui doive les faire craindre, sinon le mauvais usage de ce pouvoir qu’il est en eux de ne point faire ?

Qui est-ce qui sait en cette vie s’il est prédestiné ? Il est nécessaire que cela soit caché en ce monde, où l’orgueil est si fort à craindre qu’il a fallu qu’un grand apôtre fût souffleté par un ange de Satan, de peur qu’il ne s’élevât. C’est pour cela qu’il est dit aux apôtres mêmes : « si vous demeurez en moi ; » quoique celui qui le disoit sût bien qui étoient ceux qui devoient y demeurer ; et par le prophète : « Si vous voulez, et si vous m’écoutez : » encore qu’il sût bien qui étoient ceux en qui il opéreroit le vouloir ; et ainsi plusieurs choses semblables sont dites pour l’utilité de ce secret.

Si donc il faut croire que c’est pour l’utilité de ce secret que la justice est donnée à quelques réprouvés, et qu’ils ne sont point ôtés de cette vie jusqu’à ce qu’ils tombent, afin d’apprendre aux élus qu’ils n’ont jamais l’assurance de persévérer ; et puisqu’il ne faut pas craindre seulement devant la justice, mais encore après la justice, ne s’ensuit-il pas que les justes n’ont pas le pouvoir prochain de demeurer ?

Si donc c’est encore un principe ferme dans saint Augustin que les justes sont sans assurance de persévérer, comment peut-on leur donner l’assurance de la présence d’un pouvoir prochain de prier, dont le bon usage leur donne l’assurance de l’effet de leur demande ? N’est-il pas manifeste que, suivant l’opinion non-seulement de saint Augustin, mais de toute l’Église sans aucune exception, et de celui même qui vous importune du contraire, que l’on n’a jamais l’assurance de persévérer, et que les plus justes ne sont pas exempts de cette crainte ? Et cependant comment peut-elle subsister dans les justes, puisqu’on les assure qu’ils ont toujours le pouvoir prochain de prier, et que d’ailleurs l’Évangile les assure qu’ils obtiendront toujours ce qu’ils demanderont avec justice ?

Se peut-il rien de plus contraire au sens commun et à la vérité ? Leur crainte ne seroit pas seulement détruite, mais encore leur espérance ; car puisqu’on n’espère pas des choses certaines, ils n’espéreront pas la continuation de ce secours, puisqu’il leur est certain : leur espérance ne sera pas aussi d’obtenir ce qu’ils demandent, puisque cela est encore certain. Quel sera donc l’objet de leur espérance, sinon eux-mêmes, de qui ils espéreront le bon usage d’un pouvoir qui leur est assuré ?

Vous voyez que par ces nouveaux dogmes les justes ne doivent plus avoir de crainte ni d’espérance qu’en eux-mêmes. Aussi ils interprètent ce passage : « Opérez votre salut avec crainte, » c’est-à-dire avec crainte de ne pas bien user des grâces ; et non pas avec crainte que Dieu vous quitte. Ce sont leurs termes, comme vous le savez : et partant, cette crainte est fondée sur ce que l’on peut, par sa volonté, user bien de ce pouvoir ; au lieu que saint Paul la fonde sur ce que c’est Dieu qui opère lui-même en nous ce vouloir, et il opère ce vouloir, non pas suivant la disposition de notre volonté, mais suivant sa propre bonne volonté.

Reconnoissez donc, suivant saint Augustin, que la prière est toujours l’effet d’une grâce efficace : que ceux qui ont cette grâce, prient ; que ceux qui ne l’ont pas ne prient pas, et qu’ils n’ont pas le pouvoir prochain de prier : que tant que Dieu ne laisse point sans la grâce de prier on prie ; que ceux qui ne prient pas sont laissés sans ce pouvoir ; que c’est un mystère inconcevable, pourquoi Dieu retient l’un et non pas l’autre de deux justes ; que ceux qui persévèrent ont un secours efficace ; que ceux qui ne persévèrent pas n’en ont pas le pouvoir prochain ; que le libre arbitre n’a plus la force de s’en servir ; que Dieu ne veut pas lui commettre le succès de ce secours ; que la persévérance dans les anges a été par un pouvoir prochain ; qu’elle n’est plus dans les hommes de cette sorte ; que ce qui étoit l’effet de leurs mérites est maintenant l’effet de la grâce ; qu’il n’appartient plus au libre arbitre de persévérer ; que c’est l’ouvrage de la grâce ; que c’est elle seule qui fait prier ; qu’elle seule fait qu’on s’approche de Dieu ; qu’elle seule fait qu’on ne s’en éloigne pas : que Dieu veut que ce soit elle seule et que ce ne soit point autre chose qu’elle qui fasse qu’on ne s’en éloigne pas ; que de tous ceux qui persévèrent aucun ne persévère que par une grâce efficace ; que de tous ceux qui ne persévèrent pas, il n’y en a pas un qui, dans son premier détour de Dieu, ne soit délaissé de lui auparavant ; qu’il y a bien de la différence entre la chute des anges et la chute des justes d’à présent ; que la chute d’Adam n’a rien d’inconcevable, mais que la chute des justes réprouvés est inconcevable ; que le libre arbitre n’a plus maintenant les forces de se servir de ce pouvoir prochain, et qu’avec un tel pouvoir, il ne pourroit effectivement persévérer ; que la justice n’est donnée aux réprouvés que pour tenir les élus dans la crainte ; que les élus mêmes sont quelquefois laissés, pour leur apprendre la crainte et l’humilité ; et enfin qu’il est inconcevable pourquoi, de deux enfans jumeaux, si l’on veut, et, pour mieux dire, quelconques, l’un reçoit le baptême, et non pas l’autre ; mais qu’il est encore plus impénétrable pourquoi, de deux justes, l’un persévère, et non pas l’autre. Si tout cela est textuellement la doctrine, et le langage de saint Augustin, reconnoissez franchement qu’il est bien faux, suivant ses maximes, que tous les justes aient le pouvoir de prier prochainement suffisant, puisque si cela étoit, il s’en concluroit nécessairement le contraire de tout ce que je viens de rapporter de saint Augustin, c’est-à-dire qu’il ne seroit pas impénétrable pourquoi, de deux justes, l’un persévère et non pas l'autre ; et tout le reste que vous pouvez suivre aussi facilement de l’esprit que le lire.

Reconnoissez donc franchement la grandeur de ce mystère, pourquoi l’un persévère, et non pas l’autre. Car, pour le regarder dans toute sa profondeur, vous concevez bien que si Dieu avoit voulu damner tous les hommes, il auroit exercé sa justice, mais sans mystère ; s’il avoit voulu sauver effectivement tous les hommes, il auroit exercé sa miséricorde, mais sans mystère : et en ce qu’il a voulu sauver les uns, et non pas les autres, il a exercé sa miséricorde et sa justice ; et en cela il n’y a point encore de mystère. Mais en ce que tous étant également coupables, il a voulu sauver ceux-ci et non pas ceux-là, c’est en cela proprement qu’est la grandeur du mystère ; et partant, si le mystère est grand en ce que de deux hommes également coupables, il sauve celui-ci, et non pas celui-là, sans aucune vue de leurs œuvres : certainement saint Augustin a raison de dire que le mystère est encore plus étonnant pourquoi, de deux justes, il donne la persévérance à l’un, et non pas et l’autre.

Voilà les sujets de crainte et d’espérance qui doivent animer continuellement les saints ; et c’est pourquoi, suivant saint Augustin, Jésus-Christ voulut, dans sa Passion, donner un insigne exemple de l’un et de l’autre, dans l’abandonnement de saint Pierre et dans la conversion du larron, par un prodigieux effet de grâce. C’est en cette sorte que tous les hommes doivent toujours s’humilier sous la main de Dieu en qualité de pauvres, et dire comme David : « Seigneur, je suis pauvre et mendiant. » Certainement il ne parloit pas des biens de la fortune, car il étoit roi ; il ne parloit pas aussi des biens de la grâce car il étoit prophète et juste. En quoi consistoit donc la pauvreté de cet homme si abondant, sinon en ce qu’il pouvoit perdre à toute heure son abondance, et qu’il n’étoit pas le maître de la conserver ? Car s’il eût eu le pouvoir prochain de demeurer dans cette justice, qu’est-ce qui lui eût manqué pour se dire riche, et non pas pauvre ? Certainement il n’y a personne qui puisse être appelé pauvre, s’il a le pouvoir prochain de demander, et l’assurance d’obtenir, s’il demande. Et c’est pourquoi tout pauvre manque infailliblement, ou du pouvoir de demander, ou du pouvoir d’obtenir. Or les pauvres de la grâce ne manquent jamais du pouvoir d’obtenir, s’ils demandent ; reste donc nécessairement qu’ils manquent quelquefois de ce pouvoir spécial de demander. Aussi il y a cette différence entre les pauvres dans l’ordre de la nature, et les pauvres dans l’ordre de la grâce, que les pauvres du monde ont toujours le pouvoir prochain de demander, et ne sont jamais assurés de celui d’obtenir : au lieu que les pauvres de la grâce sont toujours assurés d’obtenir ce qu’ils demandent, mais ils ne sont jamais assurés d’avoir le pouvoir prochain de demander.

Voilà tout ce que je puis vous dire maintenant dans le peu de loisir et de suffisance que j’ai. Je prie le Seigneur de vous rendre ceci utile pour la connoissance de la vérité.

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  1. On appelle pouvoir prochain celui auquel ne manque aucune des conditions nécessaires à son exercice.