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Pascal et Kierkegaard

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Pascal et Kierkegaard
Revue de métaphysique et de morale30, 1-2 (p. 237-262).



À deux siècles de distance, deux penseurs, également attachés pourtant au christianisme jusqu’au tréfonds de leurs âmes ferventes, se sont rencontrés dans le procès de leur religion telle que les temps l’ont déformée. L’un et l’autre dénoncent l’incompatibilité qui oppose l’esprit qui animait le christianisme à ses débuts et son état des temps modernes. Cet antagonisme date du jour où l’Église a tenté d’entrer en relations intimes avec le « monde », le « siècle », autrement dit avec la culture développée sur des bases purement humaines. Le bilan de l’Église fut entrepris, dans les deux cas, avec tant de passion, et poussé avec tant de logique qu’il y aurait eu matière à une grande révolution intellectuelle et morale, mais — et c’est bien là le point tragique des destinées en cause — à peine les deux penseurs eurent-ils énoncé leur dernière parole, qu’ils succombèrent, consumés l’un et l’autre par la lutte spirituelle qu’ils avaient eue à soutenir avec eux-mêmes et avec leurs contemporains. Ils moururent jeunes, Pascal à 39 ans (1662) et Kierkegaard à 42 (1855), laissant entier le grand problème formulé à nouveau par eux avec une acuité sans précédent. Mais, dans le monde de l’esprit, jamais l’énergie héroïque ne se dépense en vain et, reprise avec cette instance et cette fougue, la question s’est posée de savoir si, oui ou non, les traditions religieuses des Églises chrétiennes pouvaient continuer d’appuyer l’inquiétude loyale et la recherche sincère des amis de la vérité.

Vaine question ! du camp des Églises n’est venue aucune réponse. On s’y flatte de persister dans la pratique suivie en négligeant les récriminations. On s’appuie sur le fait, d’ailleurs incontestable, qu’il n’a pas paru jusqu’à présent d’autre organisation susceptible à la fois de répandre dans le monde la notion du sérieux de l’existence humaine et d’apporter aux hommes l’allégement et le réconfort que sa dureté exige. Ainsi le problème reste en suspens. On raconte de Scipion l’Africain qu’accusé devant les comices d’irrégularités dans ses comptes, il s’écria : « Romains, à pareil jour, j’ai vaincu Annibal à Zama ; montons au Capitole en rendre grâce aux dieux ! » Le peuple le suivit, et il ne fut plus question de reddition de comptes. Le doute a gardé toute sa force depuis les deux penseurs et les études historiques en ont même approfondi la base. Les Églises ont-elles le droit de croire à une continuité vivante entre elles et le grand mouvement spirituel, parti il y a plus de dix-neuf siècles d’un coin de l’empire romain et dont l’idée maîtresse commandait de vivre désormais dans l’attente extrême du proche et surnaturel avènement d’un règne nouveau, attente qui rabaissait à une valeur infime les cadres humains de l’existence, la famille et l’État, l’art et la science, quand elle n’y voyait pas autant d’obstacles au royaume de Dieu ?

Ce n’est d’ailleurs pas ce procès seulement des Églises, quelque gravité qu’il ait eue, qui nous fait souvenir de Pascal et de Kierkegaard. Avant de conclure, leurs esprits ont développé des idées de grande importance : ici, comme souvent ailleurs dans le domaine de la pensée, la route parcourue a sa pleine valeur, indépendamment du but atteint. Chemin faisant, ils ont projeté des clartés sur la nature et les conditions d’existence de la vie spirituelle de l’homme, moissonnant sans compter des trouvailles psychologiques d’un haut prix. Ils ont apporté des contributions à ce que nous appelons aujourd’hui la théorie de la connaissance en faisant jouer la pensée à la dernière limite de son domaine. Ils ont montré que là même où le sentiment et la passion portent la parole, c’est encore l’idée qui détermine — telle une étoile conductrice — la direction du mouvement psychologique. Ils sont les champions de la Pensée, et leur lutte reste intéressante, qu’elle ait abouti ou non à la victoire. Ils suivirent des chemins divers. Leurs individualités apparaissent, au dedans et au dehors, sous des aspects différents, présentant, chacune, des traits constitutifs qui lui sont propres, et les milieux historiques où s’aiguisèrent leurs pensées étaient également fort dissemblables, tout en offrant entre eux certaines analogies.

Par leur style, déjà, ils diffèrent. Nous devons nous rappeler ici que les Pensées de Pascal, qui constituent son œuvre principale, ne se présentent pas à nous sous la forme définitive d’un ouvrage mené à bonne fin par son auteur. Ce sont des fragments, des notes griffonnées par Pascal dans les répits que lui laissait sa maladie, interrompues souvent par un début de crise. Concis, resserrés, vibrant d’une émotion qui, dans un rythme alternatif, fait jaillir les pensées ou jaillit d’elles, ces fragments ont une force et une clarté sans égale, et il n’y a pas lieu de croire que ces qualités se fussent perdues dans une rédaction définitive. Le style de Kierkegaard n’a pas cette frappe puissante ni cette densité. Pour lui — du moins dans la première phase de sa production littéraire — le travail de composition était une cure : tant qu’il rédigeait, la mélancolie n’avait pas de prise sur son âme. Aussi prenait-il son temps. Et puis, il aimait la langue pour elle-même, il jouait avec elle sans prendre garde, quelquefois, que le lecteur, lui, était peut-être un peu plus pressé, impatient d’embrasser dans son ensemble la suite des idées, de voir à quoi tout cela pourrait bien aboutir. Des digressions lyriques, des descriptions de la nature ou des épisodes empruntés à la vie de tous les jours viennent s’entrelacer à la chaîne des développements. La passion, qui est à la base de sa production, comme de celle de Pascal, se fait sentir plutôt sous la forme d’un frémissement continu que sous celle de crises émotives. Ce n’est que dans la dernière période de sa production que ce frémissement se change en tremblement de terre.

Si, dans cette étude comparative, il m’arrive de parler un peu plus longuement du penseur danois, c’est que je m’adresse à des lecteurs français. En France, l’étude de Pascal a suscité une production tellement abondante, tellement solide et documentée que prétendre fournir un apport ce serait vraiment offrir des chouettes aux Athéniens. Qu’il me soit permis, à ce propos, d’exprimer mon admiration pour le Port-Royal de Sainte-Beuve, que je viens de relire à près de 60 ans de distance et qui, après tant de travaux parus depuis, garde toute sa fraîcheur et toute sa pénétration. Il faut bien aussi que je rende hommage à cette splendide édition des Œuvres de Pascal que nous devons à M. Léon Brunschvicg et à ses collaborateurs MM. Pierre Boutroux et Félix Gazier et dont l’Introduction et les annotations fournissent des éclaircissements d’une grande valeur. Je sais gré surtout à M. Brunschvicg d’avoir, dans une Introduction aux Pensées, exposé de façon extrêmement intéressante la suite logique des idées qui aurait probablement été celle de Pascal dans l’Apologie qu’il se proposait d’écrire. Dans les lignes qui suivent je m’en rapporterai, pour les citations des Pensées, à l’ordre proposé par M. Brunschvicg. — Quant aux ouvrages de Kierkegaard, une seconde édition de ses œuvres complètes est actuellement en cours de publication. Il en a paru une édition allemande (chez Diederichs, Iéna). Elles comprennent quatorze volumes. Mais, en outre, on a commencé la publication intégrale du Journal et des papiers intimes de Kierkegaard (par P.-A. Heiberg et V. Kuhr). Jusqu’à présent onze volumes ont paru et il reste encore la matière de sept volumes. Nous sommes donc en présence d’une production très volumineuse. En français, une belle étude sur Kierkegaard par M. Delacroix a été publiée, en 1900, dans la présente Revue, qui a donné aussi, en 1913, un discours prononcé par l’auteur de ces lignes à l’Université de Copenhague pour célébrer le centenaire du philosophe danois (5 mai 1913). Une monographie sur Kierkegaard philosophe, que j’ai écrite en 1892, a été traduite en allemand et va être traduite en espagnol.

L’hypothèse d’une influence exercée par Pascal sur Kierkegaard paraît moins que probable. Il est vrai que les œuvres de Pascal, en traduction allemande, figurent dans l’inventaire de la bibliothèque de Kierkegaard, mais ce n’est que sur le tard (en automne et en hiver 1850[1]) que ce dernier fait mention de Pascal dans son Journal, — c’est-à-dire à un moment où il avait déjà donné les écrits [La Maladie à la mort (1849) et L’Exercice dans le Christianisme (1850)] qui présentent le plus d’affinité avec les idées de Pascal. Il a lu, depuis, divers ouvrages traitant de Pascal, notamment celui de Reuchlin, relatif au Port-Royal, et il a remarqué la différence qui existe entre les anciennes éditions des Pensées et celle due à Faugère où se trouvent admises les notes les plus révolutionnaires. (Les traductions allemandes représentées dans la bibliothèque de Kierkegaard avaient toutes été faites sur les premières éditions.)

Dans le rapprochement des deux penseurs que je vais entreprendre, je m’arrêterai successivement à leur tempérament et à leur caractère, à leurs antécédents intellectuels, à leur rapport au christianisme et à la question de savoir quelles voies ils laissaient ouvertes au moment où ils se turent.


I. ― LEUR TEMPÉRAMENT ET LEUR CARACTÈRE

Le tempérament physique et moral de Pascal a été défini par ses deux sœurs de façon concordante (lettres de Jacqueline, biographie de Mme Perier). Il était d’humeur bouillante et la vivacité de son esprit n’allait pas sans une impatience qui le rendait, par moments, difficile à satisfaire ; sa sœur aînée admirait qu’avec la fougue de son tempérament il eût été préservé des écarts de la jeunesse. Une pensée qui me parait tout à fait significative à cet égard est celle du fragment 139 (Br.) selon laquelle tout le malheur des hommes viendrait d’une seule chose, qui est de « ne savoir pas demeurer en repos ». Dans le curieux Discours sur les passions de l’amour, qu’on attribue à Pascal, c’est la beauté du transport impétueux de l’amour qui est magnifiée, et la passion en général est caractérisée par la précipitation de toutes les pensées dans une seule direction. Ici s’annonce cette passion de la foi qui s’emparera de lui après sa conversion définitive. Sa nature garda son caractère primitif à travers toutes les phases de son évolution religieuse, et bien qu’il lui fallût passer par une double conversion avant d’en arriver au terme de son développement, Pascal n’a jamais été un homme sans religion. Pendant toute sa jeunesse, son âme fut dominée par un sentiment de gravité religieuse ; mais, à côté, une passion intellectuelle, d’une activité précoce, l’engageait dans des recherches qui ont fait époque dans l’histoire des mathématiques et de la physique ; d’ailleurs cela ne l’empêcha pas quelque temps d’aller dans le monde et d’y chercher les agréments spirituels et littéraires du commerce des honnêtes gens. C’est à cette période mondaine qu’il faut rapporter l’aventure qui a probablement inspiré le Discours sur les passions de l’amour. D’après M. Strowski (Pascal et son temps, II) l’objet de sa passion paraît avoir été une belle dame, de haute naissance, d’humeur aventureuse et passionnée, mais qui ne lui a point donné matière à repentir. Il n’en devait pas moins, dans la suite, s’imputer gravement à péché d’avoir eu l’âme remplie d’autre chose que de Dieu. Car, aux yeux de Pascal, il y avait là une mortelle antinomie, un antagonisme équivalent au conflit de la vie et de la mort. Il était de ces natures à qui il faut une rupture totale avec le, passé pour arriver à leur position définitive. Son « humeur bouillante » le voulait. La catastrophe vint dans cette nuit du 23 novembre 1654 où, dans une extase, il comprit que le Dieu vivant demande tout et qu’un renoncement plénier devait s’ensuivre. Sa vie jusqu’à ce jour lui sembla dépensée dans le vide, maintenant il exultait d’avoir retrouvé la source de vie.

Ayant passé par de tels états psychologiques, Pascal ne pouvait que s’indigner devant les tentatives que faisaient les Pères de la Société de Jésus pour adapter aux besoins des gens du monde les hautes exigences de l’idéal chrétien. Impossible de « joindre Dieu au monde » (fr. 935 Br,). Le monde ne repousse pas la religion, mais il la veut tout indulgente et douce (fr. 956 Br.). Dans ses Lettres écrites à un provincial, comme dans les toutes dernières des Pensées, il parle, en termes toujours plus rudes, des voies de corruption où s’est enfoncée l’Église. « Si elle absout ou si elle lie sans Dieu, ce n’est plus l’Église » (fr. 870 Br.).

Au cours de la polémique ainsi engagée, dans le temps même où il publiait les Provinciales, il arriva qu’une jeune parente de Pascal guérit d’une maladie des yeux pourtant déclarée incurable par les médecins : on lui avait appliqué, sur l’œil malade, une épine de la couronne du Sauveur, qui faisait partie des reliques de l’église de Port-Royal. Ce miracle le confirma dans sa conviction d’avoir opté pour le vrai. L’heure des miracles n’était donc point passée, comme le soutenaient les adversaires. Et si les autorités de l’Église renient la vérité, il faut que Dieu lui-même intervienne (fr. 832, 839 Br.). Aussi Pascal en appelle-t-il avec confiance, de Rome, qui le condamne, au tribunal de Jésus-Christ (fr. 920 Br.).

Dans sa vie privée, Pascal réalisa le renoncement complet à lui-même. Sans entrer au couvent, il vécut ses dernières années dans l’ascétisme le plus rigoureux, tout adonné aux œuvres de charité et faisant défense inquiète aux siens de s’attacher à sa personne et de frustrer ainsi Dieu de cet abandon total de l’être qui lui est dû. La longue maladie qui le rongeait, il la prenait comme un soulagement, bien qu’elle l’empêchât d’achever cette apologie du christianisme dont l’ébauche tient dans ses Pensées. Pour le chrétien l’état normal est un état morbide de l’âme où il lui est moins malaisé de se maintenir quand il souffre aussi dans son corps.


C’est un autre portrait moral qui se dégage pour nous de Kierkegaard. Son évolution a plus de continuité, tout en offrant des tournants décisifs. Il n’appartient pas à la catégorie des « deux fois nés ». L’extase ni le miracle ne jouent de rôle dans sa vie.

Comme Pascal, il a été élevé dans un christianisme plein de sérieux, mais durant sa jeunesse il s’occupa de poésie et de philosophie. C’était le temps du Romantisme et l’idée d’une harmonie embrassant l’art, la science, la religion, dominait les esprits. L’idéologie romantique venait d’être mise par Hegel en système et Kierkegaard s’y intéressa quelque temps. Dès lors que les antinomies finissent toutes par se résoudre en harmonie, on pouvait bien d’abord laisser libre essor à sa rêverie sentimentale et à son imagination ; ne font-elles point partie, en effet, de ce monde riche et changeant, dont l’énigme, en fin de compte, se laissait résoudre par les vérités essentielles du christianisme ? Mais, de bonne heure, Kierkegaard s’est aperçu qu’à ce jeu on n’échappe pas à une dualité irréductible : c’est dans ce sens qu’on le voit relever alors, dans son Journal, comme une devise, le vers de Gœthe parlant de Gretchen : « Halb Kinderspiel, halb Gott im Herzen ! » (Les jeux d’enfant et Dieu voisinent dans son cœur). Il a même eu alors une période où il se laissa entraîner dans une vie de déréglements qui devait, après coup, nourrir de longs remords cette mélancolie inhérente à sa nature et par moments si puissante qu’il se sentait aux bords de la folie.

Il se donna désormais pour mission de fondre en une harmonie personnelle les poussées contradictoires de son être — insouciance et gravité, frivolité et mélancolie. L’expérience personnelle lui fit voir alors qu’il était autrement malaisé en pratique d’atteindre à cette « unité supérieure » que réalise de plano le système de Hegel. Ce travail intérieur fit de lui un solitaire. Il se sentait isolé et mal compris. Sa pente mélancolique lui interdisait, pensait-il, d’entrer dans des liens impliquant un abandon sincère et joyeux. Il rompit ses fiançailles avec une jeune fille d’humeur gaie et enjouée et il se jugeait incapable d’exercer une fonction quelconque. Le contraste était trop criant, à ses yeux, entre l’aisance légère avec laquelle les autres prenaient l’existence et la lutte où il se débattait contre les forces assombrissantes de sa vie. Il se disait qu’au moyen-âge son entrée au couvent eût été tout indiquée. Cette obscure et patiente élaboration de sa vie personnelle, il l’a décrite sous cette image poétique : « Je suis aux écoutes de mes musiques intérieures, des appels joyeux de leur chant et de leurs basses notes graves d’orgue. Et ce n’est pas petite tâche de les coordonner quand on n’est pas un organiste, mais un homme qui se borne, à défaut d’exigences plus grosses envers la vie, au simple désir de se vouloir connaître ». — Qu’on est donc loin du temps où « Dieu » et les « jeux d’enfant » voisinaient en paix dans son cœur. Leur antagonisme constitue un problème dont la solution demande l’énergie tout entière de la vie. Et, en effet, l’effort pour concilier les inconciliables est caractéristique de toute la vie de Kierkegaard. Il ne va pas d’un extrême à l’autre : les contraires sont là, en présence, depuis toujours, seulement leur opposition se fait plus tranchante au fur et à mesure qu’avance le développement de son individualité, et l’effort pour les vaincre s’en augmente à proportion. C’est à l’échelle de sa propre expérience que Kierkegaard a pu mesurer l’intensité d’effort de la vie personnelle.

Un moyen s’offrait à lui pour tenir la mélancolie en échec et soulager la tension intérieure : il n’avait qu’à se laisser aller à son penchant à la production littéraire. Ce lui était une délivrance de s’adonner à la production littéraire. Comme la Princesse des Mille et une nuits qui contait pour sauver sa vie, il sauva la sienne, dit-il, en écrivant. A la première période de l’écrivain (1843-1846) remontent quelques-uns de ses écrits les plus connus : Ou l’un ou l’autre et Étapes de la route humaine. Ils roulent sur l’objet même de ses luttes intimes : l’élaboration intérieure de la personnalité, la conquête d’un noyau solide autour duquel graviteront les autres éléments de l’âme. Par là ses premières œuvres purent servir en outre à stimuler la génération énervée du Romantisme et de la philosophie spéculative que les épigones entraînaient à émousser les antagonismes de l’homme et à rabaisser de ce fait sa vie spirituelle. Kierkegaard n’a pu prétendre qu’il ait eu en vue d’exercer une telle influence à l’origine de sa carrière. Honnêtement il se rendait compte qu’il y avait eu, en lui, une tension qui appelait un dérivatif. Au contraire de Pascal qui se proposait délibérément, dans ses Provinciales, de combattre un affaissement de la morale, Kierkegaard en vint peu à peu, et sans l’avoir vraiment voulu, à travailler dans le même sens. Il n’était d’ailleurs pas encore à ce moment aussi avant que Pascal dans son développement religieux.

Une nouvelle période dans la carrière de Kierkegaard (1847-1855) s’ouvrit justement parce que sa vie intérieure prit décidément un caractère de plus en plus religieux. Il écrit dans son Journal (1847) : « J’éprouve maintenant le besoin d’une compréhension de plus en plus profonde de moi-même en me rapprochant toujours plus de Dieu. Il s’ébauche en moi je ne sais quoi qui annonce une métamorphose… Il faut donc que je me tienne tranquille. » On remarquera le contraste avec l’extase de Pascal : ici, l’éclosion presque inconsciente d’un nouveau mode d’existence, devant laquelle le sujet garde une attitude passive. L’année d’après, il note : « A présent, je possède la foi dans l’intime acception du terme ». Le christianisme prenait à ses yeux un caractère de réalité que jusqu’alors il ne lui connaissait pas. Cette première période de sa carrière terminée, il crut quelque temps que son action littéraire aussi avait pris fin ; l’idée lui souriait de se retirer dans un coin perdu à la campagne. Mais il ne la mit point à exécution : la force accrue de sa conscience religieuse éveilla une critique plus sévère de la chrétienté existante. Dans sa première période littéraire, Kierkegaard avait flétri le relâchement où était tombée la conception personnelle de la vie ; le chrétien, maintenant, découvrait dans l’Église une facilité de transaction, un esprit d’accommodement du christianisme aux goûts des mondains, qui reléguaient à l’arrière-plan l’idéal des premiers chrétiens. C’eût été, d’après lui, supprimer virtuellement le christianisme que d’en faire une religion toute de douceur et de consolation. « Et nous voyons vivre, dans la chrétienté actuelle, une génération gâtée, fière, et lâche pourtant, arrogante mais sans ressort, qui se laisse administrer de temps en temps ces bons principes consolatoires, sans même savoir au juste si elle en usera quand la vie lui sourit, et qui s’en scandalise aux heures de détresse quand il appert qu’au fond leur indulgence se dérobe. » Nous empruntons cette citation à l’Exercice dans le Christianisme, qui caractérise, avec la Maladie à la mort, cette deuxième période de la production de Kierkegaard.

L’Église officielle ne releva pas la constatation d’un conflit éclatant entre l’obligation âprement imposée par le christianisme primitif de ne poursuivre que notre unique nécessité et, d’autre part, l’idylle organisée par la chrétienté moderne sous le couvert du dogme de la Rédemption. C’est alors que Kierkegaard entama sa guerre passionnée contre l’Église existante, la plus violente de toutes les luttes qu’ait connues notre histoire intellectuelle danoise. Le dernier mot de Kierkegaard y fut : « Le christianisme du Nouveau Testament n’existe pas ». En plein combat la maladie l’arrêta et la mort.


II. ― PRÉDISPOSITIONS INTELLECTUELLES

Pascal poursuivit ses études de mathématiques et de physique et s’y est acquis un beau nom. C’est à ces études qu’il dut sa conception de la connaissance scientifique. Un système comme celui de Descartes, tendant à réduire la connaissance de la nature à certaines propositions fondamentales et à préparer ainsi des bases rationnelles au travail de la raison humaine — un tel système lui semblait condamné par avance. On lui a appliqué justement le nom de positiviste expérimentaliste. Dès sa période « mondaine » il avait compris qu’étant données la multiplicité, la complexité et la variété des phénomènes psychiques, ce n’est pas à « l’esprit de géométrie », c’est-à-dire au raisonnement procédant par déductions purement mathématiques qu’il faut demander la compréhension de ce qui se passe dans l’âme humaine. En psychologie, il importe avant tout de rapporter à certains types les phénomènes multiples, de s’identifier par la pensée à chacun de ces types et de chercher à en connaître les mobiles et les préoccupations. Ici le raisonnement mathématique se trouverait en défaut ; seul « l’esprit de finesse », sens subtil des types et des nuances, nous permettra de démêler les éléments typiques et de les retrouver dans leurs combinaisons variées. Mme Perier admirait précisément chez son frère son aptitude à se rendre compte des données mentales de ses interlocuteurs. Il connaissait, pense-t-elle, « tous les ressorts du cœur humain ». Cette faculté avait été développée en lui par la fréquentation des gens du monde ; elle s’est montrée utile dans la suite, quand il s’est agi pour lui de gagner des âmes pour la cause de la vraie Religion. Les preuves fournies par la spéculation sont peu efficaces. Concluantes ou non, leur action se borne aux moments ou nous subissons l’influence des mouvements intellectuels ; ensuite elles sont facilement oubliées. La bonne tactique, c’est de prendre les hommes au point où ils en sont restés et de leur montrer à aller de l’avant par leurs propres ressources : rien ne convainc mieux les hommes que les raisons qu’ils tirent de leur propre fonds. Il faut les aider à voir le mélange curieux de grandeur et de misère qu’est leur nature. La pensée pourra bien les enlever dans ses hautes régions, mais la concupiscence et les passions les ramèneront toujours vers la fange d’en bas. L’homme doit être amené à comprendre quel « monstre incompréhensible » il fait, et seule la vraie Religion lui fournira la clef de sa nature avec les voies et moyens de résoudre les divisions intimes qui le déchirent. Pascal tient surtout à ce que l’homme arrive à se sentir seul dans un monde infini d’où n’émane aucune voix de compassion ou d’encouragement. Le trouble, le désarroi, l’angoisse qu’éprouvait Pascal en face des grandes énigmes lui fit prendre la seule voie qui s’ouvrait, l’issue du christianisme. Sans doute, le christianisme contient des mystères à côté des révélations qu’il apporte aux hommes. Mais si Dieu ne nous avait rien laissé ignorer du mystère de notre vie dans l’univers, n’eût-il pas du même coup supprimé dans l’âme cet effort, ce combat, ce courage d’oser et de jouer son va-tout, qui lui permettent seuls de mériter l’éternité ?

Pascal ramène à deux types principaux les hommes qui tentent de résoudre, par les lumières naturelles, les grandes énigmes de l’existence. Les uns s’attachent à la raison pensante et au devoir qui sont proprement la grandeur et le point solide dans l’homme, et le reste ils le tiennent pour négligeable. Leur représentant classique, c’est Épictète le Stoïcien. Les esprits de l’autre type s’accommodent des fluctuations de la vie, ils pratiquent le carpe diem et s’en tiennent d’ailleurs aux opinions reçues, se rendant bien compte que tout est sujet à vicissitude. Ils se reposent avec délice dans la certitude de n’être sûrs de rien. Montaigne est le parangon des insouciants conscients.

L’étude de ces deux types fut pour Pascal une préparation au corps à corps où il se proposait, dans ses Pensées, d’empoigner et de secouer l’incrédule, afin de le mettre dans l’état critique où il n’apercevrait qu’une seule et unique porte de salut — celle qu’avait trouvée Pascal lui-même. Ce lui fut une déception de voir combien était peu appréciée l’étude de la nature humaine, la recherche de ses types et de leur utilité pratique. « Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que les sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. » Il avait espéré, alors, trouver des compagnons plus nombreux en l’étude de l’homme, mais ici, contre son attente, il constata plus de détachement encore que dans le cas de la géométrie (fr. 144 Br.). Lui-même se jeta à corps perdu dans la nouvelle étude se désintéressant de plus en plus de ses premiers travaux scientifiques. Dans une lettre au célèbre mathématicien Fermat, il écrit vers la fin de sa vie (10 août 1660) que, tout en considérant toujours la géométrie comme le domaine le plus élevé où puissent s’exercer les facultés de l’esprit, il la regarde désormais comme tout à fait inutile, surtout depuis qu’il a entrepris des études tellement différentes de ses travaux antérieurs que ces derniers se sont presque évanouis de sa mémoire.

Il reste convaincu que la grandeur et les titres de noblesse de l’homme résident dans la pensée et que c’est à elle qu’il faut nous attacher. Comparés aux grandes masses qui nous entourent nous ne tenons que peu d’espace et notre puissance est négligeable auprès de la leur. Nous sommes des roseaux, mais des roseaux pensants, et les masses extérieures ont beau nous écraser, elles n’atteindront jamais la dignité que confère la pensée (fr. 346-348). Mais cette pensée tant exaltée par Pascal se réduisait de plus en plus, pour lui, à n’être qu’une servante de l’explication théologique. De même que, pendant sa période « mondaine », il avait décrit la passion de l’amour comme consistant dans une concentration, une précipitation de toutes les pensées vers un seul but, de même, maintenant que la religion était devenue sa passion dominante, il n’admettait que des pensées orientées dans cette seule direction.


Dans le cas de Kierkegaard, les données intellectuelles sont tout autres. Grandi parmi les épigones du Romantisme, il vit, pendant quelques années, dans la métaphysique hégélienne, l’idéal philosophique, tandis qu’aux yeux de Pascal la pensée idéale se trouvait représentée par la géométrie. Dans un système comme celui de Hegel, où une nécessité intérieure enchaîne toutes les parties les unes aux autres, il n’est rien qui n’ait sa place logiquement marquée. La Poésie, la Religion, la Science n’étaient donc pour Kierkegaard que les formes diverses ou successives d’une même et divine vérité. Tel fut le rêve de sa jeunesse, dont il finit enfin par s’affranchir — sur les pas de son maître, le professeur Paul Moller, le plus danois de tous les écrivains danois. Le mérite de Kierkegaard, dans l’ordre philosophique, est d’avoir été un des premiers à critiquer la philosophie spéculative du point de vue de la théorie de la connaissance (Postscriptum définitif non scientifique, 1846)[2]. Il montre que même s’il existait une connaissance absolue, chacun de nous serait obligé pourtant de commencer, à un point déterminé, pris dans le domaine de l’expérience, le raisonnement qui devait nous élever à ce stade supérieur, et pourquoi, alors, à tel point plutôt qu’à tel ou tel autre ? Et ce point de départ, choisi dans le monde réel, pourra-t-on le déduire à son tour de la connaissance absolue qui doit en résulter ? Et ne subsistera-t-il pas toujours d’autres données que ce point de départ expérimental à la base même de la connaissance absolue, et quelle certitude aura-t-on d’être remonté jusqu’aux plus éloignées ? Kierkegaard a été amené à voir que de tous les problèmes philosophiques celui de la connaissance est le plus central. Il insiste sur le fait que nous vivons dans le temps. Nous vivons en avant, mais nous comprenons en arrière. De là, l’impossibilité d’un aboutissement terminal, et Kierkegaard se déclare d’accord avec Lessing disant que pour l’homme il n’y a rien au delà de la recherche de la vérité.

Comme Pascal, Kierkegaard est d’avis que la vie personnelle a besoin de pensées, mais de pensées appliquées à ce qui étaye notre existence. La pensée de Dieu n’est qu’un expédient désespéré et n’offre pas d’objet à l’intelligence pure. Kierkegaard établit une distinction entre les connaissances « essentielles » et les connaissances « non essentielles », en classant parmi les connaissances non essentielles : sciences naturelles, philologie, histoire et philosophie pure — toutes pensées sans emploi pour nous quand nous prenons position dans le problème capital de la vie et de la mort. Impossible de concevoir la vie d’une façon purement intellectuelle, à moins de faire de soi-même une abstraction. Pour apprécier les diverses attitudes que prennent les hommes vis-à-vis de l’existence, Kierkegaard se sert d’un procédé qui rappelle celui de Pascal : il les groupe dans une série de types qu’il entreprend de bien caractériser. Ne retenons ici que ceux dont il a tracé le portrait dans ses écrits les plus populaires (Ou l’un ou l’autre et Étapes de la route humaine). « L’esthéticien » veut jouir par-dessus tout du moment qui passe. Son art de vivre, c’est de garder assez d’élasticité d’âme pour saisir la nouveauté successive des instants. Il importe de couper court au moment opportun, afin de ne pas être retenu dans d’immobiles liens. La méthode des cultures alternées a du bon. L’esthéticien est comme une tangente à la circonférence (plus exactement : aux circonférences) de la vie. A un seul point il y a, momentanément, un contact, qui est aussitôt suivi par un contact à un autre point. Donc ; des amours qui changent et pas de mariage ; des camaraderies et pas d’amitiés ; des occupations improvisées et pas de devoirs professionnels ; des jouissances intellectuelles et point de science ! Si la vie « esthétique » est une tangente, la vie « éthique », elle, décrit une circonférence autour d’un centre et se trouve déterminée par rapport à ce centre. C’est le type de la fidélité. Sa vie est une vie en commun, une vie réglée, une vie de travail incessant. Au-dessus de ces deux types s’élève celui de la vie religieuse dont l’effort et l’orientation se rapportent à un but situé au delà de tous moments et de toute durée, incommensurable à tous les autres buts humains et même, à son point culminant, dans le christianisme, en contradiction manifeste avec tout ce qui, d’un point de vue purement humain, pourrait être pris comme but et comme directive de l’existence. Plus se différencie le caractère de la vie religieuse, moins elle permettra à l’homme de se développer dans une ambiance naturelle : il sera comme un poisson sur terre. Finalement, l’Éternité ne restera pas (comme chez Platon et chez Spinoza) le fond immense, toujours présent sur lequel se déroule la vie mesurée dans le temps : elle fera irruption dans la durée, le divin surgissant sous forme humaine à un point déterminé du temps et de l’espace. Alors, cette révélation de l’attitude des hommes à son égard sera le facteur décisif pour apprécier la vie et son contenu.

C’est une philosophie comparée de la vie que nous donne ici Kierkegaard. Elle fait penser aux caractères de Montaigne et d’Épictète, décrits par Pascal, et à celui du chrétien qu’il leur oppose à tous deux. Et de même que Pascal voyait dans la maladie l’état naturel aux chrétiens, de même Kierkegaard, de son côté, aboutit à ce résultat que le type de vie, le plus élevé, celui des chrétiens, comporte tension et souffrances dues à l’antagonisme déchirant des contradictoires entre lesquels la vie doit être vécue. Et la supériorité de ce dernier type sur les autres vient justement des plus grandes épreuves qu’il impose à cette puissance de synthèse qu’exige toute vie personnelle.

D’après Kierkegaard, c’est par bonds qu’on passe, comme de stade en stade, d’une vie à l’autre, et le bond principal est celui qui porte une âme plongée dans le désespoir à la vie en Christ. Mais, même au point le plus décisif, ce bond ne prend jamais, chez Kierkegaard, le caractère de l’extase. Et, dans une certaine mesure, la continuité subsiste, puisque notre énergie synthétique reste l’échelle commune à tous les types de vie personnelle. D’ailleurs Pascal emploie au fond la même mesure ; il la tire du rapport entre le fonds plus ou moins riche qu’offre une existence et l’énergie de l’homme à concentrer et à ordonner ses richesses. Aussi bien est-ce l’unique mesure qu’on puisse employer vis-à-vis des différences, des individus et des époques, dans leur manière de comprendre la vie ; il s’impose même à ceux qui ne placent pas le but final de l’existence où l’ont mis Pascal et Kierkegaard. Une objection nous vient dès maintenant contre cet emploi qu’ils font de leur principe de mesure. Ils considèrent de façon exclusive la résistance intérieure, subjective qu’il faut vaincre, par conséquent, le travail intérieur par lequel s’obtient l’unité et la concentration de l’âme. Mais la question se pose de savoir quelle est l’importance de ce travail intérieur pour les groupes humains où vit l’individu, pour la société dont il fait partie, peut-être même pour l’humanité entière. C’est là un point de vue qu’on ne ferait jamais adopter à Pascal ni à Kierkegaard. D’après eux, il y a tout un abîme entre le type de vie qu’ils regardent comme le plus élevé et les autres vies consacrées à l’œuvre de la civilisation humaine.


III. ― LE PROBLÈME CHRÉTIEN

La vie et l’œuvre de Pascal s’accomplirent à l’intérieur du catholicisme ; Kierkegaard a évolué dans un milieu protestant. De là, entre eux, des différences multiples se manifestant dans leur formation religieuse aussi bien que dans les positions où ils se sont définitivement établis. Mais, au point de vue de l’histoire de la religion, il est très intéressant de voir qu’arrivés au terme de leur effort pour découvrir le point central de leur religion, ils s’arrêtent devant un seul et même problème, qu’on pourrait formuler ainsi : Est-il possible de rester dans l’esprit et la pratique du christianisme primitif, tout en s’assimilant et en servant une culture, morale et matérielle, qui non seulement ne sort pas du christianisme, mais même l’a précédé et a continué de se développer en dehors de lui d’après ses lois particulières ? En effet, le problème se pose pour les catholiques comme pour les protestants. Avant d’aller plus loin, considérons ce qui l’a fait naître.

Les premières générations chrétiennes vécurent dans l’attente d’un retour prochain du Christ, qui devait clore les destinées du monde par un jugement universel. Au début, cette attente constituait la croyance des chrétiens ; elle réglait leur vie et leur conception de la vie. Dans la perspective d’une catastrophe imminente d’où naîtraient un nouveau ciel, une terre nouvelle, les devoirs purement humains ou sociaux perdaient leur urgence. C’est pourquoi il n’est pas question, dans le Nouveau Testament, d’art, de science, de vie publique ; la vie de famille elle-même n’était admise que sous certaines réserves. La morale du Nouveau Testament devait être ce que M. Albert Schweitzer a bien nommé une « éthique intérimaire ». Tous les efforts, tous les projets convergeaient sur un unique but sis dans un avenir voisin. Pour cette chrétienté primitive, l’avènement du règne de Dieu, auquel il est fait allusion dans la prière dominicale, prenait un sens très précis : on n’entendait point par là demander vaguement l’obtention de biens spirituels. Chez les fervents, l’attente se doublait d’un enthousiasme haussé souvent jusqu’à de l’extase et qui rendait faciles tous les sacrifices. Les choses de la vie journalière des hommes se rapetissaient devant la grandeur de celles qu’on attendait.

A l’encontre d’une croyance comme celle des chrétiens primitifs, le catholicisme et le protestantisme apparaissent comme des organisations à longue échéance basées sur la chance d’une évolution prolongée de la vie religieuse et, en général, de la vie humaine sur terre. De moins en moins, on s’est préparé à un départ brusqué. Tout en s’efforçant de ne pas sortir de l’attente des premiers siècles, on en a placé cependant la réalisation dans un avenir toujours plus reculé, la sujétion où elle avait tenu les âmes allait en diminuant : Peu à peu on s’appropria, — après une résistance convenable, qui fut souvent assez âpre, — non seulement la culture transmise par l’antiquité classique, mais aussi la culture nouvelle qui se développait indépendamment du christianisme, fait qui n’empêche point les deux Églises de s’affirmer en continuité avec la croyance des premières générations chrétiennes et de maintenir, chacune à sa manière, la prétention d’avoir gardé intacte la vieille tradition à travers les temps nouveaux.


La solution la plus grandiose du problème est celle du catholicisme. Elle se fonde sur la distinction de degrés dans la perfection. Religieux et religieuses renoncent à la vie dans le siècle afin de pouvoir se consacrer entièrement à l’au-delà, à la seule chose nécessaire. C’est par eux que subsiste la filiation du christianisme originel. Aux laïques incombe la tâche de continuer la vie humaine sous l’influence des directeurs de conscience par lesquels l’Église exerce son action de contrôle sur les âmes. Saint Augustin (De civitate Dei, XX, 9) voyait déjà, dans les prélats de l’Église, une réalisation partielle de la prophétie de l’Apocalypse, parlant de ceux qui occupent le tribunal dans le royaume de mille ans.

Pascal s’est fort bien rendu compte qu’aux yeux de l’Église, l’éloignement du christianisme originel pour toutes les formes de culture ne devait jamais cesser de prévaloir dans une certaine pratique. Sans entrer au couvent, sa vie des dernières années n’en fut pas moins d’un moine. A ses yeux, les temps qui nous séparent du retour du Christ ne doivent être qu’attente ardente et que souffrance. La scène de Gethsémani représente bien, selon lui, la situation permanente du vrai chrétien. Nous devons vivre en contemporains actifs des souffrances du Sauveur. Une seule fois, à Gethsémani, Jésus, en détresse, a demandé du secours, du réconfort aux hommes et ses apôtres lui firent défaut. Mais le devoir auquel ils manquèrent alors incombe aux chrétiens des âges successifs. « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là » (fr. 583 Br.). Donc, ce n’est pas vers le Christ vainqueur qu’il faut tourner les regards, comme le fait le plus souvent l’Église, c’est vers Jésus souffrant. Le jardin des Oliviers est la contre-partie du jardin de l’Éden. L’homme déchu doit faire de Gethsémani le séjour permanent de ses pensées ; c’est à ce prix seulement qu’il garde l’espoir de voir s’ouvrir devant lui les portes de l’Éden.

La direction des âmes telle que la pratiquaient les pères jésuites apparaissait à Pascal comme un accommodement criminel de la vie selon le Christ à la vie selon le monde, et, dans les Lettres à un provincial, il a élevé contre les abus des jésuites une vive protestation. Sauf des erreurs de détail, il a raison au point de vue rigoureusement chrétien. Du Nouveau Testament à la casuistique des jésuites l’éthique ne reste pas identique, et même d’un point de vue purement humain, on pourrait émettre des doutes touchant les résultats de cette casuistique. A côté de sa campagne contre la religion de douceur qui s’était, selon lui, substituée à la méditation des souffrances de Gethsémani, Pascal a consacré un mémoire à la Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui.

S’il y a tant d’écart entre les deux catégories de chrétiens, c’est parce qu’à présent le baptême précède l’instruction des mystères de la religion, tandis qu’à l’origine, personne n’avait accès au christianisme sans avoir été bien instruit de sa doctrine et sans avoir renoncé au monde. C’est qu’alors la distinction s’imposait entre le « siècle » et l’Église, tandis qu’aujourd’hui l’Église a admis le siècle dans son sein en accordant le baptême aux enfants. L’institution du baptême des enfants, ajoute Pascal, a été faite à bonne intention : on craignait de priver du salut les enfants qui mouraient non baptisés, mais ce qu’on a fait pour le bien des enfants a tourné à « la perte des adultes ! »

La rupture de Pascal avec l’Église n’a pas été amenée par la divergence constatée sur ce seul point. Comme nous l’avons vu déjà, il a eu pour s’insurger contre l’autorité de l’Église des raisons tirées non seulement de la pratique de l’Église, mais encore de ses dogmes ; il s’est agi également de l’établissement des faits. D’accord avec ses amis jansénistes, Pascal affirmait que les propositions incriminées et condamnées par le pape comme hérétiques n’étaient pas dans l’ouvrage de Jansénius intitulé Augustinus, et il refusait au pape le droit d’ériger en fait acquis un point expressément vérifiable par tout le monde. A une occasion antérieure, il avait déjà, dans son Mémoire sur le Vide, repoussé l’ingérence de l’autorité religieuse dans les problèmes des sciences expérimentales. Et dans sa 18°Provinciale il expose que si l’opinion de Galilée sur le mouvement de la terre est une erreur, ce n’est pas un décret du pape qui le démontrera, et qu’au cas où il est possible de prouver que c’est la terre qui tourne, elle entraîne dans son mouvement ceux qui le nient comme ceux qui l’admettent. Pascal n’était pas copernicien, mais il touche ici à une matière fort délicate qui avait fait condamner au feu Giordano Bruno et rendu parjure Galilée. Un même souffle rebelle à l’autorité religieuse fait la liaison secrète entre le Pascal physicien et le Pascal des Pensées. Il va jusqu’à dire que « le pape hait et craint les savants qui ne lui sont pas soumis par vœu » [comme le sont les religieux et les prêtres] (fr. 873, Br.). La remarque visait la condamnation par le pape de la doctrine augustinienne de la grâce efficace et de l’absolue dépendance de la volonté humaine de par rapport à la volonté de Dieu, après que Jansénius, en la reprenant, avait accentué l’opposition à la théologie scolastique et jésuite. Le pape lui-même ne serait donc pas orthodoxe, et son autorité n’est pas plus infaillible en matière de foi que lorsque les faits sont en cause. C’est que le Pape doit veiller à tant d’affaires qu’il n’a pas le temps de s’occuper des choses de la foi (fr. 882). Mais si Rome condamne la vérité, il faut crier d’autant plus fort ; il faut en appeler au ciel. « Il est meilleur d’obéir à Dieu qu’aux hommes » (fr. 920). Les amis jansénistes de Pascal jugèrent bon, par la suite, de supprimer ces dernières lignes dans la première édition des Pensées. Celui fut un grand chagrin de sentir que sur ce point ils ne mettaient pas la vérité au-dessus de tout. La mort seule l’avait empêché de publier lui-même ses dernières pensées. A son lit de mort il reçut les sacrements de la main de son curé ; ses adversaires l’interprétèrent comme une rétractation, mais il y faut voir seulement qu’il ne pensait pas avoir rompu avec la vraie Église.

Kierkegaard a grandi au sein de l’Église protestante, dans la vénération de ses chefs, contemporains et anciens. C’est pendant les années 1847-1850 qu’il aperçut de plus en plus le désaccord qui existe entre le christianisme primitif et celui des temps modernes, et deux de ses plus pénétrants écrits, La Maladie à la mort (1849) et L’Exercice dans le Christianisme (1830), annoncèrent le grand règlement des comptes qu’il allait demander à l’Église. L’idée maîtresse de ces deux ouvrages est qu’on a oublié, surtout chez les Protestants, l’idée primitive, le prototype pour le réconciliateur. On a fait du dogme expiatoire une donnée acquise et on s’est cantonné sans rancune dans ce monde imparfait. Kierkegaard, tourné vers les représentants de l’Église, les exhorte à reconnaître quelle distance sépare la religion actuelle du Nouveau Testament, et dans quelle apostasie elle est tombée depuis l’aube héroïque du christianisme. Les chefs d’Église interpellés gardèrent le silence et, même, avancèrent à l’occasion la prétention d’être en continuité avec « l’époque des apôtres » : là-dessus Kierkegaard lança une protestation fulgurante, surtout dans sa brochure belliqueuse Le Moment (1855). Mais il tomba en pleine lutte et mourut. Il expira sans le sacrement, ne voulant pas le prendre de la main d’un pasteur. Il va plus loin ici dans sa révolte contre l’Église que ne faisait Pascal, mais il n’a pas rejeté le sacrement comme tel et, sur ce point, il ne sort pas non plus des traditions de la vieille Église.

La Maladie à la mort est le désespoir qui naît nécessairement de l’opposition entre la vie spirituelle imposée à l’homme par le christianisme et la vie que lui assignent les sentiments et les appétits naturels. Dans les cas où l’homme n’a pas déjà pris conscience du dilemme qui l’enserre, il pourra encore jouir de la vie comme le ferait un enfant ; mais, de loin en loin, l’angoisse s’annoncera mettant fin à sa sécurité. Alors, par faiblesse, par repliement sur lui-même ou par défi, il pourra tenter d’atténuer sa peur et de rester sourd à l’exigence chrétienne, mais l’homme n’évitera pas ainsi la présence invisible du désespoir et ne le vaincra qu’il n’ait au préalable éclaté et tout envahi. En pratique, la chrétienté s’est habituée — inconscience, entraînement romantique des esprits ou simple hypocrisie — à réduire le grand conflit entre l’ange et la bête par des concessions au lieu d’en venir à bout par des victoires.

Dans le livre qu’il donna sous le titre d’Exercice dans le Christianisme, Kierkegaard pose en principe que, tant que le Sauveur n’est pas revenu dans sa gloire, il s’agit pour le chrétien de prendre pour modèle le Jésus humilié. Nous devons faire abstraction de ce que le dogme nous transmet sur la nature divine de Jésus et tâcher de nous rendre contemporains de Jésus de Nazareth, de l’homme qui se disait être le Fils de Dieu et qui fut en conséquence insulté et exécuté. Au lieu de cela, on s’est — tels des écoliers. — procuré par tricherie la solution du problème, s’évitant la peine de faire le calcul soi-même. Le parallélisme s’impose avec l’état d’âme de Gethsémani prescrit par Pascal.

De plus en plus, Kierkegaard en vient à juger que les hommes se sont rendus coupables d’une grande trahison à l’égard du christianisme : on s’approprie la douceur et la grâce en oubliant ce qui en était la condition nécessaire. Il estime que cette subreption est surtout manifeste dans le protestantisme. Jamais le catholicisme ne pourrait s’abaisser à une platitude pareille. Et cependant la pratique des compromissions remonte au catholicisme. L’esprit du christianisme se trouve faussé le jour où de suivre le Christ à la lettre en se dérobant à la vie du monde cessa d’être la règle ordinaire. La différenciation des chrétiens en deux catégories distinctes est un non-sens. Mais le régime des abus inauguré de la sorte fut repris par Luther jetant le froc aux orties et fondant une Église nouvelle où fusionneraient dans un arrangement confortable le christianisme et le monde. « Luther, Luther, Luther, la responsabilité qui t’incombe est grande ! » Et Luther était passé par l’école du désespoir. Mais les générations subséquentes se réclament des actions d’éclat des ancêtres sans manifester la moindre disposition à en accomplir elles-mêmes. Le Protestantisme est une doctrine plébéienne qui tend à niveler, par en bas, le monde de l’esprit. Et pour une large part c’est la vie de famille qui est la coupable. Par le moyen du baptême des enfants, tous les habitants des pays soi-disant chrétiens furent enrégimentés dans la chrétienté. « On ose, s’écrie Kierkegaard (Le Moment, VII), on ose faire cela à la face de Dieu, sous le couvert du baptême chrétien ! Le baptême, l’acte sacré par lequel le Sauveur du monde fut consacré à l’œuvre de sa vie, et, après lui, les disciples, des hommes depuis longtemps déjà en âge de savoir et qui, morts à la vie d’ici-bas, promettaient de vivre dorénavant comme des sacrifiés dans ce monde du mensonge et de la méchanceté ! »

La polémique de Kierkegaard eut pour apogée l’énoncé d’une proposition unique (contrairement aux quatre-vingt-quinze de Luther) : « Le christianisme du Nouveau Testament n’existe pas ». Et, complétant la thèse, Kierkegaard mettait en garde contre « ceux qui portent de longs vêtements » et contre la participation au culte officiel, où on se moque de Dieu !

L’opposition de Pascal et de Kierkegaard est un fait du plus haut intérêt dans l’histoire de la religion. Du côté des sociologues, on a soutenu que la religion est essentiellement un phénomène social. Et, en fait, l’histoire des religions étudie de préférence des phénomènes religieux relevant du culte traditionnel. Dans ces conditions, comment peut-on attribuer une importance du même ordre à des personnages qui ont été amenés, par l’effort de leur vie et de leur pensée, à rompre avec la société religieuse à laquelle ils appartenaient, sans entrer ensuite dans quelque autre société ? Si encore ils se laissaient rattacher chacun à sa secte : Pascal au jansénisme, Kierkegaard, éventuellement, au piétisme (comme cela a été fait dans un excellent ouvrage de sociologie français). Le rattachement échouerait, d’abord, pour Pascal qui, justement, dans la phase suprême et décisive de sa vie, eut la douleur de se séparer de ses alliés de Port-Royal ; et quant à Kierkegaard, il abonde en saillies ironiques et en sarcasmes à l’adresse des piétistes et ne paraît nullement enclin à faire cause commune avec eux. Il serait plus plausible de dire que leur rupture avec la tradition régnante dans l’Église de leur temps n’eut pour but que d’en relever une plus ancienne, à leurs yeux la seule légitime. Mais leur appel, leur retour vers ce qu’ils croyaient l’état de choses originel, en faisait des solitaires de leur époque, et c’est au nom de la conscience individuelle qu’ils protestèrent. A quelle instance sociale eussent-ils pu en appeler ? Pascal a vu, il est vrai, dans un miracle la confirmation de sa doctrine ; seulement, le miracle en question n’avait pas reçu d’homologation ecclésiastique. Et Kierkegaard, de son côté, affirmait expressément que le type de religion qui, seul, avait pour lui de la valeur, n’existait plus. Dans leurs attitudes respectives vis-à-vis du sacrement de la dernière heure, un lien subsiste, trop faible pourtant pour les ramener au contact de l’Église. — Au reste, c’est une théorie insoutenable que de s’occuper à ce point de la tradition et du culte qu’on en vient à négliger les péripéties antérieures des âmes justiciables de ces forces sociales. Il faut qu’une des tâches dominantes de l’étude des religions soit de relever pas à pas les étapes des grandes âmes religieuses. Et cela d’autant plus que la ligne évolutive de ces individualités supérieures parcourt la religion en cause jusqu’à ses confins extrêmes, justement par leur effort même pour en intégrer l’esprit et la vérité dans leur existence. C’est un tel effort précisément qu’ont réalisé Pascal et Kierkegaard dans leur développement religieux.


IV. ― PARTIS À PRENDRE

Les conjectures sont vaines sur l’orientation qu’aurait pu prendre l’activité de ces deux grands esprits, si leur vie s’était prolongée. Mais est-il sans intérêt d’envisager les voies qui pouvaient s’ouvrir à tout homme ayant suivi d’une adhésion consciente et renforcée par sa propre expérience les deux protagonistes, jusqu’au point exact de leur dernière pensée ?

Trois possibilités se présentent.

On pourrait reprendre les principes du christianisme primitif et s’efforcer d’en faire les fondements d’une vie menée dans l’attente intense de l’intervention approchante de Dieu, s’abstenant entièrement de collaborer à la civilisation et aux œuvres courantes d’intérêt humain. Il existe peut-être, qui sait ? des hommes engagés dans ce chemin que suivit à sa manière saint François d’Assise.

Un autre parti à prendre serait de commencer par faire la concession, exigée par Kierkegaard, sur l’écart entre le christianisme primitif et celui de nos jours. Il faudrait alors faire un pas de plus dans ce sens et reconnaître qu’au fond le christianisme moderne est une autre religion que le christianisme primitif. On éviterait ainsi la contradiction qui consiste à professer un idéal que, pratiquement, on renie. Dans cette conception on verrait bien dans la religion un facteur essentiel de la vie spirituelle, mais on admettrait, à côté, d’autres idéaux qui en diffèrent par leur origine et par leur orientation et qui, toutefois, méritent de diriger en partie la conduite et la conception de la vie. Il sera peut-être malaisé de coordonner dans un même système les différentes étoiles conductrices, mais, au moins, la sincérité si chère à nos deux penseurs demeurera intacte.

Pour ceux à qui ces deux chemins paraissent impraticables, un troisième reste ouvert : ils recommenceront l’effort des Grecs pour fonder sur la nature et sur l’expérience humaines les directives d’une vie morale. Ils auront à rechercher l’idéal et le but respectifs que comportent les principes ainsi établis. En fait, c’est dans ce sens que se dirigent depuis deux ou trois siècles les tentatives pour réaliser une morale à base philosophique. J’ai exprimé jadis cette idée (La Morale, X, 4) sous la forme suivante : « Nous pouvons reprendre la notion platonicienne de la justice, en tant qu’harmonie personnelle, pour exprimer la liaison intime, l’unité supérieure de l’affirmation de soi et du dévouement. L’antique notion d’harmonie doit être élargie et approfondie au moyen des expériences morales qui se trouvent condensées dans les appréciations portées sur le caractère par le Stoïcisme, le Christianisme, la Renaissance et l’Humanité moderne. Mais ce changement dans le contenu de la notion est très possible sans qu’il soit besoin d’en faire éclater le cadre. Notre morale est la morale grecque, que l’évolution morale ultérieure, avec ses oscillations multiples, a bien pu modifier et rectifier, mais qui ne pourra jamais être supplantée, tant qu’il subsistera une morale humaine, vraiment digne de ce nom. » Le travail continu sur ces bases ne peut que développer la croyance en son propre avenir, la conviction qu’il a sa place dans l’existence universelle et qu’il en représente même un élément indispensable à son plein développement. Pour l’expression plus vivante d’une telle conviction, il faut avoir recours aux symbolisations du langage poétique. Aussi la poésie, riche et profonde, est-elle du nombre des valeurs dont il faut escompter la permanence et l’épanouissement dans l’avenir.

En face des deux autres conceptions de la vie que nous avons indiquées, la position à prendre nous semble être celle-ci : au lieu de renoncer à tout développement naturel de la vie humaine et à toute culture autonome, à la vie de famille et à toute activité sociale, artistique ou scientifique, et au lieu de tenter une combinaison superficielle de dogme oriental et de culture occidentale, on prendra, au contraire, résolument fait et cause pour la nature humaine et la culture occidentale et on travaillera courageusement à leur avancement. Les problèmes à résoudre ne feront pas défaut, ni les déceptions ; des défaillances se produiront. Il pourra surgir des disputes sur les chemins à prendre et sur l’établissement des idées directrices, mais l’orientation générale se laissera toujours reconnaître. D’autres conceptions de la vie seront mises à contribution ; elles fourniront des exemples, des aliments utiles. L’élan lyrique que met le croyant dans son attente du royaume de Dieu, toujours proche, aura une contre-partie plus ou moins vigoureuse dans toute aspiration active vers un but élevé. Toute œuvre de grande envergure comporte une certaine tension. S’il fallait établir une comparaison entre l’influence qu’a eue le christianisme sur la vie humaine en Europe et celle exercée par Bouddha en Asie, je dirais, pour reprendre une formule de ma Philosophie de la religion, que Bouddha a adouci l’Asie et que le Christ a appris à l’Europe l’exaltation infinie de l’effort. Mais, par-dessus tout, l’esprit de charité prêché par le christianisme et placé par lui (avec une logique quelquefois défaillante) en tête des autres vertus, aura sa place indiquée dans une morale instituée sur des bases purement humaines. Aristote a soutenu déjà que la justice prend sous sa forme la plus élevée le caractère de l’amour ; la réciproque est vraie aussi : l’amour n’est vraiment vertu que si, s’unissant à la sagesse, il devient justice. D’une façon générale, la conception purement humaine est dans les mêmes rapports avec le christianisme qu’avec les autres mouvements spirituels : elle s’assimile ce qu’elle juge compatible avec son aspiration continue. Autant que les civilisations, les grandes religions universalistes tirent leurs origines de la nature humaine et des conditions d’existence de l’homme ; les fruits qu’elles portent, la somme de noblesse, de grandeur, de beauté que nous leur devons appartient donc, en dernière instance, à l’humanité tout entière et non pas à une secte unique, si vaste que soit d’ailleurs son extension.

Quel que soit le chemin où l’on se trouve engagé, on s’inspirera avec profit de l’enseignement des deux grandes figures qui viennent de nous retenir. Grâce à elles, le centre de gravité de la vie spirituelle a passé du monde extérieur des autorités et des dogmes dans le champ intérieur de la personnalité, de ses expériences et de ses besoins. Le christianisme, conclut Pascal, est la vraie religion parce qu’il répond seul à l’aspiration la plus profonde de la nature humaine, parce que seul il concilie les contraires les plus grands de la vie, et qu’il en rend raison. Et pour Kierkegaard, l’idée de Dieu fut, dans les tempêtes de la vie, une ancre de salut dont la nécessité ne s’impose pas à celui qui se tient toujours en mer calme. L’essentiel, pour l’un et l’autre, c’est que chacun passe, au cours de la vie, par le cycle profitable et pénétrant de l’expérience. Mais d’abord, et surtout, il faut éviter de se tromper et de tromper les autres en professant des croyances qui ne se fondent pas sur des expériences et des aspirations personnelles. « Pour les religions, dit Pascal (fr. 590 Br.), il faut être sincère ; vrais païens, vrais juifs, vrais chrétiens. » Kierkegaard, de son côté, disait, pendant sa dernière campagne contre l’Église établie : « Je n’ose pas m’attribuer le nom de Chrétien, mais je me range sous le drapeau de la sincérité ; c’est pour elle que je m’expose ».

Sur un point, toutefois, les hommes engagés dans le troisième chemin se séparent nettement de Pascal et de Kierkegaard. Les deux penseurs se rendent compte que la vie, et particulièrement la vie religieuse, a besoin de pensées qui en maintiennent et dirigent l’orientation. Mais ils font une distinction tranchée entre pensées vitales et pensées scientifiques ou, pour parler le langage de Kierkegaard, entre connaissance « essentielle » et connaissance « non essentielle ». Sous la connaissance non essentielle, ils rangent la science, toutes les sciences. Et pourtant il y a des pensées scientifiques qui peuvent devenir d’une importance capitale pour les croyances personnelles. Impossible de marquer ici les limites une fois pour toutes. Indiquons seulement l’influence sourde et peu remarquée par le grand public qu’exerce sur les idées religieuses l’essor admirable qu’ont pris les sciences ; sciences naturelles aussi bien que sciences morales, pendant les derniers siècles. Et signalons à ce propos le peu fondé de l’opinion qui veut que la personnalité et la science s’opposent l’une à l’autre comme s’opposeraient les intérêts qu’elles recouvrent. La science est issue du travail et des individus et fille de l’aspiration personnelle ; la joie de connaître compte parmi les sentiments les plus nobles de l’homme. Les cadres mêmes conscients ou inconscients de la vie intellectuelle sont fournis, en dernière analyse, par la personnalité, puisque aussi bien ils dépendent de la nature et de l’esprit humains. D’un autre côté, la personnalité se développe par le travail scientifique, elle y gagne une intelligence lucide de la vie et de ses conditions, elle y apprend à s’imposer des tâches qui dépassent de très haut ses égoïsmes intéressés. Et il en va de toute autre culture comme de la science. Sans cesse, l’homme est tantôt supérieur, tantôt inférieur à telle ou telle culture donnée. Il la domine parce que toute discipline ne justifie sa valeur qu’en contribuant au développement de la vie personnelle, et inversement la culture domine l’homme en imposant des tâches qui subordonnent impérieusement les intérêts individuels au gain, au progrès durables de la collectivité humaine.


Deux grandes figures, deux solitaires sans continuateurs ni disciples. Mais l’analogie de leurs idées maîtresses et de leur attitude respective en face des réalités de leur temps contiennent un enseignement pour toute époque. Ils ont, de leur solitude élevée, discerné de grands et décisifs problèmes dans le champ de l’histoire des religions et de la psychologie religieuse, et ils ont laissé leur vie dans leur énergie à poser ces problèmes d’une inoubliable façon. D’autant plus inoubliable qu’ils y ont versé non seulement de la passion mais tant de richesse d’idées et une si dense poésie qu’elles rangent leurs œuvres parmi les plus précieux trésors humains.


HARALD HÖFFDING
  1. D’après un renseignement que je dois à l’obligeance de M. P.-A. Heiberg, l’un des éditeurs du Journal.
  2. Alsluttende ucidenskabelig Efterskrift. Copenhague, 1846.